Colloques en ligne

Francis Marcoin

René Guillot, entre Joseph Conrad et Rudyard Kipling

René Guillot, between Joseph Conrad and Rudyard Kipling

1Le roman adolescent tel qu'il s'est développé au tournant des années soixante est intimement relié à une génération, la plus nombreuse ayant jamais existé dans notre pays. Il suscite chez le lecteur d'alors un propos qui prend une dimension autobiographique, même si le « je » ici énoncé ne désigne qu'un jeune garçon parmi d'autres ayant connu la même expérience personnelle. Cette irruption de la première personne souligne aussi, paradoxalement, l’écart entre cette expérience initiale, marquée par une sorte de relation « brute » avec certains romans de René Guillot, et celle d’aujourd’hui, plus « savante » et supposant des investigations qui reconfigurent l’image de ce romancier.

2Ce roman adolescent se partage entre l’exploration de lieux familiers qui peuvent recéler des cachettes ou des secrets et la découverte du grand monde, dont certaines parties restent largement inconnues même si elles semblent de plus en plus proches. L’Afrique, en particulier, figure comme le continent sauvage où les hommes vivent encore nus et en proximité avec des animaux aussi sauvages qu’eux. Emblématique à cet égard la couverture du livre de René Guillot, Tam-Tam de Kotokro, paru en 1956 dans la magnifique « Bibliothèque rouge et or ». Image due à Raoul Auger qui en 1954 avait donné dans le même esprit la couverture de Bela fille de la jungle de James Shaw (traduction de The Jungle Girl, dont l’illustration de couverture est très différente1).

3L’œuvre imposante de René Guillot est loin de se limiter à l’Afrique, mais elle représente sa partie la plus significative et en tout cas celle que j’ai connue comme jeune lecteur au moment de sa parution. Né en 1900, René Guillot est un peu plus âgé que Paul-Jacques Bonzon et que Paul Berna (Jean Sabran) nés en 1908, et plus encore que Georges Bayard né en 1918. Surtout il a commencé à publier bien plus tôt, en 1929. Paul Jacques Bonzon publie à partir de 1945, Georges Bayard entame sa série des Michel en 1958. Une partie de cette œuvre est donc antérieure à l’époque proposée.

Un colonial

4Né en Charente-Inférieure2, à Courcoury, entre Saintes et Cognac, Guillot n’a cessé d’évoquer cette province de Saintonge, toujours inscrite en creux même dans ses romans d’Afrique noire. Son premier roman, La Grande Renaude, classé dans les « romans du terroir saintongeais », est cependant édité en 1929 à Dakar, par Ars Africae. Depuis 1925 il est en effet professeur de mathématiques au lycée Van Vollenhoven de Dakar3. Il y a eu comme élève Léopold Sédar Senghor qui, né en 1906, passe son brevet de capacité colonial, équivalent du baccalauréat, en 1928. Leurs deux noms seront réunis dans la Revue des troupes coloniales du 1er mars 1947, qui publie des « Évocations africaines par Léopold Sédar Senghor et R. Guillot », deux poèmes incantatoires. Celui de Senghor sera recueilli en 1956 dans Éthiopiques :

(pour flûtes d’orgue)
Mais c’est midi et c’est le soir. J’entends les voix proches
Lointaines dans la brume
Et je lamente son visage. Pas le soleil simplement le sourire4

5Celui de Guillot s’intitule « En marge d’une légende ». Nous ne savons pas s’il a été repris en volume :

Houle de brousse… houle de nuit…
Car un enfant de femme, un petit n’a pas ri.
L’eau fine du caprice, en son bel œil, l’eau belle
Ne veut plus s’éblouir pour la plus belle fleur
………De son rire…5

6La dualité est au cœur de cette production pour adultes, qui bénéficie d’une bonne reconnaissance et qui se révèle diverse, partagée entre une inspiration personnelle, très tourmentée, voire morbide6, et un intérêt pour la culture africaine. En mai 1932, il publie dans La Grande Revue « Moyho ti tu ya Bana, histoire d’un qui avait perdu son ombre, conte bambara », que la rédaction présente ainsi :

C’est une des tâches de la colonisation française que la découverte et la traduction du folklore indigène : celui de l’AOF commence à être de plus en plus exploré à mesure que se développe, après la vie économique, la vie intellectuelle de la colonie.

7L’A.O.F., l’Afrique occidentale française, ayant pour capitale Saint-Louis puis Dakar, fédéra jusqu’à huit colonies de 1895 à 1958, dont le Sénégal et le Soudan (le Soudan français, aujourd’hui le Mali). Certains tentent alors de donner une identité intellectuelle, voire de susciter un esprit de patriotisme à cette entité administrative dont René Guillot apparaît comme l’illustre représentant même si sa réputation en déborde le cadre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engagera dans le régiment d’artillerie coloniale d’A.O.F., et la Revue des troupes coloniales publiera le « Journal de marche du deuxième Groupe du régiment d’artillerie coloniale d’AOF signé du lieutenant de réserve René Guillot », qui commence par cette phrase : « Nous sommes des coloniaux7 ». Le 1er octobre de cette année 1946, il donne un très long et riche article, Contes et légendes d’Afrique noire où il fait l’éloge de la littérature orale mais aussi de la danse. En 1933 il avait déjà publié des Contes d’Afrique sous la direction d’Albert Charton, inspecteur général de l’AOF, dans un n° spécial du Bulletin de l’enseignement en A.O.F. (Gorée, imprimerie du gouvernement général8).

8Il a donc régulièrement collaboré à la presse locale, notamment au journal Paris-Dakar auquel il donne des articles et des contes. C’est à Dakar aussi qu’il publie en 1941 ses Contes de la magie rousse. Le titre pourrait faire penser que ces contes sont africains, d’autant qu’il parle de « la savane rousse » dans Contes et légendes de l’Afrique noire, mais il s’agit de récits qui renvoient à son enfance charentaise et au village de Fontcouverte où son père fut instituteur à partir de 1904 et qui n’est situé qu’à une quinzaine de kilomètres de Courcoury. Il y a quelque chose du Grand Meaulnes dans ce livre marqué par un grand sentiment de tristesse, comme le remarque Serge Drey dans sa biographie, René Guillot, le Kipling saintongeais (2000, p. 45). Ces « contes » sont illustrés par des bois gravés de Jean Le Gall, inspecteur de l’enseignement technique et directeur de la Maison des Artisans de Bamako dans les années 1930. En 1936 Guillot avait rendu compte d’une exposition de Jean Le Gall au salon de Dakar, et en 1946 il rédigera une préface pour ses Croquis de route 9.

9La collaboration avec Jean Le Gall témoigne de cette volonté d’animer une vraie vie culturelle dans une colonie qu’il veut voir comme une province. L’activité de Guillot est intense. Il collabore à toutes sortes de publications : à Climats, France et Outremer, hebdomadaire de la communauté française, au Monde colonial illustré, etc. On peut parler d’une double appartenance, et dans un texte intitulé « En marge du désert » il fera cette étrange déclaration : « il suffit de vouloir que la Seugne [affluent de la Charente qui passe à Courcoury] et la Charente continuent de se jeter de temps en temps au Niger10 ». Surimposition des lieux qui revient chez lui de manière obsessionnelle et qui est remarquée par Jean Prasteau dans Le Figaro littéraire du 24 décembre 1964 : « Pour René Guillot, l’Afrique est une autre Saintonge, le Niger une seconde Charente ».

10Son conte « Moyho » a été réédité en 1937 dans la revue Aguedal (mot berbère désignant le système traditionnel de gestion communautaire des ressources sylvopastorales), publiée à Rabat par Henri Bosco, sous un titre légèrement modifié, « Mogho, histoire d’un homme qui avait usé son ombre ». Henri Bosco fait grand cas de René Guillot, dont il publie des textes en prose et des poèmes à plusieurs reprises. Il donne également un compte rendu de Ras el Gua, Poste du Sud. Roman des sables (n°4, 1936) et de Frontières de brousse (n°1, 1937), tous deux édités à Casablanca aux éditions du Moghreb : selon lui, Guillot participe à « ce beau mouvement littéraire qui, en ces dernières années, s'est porté vers le désert africain ». Il y voit beaucoup de poésie, liée au rythme du tam-tam11. De son côté, Guillot publie un très bel article sur L’âne culotté [sic] dans Paris-Dakar du 8 novembre 1937. La bibliothèque universitaire de Nice conserve une lettre de Guillot à ce sujet, datée du 31 octobre (sans doute 1937). Il en ressort que Bosco lui a envoyé l’ouvrage dont il promet de s’occuper rapidement, et que lui-même lui a communiqué des textes : « Pour les nouvelles, les poésies veux-je dire, très bien, prenez, je vous signale que j’en ai donné deux ou trois pour La Vie des frères Leblond12, voici les titres : "Chemins de brousse", "Les éléphants", "Chanson de lépreux"13 ».

11La littérature coloniale constitue alors un phénomène particulièrement intéressant, marqué par l’aura de Rudyard Kipling, mort en cette année 1937. Depuis longtemps, la critique française est dans l’attente d’un Kipling français, qu’elle croit avoir trouvé en Pierre Mille et surtout en André Demaison14. René Guillot est également un « nouveau Kipling » selon les annonces de son éditeur :

Les Éditions du Moghreb dont les succès marquent largement leur place dans les milieux littéraires français et dans le monde de la librairie, vont lancer incessamment un nouveau livre de René Guillot, l'auteur déjà célèbre de Ras el Gua, poste du Sud, roman des sables. Frontières de brousse, tel est le titre de cet autre « Livre de la jungle », de la jungle africaine.15

12Les comptes rendus ne cessent de s’interroger sur cette filiation. Pierre Bonardi, dans Gringoire du 25 février 1938, trouve que Guillot se laisse influencer par ses lectures mais qu’il se défend mieux aujourd’hui et s’il cède, c’est à Kipling, « non en pasticheur mais en disciple vigoureux et bien doué16 ». Louis Jalabert est moins convaincu :

Un livre singulier, mais étrangement captivant. Récits, légendes, chants rythmés par quelque sourd tam-tam, fragment d'une sorte de cosmogonie où l'observation aiguë des mœurs des bêtes se mêle à une hallucinante fantaisie, il y a de tout cela dans ce « livre de la brousse » qui s'inspire visiblement de l'exemple du Livre de la Jungle. Mais en dépit d'un talent incontestable, d'un don d'observation peu commun, d'un sens de la nature africaine qui lui a valu de riches trouvailles, M. René Guillot n'est pas arrivé à créer les types immortels qui seront la gloire inégalée de Kipling. Son réalisme vigoureux, souvent brutal, n'a pas su ou voulu s'élever à la réalité supérieure de la poésie, qui seule peut créer les symboles et les mythes. J'ajoute que ce livre, qui devrait s'adresser à la jeunesse pour élargir son sentiment de la nature par le contact avec la vie dans la brousse africaine, ne peut malheureusement pas lui être conseillé en raison de certains traits trop appuyés qu'une attention plus éveillée sur leur péril eût pu faire éviter.17

13René Guillot n’est donc pas un auteur de second ordre. Ras el Gua, dédié à Robert Delavignette, haut fonctionnaire spécialiste des questions coloniales, fait l’objet de nombreuses recensions et reçoit en 1938 le grand prix colonial de littérature qui avait été créé en 1921 et dont il aura été le dernier lauréat avant qu’il ne se transforme en Grand prix littéraire de l’Empire. Un film en sera tiré en 1948 par Robert Vernay, Fort de la solitude.

Histoire d’un blanc qui s’était fait nègre

14Mais en 1932, il avait donné chez Rieder un titre étrange qui sonnait comme un manifeste, Histoire d’un blanc qui s’était fait nègre, et qui avait été également bien reçu par la critique, mais non par Paul Nizan :

C’est un récit colonial, assez sanglant ; on voit des soldats d'infanterie coloniale massacrer des noirs avec beaucoup d'ardeur et de passion, sans que l'auteur prenne clairement parti là-dessus. Il y a derrière les descriptions une histoire compliquée de double ou triple personnalité où M. Guillot semble s'être parfois un peu perdu. Ses dons littéraires sont gâtés par une excessive prétention.18

15Ce roman a connu récemment un regain d’actualité avec une réédition en 2013 aux éditions de L’Harmattan, présenté par Maria Chiara Gnocchi, qui analyse l’ensemble de l’œuvre pour adultes, notant que les dénominations régionaliste et coloniale ne rendent pas compte d’un processus psychologique récurrent, celui d’un personnage qui se glisse peu à peu dans la peau d’un autre, pas plus qu’elles n’éclairent les échanges entre pays d’origine et Afrique, voire leur surimpression. Par ailleurs, si elle rappelle qu’on a vu en Guillot un Kipling saintongeais, elle propose un rapprochement plus saisissant avec Heart of Darkness de Joseph Conrad. Ce rapprochement avait été fait de manière plus rapide dans la revue Les Primaires :

Il y a, paraît-il, dans certaines îles du Pacifique et plus particulièrement dans le centre africain, des Européens qui, soit dégoût des complications de notre civilisation occidentale, soit résurgence d'un atavisme millénaire, ont adopté définitivement le genre de vie des indigènes qui les entourent et se sont donnés, sans esprit de retour, à la sauvagerie. Ce sont des blancs qui se sont faits nègres. Conrad nous a conté l'histoire de l'un d'eux dans Cœur de Ténèbres ; et c'est aussi un type de ce genre-là que le Barail de René Guillot ; du moins, tel nous apparaît-il au début du livre ; mais, par la suite, son cas se complique bigrement.19

16Mais le rédacteur ne prenait guère au sérieux ce genre d’histoire :

En voilà sans doute assez pour faire voir comment les meilleurs trucs du roman « troublant », exotisme, « magie noire », appel de la sauvagerie, mystère de la brousse, nostalgie des ports, interversion des personnalités, suspicion de démence... sont, en ce livre, savamment dosés et agités pour composer, finalement, un assez savoureux cocktail qui se déguste, ma foi, avec plaisir, entre deux lectures sérieuses. (p. 553)

17Cette novella parue en 1899 dans Blackwoods Magazine n’a été traduite en France qu’en 1924 sous le titre Cœur de ténèbres dans La Nouvelle Revue française. Elle se caractérise par une construction particulière puisqu’un narrateur nous transmet le récit que lui a d’abord fait un premier narrateur, Charlie Marlow, un officier de la marine marchande britannique. Celui-ci a remonté le fleuve Congo au cœur de l'Afrique subsaharienne pour retrouver un collecteur d’ivoire, Kurtz, dont on n’a plus de nouvelles et qui est revenu à la sauvagerie ancestrale. Mais cette expédition devient davantage l’exploration d’un continent intérieur, plus ténébreux que ces terres inexplorées. Ce récit accorde au roman d’aventures une dimension psychique qui a inspiré de nombreuses réécritures reliées par un même argument : un homme blanc pénètre dans le cœur de l’Afrique à la recherche d’un autre Blanc qui s’y est perdu, mais chez René Guillot celui qui cherche est déjà en quelque sorte perdu, absent à lui-même.

18Son narrateur, dont on sait peu de choses, est parti rencontrer un homme qui a reconstruit entièrement un village et qu’on lui a présenté comme « un Blanc qui s’est fait nègre ». Celui-ci, nommé Barail, lui raconte son histoire, qui commence à Bordeaux d’où il est parti comme soldat colonial avec deux compagnons, Giraud et Sidoine, deux hommes au caractère opposé. Giraud, paysan saintongeais, est discret et généreux, quand Sidoine est violent et retors. Sur le bateau qui emmène les soldats en Afrique, Sidoine, qui y est déjà allé, fait rêver ses compagnons : « on n’est plus pareil, on n’a plus les mêmes yeux, on n’a plus le même sang, on est jeune comme je ne sais pas dire ». « Et les gars rêvaient de la grande terre sordide, dans l’inlassable été qui réduisait les hommes à son âge simple, et leur faisait brutalement trois mille ans de moins » (p. 84). Dans cette histoire, l’Afrique ne prendra pas d’autre visage que fantomatique, avec des êtres qui eux-mêmes sont en doute de leur propre humanité. Barail est à la recherche de sa personnalité, qu’il essaie de trouver tour à tour chez ses deux compagnons qui se haïssent d’une manière instinctive. Pour venger Giraud qu’ils croient assassiné par les hommes d’un village voisin, Sidoine et Barail ont pillé et massacré, ne laissant rien de ce village. Mais dans leur démence, quand Giraud resurgit, seulement blessé, ils le tuent à son tour. Une fois démobilisé, Barail, hanté par les récits de Giraud, rejoint la ferme où vit encore la famille de ce dernier, dont il prend la place. Il épouse même Suzanne, qui avait eu un fils de Giraud et dont le père avait refusé le mariage. Mais un jour il s’en va, errant de ville en ville et cherchant Sidoine. Il finit par repartir pour la guerre avant de disparaître définitivement. Après de nombreuses campagnes militaires, ayant économisé sa solde, il obtient la concession d’une terre, celle du village qu’il a détruit et où il a enterré Giraud. Il le reconstruit. C’est donc le récit d’une rédemption où l’Afrique n’apparaît qu’en estompe à travers les fièvres et les mirages de la chaleur. La traduction anglaise portera du reste le titre Atonement in the sun, Rédemption sous le soleil (Stapple Press, London, New York, 1944).

19À la mort de Barail, quand on veut l’enterrer à côté de Giraud, on s’aperçoit que la tombe de ce dernier est vide. Le narrateur arrête là son voyage et ne revient en France que pour raconter à son tour cette histoire dont il ne sait que penser. Afrique étrange donc, où se projette la violence des hommes, leur folie, leur barbarie dont les racines plongent bien plus en amont, dans le passé provincial en Saintonge. Du reste, en 1936, un des morceaux du recueil poétique Chansons de ma terre, intitulé précisément « Barbares », évoquera deux paysans de Saintonge, le père et son fils disgracié, devenus deux vieux effrayants, deux vieux du même âge qui se haïssent et qui un matin se guettent avec un fusil : « Au matin l’un d’eux s’est tué dans l’autre20 ».

20Le roman a été réédité chez SFELT en 1946 sous un titre légèrement modifié, Le Blanc qui s’était fait nègre. À cette occasion l’Académie française lui accorde la médaille de bronze du prix de la langue française. Dans son Rapport sur les concours littéraires, Georges Lecomte déclare :

Nous faisons un saisissant voyage à travers des contrées africaines. Sa description de la savane dans une attente de la « saison », dans cette soif terrestre de l’eau bienfaisante, est d’une puissance hallucinante. Ce roman est aussi un voyage à travers trois psychologies curieuses dont M. René Guillot éclaire les reliefs avec art. Il fait dignement suite à ceux qu’il a publiés sur l’Afrique noire et qui tiennent un haut rang dans la littérature des colonies21.

21Cette question de l’identité hante l’œuvre du premier Guillot, et le titre de son roman a produit une forte impression. À tel point qu’on a pu se demander s’il n’était pas le véritable auteur d’un autre roman, Le Regard du roi, publié en 1954 sous le nom de Camara Laye, mais écrit par un homme blanc (Riesz, 2007, p. 51-52). Une autre hypothèse plus crédible a été avancée (King, 2002, p. 13122), mais il reste que l’on a vu Guillot possiblement en situation de se faire auteur nègre.

Marlow réinventé

22Avec tout cela, on reste très loin de la littérature pour la jeunesse, même si certains des romans de Conrad ont été publiés chez Hachette en Bibliothèque verte à partir de 1939 et surtout dans les années cinquante : Typhon, Le Nègre du Narcisse, Le Frère de la côte. Conrad ne visait évidemment pas ce public, pas plus que le premier René Guillot, en dehors de certains contes recueillis pour faire connaître la culture indigène. La question de l’identité, et la violence qui l’accompagne, tant celle des meurtres que de la sexualité brutale, semblent incompatibles avec l’écriture pour la jeunesse.

23Ce passage au secteur jeunesse reste un peu étonnant car Guillot a accumulé les récompenses dans tous les genres auxquels il a donné. En 1946 encore, il reçoit le Grand prix du roman d’aventures pour Les Équipages de Peter Hill, édité dans la collection « Le Masque » mais immédiatement intégré dans la collection « Aventures » chez Arc en ciel. Dans la foulée, il publie en 1948 aux éditions de l’Amitié G.-T. Rageot Au pays des bêtes sauvages, « un passionnant voyage à travers la brousse, à la recherche des légendes africaines » (La Vigie marocaine, 8 novembre 1950). Georges et Tatiana Rageot, qui ont fondé leur maison d’édition en 1942 après avoir créé la collection « Heures Joyeuses » chez Aubier, semblent avoir joué un rôle décisif dans la nouvelle orientation de René Guillot. Pour constituer leur catalogue, ils ont fait appel à plusieurs écrivains de renom, Édouard Peisson, Pierre Mac Orlan, Jean Rouch, etc.23, mais sans résultat. Georges se plaint de la pauvreté de notre littérature pour la jeunesse et publie des traductions, les auteurs-phares étant l’allemand Fritz Steuben et l’anglais Arthur Ransome. Les premiers auteurs français, André Noël et Alix de La Chapelle d’Apchier, se situent dans la ligne du roman scout ou folklorique, attaché aux valeurs traditionnelles. Malgré le caractère délétère de certains de ses romans, René Guillot pouvait répondre aux attentes morales très fortes des éditeurs puisque, d’une certaine façon, l’exaltation des valeurs ancestrales de l’Afrique noire rejoignait celle de l’Auvergne par Alix de La Chapelle d’Apchier, une émule d’Henri Pourrat. En même temps, Guillot incarnait l’ouverture sur le monde, appelée par les éducateurs de l’époque après les ravages de la Deuxième Guerre mondiale.

24Dans Études, revue des pères de la compagnie de Jésus, Jean Rimaud, faisant l’éloge de la collection « Heures Joyeuses », qui « se recommande par sa noblesse d’inspiration bien que non expressément religieuse », cite Au pays des bêtes sauvages et Jamba l’éléphant (de Théodore J. Waldeck24), « pleins de la poésie primitive de l’Afrique25 ». Au pays des bêtes sauvages est un titre qui rappelle fortement celui d’André Demaison, Le Livre des bêtes qu’on appelle sauvages, paru chez Grasset en 1929, et passé dans « l’univers jeunesse », notamment dans la « Bibliothèque rouge et or » (en 1950, avec des illustrations de Jean Chièze). « Deux écrivains pour la jeunesse se partagent à peu près équitablement la peinture de la faune africaine dans les manuels de français : André Demaison et René Guillot » (Itti, 2003).

25Le livre de René Guillot retentit aussi dans l’autre unité administrative de l’« Empire », l’A.E.F. (l’Afrique équatoriale française) :

Dans Au Pays des Bêtes Sauvages avec Sanga, le petit négrillon et ses fidèles compagnons, Golo le chimpanzé, le perroquet Taki, et Kalao l’oiseau noir, nous parcourons les immenses territoires de l’Afrique Occidentale Française, à la recherche de tous les contes qui se disent autour des feux à la veillée, sur les places brûlées de soleil des marchés, ou bien au plus profond des forêts vierges26.

26Ainsi Guillot se fait-il instituteur comme son père, au travers d’une littérature récréative pouvant trouver sa place à l’école ou dans les activités parascolaires. Il publie même chez Delagrave un manuel de lecture, À l'ombre du baobab, « la lecture joyeuse pour les élèves des cours élémentaire et moyen 1ère année ». Ce côté résolument éducatif lui vaudra encore en 1962, pour Mon premier Atlas, le prix Sobrier-Arnould, décerné par moitié à deux auteurs « des meilleurs ouvrages en littérature morale et instructive pour la jeunesse ». Enfin, il est également très présent dans Terre des jeunes, un périodique fondé en 1948 par un groupe d’éducateurs toulousains et destiné aux jeunes de 10 à 12 ans, auquel la maison Rageot s’associe en 1950, Tatiana Rageot prenant la fonction de gérante. Quelques années plus tard, le journal passera dans les mains de La Ligue de l’enseignement et deviendra « le grand frère » de Francs-Jeux, vendu directement par les instituteurs dans leurs classes et qui publiera aussi des récits de René Guillot. En 1950 Terre des jeunes donne en feuilleton un de ces romans de mer qu’affectionne également l’auteur, Les Compagnons de la fortune, qui conduit du reste les héros de La Rochelle jusqu’en Afrique et à un village où se déroulent des rites étranges. Dans Terre des jeunes on trouve aussi quelques textes relevant du reportage, illustrés de photographies, comme « René Guillot vous emmène au pays noir à travers la savane » (15 mars 1950).

27Tout se passe comme si les littérateurs s’empressaient de célébrer une Afrique qui bientôt ne sera plus coloniale et de magnifier une puissance d’affection entre l’enfant et l’animal sauvage promis à la disparition. Après quelques titres chez Rageot, dont Maraouna du Bambassou (1948), l’histoire d’une jeune fille blanche en pays Lobi, Guillot reçoit en 1951 un Prix Montyon pour La Brousse et la Bête, paru chez Delagrave.

Il semble avoir, sous la tente d’un Touareg, saisi les thèmes de ces contes, non loin de paysages qui prennent leurs couleurs à la palette violente de chaudes forêts. Sa fantaisie fait se mouvoir une faune qui, à ses instincts, mêlerait de l’âme et qui intervient dans la destinée du fils du roi, comme dans celle du chasseur et du berger. Légendes et chansons se succèdent dans un air fiévreux, créateur de mirages.27

28Cette littérature exclut la sentimentalité amoureuse. En 1951, Climats, France et Outremer, hebdomadaire de la communauté française, organise un concours, « Faire le portrait de la coloniale idéale », et Guillot fait partie du jury. À cette occasion, le journal note que dans ses romans, il n’y a jamais de femme, idéale ou pas, et Guillot ne reviendra pas sur cette règle car il estime qu’en France il n’y a pas de littérature pour les jeunes (19 juillet 1951).

29René Guillot a également pris la direction de la collection « Fauves et jungles » créée en 1946 par Roger Cerclier chez Magnard. Il n’y a guère publié que ses propres œuvres, jusqu’en 1954, date à laquelle la collection s’arrête. Il prend pour personnages principaux des animaux dans Ouoro le chimpanzé et Sirga la lionne, tous deux illustrés par Jean de La Fontinelle, de même que Bêtes sauvages mes amies. À leurs côtés, un personnage qui reviendra dans plus d’un roman, Marlow, ce nom venu de Conrad. Curieuse apparition de ce nom dans une œuvre qui se détourne de son orientation première et sur lequel, à notre connaissance Guillot ne s’est pas expliqué même s’il fait de Marlow une sorte de héros de légende. Sur une photo René Guillot est représenté avec deux lionceaux dans les bras. Ces bêtes sont autant les amies de Marlow,

[…] ce personnage énigmatique et si attachant qui est au milieu de la brousse africaine, le compagnon inséparable de l’auteur, Marlow qui est invisible et présent. Marlow est présent… C’est lui qui raconte. C’est lui qui a vécu dans l’intimité des petits de la jungle, c’est lui qui a adopté Ouaro le singe orphelin, Sama le petit Prince et le dernier né de la girafe. Marlow est invisible. Sur les nombreux clichés qui illustrent l’ouvrage, on chercherait en vain une image, un portrait, même une silhouette de Marlow. Pourquoi Marlow, qui certainement existe, veut-il demeurer un personnage de légende ? C’est son secret et celui de son ami. Ce qui est sûr, c’est que ces histoires ont été vécues par quelqu’un qui aimait les bêtes et que les bêtes ont aimées28.

30À ce moment, la manière de Guillot n’est pas encore celle, peut-être plus formatée, des romans qui paraitront en Rouge et or et qui sont ceux que j’ai connus. Nulle intrigue, plutôt des portraits et des anecdotes, le griot n’est pas loin et quelques poésies sont comme des pauses ou des annonces qui commentent le fait même de chanter et de conter. Les dessins de Jean de La Fontinelle, en noir et blanc, sont souvent des croquis ou des représentations d’animaux presque abstraites, mais les hommes sont présents dans des photos non créditées, des scènes de chasse en contradiction avec le propos du livre puisque Guillot, qui a beaucoup chassé, se détourne de cette pratique qu’il ne tolère plus que pour la subsistance. Tout concourt à donner l’idée d’un romanesque ne venant pas de la fiction mais de la vie, un romanesque issu à la fois d’expériences authentiques et de récits venus de cette littérature orale célébrée par Guillot. On est bien devant cette « façon Kipling » où « une poésie naïve se mêle volontiers à la prosodie romanesque » (Mangeon, 2006, p. 54). Si René Guillot a vraiment connu le pays lobi dans son intimité, l’accent mis sur sa propre personnalité semble destiné à masquer ce caractère de convention.

31L’inspiration animalière illustrée par Au pays des bêtes sauvages est fortement encouragée par les éditeurs et caractérise une grande partie de l’œuvre à venir de Guillot comme de toute la littérature de l’époque, avec des inflexions très contrastées, comme le montre en 1958 Le Lion de Joseph Kessel. Si les ressorts de ce roman sont très différents, Guillot publiera Fonabio et le lion en 1963 : le jeune Fonabio a adopté un lionceau, Naba, après la mort de sa mère tuée par des braconniers. Il a été lui-même recueilli par Marlow. Mais Naba, blessé à son tour par un chasseur, devient mangeur d’hommes et attaque Marlow, qu’il blesse gravement. Fonabio doit l’abattre. Quelques années plus tôt, Kessel racontait aussi l’histoire d’une amitié entre une petite fille, Patricia, et un lion, King, qui a été rendu à la vie sauvage mais qu’elle retrouve tous les soirs. Un jeune homme de la tribu Masaï, qui veut l’épouser, doit selon la coutume tuer un lion, et il attaque King. Celui-ci a le dessus mais le père de Patricia le tue car la vie d’un homme est prioritaire. Il y a bien un trait commun dans ces sacrifices d’un animal aimé, dans ce monde rêvé où les animaux vivent en paix. Guillot a pu avoir connaissance du livre de Kessel. Du moins connaissait-il l’œuvre de ce dernier. Dans son interview recueillie par les Nouvelles littéraires lors du prix accordé à Peter Hill, il dit avoir été inspiré par un homme rencontré sur le bateau entre Marseille et Dakar, « un personnage à la Kessel29 ».

32Le personnage de Marlow, fantasque et charmeur, incarne un double de l’auteur, qui n’avait pas cette prestance, et qui écrit maintenant contre ou à l’envers de sa première œuvre. Ce retournement se lit particulièrement dans les romans auxquels j’ai eu accès, ceux publiés en Rouge et or, Tam-Tam de Kotokro (1956) et La Route des éléphants (1957). Dans les deux cas, un jeune garçon venu d’Europe découvre l’Afrique, comme l’avait fait Barail, mais l’émerveillement qui le saisit se confirme. À la différence du Blanc qui s’était fait noir, l’Afrique propose toute une série de spectacles, qu’il s’agisse des fêtes des hommes ou de celles des éléphants. Les habitations du peuple Lobi, les soukalas aux murs épais de banco, la glaise rouge, sont décrites avec minutie, et les Africains, même s’ils tiennent le plus souvent un rôle subalterne, ne sont plus réduits à l’état de zombies. La richesse de la faune et de la flore est exaltée. Cette partie de l’Afrique est gouvernée, en dépit d’une nature et d’un climat qui semblent imposer leur loi, mais elle l’est assez discrètement. Les administrateurs sont presque des maîtres d’école appliqués à discipliner des hommes turbulents. La colonisation n’est que suggérée, et sous ses aspects positifs, notamment avec la figure du médecin qui lutte contre la maladie du sommeil. Au même moment, l’extraordinaire popularité du docteur Schweitzer, prix Nobel de la paix en 1952, suscite la parution de nombreux ouvrages à sa gloire. Dans la « Bibliothèque rouge et or » les jeunes ont pu lire L’Histoire merveilleuse d’Albert Schweitzer, traduit en 1955 de la Norvégienne Titt Fasmer Dahl et déjà illustré par Raoul Auger.

33Ces romans sont donc lus à l’horizon d’une histoire coloniale que l’on continue d’écrire alors qu’elle arrive en bout de course. Quand il les publie, René Guillot a quitté l’Afrique depuis quelques années mais c’est comme si les choses ne changeaient pas. À l’école primaire, on dessine encore les cartes de l’A.O.F. qui ne va pas tarder à disparaître, en septembre 1958. Ce contexte politique n’est pas évoqué dans les comptes rendus de l’époque, et aujourd’hui, si le nom de René Guillot apparaît souvent dans les recommandations de lectures à l’école, c’est dans une perspective assez idéaliste, centrée sur le rapport à l’animal que Guillot va de plus en plus explorer, peut-être parce qu’il se révèle plus consensuel. Dans un article intitulé « The writer as teacher » (1976), Nancy J. Schmidt note que, malgré son long séjour en Afrique, Guillot en parle d’une manière stéréotypée, insistant sur la magie, la sorcellerie, la sauvagerie, la barbarie. Ce terme cependant n’est pas négatif chez lui, et si la critique relève nombre de traits qui infériorisent sans conteste l’homme africain, elle ne dit rien de la séduction qu’exercent son pays et sa façon de vivre. Séduction qui tient sans doute au rêve d’une enfance prolongée, d’un grand jeu qui serait plus réel que celui du roman scout, un jeu en grandeur nature (dans Tam-tam de Kotokro le jeune héros, de nationalité polonaise, présente tous les traits physiques des adolescents crayonnés par Pierre Joubert dans la collection de « Signe de Piste »).

34Pour Danièle Henky, Guillot expose différentes facettes de la sagesse africaine dans La Route des éléphants, et il réhabilite la figure du sorcier. En effet, la sorcellerie n’est pas présentée sous le signe de la superstition, et elle fait même le lien avec le pays de son enfance : « Mon grand-père était rebouteux et soignait les paysans de la Saintonge avec des herbes. Je suis né dans les sortilèges. Plus tard, ceux de l’Afrique ont éveillé beaucoup d’échos en moi », déclare-t-il à Pierre Berger30. Dans Les Contes de la magie rousse, il met en scène ce grand-père maternel. Et si le médecin blanc amène avec lui des solutions plus efficaces pour certaines maladies, le sorcier africain connaît des remèdes qui ont également des vertus. Comme souvent chez Guillot, il s’opère un brouillage des différences et des oppositions. Tous les Noirs de Larouma et des points les plus reculés du pays Lobi sont persuadés que Marlow, le Blanc aux cheveux rouges, a dans sa main un merveilleux pouvoir pour guérir, chasser le mal et écarter le mauvais sort (Guillot, 1952, p. 35). Et son ami Randouse, qui vit dans une case comme un nègre, prépare des mixtures comme les sorciers de Larouma.

Vers l’aventure

35Cette nouvelle « façon Guillot » marque un apaisement, moins de l’Afrique elle-même que des hommes, et on pourrait y voir une autre forme de rédemption. Cependant, quand Guillot se tourne plus franchement vers l’aventure, la question de l’identité se pose aussi aux jeunes Blancs, assurant un lien souterrain avec les romans précédents D’une manière certes moins dramatique, René Guillot mêlant avec adresse sa fascination de l’âme africaine et la dimension policière qui va devenir à cette époque la marque de la littérature de jeunesse. Ses jeunes héros ne mènent pas d’enquête même s’ils sont entrainés malgré eux dans des aventures. Dans Tam-tam de Kotokro, le jeune Polonais Jansk Grabski a dû fuir la Pologne pour rejoindre en Afrique son père menacé par les Allemands en raison de ses recherches sur l’énergie atomique. L’action se situe donc juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Passant par la France, Jansk Grabski change d’identité et devient Michel Drouhard (nom de la famille maternelle de René Guillot, que portait déjà un personnage de Ras el gua). Mais une fois en Afrique, un autre nom, Dio (qui signifie deux), lui est donné par son ami Yago, un jeune Lobi adopté par Marlow.

36Tout le monde dans le roman perd son identité, et Yago a, lui aussi, été renommé quand, enfant sommeilleux au bord de la mort (atteint par la maladie du sommeil transmise par la mouche tsé- tsé), il a été abandonné par son village selon la coutume avant d’être recueilli et sauvé par Marlow, dont il est le premier fils (Yo) et à qui il rêve de succéder : « Dio…c’est moi qui serai le grand blanc de Kotokro », telle est la dernière phrase du livre, qui retourne plaisamment le titre du Blanc qui s’était fait nègre. On notera qu’au début du livre, alors que Jansk, au moment du Mardi Gras, se trouve à Paris dans la boutique d’un vieil antiquaire qui lui procure de faux papiers, des jeunes gens viennent chercher des déguisements :

Je revois encore un masque de négrillon, aux yeux blancs, à la lèvre épaisse et large, d’un rouge violet, que je m’étais mis sur le visage. Et ce rire éclatant d’un masque couleur de suie, je devais le reconnaître bientôt. J’allais le retrouver en Afrique. Ce masque, c’était tout le portrait de Yago. Yago qui devait devenir mon ami » (p. 22).

37L’illustration qui le montre s’amusant avec ce masque ne peut que nous faire rêver au titre du livre de Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, paru au Seuil en 1952, dont René Guillot est assez éloigné. De même, on peut se poser la question de ce qu’il savait et pensait d’Aimé Césaire dont le Cahier d’un retour au pays natal parut en revue en 1939 et en librairie seulement en 1947. Guillot se place résolument du côté d’un romanesque offrant à son jeune public un monde idéalisé, maintenant des valeurs d’enfance tout en accordant à la jeunesse des possibilités d’action que le monde réel n’autorise pas. Ce faisant, il élargit l’espace ouvert par les autres auteurs du moment, même si leur bande ou leur clan trouve des occasions de quitter les lieux familiers. Il faut noter que Tam-tam de Kotokro sera repris dans la collection « Spirale » sous le titre Traqué dans la brousse, qui accentue ce caractère aventureux.

38Un an après, La Route des éléphants offre une variation sur le même schéma. Serge est un enfant de la balle recruté pour jouer dans un film le rôle d’un jeune garçon arrivé en Afrique après un voyage clandestin dans les cales d’un navire. Ce film essentiellement documentaire est tourné par son seul réalisateur dans les conditions de la vie la plus réelle. C’est comme si Serge jouait son propre rôle : « Et le garçon, malgré lui, se dédouble curieusement, C’est le même garçon qui est à la fois le personnage et le spectateur » (p. 42). Durant la traversée, il se lie d’amitié avec un véritable passager clandestin, Francis, dont le père a dû quitter la France, s’effacer sans laisser de traces. « Depuis que j’ai embarqué sur la Cassiopée, je ne suis plus personne ». Son père, on l’a cru mort, mais en Afrique il y a de la place pour ceux qui n’avaient que ce moyen pour qu’on les oublie. Tout au long de l’expédition, planera l’ombre d’un homme porté comme mort alors qu’il suivait les éléphants avec Simon, un guide qui est précisément celui de nos héros et qui les conduit au même endroit, dans le « pays tabou ». Pris par les fièvres et délirant, Simon révèle son secret : il a promis à cet homme, Martoine (nom qui sonne comme Sidoine), de le faire passer pour mort à la chasse. Plus d’une phrase brode sur cette question de l’identité : « Que d’épaves, qui viennent ainsi s’échouer en terre d’Afrique (p. 130) ; « ils ont l’âme simple, mes bons sauvages. Chez les blancs, on ne connait pas de pareilles magies, pour sortir à un homme le mal de sa peau. Et quant à changer de peau !... » ; « les serpents sont des bêtes qui changent de peau » (p. 150). « Serge, Luc et Simon n’avaient-ils pas eu en même temps la même pensée pour ce Martoine qui était venu changer de peau, à Aghasso ? »

*

De l’auteur nègre à l’auteur universel

39Mais Guillot va explorer d’autres continents. En 1956, chez Delagrave, Les Éléphants de Sargabal, un livre en format de grand album, illustré par Paul Durand, se veut inspiré d’une légende indienne. Il est immédiatement traduit en anglais pour Oxford University Press par Gwen Marsh. De nombreux livres de René Guillot sont traduits par cette maison, ce qui a sans doute facilité l’attribution du prix Andersen en même temps que la diversité géographique de ses fictions. En 1964, il sera le cinquième lauréat de ce prix décerné par Ibby (International Board on Books for Young people), fondé en 1953. Une ancienne présidente de cet organisme, Eva Glistrup, a rédigé les notices des lauréats dans une plaquette commémorative, The Hans Christian Andersen Rewards, 1956-2002 31. Pour évoquer les qualités de René Guillot, elle s’appuie beaucoup sur le jugement de Raoul Dubois, qui parle de fraternité universelle. Cette dimension morale se fonde tout particulièrement sur le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale qui a motivé la création d’Ibby, et Raoul Dubois insiste sur le respect de la vie sous toutes ses formes, le refus des discriminations de race et de nationalité.

40En 1958, René Guillot avait déjà figuré parmi les lauréats du Lewis Carroll shelf Award32, organisé entre 1958 et 1979 par l’université du Wisconsin et attribué à des œuvres anciennes ou récentes de langue anglaise ou traduites dans cette langue, si bien que le palmarès est très diversifié, mêlant des nouveautés et des œuvres devenues classiques. Guillot le reçoit pour Le 397e éléphant blanc, publié en 1957 par GP dans la Bibliothèque rouge et bleue, qui s’adresse à des lecteurs plus jeunes, et traduit par Gwen Marsh chez Criterion Books. Il le recevra encore en 1961 pour Grichka et son ours paru en 1958 chez Hachette dans « Idéal Bibliothèque ». Un récit situé en Inde, un autre en Sibérie. René l’Africain s’ouvre à « tous les enfants du monde » comme le dit une formule de l’époque.