Les ressorts du romanesque dans la collection « Rubans Noirs » (1957-1970)
1Lorsque nous avons reçu l’appel à communications de ce colloque, le terme « adolescence » a retenu de prime abord notre attention. En effet, ses limites ne sont pas claires et ne l’ont jamais été : quand commence-t-elle ? Quand finit-elle ? Pour les Anglo-Saxons, le mot teen-agers permet de poser des frontières, mais est-ce vraiment convaincant lorsque l’on sait que l’évolution de tout être humain est sujette à tant de facteurs et peut se faire de façon différente selon les individus ? Le flou domine en ce domaine Certes, les œuvres de Paul-Jacques Bonzon s’adressent plutôt aux jeunes adolescents – les premiers teen – avec des héros au caractère bien typé, mais qu’en est-il de l’autre extrémité de l’adolescence ? Nous envisageons donc de nous pencher sur ce créneau des derniers teen, en prenant la collection « Rubans Noirs » (Alsatia, 1957-1970) pour objet d’étude dans la mesure où elle revendique exactement ce lectorat. Cela nous permettra d’étudier les ressorts du romanesque dans des ouvrages s’adressant explicitement à un âge proche du monde adulte.
Le lectorat
2La collection « Rubans Noirs », fut créée en 1957 aux éditions Alsatia, pour compléter les si connus « Signe de Piste » destinés aux adolescents de 12 à 15 ans. L’éditeur, à cette époque,
[…] en pleine effervescence, décid[a] d’élargir son lectorat et lan[ça] deux collections sœurs : « Prince Éric » [pour les plus jeunes] et « Rubans noirs », […] clin d’œil aux raiders, autrement dit aux troupes de scouts plus âgés. […] la collection « Rubans Noirs » conn[u]t un certain succès avant de s’éteindre à son tour, à la fin des années soixante, après avoir publié cinquante-neuf romans (Avrillault, 2019, p. 85).
3Dans l’introduction à la collection « Rubans Noirs » de sa série de livres sur le dessinateur Pierre Joubert, Alain Gout cite Jean-Louis Foncine, l’un des créateurs de la collection avec Serge Dalens, qui explique
[…qu’] effectivement, les Signe de Piste, c’était des livres formidables jusque vers 13-14 ans, 15 maxi, mais qu’à partir d’un certain âge, les adolescents se mettaient à se poser des questions, et ça ne suffisait plus. Il fallait leur répondre, honnêtement, sans faux-semblant, sans fuir les questions embarrassantes, et il fallait leur parler de tout ce qui passe dans la tête d’un adolescent, du développement psychologique, du passage à l’âge d’homme, des relations entre garçons et filles (Gout, 2010a. p. 76).
4Ce besoin semble avoir été partagé dans la mesure où, au même moment, entre 1958 et 1963, les éditions Spes sortent une collection « Jamboree-Aîné » pour faire concurrence aux « Rubans Noirs » d’Alsatia, mais qui n’aura pas le même succès. Parmi ces derniers, on trouve « beaucoup de traductions de l’anglais et surtout de l’allemand, un ton parfois presque adulte, de magnifiques couvertures de Joubert, on retrouve là un Signe de Piste vitaliste, inquiet, très dynamique, en prise directe avec la plus brûlante actualité » (Gout, 2010b. p. 10).
5Les « Rubans Noirs » s’adressent donc officiellement, selon le rabat de couverture « à tous les plus de quinze ans, à tous les adultes au cœur jeune » ; si la limite inférieure de ce lectorat est précise, en revanche la limite supérieure ne l’est pas. Et c’est un des points intéressants à explorer car il explique sans doute le succès de cette collection par rapport aux « Jamboree-Aîné » qui ne comprendront que onze romans, destinés en priorité aux adolescents de quinze-seize ans, mais guère plus. Cela se voit surtout aux figures héroïques mises en scène dans les « Rubans noirs », parmi lesquelles on compte nombre de grands adolescents mais également beaucoup de jeunes adultes. Par exemple, Marco et le maître du monde, d’Eberhard Cyran, évoque le parcours de Marco Polo depuis son départ pour la Chine, avec son père et son oncle, à quinze ans, jusqu’à la fin de sa vie, à soixante-dix ans, de retour en Italie. Et curieusement, les récits fermés sur une période limitée de la vie des protagonistes s’avèrent moins intéressants que ceux qui s’ouvrent vers le futur : L’Outsider, de Bruno Saint-Hill, parle de la passion des chevaux d’un jeune handicapé de treize à seize ans, mais il finit sur une note de résignation qui commence une vie adulte de renoncement à sa passion. En revanche, Tambours dans la forêt, d’Alan Dwight, met en scène la vie au Canada d’un jeune Français de seize à dix-neuf ans, au temps de Louis XIV, mais son apprentissage de coureur des bois, limité à trois ans, s’ouvre, une fois l’intrigue résolue, sur sa détermination à revenir dans ce pays qui l’a séduit durablement.
6D’autres ouvrages mettent franchement en scène des adolescents mûris trop vite lorsqu’ils se déroulent, par exemple, sur fond de guerre ou d’événements douloureux de l’actualité de l’époque : citons Un insurgé de quinze ans (Les Enfants de Budapest), de Thomas Szabo qui était lui-même étudiant à Budapest en 1956 et avait vécu l’insurrection hongroise de l’intérieur. On rencontre également de nombreux jeunes adultes intrépides assez conventionnels, comme dans la série des « Justiciers du Globe », d’Herbert Kranz, ou même des adultes comme dans les romans de 1969 de Jean Destieu qui marquent la fin de la collection et dont nous reparlerons ultérieurement. Ces romans ont donc pour but officiel, selon les rabats de couverture, de faire connaître à ce lectorat choisi « les vérités et les expériences profondes que nul être humain digne de ce nom n’a le droit d’ignorer aujourd’hui », tout en préservant chez eux les valeurs chevaleresques d’honneur, de solidarité et de courage qui inspiraient la collection « Signe de Piste ».
Les ressorts du romanesque
7La collection « Rubans Noirs », destinée aux grands adolescents, prétend donc, d’après le rabat des premières éditions, « leur ouvrir les yeux sur les grandes réalités du Monde Moderne […] leur offrir des récits, des romans, des témoignages qui, dans un style sincère, dynamique et fort, soient capables de les entraîner d’un bout à l’autre de l’univers ». Certes, les valeurs du scoutisme ont toujours cours dans cette collection : oubli de soi, abnégation, amitié, patriotisme, héroïsme, générosité, ouverture aux autres… mais ce n’est pas tout et, selon Laurent Déom,
[…] dès les premiers romans scouts publiés en français, l’aventure est à l’honneur, à tel point qu’elle prime sur les spécificités du scoutisme : pour ces récits s’inscrivant dans une veine populaire, l’objectif n’est pas tant d’illustrer le scoutisme naissant que de renouveler la matière d’intrigues aventureuses parfois usées (Déom, 2020, np).
8Il est certain que la collection « Rubans Noirs » – qui ne comporte aucun roman scout à proprement parler – s’éloigne en partie de cet objectif dans la mesure où il ne s’agit pas de réaliser « l’irréel [en passant par] l’enchantement du verbe du rêveur » (Déom, 2020) mais plutôt de se confronter au réel, aussi douloureux soit-il, en éloignant le rêve sans sacrifier l’idéal qu’il porte.
9La qualité littéraire de ces soixante ouvrages est évidemment très inégale ; l’un des procédés originaux retenus, notamment dans trois ouvrages, est le récit « autour d’un récit » : Masques de Fer, de Cyrille, fait un va-et-vient entre l’énigme historique si connue, utilisée par Voltaire et Pagnol, et le présent du héros. Marco et le Maître du Monde entraîne le lecteur dans la Chine du Million de Marco Polo. Et enfin, Nous étions des pirates, de Jean Destieu, est librement inspiré du Journal du capitaine Misson, repris à de nombreuses reprises dans bien des histoires de la piraterie. On trouve également quelques documentaires d’intérêt un peu inégal dont les deux Ursu, écrits par un missionnaire sous le pseudonyme de Buna Valamu, et qui narre de façon détaillée la vie d’un enfant du Tchad, de sa naissance dans sa tribu à sa vie d’adulte responsable et engagé dans la future indépendance de son pays, sans ajouter d’aventures fictionnelles. Dans d’autres cas, à l’inverse, comme La Clairière aux wapitis d’Aimé Roche, ou Tambours dans la forêt, ce sont les péripéties dans lesquelles sont entraînés les protagonistes qui servent de prétexte pour présenter des modes de vie différents de ceux des lecteurs européens En 1959, si « Pierre Huard, Commissaire Raider des Scouts de France, digne successeur de Larigaudie, publie Piste 23, œuvre pétrie de chaleur humaine, qui relate son aventure au Laos et dévoile un aspect du problème de la faim dans le monde » (Dalens et Foncine, 1977, p. 23), Jean Destieu, quant à lui, prend le prétexte d’une aventure fictionnelle pour délivrer un discours humanitaire très onusien – l’organisation s’appelle l’ONUSEC, anagramme d’UNESCO, évidemment – sur la Bolivie, l’Équateur, le Pérou…
10Si l’aventure est bien au cœur de la collection « Rubans Noirs », elle prend une autre ampleur en s’élargissant aux mesures du monde, on peut presque dire qu’elle en fait le tour : passant de l’Europe (Hongrie, Sardaigne, Yougoslavie) et de l’Afrique (Cameroun, Maghreb, Tchad), à l’Amérique (Brésil, Canada, Pérou), et à l’Asie (Mongolie, Afghanistan, Malaisie). On retrouve des récits d’aventures pures et simples, un peu à la Bob Morane, comme la série des « Justiciers du Globe1 », pour lesquels, comme le fameux héros cité, « la découverte et le danger […] donnent à [la] vie une saveur grisante. [… Et qui] doivent faire preuve non seulement de courage mais de contrôle de l’angoisse et de détermination pour dissiper la sensation de peur qui peut les envahir et les paralyser. » (Renouprez, 2017, p. 236). Mais parfois, ils peuvent également être considérés comme des romans d’initiation ou d’apprentissage, même si, selon Laurent Déom,
[…] pour que l’on soit autorisé à parler de roman initiatique, il faudrait que ce soit cette identité profonde qui soit modifiée à la fin du programme narratif […]. Concrètement, il serait nécessaire que, à ce moment du récit, une modification se produise sur le ou les axes sémantiques privilégiés, c’est-à-dire qu’un ou plusieurs traits sémiologiques occupent, sur l’axe auquel ils appartiennent, une place symétriquement inverse à celle qu’ils occupaient lors de leur première occurrence dans le récit (Déom, 2005, p. 78).
11La Table de Tacfarinas, d’X. B. Leprince, par exemple, entre dans ce schéma puisque la jeune Aurèle, adolescente rétive de seize ans, à la forte personnalité au début du roman, accepte un avenir de femme d’officier uniquement au service des autres, et demande à la Vierge « la pureté du cœur, la paix du cœur, la patience d’attendre… » (Leprince, 1957, p. 243). En outre, si le roman commence et se termine à Paris, l’aventure se déroule entièrement en Algérie, qui devient ainsi le lieu de l’initiation. D’autres récits, peut-être les plus nombreux, tendraient plutôt vers le roman d’apprentissage en ce que l’aventure ne provoque pas de changement radical, mais plutôt un accès à l’âge adulte comme Tambours dans la forêt, d’A. Dwight, où le jeune héros devient un homme à l’issue de trois années passées dans la forêt canadienne avec les coureurs de bois.
12Il en est de même pour les passions sportives, tout du moins dans les romans de Fernand Lambert consacrés à la montagne – Drame aux Dolomites –, et à la spéléologie, – Balcon sur l’inconnu, et sa suite La Rivière enfouie. Ces deux derniers ouvrages, qui mettent en scène des jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans, de milieux divers, réunis par leur passion pour la spéléologie, illustrent les valeurs scoutes d’entraide, d’amitié virile, de solidarité et d’abnégation, mais une des différences essentielles avec les « Signe de Piste » réside justement dans le face à face avec la mort, et surtout dans l’épreuve que représente ensuite le sentiment de responsabilité, et la difficulté à le surmonter.
13L’ampleur que prennent les aventures de ces récits doit également beaucoup à un contexte historique plus ou moins douloureux dans lesquels les auteurs introduisent une part de fiction : L’Étoile de pourpre, de Serge Dalens, par exemple, se passe au Moyen-Âge et raconte l’histoire du roi lépreux, Baudouin IV de Jérusalem, et Pablo Pronto, de Ludwig Lenzen, s’inscrit dans la dramatique guerre des Cristeros du Mexique des années 1926-1927. Mais les plus nombreux ont pour cadre un contexte historique beaucoup plus proche, lié aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale : les familles déchirées – Manfred, de Jean d’Izieu et Michel Sabathier, La Rose blanche de Munich, de Martha Bennet Stiles –, les enfants abandonnés – Zora la Rouquine, de Kurt Held, Frontière ennemie, de K. Burgbacher – ou encore aux guerres de décolonisation. En 1957, « Rubans Noirs » est projeté dans la plus brûlante actualité en publiant Minh de la rivière Thaï, de Jean-Marie Dancourt et, en 1962, en présentant les terribles événements d’Algérie, d’une façon extrêmement douloureuse dans Au risque de tout gagner, de Jean Serza. Ce roman met en scène une histoire d’amour sans issue entre deux êtres que tout sépare, sur fond d’atrocités et de violence où dominent la souffrance des hommes, la fureur et la mort. Car c’est bien ce qui caractérise les « Rubans Noirs » : la mort est très présente, à l’encontre de la fin optimiste de la plupart des « Signe de Piste ».
14Un autre point nous semble important parmi les ressorts du romanesque : Jean-Louis Foncine précise que les « relations entre garçons et filles… À l’époque c’était tabou ! Et aussi leur parler du monde dans lequel ils vivaient, des guerres, des révolutions, du racisme, de la faim, de la colonisation, des injustices, et aussi du monde qui les attendait demain… » (Gout, 2010a, p. 76). Notons que, parmi la soixantaine de « Rubans Noirs », presque une dizaine se penchent sur les problèmes des adolescents dans la société moderne, et notamment, les relations garçons/filles dans Signé Catherine, de J. d’Izieu, ou le phénomène des bandes – Les Jeunes Fauves, de Pierre Aber –, de l’impossibilité et la vacuité du monde moderne et de ce que ce dernier peut proposer à la jeunesse – Les Cent Dieux, de Jean Lozi –, de l’impossible amitié entre des gens trop éloignés les uns des autres – Nul ne revient sur ses pas, d’E. Cyran –. Nous remarquerons enfin que dans les ouvrages des dernières années (1967-1970), notamment dans les deux Kibboutzniks, de C. A. Bert, et dans les ouvrages de J. Destieu, parus après la révolution sexuelle de la fin des années soixante, les relations sexuelles se font très libres, à l’inverse de la morale privilégiée précédemment et, peut-on dire, en dépit de tout ce qui faisait les valeurs du scoutisme. Cette évolution peut surprendre pour une collection présentée, à ses débuts, comme la suite des « Signes de Piste », et qui commence à sacrifier à l’air du temps en s’éloignant de l’idéal scout en vigueur depuis Baden Powell.
15L’affaiblissement puis la disparition de la collection en 1971, malgré quelques essais de reprise ultérieurs, sont sans doute dus à la crise de 1968 qui marque des changements notables dans la société française. On assiste alors à un aplatissement du romanesque, privé à partir de ce moment-là, de tout élan vers le haut, de toute transcendance. Nous avons évoqué précédemment les romans de J. Destieu : Mission Bolivie (1968), Équateur (1969), et Guerre secrète au Pérou (1969) où l’on voit très clairement l’influence du marxisme et du communisme à travers les louanges de l’idéal castriste. L’auteur n’hésite plus à prendre un parti résolument politique et à le revendiquer, même si, en face, se développe la grosse machine humanitaire onusienne prête à se lancer au secours des masses opprimées. En outre, et c’est un point important, le regard porté par les humanitaires sur les Indiens d’Amérique du Sud est plein de mépris. On est loin du regard chrétien qui veut voir dans tout homme un reflet de Dieu : ce ne sont plus que des « masses » à alphabétiser. « Ils sont laids, graisseux, crasseux, déguenillés, avec des visages lapons ou mongols au teint de brique archi-cuite et d’énormes pieds nus écaillés de croûtes noires » (Destieu, Guerre secrète au Pérou, 1969b, p. 97). En renonçant aux valeurs traditionnelles portées par le scoutisme, ces récits annoncent la fin de la collection, à moins qu’ils n’aient en fait cherché à se mettre au goût du jour pour parer à une perte déjà inquiétante de son lectorat
Masculin / Féminin
16Enfin, le troisième aspect qui a retenu notre attention pour cette étude sur le romanesque repose sur le déséquilibre entre protagonistes masculins et féminins. Les jeunes hommes sont omniprésents, ce qui est sans doute dû au lectorat visé en premier lieu. On compte d’ailleurs très peu de femmes parmi les auteurs de ces ouvrages : la première, Cyrille, apparaît en 1962 – La Cage aux révoltés –, 1965 – Les Évadés – et 1966 – Masques de fer –. On en trouve deux en 1967 : Alberta Rommel et Claude-Andrée Bert – qui publie le second Kibboutzniks trois ans plus tard, en 1970 –, une autre en 1969, Martha Bennet Stiles, et une autre en 1970, Liselotte Flade. Cinq femmes au total contre plus de trente hommes, et presque toutes sont présentes dans les cinq dernières années de vie de la collection.
17Il est évident que, dès le début de la collection « Signe de Piste », le lectorat visé était celui des jeunes garçons à l’âge scout, entre 12 et 16 ans, mais, bien entendu, les filles, les Guides notamment, lisaient également ces ouvrages et ce, dès les premières éditions, en 1937. Néanmoins, il faudra attendre plusieurs années pour que, peu à peu, le lectorat féminin soit officiellement pris en compte avec la création, en 1946, de la collection « Joyeuse », destinée aux filles.
18La collection « Rubans Noirs », placée dès le départ sous le patronage des Raiders, s’adressait, elle aussi, à un lectorat masculin, ce qui explique que la majorité de ses auteurs soient des hommes, mais l’étude des ouvrages eux-mêmes montre une grande disparité dans la distribution des rôles. Dans à peu près un quart des ouvrages, on ne trouve aucune présence féminine, même diffuse : dans ceux qui se déroulent dans un univers uniquement masculin, comme celui des militaires – La Croix d’Agadès, d’X. B. Leprince, Capitaine nucléaire, de John Wingate – ou de la spéléologie, sport qui à l’époque ne devait pas attirer beaucoup de femmes, mais également pour la majorité des romans de la série « Les Justiciers du Globe » d’H. Kranz. Dans un peu plus d’un autre quart, les femmes font partie du décor (on remarque leur présence discrète dans les villages indigènes), ou jouent un rôle d’adjuvant comme les mères, grand-mères, tantes ou sœurs, – L’Outsider, de B. Saint-Hill –, ou encore un rôle dans l’économie du récit, souvent en retrait par rapport aux personnages masculins – Le Crapaud d’ambre jaune, d’X. B. Leprince –, ou alors, elles incarnent le positif et le négatif dans la vie du protagoniste comme dans L’Étoile de pourpre, de S. Dalens.
19Anne Fachinat, dans son étude sur « L’image de la guide dans les revues scoutes et guides autour des années 50 » insiste sur une certaine part d’ambivalence dans un discours qui oscille entre « l’innovation que constitue l’application de la méthode scoute aux filles » et qui met en valeur l’indépendance et l’esprit d’aventure et une volonté certaine « d’affirmer sa féminité en se ralliant aux normes en vigueur dans la société de l’époque » (Fachinat, 2007, p. 143), normes que l’on ne remet pas en question et qui, parfois, empêchent d’accorder une place prépondérante aux jeunes filles dans les romans d’aventure.
20La seconde moitié des ouvrages se répartit inégalement en deux groupes : dans certains récits, les auteurs, à l’inverse de ce que nous avons évoqué précédemment, introduisent un équilibre entre les personnages masculins et féminins. Ces derniers peuvent alors s’avérer très originaux et prendre une grande importance, jusqu’à confiner à l’héroïsme et participer pleinement au romanesque. Nous allons en exposer deux exemples : le premier, Signé Catherine, de J. d’Izieu – sur le mal-être de jeunes qui, à l’aube de leur vie adulte, essayent de compenser leur mal-être par trop de fêtes, d’alcool, et de flirts – présente autant de protagonistes féminins que masculins, et ils sont censés représenter les types sociaux de ces milieux : le militant communiste, plein de mépris pour ces petits bourgeois, le scout pétri de bonnes intentions, la fille facile, celle qui observe de loin et les deux personnages principaux qui n’arrivent pas à se déclarer leur amour dans la mesure où ils restent englués dans un milieu nocif. Il leur faudra s’en dégager pour privilégier l’honnêteté des sentiments et repartir sur un chemin droit. Le second exemple se trouve dans Manfred, de J. d’Izieu et M. Sabathier, où un jeune Franco-Allemand, élevé jusqu’à 17 ans par sa famille maternelle française, est obligé de la quitter pour obéir à la grand-mère allemande qui le réclame et à laquelle il s’oppose dès les premiers instants. Dans ce récit, c’est parce que les rôles féminins et masculins s’équilibrent pour faire cesser ce duel et aider le jeune homme à accepter sa double ascendance qu’il parviendra à s’engager dans la voie de la réconciliation entre deux peuples qui se sont trop affrontés.
21Enfin, d’autres ouvrages donnent un rôle d’importance à un seul personnage féminin par rapport au reste du groupe : Les Jeunes Fauves, de P. Aber, par exemple, s’attaque aux phénomènes des bandes de jeunes désœuvrés – les blousons noirs – et ne comporte qu’une seule protagoniste féminine, Brig, qui se donne aux uns et aux autres selon l’envie du moment – la désapprobation de l’auteur est claire : il lui prédit un avenir de prostituée –, et qui hésite même à se débarrasser de l’enfant qu’elle porte puisqu’elle ne sait pas qui en est le père. Elle sera néanmoins la seule à s’en sortir. En effet, le jeune séminariste qui s’introduit dans la bande pendant ses vacances d’été pour arriver à détourner ces jeunes gens du vide de leur existence repartira sur un constat d’échec. Certes, il les pousse à s’intéresser aux malheurs des autres et à partir au secours d’un village sinistré par un mouvement de terrain, mais, écœurés lors de l’arrivée des secours officiels qui les marginalisent et les renvoient à leur image de « blousons noirs », ils retombent dans la petite délinquance : l’un d’entre eux finira en prison, un autre se tuera dans un accident de scooter. Seule Brig se sauvera grâce à sa générosité et au don de soi : après avoir aidé à sauver un bébé trouvé dans les gravats du village sinistré, elle s’y installera, gardera son propre enfant, adoptera l’orphelin, et se consacrera aux deux petits que la providence lui a confiés.
22Il nous faut également parler du terrible roman Au risque de tout gagner. Amour et sang sur l’Algérie, de J. Serza, où, malgré des figures masculines belles et fortes, c’est une jeune fille, Odile, qui est le fil conducteur de l’action – tous les hommes en sont amoureux –, et s’en trouve, à son corps défendant, l’enjeu et l’otage. Nouveaux Roméo et Juliette, puisque le livre s’achève sur la mort des deux jeunes gens dans les bras l’un de l’autre, assassinés tous deux par la fureur des hommes, Odile et Ali, jeune Arabe, sont amoureux et conscients que tout les oppose. Mais si le jeune homme devant le refus des parents choisit la voie de la violence, de l’assassinat et de la rébellion, Odile, consciente qu’elle ne peut renoncer à sa religion, pas plus qu’Ali à la sienne, choisira le dépouillement et la transcendance en optant pour des études d’infirmière puis une vocation de sœur blanche, tout en restant consciente des liens qui l’unissent, au-delà des événements, à l’homme qu’elle aime. Elle en mourra, bien sûr, mais, comme le dit l’auteur dans son avant-propos, « il est des êtres qui par amour se perdent mais qui sont pour l’humanité le risque merveilleux qui peut tout sauver » (Serza, 1962, p. 14). Dans ce récit, comme dans le précédent, c’est également par l’oblation qu’on obtient la rédemption, et c’est bien là qu’on reconnaît la filiation avec les « Signe de Piste »
23En ce qui concerne les derniers romans, dont nous avons déjà parlé, notamment ceux de J. Destieu, ils offrent une majorité de personnages masculins, sans épaisseur d’ailleurs puisqu’ils correspondent souvent à des stéréotypes : ceux des ténors italiens, des barbudos, des Indiens, des membres du Ku Klux Klan, des nazis, etc…, mais les personnages féminins y jouent un rôle plus équivoque. Dans Mission en Bolivie, le héros est un jeune étudiant de dix-huit ans qui suit son père dans une mission de l’ONUSEC et résoudra un mystère à l’aide de jeunes de son âge, assez irréfléchis, dont deux jeunes filles peu farouches, avec qui il n’hésitera pas à flirter, contrairement à toutes les valeurs scoutes proclamées dans les ouvrages précédents de la collection. Cela va plus loin dans les deux romans de 1969 : dans Équateur, le personnage féminin est une superbe Vénézuélienne, ex-épouse de guérillero, totalement libre, et qui séduit sans peine les protagonistes masculins, ce qui donne lieu à une intrigue un peu sirupeuse ; enfin dans Guerre secrète au Pérou le personnage féminin est une belle femme de trente-cinq ans, très expérimentée, avec laquelle le protagoniste principal, de cinquante ans, couchera dès le cinquième chapitre (sur dix-sept), alors qu’elle est accompagnée de son mari, invalide et consentant. Dans ces trois romans, l’amour sentiment disparaît au profit de relations sexuelles passagères. On est loin des valeurs chrétiennes, du prix accordé à tout individu, du « baiser au lépreux », et même de l’amour épuré et douloureux des amoureux d’Au risque de tout gagner. On a manifestement changé d’époque et cette collection n’a plus de raison d’être.
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24Le bilan que l’on peut tirer de cette étude est que la collection « Rubans Noirs », son projet, son idéologie et son idéalisme correspondaient aux besoins d’une époque et qu’elle ne pouvait survivre aux soubresauts de la fin des années soixante sans s’affadir et perdre sa substance. Certes, elle est toujours restée dans l’ombre de la collection « Signe de Piste », néanmoins, comme le souligne Alain Gout, « quand on relit ces romans ; quand on en recense les thèmes, on est subjugués […] par l’extraordinaire audace des directeurs de cette collection – en particulier Jean-Louis Foncine qui en était le directeur littéraire et qui a marqué cette collection par l’intérêt qu’il portait aux grands drames du XXe siècle. (Gout, 2010b, p. 7) ».
25En effet, il est intéressant de voir comment, en s’adressant à des jeunes gens de seize ans et plus, les auteurs des années soixante ont fait preuve d’une audace et d’une profondeur inattendues dans une collection dite de jeunesse, en cherchant à convaincre ce lectorat que la vie d’adulte qui s’ouvrait devant lui, malgré les obstacles personnels ou les convulsions du monde, devait s’envisager comme un avenir à construire de façon responsable en privilégiant toujours l’ouverture vers les autres, et l’élan vers la transcendance.

