Émancipation et féminisme dans Maroussia
Comment est né ce roman ?
1Présenté comme un conte, le roman, intitulé déjà Maroussia 1, paraît d’abord en 1871 à Saint-Petersbourg ; le texte est rédigé en langue ukrainienne2 et signé par Marko Vovtchok, pseudonyme littéraire de Mariya Markovytch3. En 1873, Mariya Markovytch, après en avoir discuté avec l’éditeur P.-J. Hetzel, commence à traduire son texte en français et finit sa traduction en juin 1873. Elle l’adresse alors à l’éditeur français, en plusieurs envois à cause de la surveillance policière dont elle fait l’objet en raison de ses liens avec des opposants au régime tsariste. Considérant le texte comme admirable, mais logogriphe, P.-J. Hetzel le modifie et le publie sous son nom d’auteur : P.-J. Stahl, d'abord dans le journal Le Temps, du 15 décembre 1875 au 9 janvier 1876, puis en 1878 dans le journal illustré, Magasin d'éducation et de récréation, assorti cette fois de quarante-six illustrations du peintre alsacien Théophile Schuler. Jules Verne, qui a beaucoup aimé Maroussia (« Votre Maroussia, mon cher ami, est une perle », écrit-il à P.-J. Hetzel), persuade l'éditeur de publier l'histoire sous la forme d’un livre. Ce sera fait en 1878 : le roman paraît dans la collection « Bibliothèque d'éducation et de récréation » des éditions Hetzel, agrémenté cette fois de soixante-et-une illustrations de Théophile Schuler et de neuf autres de Charles Baude4.
De quoi parle Maroussia ?
2Maroussia raconte l’histoire d’une petite fille ukrainienne du XVIIe siècle qui rejoint la lutte pour l’indépendance de son pays, soumis pour partie aux Russes et pour partie aux Polonais. Maroussia, tel est son nom, est la fille d’un cosaque, Danilo Tchabane, chez qui s’arrête Tchetchevik, un envoyé cosaque de la Sitch, fief des cosaques zaporogues, chargé de faire l'union entre les différentes forces cosaques dans la lutte pour l’indépendance de l’Ukraine. Sa mission consiste à porter des messages aux quatre coins du pays. Volontairement, Maroussia s'offre pour lui servir de guide, ce qu’accepte son père. Tous deux partent, déguisés en musiciens ambulants, pour exécuter cette mission périlleuse dans un pays harcelé par l'ennemi. Au début de leur périple, ils s’arrêtent chez le vieux Knich, grand-père d’un jeune garçon, Tarass, très sûr de lui et de sa force. Maroussia et Tchetchevik quittent ensuite Tarass et Knich et continuent leur mission, en échappant de justesse à plusieurs traquenards. Grâce aux messages d’union qu’ils portent, le peuple ukrainien se soulève dans un élan victorieux. Mais la paix est de courte durée et Maroussia doit reprendre la route avec celui qu’elle appelle son « grand ami ». Blessé, Tchetchevik lui demande de faire passer à sa place un dernier message, sous forme de mouchoir rouge ; elle meurt en accomplissant cette mission. La fin du récit montre Tchetchevik bâtissant une sorte de mausolée à la gloire de Maroussia, transformée en fleur inconnue jusque-là. Le lieu de sa mort devient un lieu de pèlerinage pour tous les Ukrainiens5.
3Le roman met en avant, par son titre, le personnage de Maroussia et fait d’elle une figure héroïque. Dans la version française, parue sous forme de roman autonome en 1875 avec la mention : « d’après la légende de Marko Woyzog », P.-J. Stahl, dès les premières lignes, revendique et définit le terme de « héros » ; évoquant l’Ukraine, ancrage géographique des aventures, il écrit en effet : « Ces pays-là – sans le dire à personne – ont quelquefois leurs héros, de vrais héros. », et il ajoute : « J’aime aussi les héros – surtout quand ils ne se targuent pas de l’être – quand ils sont droits et sincères, quand ils font de grandes choses sans crier à tue-tête : « Voyez voyez ! C’est moi qui ai fait ceci ! Venez m’en récompenser ; » mais seulement parce que, étant ce qu’ils sont, avec leurs qualités, ils ne sauraient faire autrement que d’être héroïques. » (p. 46)
4Cette héroïsation voulue par P.-J. Stahl, cette « droiture et cette sincérité » doublées d’une modestie dont il pare les héros, ne suffisent cependant ni à expliquer les nombreuses rééditions7 pour la jeunesse de Maroussia en France, notamment dans les années cinquante et soixante du XXe siècle8, ni à rendre compte de l’attachement des jeunes lecteurs et des lectrices à ce personnage de petite fille ukrainienne. On pourrait rétorquer que si le roman plaît à son lectorat c’est parce qu’il répond parfaitement aux critères et aux attentes d’une littérature « romanesque », en situant ses personnages aux antipodes du quotidien de ses lectrices et lecteurs, en donnant la priorité à l’affectif, en rendant très denses les événements racontés, en présentant des personnages « purs ». Certes, mais Maroussia n’est pas le seul roman à répondre à ces critères. Alors pourquoi le personnage s’ancre-t-il dans les mémoires ? Pourquoi une telle longévité littéraire, appuyée de surcroît par les recommandations des institutions scolaires ? Nous allons tenter de répondre à ces questions en interrogeant la francisation du roman opérée par P.-J. Stahl et la construction du personnage éponyme au fur et à mesure des aventures traversées.
La francisation de Maroussia
5À sa sortie en France, le livre est encensé par les critiques littéraires et par les écrivains, en particulier par Gustave Flaubert et Jules Verne. En 1878, le quotidien La République française, dans sa revue des livres d'étrennes, qualifie avec enthousiasme la jeune Maroussia de « Jeanne d'Arc des steppes ». Le roman est à ce moment-là paru avec un seul nom d’auteur, celui de P.-J. Stahl. Le ministère de l’Instruction publique le recommande aux bibliothèques scolaires et municipales et, le 30 mars 1879, il est couronné par l'Académie française (notons que le Prix Montyon9, qui récompense le roman, est décerné à Pierre-Jules Hetzel et non à P.-J. Stahl). Puis, il est très vite traduit dans de nombreuses langues et sera publié, entre autres pays, à New York et au Brésil.
6Nous voudrions toutefois revenir, car cela rend compte aussi de la singularité de Maroussia, sur l’appropriation à l’origine de l’écriture de ce roman, ou plutôt sur ce « vol », que P.-J. Stahl reconnaît lui-même :
C’est un enfant volé, soit – mais chéri, mais adoré par son voleur. Son père de là-bas ne voudra plus la reconnaître, tant mieux. Il dira que je la lui ai changée, défigurée, tant mieux, mon but n’était pas de la lui laisser telle quelle, mais de la lui prendre, et si je l’ai transfigurée c’est que je l’ai voulu. […]. C’est qu’enfin je voulais lui faire oublier sa première origine. » (P.-J. Hetzel, BNF Richelieu, NAF 17032, fol.151).
7Tout comme Le Petit Chaperon rouge est au départ une histoire volée par Charles Perrault à son fils qui la tenait de sa nourrice (Demougin, 2015), Maroussia est un texte « volé » à son autrice Vovtchok et le rapprochement entre les deux œuvres, s’il peut paraître incongru voire exagéré dans un premier temps, se justifie aussi par la manière dont les deux textes ont été soumis à des injonctions de lecture, en particulier celles de l’école et des catalogues de livres pour la jeunesse, qui ont mis l’accent sur certains points en en minorant d’autres aspects10. En ce qui concerne Maroussia, c’est le courage et le patriotisme de la jeune fille qui sont mis en avant par les textes officiels11, rendant moins visible ce qui rattache l’œuvre à un roman d’apprentissage à travers la construction de son personnage principal.
8L’auteur français est très clair quant à la manière dont il s’est approprié l’œuvre : « J’ai à demander pardon à l’auteur de la légende, d’avoir refait sa Maroussia à notre seul usage, d’avoir peu pensé à son pays d’origine, de l’avoir naturalisée, prise pour nous, voulue à nous. » (P.-J. Hetzel, BNF Richelieu, NAF 17032, fol.151). Il va donc garder l’Ukraine simplement comme lieu de l’action, avec les toponymes et les anthroponymes qui en découlent, et multiplier en revanche, dans le tissage du texte, des incrustations littéraires, qui relèvent de l’imaginaire collectif français, Ces incrustations parsèment le texte de personnages célèbres en France : Jeanne d’Arc est plusieurs fois rappelée (p. 70, p. 156), le Cid apparaît à travers une citation très claire : « va, cours, vole, si tu peux » (p. 185)12, de même que la figure d’Antigone guidant son père Œdipe : « le vieux rapsode avec son Antigone » (p. 121), ou encore celle d’Homère : « Il ne manque qu’un Homère à ce héros accompli » (p. 16213), jusqu’à une référence au roseau de Pascal (puisque le roseau évoqué dans le texte est « pensant ») et à celui de La Fontaine (puisque le texte juxtapose au roseau un chêne magnifique qui lui semble supérieur en force).
9La référence à Jeanne d'Arc mérite d'être analysée de près. Le refus de tout exotisme dans l’évocation de l’Ukraine, même sous forme de digression, si nous exceptons l’apport de quelques informations lexicales14, historiques et géographiques, montre l’exemplarité française voulue d’abord par P.-J. Stahl après la guerre perdue de 1870 puis renouvelée après la victoire de 1914-1918 : Maroussia sera la nouvelle Jeanne d’Arc, devenue symbole national français, cette « petite fille de France » qu’évoque Tarass et dont Maroussia reçoit le nom comme une révélation : « dont le nom venait de lui être révélé » (p. 70).
10Derrière cette figure guerrière attendue se joue pourtant autre chose. La jeune Maroussia, tout comme Jeanne d’ailleurs, bouscule un monde d’hommes, bouscule les traditions patriarcales. Jeanne n’est pas une fillette en jupon, elle non plus. Le texte de P.-J. Stahl met en scène, dans la deuxième partie du roman, une autre femme, plus âgée, qui apparaît comme une seconde Maroussia, devenue adulte : en effet, le personnage de Méphodiévna apparaît, « droite comme une flèche » (p. 138), décrite comme une femme qui n’a jamais courbé la tête devant personne, qui ne se complaît pas en bagatelles vestimentaires. Le lien est fait avec la petite fille grâce au « mouchoir rouge »15 (p. 145) qu’elles partagent et à leur complicité d’action dans le texte, puisqu’elles apparaissent toutes les deux identiques : « pour des guerriers comme Maroussia et Méphodièvna » note ainsi P.-J. Stahl (p. 15716). Le mouchoir rouge établit entre ces deux seules figures féminines du roman une correspondance liée à un imaginaire de liberté et d’émancipation. Méphodièvna tisse dans le texte le futur de la petite fille ; devenue comme son double, elle est appelée sa « grande amie ». Présentées comme deux « guerriers » (ibid.), elles sont les « principaux aides de camp » (ibid.) de Tchetchevik, puis Maroussia va devenir actrice principale de l’aventure, et un mouchoir rouge, comme celui qu’elle avait présenté à Méphodiévna17, sera le message qu’elle devra porter selon l’ordre donné par le Cosaque : « Si tu parviens à porter ce mouchoir à celui qui t’attend, ce sera une très bonne chose » (p. 184-185); elle meurt en accomplissant cette mission, sans autre aide que son courage. Semblable à son aînée, mais surtout à Jeanne d’Arc dans son combat pour sa patrie, elle a remplacé Tchetchevik et deviendra une légende à sa place.
11De ce point de vue, une analyse rapide des premières de couverture est intéressante : la plupart des éditions, entre 1948 et 1970, choisissent de représenter une Maroussia accompagnée de Tchetchevik, voire un Tchetchevik tout seul.
(Édition 1962, Deux coqs d’Or)

(Bibliothèque de la jeunesse, Hachette, 1948)

(G.P. Rouge & Or, 1962)
12L’illustration placée en couverture de l’édition Rouge & or de 1955 est différente, et elle est particulièrement intéressante à analyser. Elle met en effet en avant le seul personnage de la fillette, en plan resserré, lui reconnaissant de ce fait une dimension héroïque non partagée. Certes le dessin renvoie au stéréotype de la jeune Ukrainienne dans l’imaginaire français (costume, yeux bleus, blondeur des cheveux attachés en nattes, lèvres purpurines), mais, au-delà de cette référence, deux éléments sont frappants : la présence de la couleur rouge, que nous avons déjà évoquée, et les yeux levés vers le ciel, comme un retour vers la figure de Jeanne entendant des voix, ou comme l’illustration d’une force intérieure. Ce regard renvoie-t-il à l’expression d’une piété ou est-il le signe d’une réflexion intérieure ?
Maroussia telle qu’en elle-même le texte français la construit
13Les valeurs attachées au personnage, que nous avons dégagées, sont genrées, plutôt masculines dans leur représentation romanesque pour la jeunesse : courage, patriotisme, dévouement à la patrie, loyauté, amitié, respect de la foi chrétienne sont en effet autant de vertus que possède Maroussia et que nous retrouvons chez les jeunes héros de la littérature pour la jeunesse contemporaine de l’édition Rouge & Or. La virilité et le courage revendiqués (« le soldat c’était elle » constate-t-elle, parlant d’elle-même p. 165) s’ajoutent aux qualités des héros de roman d’espionnage – parmi lesquelles la ruse – réservées habituellement aux garçons (avant l’apparition d’héroïnes comme Fantômette, Alice, Claude ou encore Mady...). Il est notable que cette héroïsation soit portée, dès 1875, par une adolescente et non par un garçon ; cependant, les dernières lignes du texte qui mettent en avant son héroïsme la désignent par le terme générique ambigu d’« héroïque enfant » : « Quelques-uns18 pleurent en se racontant la fin glorieuse de l’héroïque enfant, mais il n’en est aucun, il n’en est aucune qui n’eût voulu être MAROUSSIA. » Comme si l’auteur avait du mal à féminiser son personnage principal qui, désigné explicitement comme héroïque par sa mort, est destiné à déclencher un processus d’identification chez le lecteur, ou la lectrice19, du roman.
14Essayons de préciser et de mesurer l’importance de la dimension féminine du personnage. Le roman exhibe autre chose que le courage et l’héroïsme jusqu’à la mort de la fillette. Il donne à lire une forme d’éloge des vertus féminines se déployant dans le texte, et pourquoi pas dans l’inconscient de ce texte. Et si c’était cela le secret de la longévité de ce livre et de la trace qu’il laisse chez ses lectrices et lecteurs ?
15Maroussia devient un modèle pour les garçons eux-mêmes, certes après sa mort, mais aussi, de fait, dès le début du roman quand le grand-père de Tarass prie : « fasse Dieu que mon Tarass te ressemble » (p. 89), alors même que le texte et les illustrations ne font pas d’elle un « garçon manqué », bien au contraire. C’est bien comme fille, avec une apparence de fille, des cheveux longs, une couronne de fleurs dans les mains, et vêtue de robes, qu’elle est courageuse et héroïque, même si elle peut apparaître comme « asexuée », notamment en raison de son âge. Ce n’est donc pas la force physique qui est donnée à imiter chez elle. Son courage se double de la force en elle du « roseau », par une référence implicite, mais répétée dans le texte, à la fable de La Fontaine et par opposition aux deux combattants Tchetchevik et son ami Pierre pour qui les chênes sont les plus beaux et les plus majestueux des arbres. Comme si les qualités physiques des deux combattants ne suffisaient pas, ce que le texte démontre puisque Tchetchevik, blessé, doit renoncer à sa mission et la confier à une enfant plus fragile que lui. C’est bien comme « roseau pensant » que la fillette héroïque apparaît à la fin du roman, mais aussi dès la page 93, quand Tchetchevik confie à un vieux paysan, en parlant d’elle : « Sais-tu que ce roseau sera mon soutien ? », soulignant ainsi l’importance de la dimension intellectuelle de l’émancipation de la fillette. Son histoire raconte une transfiguration, annoncée en réalité dès le début du roman par l’arrivée de Tchetchevik appelé pendant plus de cinquante pages « l’envoyé », prédisant moins une nouvelle Ukraine qu’une nouvelle Maroussia, que le texte va patiemment construire.
16Ce que le texte de P.-J. Stahl a ajouté20 aux valeurs attendues incarnées par le personnage n’est ni anodin ni fortuit : c’est l’intelligence et la liberté intellectuelle. L’adolescente regarde, analyse le monde, essaie de le comprendre voire de le maîtriser, refuse de le subir. Elle outrepasse de ce fait sa condition de fillette, voire de femme, car la seule réaction féminine attendue, qui ne témoigne d’aucun exercice de la pensée tourné vers l’action, est la dénonciation des ravages de la guerre. Elle souligne à un seul moment l’horreur de la guerre, mais sans s’y attarder : « la guerre est horrible » (p. 52) pense-t-elle après avoir vu des champs dévastés par les combats, avant d’arriver dans la demeure du vieux Knich et du jeune Tarass. Ce sera sa seule appréciation, passive, des dommages causés. Ensuite, et pendant tout le texte, elle agit.
17Le voyage en compagnie de Tchetchevik fait mûrir Maroussia et la transforme aux yeux de ses lectrices et lecteurs. L’opposition de son personnage à celui de Tarass est, dans cette perspective, riche ; le texte la répète et c’est à travers les mots du jeune garçon qu’elle se produit : en effet, il ne se départit pas, dans ses propos, de stéréotypes genrés et d’une certaine condescendance vis-à-vis des filles. Pour lui, « les petites filles n’ont pas de courage, voilà mon avis ! » (p. 68), assertion à laquelle Maroussia n’oppose intelligemment rien. Il lui apprend l’existence de Jeanne d’Arc, mais il le fait avec vanité, certain de ressembler à cette Jeanne d’Arc dont il a entendu parler par son père : « Ce qu’une petite fille de France avait fait, un garçon ukrainien ne pouvait manquer de le faire. » (p. 70). Or, Tarass n’agit aucunement tandis que la fillette reçoit le nom de Jeanne d’Arc comme la révélation (« dont le nom venait de lui être révélé », ibid) d’un destin auquel elle peut prétendre. Il ne répond à l’évocation de Jeanne d’Arc qu’en se réduisant lui-même à une fatuité misogyne ridiculisée par le courage muet de la petite fille. Il ne comprend pas ce qui se passe, s’appuyant sur des représentations erronées et une « imagination surexcitée » (p. 67) qui le discrédite. Sûr de fasciner Maroussia21, sûr de son analyse du comportement de l’adolescente22, il renvoie son contentement à une simple gourmandise satisfaite et à une volonté de dissimulation de friandises23 sans être capable d’envisager un contentement moral, dont P.-J. Stahl fait l’éloge au début du livre24 ; le jeune garçon devient, de ce fait, quasi explicitement, une sorte d’anti-héros et d’anti-Maroussia, un garçon qui ne comprend pas ce qui se passe devant lui et qui par conséquent est incapable d’action.
18Le texte ne cesse, au contraire, d’associer la petite fille à la volonté de comprendre et d’agir : à la question inquiète que lui pose, au début du roman, son père : « Dis-moi ce que tu as entendu ma fille », elle répond : « j’ai compris qu’il était nécessaire que le grand ami de ce soir arrivât très vite à Tchiguirine, et que pour le salut de l’Ukraine il fallait qu’il pût voir l’ataman. » (p. 2125). Elle se montre ainsi capable de résumer parfaitement les paroles entendues, puis écoutées, dont elle souligne qu’elle les a « comprises », et surtout qu’elle a compris ce qui est en jeu. La fin du livre multiplie les références à sa faculté de penser : elle devient une « petite sophiste », une « petite raisonneuse » (p. 165) ; elle se met « à penser, oui à penser » (p. 176), note l’auteur, comme si le texte lui-même, par cette insistance à répéter le mot « penser », s’étonnait de cette compétence nouvelle. Elle devient aussi celle qui maîtrise des connaissances, dont certaines sont même ignorées par le grand Tchétchévik, comme la bonne manière de cueillir des fleurs, ou encore la puissance de la ruse pour agir et réussir. Fleurs et intelligence sont ainsi ses armes nouvelles.
19Pour autant, l’émancipation intellectuelle du personnage n’est pas totale, elle ne va pas jusqu’à la remise en question de l’existence de Dieu. Elle a appris à penser, elle a même appris à ruser, mais Dieu est toujours présent, et les dernières pages du roman le rappellent avec force : « De temps en temps, fatiguée de se poser des questions dont la solution échapperait aux intelligences les plus fermes, elle redressait la tête, elle levait au ciel ses yeux candides : Mon Dieu, ah mon Dieu ! » (p. 179) ; quand elle a peur pour son grand ami, elle dévalue la faculté de penser : « je ne veux plus penser, à quoi bon ? Dieu est là-haut il faut attendre de lui sa destinée. »26. En ce sens, Maroussia appartient bien au siècle de sa première édition et le roman respecte et met en valeur les valeurs chrétiennes, mises en avant par ailleurs, pour des raisons commerciales, par l’éditeur P.-J. Hetzel27.
20C’est ainsi que le texte montre à la fois le pouvoir de la connaissance et le fait que la connaissance seule ne peut remplacer la puissance de l’âme. La mort de l’héroïne est exemplaire dans cette perspective : elle meurt dans l’eau, au milieu des roseaux, conjuguant symboliquement, par ces derniers, Dieu et la raison humaine. La mort n’est pas une fin mais le commencement d’une autre vie. Métamorphosée après sa mort en fleur immortelle, elle devient un objet de dévotion pour les hommes : les premiers qui pleurent, se recueillent et font une offrande, ce sont les deux figures masculines du roman, Tchetchevik et Tarass, qui a reconnu l’intelligence et le courage de la petite fille comme si elle lui avait permis de grandir28. Pas de pleureuses ici, pas de femmes éplorées, pas d’autre culte que celui rendu à l’« héroïque enfant » comme la désigne la dernière page du roman. Les lecteurs savaient l’attachement de Tchetchevik à Maroussia et à son courage, mais l’attitude de Tarass leur apparaît nouvelle et mesure la métamorphose littéraire et symbolique de la petite fille.
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21L’évolution du personnage, telle que nous avons tenté de la dessiner dans cette étude, fait de ce texte édité pour la jeunesse un véritable roman d’apprentissage dans lequel Maroussia grandit de ses multiples rencontres avec d’autres, qu’ils soient amis ou ennemis. Le roman excède ainsi ce qu’en écrit la quatrième de couverture de l’édition Rouge & Or de 1955, qui évoque un roman qui « illustre magnifiquement la résistance des opprimés de tous les pays dans un combat inégal et leur héroïsme en face des pires catastrophes ». C’est sans doute parce que l’histoire contée ne peut se résumer à une lutte menée contre des ennemis armés que Tchetchevik ne trouve pas son Homère, ne devient pas le héros de cette histoire, parce que les opprimés évoqués ne se résument peut-être pas aux peuples asservis par d’autres peuples, parce que là n’est pas l’essentiel en vérité de la portée de Maroussia.
22En effet, il s’agit moins d’un récit d’aventures guerrières que du récit romanesque d’une pensée qui se met en mouvement avec l’appui d’une âme pure. La victoire du personnage est ailleurs que dans la posture guerrière, qu’elle sait au demeurant parfaitement adopter. Soumise au départ (« je ferai ce que tu me diras ») à celui qu’elle aide, désignée comme une « enfant », refusant cependant d’être portée même quand elle est épuisée, niant toute fragilité physique liée à son âge et à son identité de fille, l’adolescente face au monde passe à l’action en toute connaissance de cause. Elle connaît la peur et les larmes, mais aussi l’espoir et la volonté de réagir face à l’adversité. Le personnage passe ainsi du statut de fillette obéissante à celui d’une figure légendaire de la liberté et du courage. Le récit est bien l’histoire d’une émancipation. Certes, P.-J. Stahl a brouillé cette évolution en mettant l’accent, dans la dernière page, sur la légende de l’héroïque Maroussia morte et transformée en une fleur « belle et parfumée », qui n’avait auparavant fleuri « dans aucune autre partie du monde ». La métamorphose finale fait d’elle un personnage de légende, qui semble occulter les leçons humaines tirées au cours de ses aventures mais ne les effacent pas.
23Car ce parcours intellectuel reste dans les mots du texte, comme nous l’avons vu. Le cheminement de Maroussia, est clair : entendre d’abord ce qui est dit par les autres, puis comprendre ce que les autres veulent dire, et enfin, et surtout, penser par soi-même. Ce cheminement est l’enseignement profond porté par le texte. Alors la fausse question que l’auteur pose : « pourquoi faut-il suivre l’histoire dans ses plus amères réalités ? » (p. 162), comme s’il cédait à une fatalité narrative, ne mélancolise pas la fin de l’histoire mais bien au contraire renvoie la mort de l’héroïne à la force d’une narration qui ne se perd pas en happy ending 29.
24Il reste peut-être un dernier « enseignement » à trouver dans le texte de P.-J. Stahl. L’illustration de la première de couverture de l’édition de 1955, comme toutes les autres, se complaît dans le stéréotype30 alors même que le personnage dessiné s’en dégage, en devenant en quelque sorte, par son courage et la force de sa pensée, un symbole de l’émancipation féminine. Elle a échappé à l’assignation sociale et symbolique où P.-J. Stahl, et après lui le ministère de l’Instruction publique, puis de l’Éducation nationale, voulaient la réduire, celle d’une enfant admirable qui se dévoue à sa patrie et meurt en se sacrifiant pour elle. Or, si Maroussia meurt, c’est en jeune fille consciente de la force de ses choix et de ses actions, qui n’a rien sacrifié de sa volonté : P.-J. Stahl, en écrivant « sa » Maroussia, n’a en définitive pas fait pas autre chose que restituer et glorifier sa féminité victorieuse au texte originel, et à son autrice première. Le roman, mettant en avant l’émancipation intellectuelle de son personnage éponyme, se lit comme si le roman échappait à l’auteur français qui l’avait « volé » et était rendu à son vrai créateur, Marko Vovtchok, ou plutôt à sa vraie créatrice, Mariya Alexandrovna Vilinska, et aux valeurs qu’elle défendait en tant que femme de lettres.

