« À l’école Françoise-Dupont, depuis 1961 » : six décennies en compagnie de la romanesque Fantômette et de sa présence tutélaire sur les jeunes héroïnes de fiction
1De nombreuses jeunes filles auraient rêvé d’être inscrite dans un collège Françoise-Dupont, alias Fantômette, et d’apprendre sous la figure tutélaire de ce personnage de Georges Chaulet : Marinette Dupain-Cheng, l’héroïne parisienne du dessin animé Miraculous (Astruc, 2015) l’a fait. Collégienne pour ses parents, camarades et professeurs, justicière masquée nommée Ladybug pour le terrible Masque d’Argent, l’héroïne s’inscrit sous les auspices de Françoise Dupont/Fantômette. Pendant cinquante ans (de 1961 à 2011), et au cours d’une déclinaison de cinquante-trois épisodes, Georges Chaulet a publié dans la collection « Bibliothèque rose » une série narrant les aventures d’une héroïne qui, si elle n’a aucun super-pouvoir et ne collabore pas officiellement avec la police, se révèle très intelligente et livre les bandits qu’elle arrête aux enquêteurs. Malgré quelques variantes au cours des décennies et des adaptations, les lecteurs peuvent identifier la justicière à sa tenue près du corps, sa cape, son bonnet à pompon et à son loup à la forme caractéristique ; vêtue de jaune, de noir et de rouge, l’héroïne de Georges Chaulet échappe à sa vie de collégienne pour mener une double vie. À partir d’un corpus de neuf romans – Fantômette et son prince (1968a), Fantômette et le brigand (1968b), Fantômette et la maison hantée (1983), Pas de vacances pour Fantômette (1992), Fantômette et les 40 milliards (2000a), Fantômette et la lampe merveilleuse (2000b), Fantômette contre le géant (2006), Fantômette contre Fantômette (2007) et Les exploits de Fantômette (2010) – étudiés en édition originale ou en réédition de manière à analyser l’objet, les réécritures des narrations et les illustrations tout au long des décennies, il s’agira d’éclairer les déclinaisons, continuités et motifs adaptés du personnage de Fantômette pour comprendre en quoi les filiations dans lesquelles elle s’inscrit font paradoxalement d’elle l’archétype, le modèle d’une émancipation mise à portée des jeunes lectrices et lecteurs.
2Deux pans constitutifs de cette analyse se dessinent en effet. D’une part, Fantômette elle-même continue d’exister dans les romans republiés et adaptés comme dans deux séries, télévisée ou animée, à partir de 1993 ; à sa suite aussi, de jeunes héroïnes inspirées de Françoise/Fantômette ont vu le jour : celles de Cat’s Eye (Hōjō, 1981) dans les années 1980-1990, celles des Totally Spies dans les années 2000 puis celle de Miraculous lors de la décennie suivante. D’autre part, en termes comparatistes, le personnage de Georges Chaulet a souvent été considéré comme le comparé : son créateur, manifestement inspiré par le nom, les aventures et l’iconographie fantômassienne, en fait explicitement « un peu la fille d’Arsène Lupin qui aurait mal tourné » (Bannier, 2000, p. 21) : Annabel Audureau, dans la conclusion de son ouvrage consacré à Fantômas, dit de la jeune aventurière qu’elle « rend compte d’une inversion totale du mythe originel [de Fantômas] et d’un affadissement qui se cristallise dans le suffixe diminutif “-ette” » (2010, §4). Si on ne peut nier la généalogie littéraire, doit-on pour autant se contenter de dire que Fantômette rime avec « affadissement » ? À la fois « fille de » et « mère de », sise dans un entre-deux généalogique, elle n’en paraît donc pas moins comme figure d’émancipation. Car, à la suite de l’analyse de Christine Leroy qui propose de voir dans l’héroïne de Georges Chaulet « une forme d’émancipation féminine à la portée des jeunes filles » (2013, §2) dans la société des années 1960, nous proposons de renverser la relation généalogique paradigmatique de manière à expliquer l’existence concomitante aujourd’hui du personnage originel encore actualisé et de ses reconfigurations dans d’autres personnages.
3Comment le personnage romanesque « inspiré de » est-il devenu un mythe tutélaire pour de jeunes filles à l’esprit romanesque ? Dans quelle mesure « le modèle de Fantômette permet[-il] de décliner une émancipation féminine toujours d’actualité » (Leroy, 2013, §16) depuis 60 ans ? Dans quelle mesure sa pensée libre n’est-elle pas plus largement pensée décoloniale dont l’univers numérique pourrait se faire écho aujourd’hui ? Questionner dans un premier temps ce qui semble constituer des évidences généalogiques qui lient Françoise/Fantômette à d’autres personnages de fiction symboles d’émancipation face aux diktats de la société permettra d’éclairer la généalogie littéraire de l’héroïne. Il s’agira, ensuite, de comprendre en quoi la justicière masquée et les romans dont elle est l’héroïne créent un espace imaginaire – que j’appellerai le « fantômettisme » - où tous les possibles féminins, féministes et émancipateurs de manière générale sont réalisables, avant de s’intéresser à la « contre-culture enfantine » et à la contre-culture numérique dans lesquelles Fantômette s’émancipe de son auteur même et de son univers romanesque originel.
Des évidences généalogiques
4Souvent considérée comme « fille de », moins souvent comme « mère de », Fantômette s’inscrit dans des relations filiales complexes. Ces considérations, cependant, ne permettent a priori pas de comprendre la portée émancipatrice du personnage. La réflexion sur l’héritage laissé par Fantômette aux héroïnes contemporaines passe d’abord par une caractérisation des éléments archétypaux reconfigurés chez ses filles spirituelles. Pour cela, le travail sur l’intertextualité doit ici inspirer une analyse de type généalogique : l’onomastique fait de Fantômette, dès le premier abord, la fille de Fantômas. Avant de s’intéresser au discours émancipateur de Françoise/Fantômette, il paraît intéressant de définir les traits caractéristiques de la justicière masquée, « fille de »/« mère de », pour apprécier le renforcement paradoxal du discours émancipateur qui se joue dans l’exercice de la filiation.
5Son nom tout d’abord, son physique et son caractère aussi, sont dérivés du personnage créé par le romancier Pierre Souvestre en 1911, et développé par l’auteur Marcel Allain par la suite. « Fantômette, tout comme Fantômas, dissimule son identité derrière un masque : Fantômette est fille de Fantômas. Cette thématique du travestissement, de la dissimulation s’avère le lien le plus tangible entre les deux personnages » (2010, §6) note Annabelle Audureau. Selon cette dernière, Fantômette s’inscrit dans ce qu’elle appelle « l’iconographie fantômassienne », constituée d’un loup noir, d’un collant, d’un poignard – « surprenant chez un héros enfantin » (id.), mais pas entaché de sang contrairement à celui du Fantômas de Gino Starace, peintre italien qui fit principalement carrière en France, aux éditions Fayard, illustrateur historique du roman-feuilleton Fantômas. La couleur rouge du sang chez Fantômas est remplacée par le rouge de la doublure de la cape de Fantômette, cape qui, en contraste avec la tunique jaune d’or, montre le dynamisme de l’héroïne : le lecteur voit davantage en elle un être rapide et félin, éblouissant par le port de couleurs vives, reflet de sa vivacité d’esprit.
6Dans la série de Georges Chaulet qui plus est, cet hypotexte littéraire et cinématographique est explicitement abordé. Ainsi, dans Pas de vacances pour Fantômette, Œil-de-Lynx, un jeune journaliste qui couvre les événements sur la commune de Framboisy, journaliste qui est par ailleurs le seul à connaître l’identité secrète de Françoise, écrit l’histoire d’une Lady, en l’occurrence Lady Namytte, et de son ennemi juré « l’infâme Méphistomas » : tout lecteur reconnaît dans cette dernière contraction un diable masqué aux influences livresques et filmiques. Ici, la relation entre l’héroïne et ses opposants se complexifie : Fantômas, père spirituel de l’écolière masquée, serait aussi le personnage archétypal « père des » ennemis de Fantômette. Cela signifie, semble-t-il, que les relations filiales que les personnages des romans de Georges Chaulet entretiennent avec Fantômas sont particulièrement flexibles, malléables, et que Fantômette peut jouir d’une grande liberté d’action, loin de toute hérédité.
7Ainsi, les ennemis de Fantômette ont beau être infâmes, elle n’en entretient pas moins une relation étonnamment ambiguë avec eux. Le Masque d’Argent, par exemple, dont elle déjoue les mauvais tours, porte comme elle un masque qui lui permet de se libérer des carcans de la société :
Parmi les ennemis de la justicière, le Masque d’Argent, le visage camouflé en permanence, lui donne bien du fil à retordre. Elle arrive à déjouer ses ignobles machinations mais il parvient toujours à s’enfuir, tel Fantômas, avec qui il partage plus d’un point commun. (Chollet et Leroy, 2005, p. 59)
8De même, dans Fantômette et le Brigand, elle s’exclame lorsqu’on lui conte les exploits de son ennemi face à la gendarmerie : « ce doit être un type très intéressant à connaître ! » (1968b, p. 33) ; ses compagnons, non plus, ne peuvent s’empêcher de donner des marques de leur admiration :
- Le brigand déballe le colis, s’aperçoit qu’il contient trois fusils de trop. Alors, le plus honnêtement du monde, il les renvoie au juge avec une lettre de remerciement accompagnée d’un tonnelet de vin fin !
- Décidément, dit Œil-de-Lynx, il avait le sens de l’humour ! J’aurais bien aimé le connaître… (1968b, p. 53).
9L’héroïne fait alors preuve d’admiration envers ses ennemis, auxquels elle s’identifierait volontiers. Libre de livrer les criminels aux fonctionnaires de police comme de les admirer lorsqu’ils se jouent desdits fonctionnaires, sa filiation fantômassienne lui permet de déjouer les rôles assignés.
10Fantômette, deuxièmement, pourrait être la nièce d’Arsène Lupin et de Zorro. Le rapport filial du « lutin jaune » (Chaulet, 1983, p. 100 ; 1999, p. 43) avec le cambrioleur normand a déjà été abordé par Georges Chaulet lui-même et a été très largement analysé par Armelle Leroy et Laurent Chollet dans Le Club des Cinq, Fantômette, Oui-oui et les autres : les grands succès des bibliothèques roses et vertes. Au patronyme évidemment fantômassien, s’ajoute pour ces deux auteurs les manières du héros de Maurice Leblanc : « frondeuse, à la recherche de sensations fortes, elle emprunte souvent l’humour sarcastique et les manières d’un certain Arsène Lupin » (2005, p. 59).
11Elle s’avère d’abord à souhait impertinente et n’hésite pas à se moquer des représentants des structures étatiques que sont l’enseignant et les gendarmes. Ainsi, si le père de la saga littéraire explique que Louis Mirman, l’éditeur, « n’accepte de publier les aventures de Fantômette, qu’à condition qu’elle ne contienne ni politique, ni religion, sexe ou juron » (Chollet et Leroy, 2005 p. 57), elle n’hésite pas à manier l’ironie.
Mademoiselle Bigoudi ne trouve rien de mieux à offrir à ses élèves, pour les égayer, qu’un lugubre problème de pourcentage, dans lequel un agriculteur – évidemment malavisé – divise ses champs en surface inégale pour y faire pousser 21% de blé, 12% d’avoine, 43% de seigle et 24% de luzerne. Comme s’ils n’auraient pas été plus simples de couper le tout en 4 parts égales. (Chaulet, 2006, p. 137)
12Puis, lorsqu’il s’agit de parler de policiers qui sont de vrais Pieds Nickelés, elle loue les résultats insignifiants qu’ils obtiennent « à force de patience et de ténacité (qualités primordiales de la maréchaussée) » (2006, p. 149).
13De plus, maîtresse comme Lupin en l’art du déguisement, un rien lui suffit pour se transformer : « J’aurai une perruque blonde et des lunettes à grosse monture d’écailles. Cela change complètement ma physionomie » (1968a, p. 15). Et comme le héros d’Étretat enfin, il lui arrive de déposer « sur [un] siège, une carte de visite [qui] portait un nom : Fantômette » (2000b, p. 58). Ce procédé ressemble tout particulièrement à celui du gentleman de Maurice Leblanc, et en rappelle un autre, Zorro : il arrive à Fantômette de noter « F » au marqueur, là où Zorro, dont Françoise, Brindille et Boulotte vont voir un épisode au cinéma dans Fantômette et le Brigand (p. 71), a l’habitude de graver un « Z ». Et le clin d’œil de l’auteur de la série de la Bibliothèque rose ne s’arrête pas là puisque Ficelle et Boulotte font remarquer à Françoise, leur camarade dont elles ignorent l’identité secrète, que Zorro et Fantômette mènent des vies comparables. Ici encore, Françoise/Fantômette et Zorro sont deux personnages intégrés dans leur cité ; pourtant, un simple déguisement leur confère la possibilité de se jouer de la – bonne – société. La relation à ses prédécesseurs littéraires ne résonne donc paradoxalement pas, à mon sens, comme une filiation contraignante, mais symbolise une liberté reçue en héritage.
14Elle partage en outre beaucoup de points communs avec les personnages de sa génération, dans son univers romanesque et avec les lectrices de son âge dans la vraie vie. Sa relation avec Œil-de-Lynx, d’abord, dans la série, interroge, et le doute au sujet du lien familial que ce dernier pourrait entretenir avec Françoise/Fantômette s’avère légitime. Le mystère n’est pas éclairci : Georges Chaulet n’a jamais véritablement répondu à ses lecteurs et la question de sa relation avec l’héroïne n’est abordée que rarement dans le roman. Dans Fantômette et son prince, en effet, le lecteur apprend le véritable patronyme du journaliste : « Il y a quelque temps, vous vous êtes trouvé en relation avec un jeune journaliste nommé Pierre Dupont, qui signe ses articles Œil-de-Lynx… » (1968a, p. 9) Comme les deux partagent le même patronyme, il n’est pas exclu que les deux soient de la même famille1, et Œil-de-Lynx serait assez proche pour que Françoise lui ait révélé son secret : qu’ils appartiennent à la même famille expliquerait le fait qu’il soit le seul à connaître le secret de Fantômette. Si le lecteur ne retient pas l’hypothèse d’un lien familial, quel qu’il soit, entre les deux personnages, il se révèle intéressant de constater cependant qu’ils partagent le même esprit d’aventure et la même liberté de mouvement ; lui aussi avance masqué, sous un nom de plume en l’occurrence, et n’hésite pas à dénoncer dans ses articles d’investigation les travers de la société.
15On peut aussi établir des liens entre Fantômette et une autre héroïne romanesque, le personnage d’Astrid Lindgren, Fifi Brindacier. Pour l’autrice, « la petite fille – Fifi – représente [sa] propre recherche d’une figure qui possède du pouvoir mais n’en abuse pas2 ». Elle est libre, indépendante, et interroge les rapports de pouvoir entre adultes et enfants, entre garçons et filles. Les deux jurent aussi, mais les jurons sont amusants, très fleuris et très imagés, à hauteur d’enfant moqueur lorsqu’il s’agit du « Mille pompons ! » de Fantômette, alors que Fifilolotte Victuaille Cataplasme Tampon fille d’Efraïm Brindacier – dont le surnom, Fifi, est plus largement utilisé – use d’un langage bien plus grossier3 : « elle[s] tourne[nt] en dérision par la force, par les paroles et par les gestes4 » les adultes. Les deux sont irrévérencieuses, et se rapprochent de cette façon d’Arsène Lupin, renforçant encore leur proximité. Là aussi, Françoise/Fantômette est comparable à Fifi Brindacier, considérée par Mathilde Lévêque comme une figure « féministe, et presque anarchiste5 ». Christine Aventin, quant à elle, avance que Pippi Långstrump – nom de « Fifi Brindacier », en danois, que l’on pourrait littéralement traduire par « Pippi aux longues chaussettes » –
[…] est une petite fille qui n'a pas besoin de sortir des normes sociales de la féminité pour être forte, insolente, bruyante, drôle, puissante. Elle te montre toute la force qui est la tienne, en latence, et que tu n'as pas besoin d'appartenir au clan des autres pour pouvoir sortir tout le potentiel de puissance6.
16Françoise/Fantômette est plus simplement encore la cousine de ses jeunes lectrices, et il est intéressant d’analyser à quel point la proximité physique du personnage et de ses deux acolytes Ficelle et Boulotte avec les jeunes filles des années 1970 favorise l’empathie fictionnelle : « le lecteur se situe, en esprit, à la place du personnage dont il imagine les actions et les pensées, par un processus de déplacement déictique en général inconscient et identique au mouvement cognitif de la rêverie ou des jeux » (Larrivé, 2017, p. 63). Avec les représentations de Fantômette, cette empathie se vit aussi dans une forme de corporéité. Dans Fantômette et le Brigand, Fantômette et son prince, et Fantômette et la maison hantée, elle arbore respectivement une coupe garçonne (1968b, p. 16), puis un carré très court assorti de lunettes œil de chat très à la mode (1968a, p. 42) et d’une robe unie jaune avec un col et des manches vraisemblablement amidonnées (1971, p. 97). Elle est un personnage dans lequel les jeunes filles de son temps peuvent se reconnaître, physiquement, parce qu’elle leur ressemble, et un personnage qu’elles investissent, car Françoise/Fantômette peut aller au-delà de ce que la société leur permet, à elles. Ainsi, alors qu’elle est sortie avec Œil-de-Lynx, de nuit, dans la forêt, pour surveiller les manigances du « brigand » qu’elle désire arrêter, « un lutin noir, jaune et rouge, tombant du haut de l’arbre, sauta à pieds joints sur la branche, trancha la corde d’un éclair de poignard et plongea dans la jeep en même temps que le journaliste ! » (1968b, p. 96) Elle sort donc de nuit sans qu’aucun adulte ne s’en soucie, grimpe aux arbres, sauve son camarade et conduit à tombeau ouvert : elle est parfaitement libre de ses agissements, contrairement à ses lectrices.
Le « fantômettisme », un bovarysme qui finit bien
17En inventant ce néologisme, il s’agit ici de comprendre, en comparant le personnage de Fantômette à des héroïnes du début du XXIe siècle, en quoi le personnage créé par Georges Chaulet, original dans le contexte de la littérature de jeunesse française, s’est constitué en archétype d’une grande liberté créatrice. Sa lignée elle-même, loin de lui imposer le carcan d’une famille traditionnelle, lui ouvre des perspectives libres. Il a donc fallu inventer un mot pour qualifier son esprit de liberté, et pour ce faire accomplir un « vrai exploit « fantômettesque » ! » (Chaulet, 2000a, p. 136) dans l’attente d’une « idée « fantômettique » » (id., p. 137). De cette façon, ce deuxième temps s’avère être une invitation à l’oubli du paradigme généalogique, oubliant Fantômas et Arsène Lupin, pour appréhender un « fantômettisme » conçu comme une intericonicité et une actualisation des potentialités libératrices, voire libertaires du personnage.
18Les héroïnes du XXIe siècle s’inscrivent donc dans une perspective intericonique par rapport au personnage de Georges Chaulet. D’un point de vue purement descriptif, on retrouve chez d’autres héroïnes de mangas, de bandes dessinées et de dessins animés le costume d’abord imaginé par Jeanne Bazin qui a illustré seize volumes de la série. Le générique, par exemple, du dessin animé Miraculous fait apparaître le masque dont la forme caractéristique rappelle celui de Fantômette. Il est porté par Marinette Dupain-Cheng, l’héroïne du dessin animé, dont le nom d’ailleurs rappelle celui de Fantômette à la ville, Françoise Dupont. Ce goût pour le costume, et plus largement pour la mode, s’exprime chez l’héroïne de ce dessin animé comme chez Fantômette. Dans le deuxième épisode de la saison 1 de Miraculous, par exemple, la jeune héroïne participe, à l’école, à un concours de chapelier qu’elle gagne. Dans Fantômette et la lampe merveilleuse, la jeune justicière dit : « dessiner des robes, des manteaux, des jupes … Je crois que j’aimerais beaucoup cela » (2000b, p. 154). Marinette aura donc réalisé le rêve de Françoise. Toutes deux portent un costume qui leur donne un air de lutin et n’est pas sans rappeler non plus le costume de Bandette, l’héroïne éponyme des Américains Colleen Hoover et Paul Tobin dans leur bande dessinée (2012) :
Bandette est en partie inspirée de [l’héroïne de Georges Chaulet], ainsi que des vieux films de braquage des années 40 et 50, et de certains personnages de bandes dessinées américaines de l'âge d'or (Sun Girl, Blonde Phantom, Miss Fury, etc.) et des films comme Amélie, etc. Nous avions parfaitement connaissance de Fantômette – nous avions quelques livres à l’époque, mais ils étaient en français et nous ne savions, malheureusement, pas lire le français : il s’agissait donc surtout de regarder les jolies couvertures7.
19Qui plus est, leurs ennemis respectifs portent non seulement le même nom, le Masque d’Argent, mais se ressemblent à s’y méprendre, tant la forme de leur masque et sa couleur argentée les rapprochent. Autre point important, au-delà de l’aspect physique : Françoise, alias Fantômette, évolue en trio avec Ficelle et Boulotte en une véritable triade capitoline romanesque, « formant un club de détectives » (2006, p. 78), le « laboratoire d’une salutaire fantaisie, qui vient subvertir un univers adulte – essentiellement masculin – souvent étriqué et pointé comme tel8 » (Raulet-Marcel, 2025). Leurs équipées policières, à trois, sont aussi le fait de Ladybug alias Marinette et de ses camarades9.
20Certains épisodes du dessin animé enfin, d’un point de vue narratologique, semblent largement inspirés des aventures de Fantômette. Il en est ainsi de Fantômette contre Fantômette et de l’épisode 5 de la saison 1 de Miraculous, intitulé « L’imposteur ». Dans le sixième roman de Georges Chaulet, une série de cambriolages est revendiquée par Fantômette : la jeune justicière masquée aurait été aperçue, en fuite, sur les toits des Galeries Farfouillettes et dans Framboisy… Le trio formé par Fantômette, Ficelle et Boulotte mène l’enquête pour démasquer le véritable voleur. Dans l’épisode de la série animée, il ne s’agit pas de l’héroïne, mais de son compagnon, Chat Noir : les caméras de vidéosurveillance le montrent en action, alors qu’il vole la Joconde au Louvre… Après une scène topique de course sur les toits de Paris, les deux Chat Noir se retrouvent face à face, l’héroïne comprenant alors que l’imposteur est en fait un envoyé du Masque d’Argent.
21Passer avec Marinette d’une vision chronologique à une considération géographique – à mon sens à l’image de ce que fait Pierre Bannier en parlant de « microcosme » – permettrait alors de penser, non une filiation, mais un monde « fantômettesque » comme un territoire de liberté absolue. Dans ce cadre, un regard sur le monde numérique comme univers dans lequel peuvent se développer divers microcosmes s’avère intéressant.
22Le développement des fanzines et de leurs dérivés numériques, sous la forme de blog ou de pages internet référencées, donne de l’autonomie à ces univers, au-delà du contexte de création. La question du contexte d’édition, de l’auteur, du créateur et de ses inspirations n’y est en effet pas prise en compte : ce sont des lecteurs qui se sont approprié les personnages et leur univers et qui, de leur côté, ne cherchent pas à adopter le point de vue du chercheur mais tentent, contrairement au travail d’analyse au sens étymologique, d’avoir la vision totalisante d’un monde organisé. Fantômette a aujourd’hui sa propre page Facebook et son espace dédié sur internet, et c’est le cas aussi du collège qui porte son nom de ville, le collège Françoise-Dupont de la série animée Miraculous. Dans ces pages, Françoise/Fantômette n’est jamais explicitement mentionnée comme un modèle, peut-être n’est-elle pas même connue des rédacteurs de ces pages.
23La présentation du collège est la suivante :
À la demande de la néo-Maire de Paris Caline Bustier, le collège sera ouvert à des enfants de tout âge se côtoyant. Aucune notation ne sera effectuée et les élèves pourront apprendre dans les matières de leur choix et expérimenter par eux-mêmes, à leur rythme, tout en ayant la possibilité de faire de nombreuses activités sans entraves. Ceci est l'application de la « Pédagogie différenciée », une pédagogie qui se définit comme une méthodologie d'enseignement s'adaptant à chaque élève et lui laissant une grande liberté des enseignements qui lui sont prodigués10.
24Ainsi, il n'existe plus de classe de niveau à proprement parler, puisque les élèves choisissent par eux-mêmes les matières qu'ils souhaitent suivre et le niveau qui leur correspond11. Ils y suivent également des cours d’art, d’escrime, de peinture chinoise, ainsi que des ateliers de méditation, et sont inscrits à des concours de mode, de cinéma ou de e-sport. On reconnaît ici l’esprit de liberté de Fantômette : elle qui pensait les enseignements de Mlle Bigoudi si mal venus trouve ici un collège digne de son nom, qui permet aux jeunes gens qui y sont scolarisés de vivre leur vie telle qu’ils la rêvent, telle que Fantômette la leur a fait imaginer.
25L’héroïne incarne en réalité un véritable imaginaire de liberté pour les jeunes filles, mais aussi pour les enfants de manière générale, plongés parfois malgré eux dans la vie des adultes. De cette façon, le réalisateur Robin Campillo revendique l’inspiration « fantômettesque » qui a présidé à la réalisation de L’Île rouge. Ce film se passe à Madagascar, sur la base militaire française. Il raconte l’émancipation de Thomas, fils de militaire, qui va gagner son autonomie à l’occasion de plusieurs saynètes surréalistes de bagarres avec des ennemis. Au sujet de ces saynètes, Robin Campillo dit : « ce sont des bribes de fiction qui viennent parasiter la narration principale, comme un livre qu’on est en train de lire colore le quotidien12 », et ce livre, ce serait un volume de Fantômette. En costume de Fantômette cousu par sa mère, il vit ces saynètes comme un héros virevoltant, souriant à l’ennemi alors qu’il se bat contre lui, dans des décors noir, rouge et jaune, à l’instar du costume de l’héroïne de Georges Chaulet. Ces images, dont l’esthétique se rapproche des comics des années 1950, symbolisent des espace-temps de liberté imaginaire, loin du quotidien de la vie de la famille sur l’île malgache. Puis un soir, alors que tout le monde dort, le personnage principal du film fuit son domicile, en costume de Fantômette, et conquiert son autonomie. Le port du costume lui donne la force d’aller à l’encontre des règles des métropolitains vivant sur l’île, de réaliser son rêve de liberté. De plus, au cours de cette aventure, il rencontre deux autres personnages, Bernard et Miangaly. À ce moment-là, l’histoire de la famille française de Thomas ainsi que des amis malgaches du jeune garçon et de leurs familles, basculent : les Malagasys deviennent héros d’un roman national d’émancipation, accompagnés du jeune Thomas/Fantômette. Sa fugue sur l’île, où font rage, en filigrane, les révoltes paysannes et le soulèvement de la jeunesse malgache contre l’ordre établi dans les années 1970, lui permet de prendre part aux événements historiques de lutte contre le néocolonialisme.
26Si l’héroïne accompagne Thomas/Fantômette dans cette émancipation, c’est qu’elle fait preuve de panache,
[…] quelque chose qui s’ajoute à la grandeur et qui bouge au-dessus d’elle. C’est quelque chose de voltigeant, d’excessif et d’un peu frisé. Si je ne craignais d’avoir l’air bien pressé de travailler au Dictionnaire, je proposerais cette définition : le panache, c’est l’esprit de la bravoure13.
27Entre courage et style éclatant, son panache prend forme dans le costume et l’esprit de Fantômette, à l’origine, dans le film, d’une esthétique en contraste en termes d’actions comme de couleurs. Vivre en Fantômette rend possible une vie d’aventures en dehors de l’entre-soi caractéristique de son monde.
La liberté de Fantômette, la libération des jeunes filles
28Ses ascendants littéraires, ardents défenseurs de la liberté face aux conventions sociales, participent de sa symbolique libératrice. En tant que personnage enfantin et féminin, à l’imagination débordante, elle incarne, par identification voire incarnation des lecteurs comme Thomas dans le film de Robin Campillo, la puissance créatrice, libératrice, féministe d’une punk libertaire. Fantômette en effet, bien qu’elle ait des parents biologiques, s’est a minima affranchie de leur tutelle et n’a pas besoin d’eux pour vivre : ils n’apparaissent jamais dans les romans.
29Eu égard à ces considérations, il semble que donner forme à la généalogie littéraire de Fantômette, pour en faire la descendante de Fantômas, d’Arsène Lupin, ou l’ascendante de Marinette Dupain-Chang, ne s’avère pas si « antifantômettique » qu’originellement imaginé, tant qu’on ne limite pas à une analyse trop simpliste du suffixe « -ette ». Se libérer, en revanche, des parents biologiques s’avère être une nécessité absolue.
30L’univers dans lequel Fantômette et ses camarades évoluent est en effet comparable à ce que Pierre Bannier nomme un « microcosme » d’autonomie pour enfants ; et le rapprochement avec les school stories, à l’image de la série Harry Potter, où les parents, bien qu’ils existent, ne sont pas présents pour autant, semble pertinent : ce genre anglais raconte l’histoire d’enfants, orphelins ou non, en pension ; son apogée date de la première moitié du XXe siècle et parmi les thèmes principaux sont développés l’amitié, l’honneur et la loyauté entre élèves. La situation est la même pour Fantômette, les valeurs défendues sont identiques, le tout fait écho à la question d’Anne Larue : « tu as remarqué à quel point les romans pour la jeunesse aiment se débarrasser des parents ? » (Larue, 2018, p. 2) L’autrice dénonce ici l’obsession de la famille et de la filiation qui cherche absolument des types littéraires, des empreintes en creux destinées à être reproduites. Cependant, elle met dans le même temps en évidence l’absence remarquable des parents dans la littérature de jeunesse.
31Cette situation révèle « l’apport transgressif du héros » de littérature jeunesse (Piffault, 2008, p. 115) : « rival du parent, de l’adulte, […] porteur potentiel de contre-culture enfantine », le héros enfantin accomplit « la libération cathartique des pulsions violentes des enfants » (id.) et use largement dans ce but de la tonalité comique, dont « le ressort […] est souvent la transgression des interdits, parentaux et sociétaux » (id.). Cela participe du plaisir de la lecture des enfants. De même que les jeunes amis de Fifi Brindacier par exemple sont empêchés par leurs parents, le jeune lecteur des aventures de Fantômette, qui doit obéir aux ordres de ses parents, les évacue symboliquement de sa vie par sa lecture. Peut-être l’étymologie-même d’« aventure » éclaire-t-elle le potentiel émancipateur de Fantômette : du latin adventura, participe futur qui signifie « ce qui va arriver », employé au sens de « sort », de « destin » lorsqu’il est utilisé substantivement, l’« aventure », au pluriel neutre, ouvre l’espace des possibles ; tout peut arriver, tout est possible. La société, dont les parents sont des agents, n’intervient pas ; ces romans sont l’œuvre d’un destin, laissé à la libre imagination de l’auteur : le personnage reste une force qui va, rien ne l’arrête.
32Une autre forme, enfin, de pensée décoloniale se retrouve dans le modèle d’émancipation féminine mis en avant par Françoise/Fantômette. Pour reprendre la thèse de Christine Leroy, « nous mettrons au jour une forme d’émancipation féminine à la portée des jeunes filles et inaugurée par la figure de Fantômette » (Leroy, 2013, §2). Elle sait tout faire, et y excelle : natation, plongée sous-marine, planche à voile, tir à l’arc, escrime, judo, ski, karting, danse classique, elle est aussi polyglotte et sait communiquer en morse. Elle a ici quelque chose des héros masculins de la littérature d’aventures. Christine Leroy parle de « nature protéiforme adaptée à toutes les épreuves [qui] renvoie l’imaginaire du lecteur adulte aux métamorphoses successives et récurrentes d’un certain Fantômas » (Leroy, 2013, §7) : « surtout, il nous semble qu’un autre point plus difficile à cerner, relie les deux héros de manière impalpable : il s’agit d’une certaine stratégie à l’égard d’une société qui érige ses règles de bon fonctionnement en norme dogmatique » (Leroy, 2013, §12).
33De cette façon, si des liens entre Fantômas et Fantômette existent, c’est qu’ils sont de même nature, en tant que personnages émancipateurs. L’héroïsme du personnage créé par Georges Chaulet ne repose pas sur « un type de féminité […] mais [sur] un mode de contournement à l’égard des normes et valeurs en vigueur » (Leroy, 2013, §13). Ainsi, de même que Blaise Cendrars fait de Fantômas un symbole de liberté14 dans son poème intitulé « Fantômas », Fantômette est une figure émancipée et émancipatrice : si elle incarne la liberté, ce n’est paradoxalement pas en se libérant de la tutelle de son père littéraire, mais en la revendiquant.
34Françoise/Fantômette se joue de l’ordre de la société et agit comme bon lui semble, arrêtant les malfrats par jeu plus que par respect des bonnes conduites : elle n’aide les forces de police qu’accidentellement, c’est-à-dire à l’occasion ; elle sort surtout de nuit pour se retrouver enfermée dans une camionnette sans qu’aucun adulte ne se soucie de son absence (Pas de vacances pour Fantômette) ; elle manie des lames, dans Fantômette et son prince par exemple, et la ruse dans Fantômette et les 40 milliards. La jeune fille, aussi, ne tombe pas amoureuse, en cinquante-et-un ans d’existence. Le possessif, par exemple, dans l’expression « Fantômette et son prince » aurait pu signifier une proximité sentimentale, marquer une idylle, mais il n’en est rien. Elle est libre de toute relation amoureuse qui pourrait l’entraver d’une manière ou d’une autre. Ses vêtements près du corps lui permettent, enfin, d’exprimer pleinement la féminité de son corps. Pourtant, « une telle féminité doit se cacher pour exister et n’est légitime que derrière le masque de la justicière, comme en témoigne la nécessité dans laquelle Françoise se trouve d’adopter profil bas » (Leroy, 2013, §8). Lorsqu’elle est Françoise, sa tenue ressemble à celle des jeunes filles de son âge ; il n’y a qu’en Fantômette qu’elle est extraordinaire, au sens étymologique du terme.
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35À la question de savoir comment Fantômette, personnage romanesque inspiré de Fantômas, Arsène Lupin ou Zorro est devenu un mythe tutélaire pour de jeunes filles à l’esprit romanesque, la réponse est le plus naturellement chronologique : l’héroïne, alors que ses aventures se sont multipliées au cours des décennies, est elle-même devenue source d’inspiration d’autres personnages de fiction ainsi qu’objet d’identification pour les jeunes lecteurs.
36C’est faire vieillir Fantômette avec ses lecteurs ; Marinette Dupain-Cheng, l’héroïne masquée de la série animée Miraculous, serait une version plus jeune et moderne de la justicière de Georges Chaulet, sa descendante, inscrite dans un nouveau temps. Pourtant, les travaux récents des chercheurs ont mis en évidence que cette présence tutélaire n’était pas seulement de l’ordre de l’héritage, ni même d’une actualisation qui supposerait une nouvelle lecture ignorante du contexte de création de la série de romans dans les années 1960-1970, mais « le modèle de Fantômette permet[trait plutôt] de décliner une émancipation féminine toujours d’actualité » (Leroy, 2013, §16) dans une période de libération des mœurs et de la parole qui aurait aussi fait le succès des adaptations au cinéma des aventures de Fantômas dans les années 1970. Peut-être la pensée « fantômettique » a-t-elle trouvé aujourd’hui un espace-temps favorable à son développement dans les univers numériques où le lecteur, sans s’en apercevoir, ou sans chercher à s’en apercevoir, irrigue de sa propre aspiration à la liberté l’esprit émancipateur de Fantômette.
37Il faut ici considérer, pour nuancer le propos, généalogie littéraire et généalogie « biologique » (autant qu’un personnage littéraire puisse avoir des parents, dans l’espace de la narration). Il s’avère tout d’abord intéressant de noter que sa généalogie littéraire ne semble pas incompatible avec son esprit de liberté dans la mesure où tous les personnages dont on peut la rapprocher sont eux-mêmes des personnages en quête de liberté qui s’opposent à la société, de Fantômas à Fifi Brindacier. D’un point de vue « biologique », en revanche, l’absence de parents ou de personnage avec lequel elle entretiendrait une relation sentimentale montre à ses lecteurs qu’une autre voie est possible, une voie où le personnage et le jeune lecteur seraient libres de vivre des aventures au gré de leur volonté. Ainsi, modèle d’émancipation féminine pour les jeunes lectrices, Françoise/Fantômette semble même capable de catalyser toutes les volontés d’émancipation : de l’enfant face à sa famille, de la jeune fille face à la société, des colonisés face aux néocolonialistes.

