Colloques en ligne

Anne-Marie Mercier-Faivre

L’âge des Six Compagnons de P.-J. Bonzon

How old are P.-J. Bonzon’s Six companions ?

1L’adolescence a ceci de commun avec la littérature de jeunesse qu’elle n’existe pas. Pour ce qui concerne la littérature de jeunesse, on peut se reporter à l’article de Francis Marcoin, « L’enfant lecteur une fiction ? » (2009, p.14), dans lequel il analyse les conclusions de Jacqueline Rose sur l’impossibilité de fonder quoi que ce soit à partir de l’hypothèse d’un lecteur enfantin. Bien sûr, ces deux domaines existent de façon empirique, mais ils souffrent l’un comme l’autre d’une absence de définition claire et acceptée par tous. L’Adolescence n’existe pas est le titre d’un ouvrage de sociologie (Huerre et al., 1990), mais aussi un raccourci mettant en avant le fait que si le mot « adolescent » est ancien, le concept moderne qui lui est attaché est né après 1945. On peut se demander si ces mutations ont été prises en compte par la littérature pour la jeunesse, et si oui, de quelle façon. Pour examiner cela, j’analyserai les trente-huit volumes écrits par Paul-Jacques Bonzon (1908-1978) pour la série des Six Compagnons, publiés entre 1961 et 1978. Il s’agira de voir quelle image de l’adolescence est inscrite dans ces ouvrages et comment le lecteur pouvait s’y projeter.

2Cette série présente une bande d’enfants… ou de jeunes gens, toute la question est là. Dans le domaine de la littérature éditée pour la jeunesse il est très rarement fait mention de la puberté et il est difficile de déterminer si un ouvrage présente des enfants ou des adolescents et s’il s’adresse à l’un ou l’autre public. Cette incertitude est au cœur de cette série, pour plusieurs raisons. Sans doute est-elle liée à la collection : la « Bibliothèque verte » était destinée aux pré-adolescents, âgés de dix à douze ans, parfois moins, parfois plus1. Les héros ont plus ou moins le même âge puisqu’ils sont dans la même classe (à l’exception de Mady, qui fréquente une autre école puisqu’à l’époque les classes n’étaient pas mixtes). Enfants ou adolescents, les compagnons semblent ne pas avoir d’âge précis mais les aventures qu’ils vivent sont bien aux portes de l’adolescence. Celle-ci les met en prise avec le monde contemporain et avec les tares de la société, à travers une autonomie parfois rudement conquise pour des jeunes désargentés qui parcourent sans beaucoup de moyens les villes, les campagnes, les continents, parfois les mers.

3Dans les premiers volumes, l’auteur ne donne pas directement l’âge de ses héros. De plus, les personnages de cette série grandissent, passant du statut d’enfants à celui d’adolescents, non seulement parce que leur âge peut varier, ce que j’ai essayé de démontrer dans l’introduction à l’ouvrage que j’ai dirigé avec François Quet sur cette série (2022, p.16-18), mais aussi parce que l’auteur semble avoir progressivement pris en compte cette nouvelle catégorie d’âge qu’est l’adolescence, et accordé à ses personnages de plus en plus d’indépendance. Je proposerai un parcours de l’intégralité des volumes de la série écrits par Bonzon pour essayer de discerner la chronologie que l’auteur a tantôt esquivée et tantôt esquissée, pour relever les caractéristiques de cette adolescence et, enfin, pour faire des hypothèses sur ce que ces « adolescences romanesques » peuvent apporter au jeune lecteur.

Enfants ou adolescents ?

4Le plus simple pour déterminer l’âge des compagnons serait de voir à travers les mots du texte comment l’auteur a construit ses personnages, en les désignant. Enfants, gamins, jeunes gens, adolescents… tous ces mots sont présents dans la série, avec une progression très lisible. Les trois premiers termes et leurs variantes2 sont présents dans les premiers volumes, jusqu’en 1969, les autres dans les suivants. Le terme de « gamins » revient constamment mais est remis en cause par les compagnons : les policiers, disent-ils, « nous prennent encore pour des gamins. Chaque fois que nous avons eu affaire à eux, ils se sont moqués de nous » (Gant, p. 48). Les résolutions d’énigmes ont pour effet – et peut-être pour but – de ne plus être « pris pour des gamins ». La réaction de Corget, chef de la bande, devant la crainte suscitée par le nom de la centrale atomique est significative : « Bah ! dit Corget, nous ne sommes plus des gamins, de quoi aurions-nous peur ? » (Pile, p. 24-25). Ne plus être des gamins, c’est être supérieur à bien des adultes3. Corget, chef du groupe, se projette hors de l’enfance, et entraine ses camarades dans ce mouvement avec un « nous » inclusif. C’est d’ailleurs le seul qui s’approchera de la fille du groupe, Mady, en lui faisant la bise dans le dernier volume (Ville Rose) pour la saluer, alors qu’elle serre la main aux autres.

5« Enfants » est plus neutre ; il a une évidence définitionnelle. « Les enfants ! » lance leur maitre dans le cinquième volume (Neige, p. 22, 25). « Mes enfants » dit le spéléologue du quatrième volume (Gouffre, p. 13, 36), comme bien d’autres ailleurs4.

6Enfin, la distinction peut tenir à leur taille, tout simplement. À l’entrée d’un cirque, découvrant que les enfants payent demi-tarif, le narrateur rapporte leur interrogation :

Pouvions-nous passer pour des enfants ? La question fut vite réglée […] Tous ceux dont la tête touchait la barre transversale [de la toise], placée à une certaine hauteur, étaient considérés comme des grandes personnes. Seul Gnafron, pourtant plus vieux que La Guille et Bistèque, bénéficia du demi-tarif […] ce qui ne l’enchanta pas » (Âne, p. 28).

Le résultat est bien sûr plus favorable à la trésorerie du cirque qu’à la vérité.

7Enfin, c’est en 1969, dans le quinzième volume (Les Agents secrets), que les mots « gamins » ou « enfants » disparaissent, au profit de l’adjectif « jeunes » (p. 6). L’année 1968 aurait-elle marqué l’auteur ? Dans les volumes suivants, la formule qui les désignera sera « jeunes gens », « jeunes lyonnais » ou « jeunes gens de la Croix-Rousse » (Pirates, p. 153). Quant au mot « adolescent », il est rare ; on le trouve dans le vingt-et-unième volume (Tour Eiffel, p. 42). Dans ce même volume, un enfant vouvoie Le Tondu « comme s’il le prenait pour un adulte »5. Enfin, le groupe se présente comme « six adolescents lyonnais »6 dans le vingt-neuvième volume » (Village, p. 141). Mady, seule fille de l’équipe, suit la même évolution avec une différence notable : dès le huitième – donc avec cinq volumes d’avance par rapport aux garçons – elle est désignée comme une « jeune fille » (Château, p. 15).

8Dans le premier volume, aucun âge n’est donné, et la situation est brouillée pour le lecteur contemporain par le fait que le personnage principal, Tidou, fait sa rentrée dans « l’école de la Croix-Rousse » (p. 23), avec un maitre semble-t-il unique que l’on retrouvera dans plusieurs volumes. On pourrait le croire à l’école primaire. Le lecteur apprend très vite dans ce premier volume que Tidou est en « troisième B », il serait alors au collège et aurait autour de treize ans. Si le terme « école » reste longtemps présent, c’est que les compagnons sont probablement inscrits dans le « cours supérieur »7 (de onze à treize ans), prolongement du primaire jusqu’au certificat d’études. Ces faits étant peu connus des lecteurs d’aujourd’hui, la nouvelle édition « revue par l’éditeur » a transformé la mention de « troisième B » en « salle B » (Croix-Rousse, 2014, p. 28), laissant ainsi penser que les compagnons sont bien à l’école primaire. Cela est facilité par l’allure enfantine des héros dans leurs comportements et leurs émotions dans les débuts de la série. Par ailleurs, pour la nouvelle édition, la série passe en collection « Classiques de la rose » où elle côtoie des œuvres de la comtesse de Ségur et d’Enid Blyton, ouvrages destinés à un lectorat plus jeune. Ainsi, le premier volume donnerait aux personnages moins de dix ans pour les lecteurs d’aujourd’hui, mais de douze à treize ans pour les lecteurs de l’édition originale.

9L’auteur donnant peu d’indications chiffrées d’âges, il faut les déduire des indices que donne le principal narrateur, Tidou. Que celui-ci ait au départ de la série autour de douze ans est confirmé lorsqu’il rencontre Mady, qu’il désigne comme une « une petite fille de 10 ou 12 ans » (Croix-Rousse, p. 90), « une petite fille de mon âge » (id., p. 94). L’âge de douze ans revient d’abord régulièrement8. Mais au septième volume, Gnafron se présente ainsi : « j’ai treize ans, j’aime jouer aux billes et aux cartes » (Piano, p. 35). Les articles de presse ou avis de disparition livrent des données d’état civil pour certains : Youlna a quatorze ans dans La Princesse noire (p. 84). Quant à Mady, « petite fille » dans le premier volume9, elle a dans le neuvième le même âge que Lyane, désignée comme une « jeune fille » âgée de douze ans et demi (p. 51). Dans le dixième volume, la fille du clown a treize ans, « presque ton âge » dit Patati à Mady, qui décidément grandit vite.

10Le seuil de quatorze ans est crucial pour permettre aux compagnons de s’émanciper : le volume dans lequel ils ne sont plus désignés comme « enfants » mais comme « jeunes » (Les agents secrets) est aussi celui dans lequel on les voit pour la première fois à vélomoteur10, or l’âge minimum légal pour cela est fixé à quatorze ans. À cet âge, ils peuvent même gagner un peu d’argent. En effet, si l’âge légal pour le travail des enfants est, depuis 1959, fixé à seize ans, il y a des exceptions11. Paul-Jacques Bonzon s’est soucié de ce cadre : dans le quatrième volume, ils ont autour de treize ans et le spéléologue s’en inquiète12 ; dans le sixième, ils sont figurants – la loi autorise encore aujourd’hui le travail des enfants dans le spectacle, avec une autorisation parentale13. Mais ils doivent avoir plus de quatorze ans pour les emplois d’été ; ainsi, dans le dix-huitième volume, on lit que c’était « la première fois que les Compagnons songeaient à s’occuper pendant les vacances » (La Disparue, p. 7). Le cap des quinze ans pourrait être franchi dans la série : dans le seizième volume, ses ravisseurs parlent du Tondu comme d’« un garçon de quatorze ou quinze ans » (Calanque, p. 89), même chose pour Tidou vu par les faux douaniers de La Brigade volante (p. 25), au vingt-deuxième volume. On relève des incohérences parfois14, mais elles sont rares et on peut considérer que les compagnons ont entre douze et treize ans jusqu’au quinzième volume, quatorze ans et plus après.

11Les compagnons grandissent. Il existe une autre toise, plus subtile que celle du cirque de Patati, c’est celle de Kafi. Dans le premier volume, Tidou raconte : « quand il se dressait pour me poser les pattes de devant sur les épaules, il me dépassait de toute la tête » (p. 8). Dans le quatorzième volume, Kafi peut tout juste poser sa truffe contre son nez (Scotland Yard, p. 9). Dans Les Six compagnons en croisière (vingt-quatrième volume) Mady a « à peu près la taille de Solange » (p. 137), une hôtesse ; dans Les Six compagnons devant les caméras (vingt-huitième), Tidou et Le Tondu sont « les plus grands, qui, bien grimés, pourront passer pour des adultes » (p. 28).

12Auparavant, Bonzon insistait sur leur faiblesse enfantine : Tidou a du mal à bander l’arc qu’on lui a confié dans La Perruque rouge ; Gnafron épuisé par un long trajet à ski perd le groupe dans L’Homme des neiges ; Le Tondu et Tidou, dans le dix-huitième volume, s’escrimant à démonter un gros pneu dans le garage où ils travaillent pendant l’été sont, d’après leur patron, amusé, « des garçons qui ne font pas encore le poids » (Disparue, p. 16).

13Leur caractère s’affirme également. Pour Tidou, Corget apparait comme une figure d’ainé :

J’admire la présence d’esprit de Corget et la précision de son plan. Sa voix tremble d’émotion mais il n’a pas perdu son sang-froid. C’est formidable. […] Mes dents claquent. Je ne parviens pas à empêcher le tremblement de mes mâchoires. Corget est aussi angoissé que moi, mais, lui, sait se retenir ». (Pile, p. 153, 15)

14La maitrise de soi que Tidou ne possède pas dans les premiers volumes est une qualité virile qui lui sera reconnue dans les suivants. Si dans le premier volume il verse des larmes sur la perte de son chien – Corget avoue avoir fait de même lorsqu’il était plus jeune –, les larmes dans les volumes suivants sont surtout le fait de Mady15. Ils font preuve d’un grand courage et d’une grande endurance, passant plusieurs nuits sans dormir (notamment dans le Cigare volant) et allant jusqu’au bout de leurs forces. Ils risquent leur vie de façon de plus en plus nette et cette série, romans à énigmes ou d’enquête policière comme les Club des cinq d’Enid Blyton, se rapproche du thriller dans sa deuxième moitié. Ils sont enlevés, assommés, ils essuient des coups de feu et se mettent de plus en plus délibérément en danger de mort.

15Au vu de cette évolution, on peut s’interroger sur les intentions de l’auteur. Suivait-il en cela des directives de l’éditeur ? Avait-il l’intention de capter un public plus large, en s’adressant à des enfants plus jeunes au début, pour fidéliser un public qui grandirait avec ses personnages ? On serait ici face à un procédé qui annoncerait timidement celui que la série Harry Potter a exploité, prenant un héros enfant pour le mener jusqu’à l’adolescence. On peut aussi supposer que Bonzon a été lassé du cadre étroit déterminé par des héros enfantins confinés à leur quartier et qu’il a souhaité les pousser vers l’adolescence afin de varier les situations et surtout les lieux. Ainsi il évitait de répéter ce qu’il considérait comme l’erreur d’Enid Blyton « qui s’est laissée (sic) prendre à la facilité en racontant à peu près toujours les mêmes histoires » (Bonzon, 2002, p.99). Il offrait ainsi à des lecteurs encore enfantins l’image d’un futur proche pour les inviter à l’investir fantasmatiquement, en attendant. Enfin une autre hypothèse, formulée par Christiane Connan-Pintado (2022, p. 149), serait que les personnages semblent aussi évoluer parce que la société a changé au fil des publications : les jeunes gens et surtout les jeunes filles ont plus de latitude. Tous ces éléments se combinent pour donner à cette série une souplesse qui lui est propre.

Possessions et occupations

16Une classe d’âge peut se définir aussi par les accessoires des personnages, leurs vêtements, leurs activités. Les illustrateurs16 ont donné une allure et des vêtements aux personnages de Bonzon, mais lui-même est muet sur ce chapitre, à de rares exceptions : pour des raisons de scenario avec la couleur d’un manteau (vert, dans L’Homme des neiges), ou pour d’autres raisons lorsqu’il s’agit de Mady, par exemple dans sa robe du dimanche, blanche avec des lisérés rouges : « La voyant apparaitre, si élégante, la bande avait poussé un ‘’ho !’’ d’admiration qui l’avait fait rougir plus de confusion que de plaisir car elle détestait jouer les coquettes » (Château, p. 49). Quant aux garçons, ils resteront débraillés, sauf lors de circonstances exceptionnelles et on ne saura rien de leur tenue en dehors de ces moments, sinon dans leur aspect technique (anoraks, cirés, chaussures de montagne, etc.).

17L’argent rudement gagné par le travail ou les récompenses les lestent de possessions qui feront rêver les jeunes lecteurs de ce temps : appareil photo, montres à quartz, vélomoteurs achetés « avec des économies de bouts de chandelles » (Agents, p. 6) dont on ignorera toujours la marque et la couleur17, chaussures de marche, talkies-walkies, sifflets à ultra-sons, lampes torches (Village, p. 33, 111-112), matériel de plongée, tentes de plus en plus perfectionnées… Ils louent un gîte et prennent leurs repas à l’auberge dans le vingt-neuvième volume.

18Les occupations des compagnons évoluent également, donnant l’impression qu’ils avancent en âge. Dans les premiers volumes, ils jouent à des jeux d’enfant18. Les jeux de billes, patins à roulettes et ballon, ou domino (Gant, p. 51), font place à des jeux d’adolescence : jeux de plage ou de pont, jeux de cartes, belote, bridge19, tarot (Village, p. 24) et même échecs (Clef, p. 11). La collection de timbres20 est la seule activité de loisir qui couvre toute la série : elle peut concerner tous les âges.

19Les compagnons lisent peu. Cela semble être une activité de fille21. Tidou préfère la lecture du journal (Tour, p. 7) notamment la page des sports, et les récits d’aventures22. Mais on ne les voit pas lire les revues à la mode de ces années qui parlent de la vie des vedettes populaires. Les « journaux illustrés » sont simplement évoqués comme catégorie23. Tout cela reste enfantin, donc, à part la presse quotidienne, très présente par sa rubrique des faits divers et la célébration de leurs exploits. Quant à la musique, si elle apparaît au cours de leurs enquêtes (Liszt joué par l’aveugle du Piano à queue), et si Mady a pour habitude de s’endormir en écoutant à la radio « des chansons » dont on ne connaitra jamais le titre, une seule scène évoque les pratiques musicales des adolescents des années soixante : dans Les Skieurs de fond, lors d’une veillée, des randonneuses chantent « des chansons en vogue, et, naturellement, chacun se mit à chanter avec elles » (p. 7).

20Pas d’alcool pour les Compagnons, jusqu’au trente-sixième volume où ils boivent de la bière : « nous sommes des sportifs »24 répond Le Tondu au vingt-neuvième, lorsqu’on leur propose un apéritif, un digestif... Ils ne fument absolument pas (Espions, p. 25). Enfin on sait que Tidou a « d’excellentes notes »25, ils sont sages… comme des images. Tout cela confirme les propos de Christiane Connan-Pintado :

Dans la littérature sans aspérités de Paul-Jacques Bonzon, nous avons affaire à des héros exemplaires. Imaginés par un instituteur à la retraite, ses personnages d’adolescents ressemblent sans doute davantage aux élèves qu’il a côtoyés pendant sa propre carrière qu’aux jeunes de la génération « Âge tendre et tête de bois » décrite par Anne-Marie Sohn, en particulier lorsqu’elle étudie les signes extérieurs de la jeunesse, objets, modes et apparences. (2022b, p. 151)

Du passage à la puberté, on ne saura rien. Il semble même que les Compagnons en soient exemptés : dans le vingt-neuvième volume, lorsque Tidou téléphone à la police, on lui répond « à votre voix vous paraissez très jeune ! ». Il rétorque « On est six adolescents lyonnais » (Village, p. 141). Mady reste la pure jeune fille. Elle s’indigne lorsque Bistèque imagine qu’elle peut être intéressée par un beau garçon, « avec un petit sourire plein de sous-entendus […] Mady lui lança un regard foudroyant. – Je ne te permets pas de plaisanter » (Brigade volante, p. 105).

21Sa proximité avec Tidou est marquée par le déni (n’oublions pas que Tidou est le plus souvent le narrateur) : elle est justifiée, selon Tidou, par le fait qu’elle aime beaucoup Kafi ; lui-même dit aimer Mady parce qu’il lui est reconnaissant d’avoir retrouvé son chien26… Quand Mady dort à la belle étoile à côté de lui, il précise que Kafi dort entre eux27. Comme l’a souligné Christiane Connan-Pintado, « on peut imaginer que cette promiscuité nocturne aura fourni matière à rêver aux jeunes lecteurs » (2022b, p. 149). Le seul passage qui pourrait passer pour troublant se trouve à la fin des Piroguiers (trente-quatrième volume), lors d’une fête africaine suivie d’un bain de minuit. Les compagnons ont ôté leurs boubous pour le bain, Tidou et Mady sortis du bain sont assis ensemble dans la nuit… que portaient-ils sous le boubou ? ce n’est pas dit, mais encore une fois les lecteurs pouvaient rêver de cette proximité sous les étoiles. Ainsi, l’adolescence des Compagnons n’est pas définie par leurs goûts ni par la conscience d’appartenir à une classe d’âge particulière, ni par l’éveil à la sexualité ; les seuls traits qui la définissent sont le désir d’indépendance, l’envie de bouger et de découvrir le monde.

Traits d’adolescence : partir

22La série énumère les premières fois des compagnons : première nuit à la belle étoile (deuxième volume), premier voyage en train (cinquième), en barque (huitième), en avion et en métro (quatorzième)…, découverte de la mer, du ski, de piste ou de fond, de l’équitation, etc. Dans le deuxième volume, l’un d’eux ne sait pas encore faire de vélo, dans le quatrième, un autre ne sait pas téléphoner (p. 39), aucun n’est allé à Paris avant l’expérience de La Tour Eiffel. Ils découvrent ce qu’est un tribunal, le monde de la danse, de la musique, de la peinture, du marché de l’art, des trafiquants, des faux-monnayeurs, des enfants maltraités, des fermiers expropriés, des étrangers bloqués aux frontières, etc. : ils sont plongés, et leurs lecteurs avec eux, dans les questions qui agitent les journaux de leur temps, jusqu’au massacre des bébés phoques28.

23L’adolescence est le temps de la contestation de la domination des adultes. Les Compagnons, ne sont pas contestataires. Ils s’indignent face à l’absence de scrupules des méchants et à l’incompétence des policiers29 mais cela ne va pas jusqu’à une remise en cause de la société. Certes, le premier volume – et le groupe lui-même – est fondé sur une petite révolte : les Compagnons se sont unis pour faire venir à Lyon le chien de Tidou malgré le refus de son père. Mais la plupart du temps, l’autorité des parents n’est pas remise en cause et leurs autorisations pour les aventures sont toujours accordées (parfois avec des conditions), et reposent sur la confiance. Ainsi, l’on voit des familles inquiètes escorter leurs enfants au départ du train pour la classe de neige, mais pas celles des Compagnons :

Presque tous nos autres camarades sont déjà là, accompagnés qui d’une mère, qui d’un père, qui d’une grande sœur ou d’un grand frère… quand ce n’est pas de la famille au complet. Nous nous sentons très fiers d’avoir réussi, tous les six, à persuader nos parents que nous étions assez grands pour partir seuls. (Neige p. 13)

24En revanche, lorsqu’ils partent pour la première fois en avion, c’est une autre affaire : toutes les familles sont là pour les voir décoller (Scotland Yard, p. 56) et elles sont encore là dans un autre volume où les mères accablent les jeunes gens de recommandations et de craintes comiques, mais qui s’avèreront, pour l’une d’elles, justifiées (Espions, p. 13). En revanche, au trente-septième volume, ils s’envolent pour la Norvège et l’on voit que leur indépendance a progressé encore :

[…] les compagnons n’étaient pas accompagnés de leurs parents mais de nombreux pères ou mères de famille assistaient au départ de leurs enfants ; leurs recommandations sans fin faisaient sourire les six camarades, habitués depuis longtemps à toutes sortes d’expéditions (p. 15).

25Mady est moins libre. Ainsi, quand elle ne peut partir en même temps que le groupe, Le Tondu souhaite l’attendre car sa mère, un « peu trop mère poule », risque de trouver un prétexte si elle part seule30 : pour les filles, « être grande » est plutôt un inconvénient qu’un avantage.

26Si la prise de risque est un trait d’adolescence, la série n’en manque pas et cet aspect augmente au fil des volumes. Les compagnons essuient des coups de feu à plusieurs reprises31. Dans le vingt-huitième volume, Mady et Le Tondu sont enlevés et drogués, dans le dernier volume, Mady est enlevée et enfermée dans un centre aéronautique qui va exploser. Cette aventure semble marquer un point limite dans sa conclusion : « Jeunes gens, dit encore le policier, savez-vous que vous avez pris de bien gros risques ! vous avez joué là un jeu dangereux que je ne vous conseille pas de recommencer… » (Ville rose, p. 179). Bonzon, qui se savait malade et est mort peu après, nous dit-il ici qu’il n’ira pas au-delà et que le « jeu » est terminé ?

27Un autre trait de l’adolescence de cette époque est l’inclusion dans une bande et l’attachement au groupe (Sohn, 2001), situation dont le roman pour la jeunesse s’est fréquemment emparé (Thoizet, 2011). Leur lien est mis en scène fortement dans le deuxième volume, celui qui lance réellement32 la sérialité. À la sortie du dernier jour de classe, Corget arrête Tidou :

« Eh bien, Tidou, tu ne vas pas rentrer chez toi comme ça. Il faut attendre les autres ». En un instant la bande fut reconstituée. […] Comme tous les autres écoliers, nous avions attendu les vacances avec impatience et juste au moment où nous aurions dû sauter de joie, nous demeurions silencieux comme si ces deux mois et demi de liberté nous embarrassaient. « Vous ne trouvez pas cela bizarre ? remarqua Corget d’un air grave. Nous avions l’air stupide comme si nous étions ennuyés de quitter l’école. » Il disait vrai. Pour nous les vacances ne pourraient être de vraies vacances que si nous restions ensemble (Pile, p. 6-7).

28Cette affirmation est réitérée dans de nombreux volumes33. Mady elle-même est indispensable34. Aussi, les volumes sont-ils marqués par un désir d’être ensemble autant que par une envie de fuite loin du quotidien : il s’agit de « ne pas rentrer chez soi comme ça », pour reprendre les termes de Corget. Enfin, c’est la mère de Tidou qui énonce le trait le plus marquant de l’adolescence, répondant à son fils : « Toi, pourvu que tu partes, tu trouveras toujours tout parfait » (Château, p. 9). « Pourvu que tu partes »… Elle oublie d’ajouter « avec les copains ». Les deux traits marquants de cette adolescence sont l’un centrifuge (éloignement des parents), l’autre centripète (agrégation au groupe). L’adolescent de Bonzon se construit à partir de ces deux mouvements, reflétant l’évolution de la société telle qu’elle est résumée par Aurélie Gille Comte-Sponville :

Après la Seconde Guerre mondiale, le rapport entre l’adulte et l’enfant évolue. L’adolescence se constitue surtout indépendamment du monde adulte, quitte à dérouter ce dernier. […] En proposant à ses lecteurs des bandes d’enfants ou d’adolescents, la littérature de jeunesse se fait à la fois vision idéalisée de la jeunesse et écho d’un puissant mouvement de société (2016, p. 151)

29Ainsi, l’appartenance à une « bande » est en soi un acte d’émancipation et une sortie hors de l’enfance, dans la mesure où le lien avec la famille est distendu. Prise de risque, début d’autonomie financière, liberté de mouvement, vie centrée sur les activités avec un groupe du même âge, telles sont les images d’adolescence romancées par la série.

Trois hypothèses en forme de conclusions

30Les « aventures adolescentes » présentes dans la série ont un aspect étrange. Sans doute est-ce dû au hiatus entre l’âge des personnages capables de vivre les aventures narrées et l’âge des lecteurs implicites. Paul-Jacques Bonzon avait conscience d’écrire pour des enfants et non pour des adolescents. Dans sa lettre à Soriano, publiée par celui-ci après la publication de L’Œil d’acier, donc autour de 1973, il écrivait :

Projets : « D’abord, continuer Les Six Compagnons […] Ensuite, je pense au « trou » qui a toujours existé dans la littérature pour l’adolescence. Actuellement, plusieurs éditeurs lancent des collections pour cet âge. Je doute d’un net succès. Mon expérience personnelle m’a montré qu’à treize ou quatorze ans, les jeunes gens passent directement, sans transition, à la littérature pour adultes. Le genre est délicat, surtout en ce qui concerne les filles. […] Je vais tout de même essayer, par curiosité ». (Soriano, 2002, p. 100)

31Écrire les Six Compagnons n’est pas écrire pour des adolescents selon leur auteur, même si ses personnages sont presque des adolescents dans les premiers volumes et deviennent une bande de « jeunes » dans les derniers. Peut-on considérer qu’après 1973 il aurait essayé de modifier cette série afin de s’« essayer » dans le roman adressé à ce nouveau lectorat ? C’est peu probable : les volumes parus par la suite diffèrent peu des précédents, en dehors de ce que nous avons relevé.

32À travers ces romans il offre à ses lecteurs des récits d’aventures policières dans lesquels des personnages qui leur ressemblent sont puissants et triomphent des adultes, parfois de la société. Il leur donne aussi de quoi rêver sur ce qui les attend. Il leur permet de jouer avec des images d’émancipation, des « grands jeux » loin des adultes, de rêver des amitiés incassables, de franches camaraderies, y compris avec des filles. Il propose un prolongement de ce qu’ils sont déjà et une réassurance quant à l’avenir. L’adolescence, au sens moderne, est une notion qui reste étrangère à Paul-Jacques Bonzon, ou qu’il veut ignorer35 : ses adolescents littéraires ont plus à voir avec les boy-scouts d’avant-guerre qu’avec le monde des lecteurs de Salut les copains. Dans cette série, l’avancée en âge apparait comme un prolongement du même, en mieux : la simplicité de l’enfance augmentée de la liberté et de la force de l’adolescence. Vus de la sorte, les personnages des compagnons sont un peu l’équivalent (mutatis mutandis) des Kens et des Barbies que les enfants de la génération suivante adopteront comme support pour ce type de rêverie : presque des adultes, possédant des objets que possèdent les adultes, voyageant comme eux, il ne leur manque qu’une chose, un sexe. Sans sexe, pas de puberté donc pas d’adolescence. L’adolescence y est ainsi doublement « romanesque » : les aventures sont portées par des personnages censés l’incarner, mais l’adolescence elle-même y est un pur mirage, un jeu, une fiction.

33Cependant (deuxième conclusion), dans les aspects proprement « romanesques36 » de la série, on peut voir des schémas qui rappellent les rites de passage de l’enfance vers l’âge adulte dans les sociétés traditionnelles. Les aventures des compagnons, qui les mènent dans des lieux souvent sauvages et parfois souterrains, se rapprochent des rites initiatiques37 tels que Laurent Déom les a repérés dans les romans scouts publiés dans une période (1930-1960) antérieure à la série de Bonzon, mais suffisamment proche pour qu’on puisse y voir une influence (Quet et Mercier-Faivre, 2022, p. 22-23). Partant de la description par Mircea Eliade (1959) des rites de passage, et notamment de l’initiation tribale qui permettait de marquer le passage de l’enfance à l’âge adulte, il évoque les désordres psychiques (Déom, 2014, p. 226-227) pouvant résulter de cette absence de rituel et, citant Eliade, la possibilité d’une initiation par la fiction : « Selon Eliade, lorsque les scenarios initiatiques ont été déconnectés de leur réalisation rituelle, ils se sont mués, la plupart du temps, en motifs littéraires » (ibid., p. 227-228). Reprenant les travaux de Simone Vierne38, il définit le roman initiatique comme un récit construit autour d’un itinéraire conduisant à une modification profonde des traits définissant le personnage et irrigué par un symbolisme repérable, simulant la mort (ibid., p. 228). Si les romans de Bonzon ne satisfont pas à la première condition, ils sont riches d’épreuves renvoyant à une mort symbolique : séparation (de la mère, mais parfois aussi du groupe des pairs), évanouissement, isolement, enfouissement dans les profondeurs ou au contraire élévation, sont des schèmes récurrents de leurs aventures. Ainsi, le lecteur enfantin pourrait-il vivre en partie ces épreuves, affronter symboliquement l’image de la mort, et ressortir de sa lecture plus fort. L’adolescence romanesque serait une expérience de lecture en forme de rite de passage qui conduirait l’enfant lecteur, volume après volume, vers l’adolescence.

34Enfin (troisième conclusion), on peut aussi se pencher sur la curieuse façon de traiter le temps qui semble propre aux ensembles romanesques de cette période. Evelyne Thoizet a évoqué les paradoxes de trois de ces séries39 dans lesquelles « les personnages vieillissent et ne vieillissent pas, accumulent des expériences sans gagner en maturité, appartiennent à un monde toujours identique et figé […] qui ne parait pas s’inscrire dans une histoire et qui est pourtant daté » (2016, p. 46). L’atemporalité de ces séries serait due à des causes anthropologiques, l’enfance apparaissant comme un temps lent, sinon immobile. Cette série est bien une série lente et non une série immobile (Quet et Mercier-Faivre, 2022, p. 16-18). La temporalité viendrait de l’inscription des romans dans une époque qui, elle, est en mouvement, comme on l’a vu plus haut, mais aussi d’une évolution des personnages vers un âge et des caractéristiques plus matures. On peut aussi lire dans ce mélange de modes temporels l’hésitation de romans qui se situent entre enfance et adolescence, la série immobile étant l’image de la première, le cycle dynamique, dans lequel les personnages vieillissent étant le lieu privilégié de la narration de la seconde. Ces deux formes ont été définies par Anne Besson, notamment dans sa contribution à l’ouvrage Devenir adulte et rester enfant :

Il y a une profonde logique psychologique à associer la série, qui arrête le temps au profit d’une éternelle répétition de l’utopie enfantine, […] aux plus jeunes lecteurs […] tandis que le cycle, modélisation idéale du scenario initiatique, s’adresserait aux adolescents ou pré-adolescents. En dépit de la justesse globale de cette distinction, l’on ne saurait absolument s’en contenter. (2008, p. 259)

35Dans cette mesure, Bonzon aurait réalisé le projet du genre hybride dans lequel il inscrit les aventures des Compagnons : à la fois ensemble sériel, qui immobilise le temps et fait durer ainsi un état d’enfance, et embryon de cycle, qui montre une maturation des personnages et invite ainsi les lecteurs à grandir.

36La série des Compagnons proposerait ainsi une adolescence romanesque sous trois aspects : narration d’aventures dans lesquelles des enfants accomplissent des exploits dignes d’adultes sans jamais accéder à un véritable statut d’adolescent, parcours fantasmatique dans lequel le lecteur vit des bribes de rites d’initiation, et enfin expérience du temps située dans un entre-deux, ancrée dans une immobilité proprement enfantine et poussée par une action qui propulse ses lecteurs vers le futur. Ainsi, Bonzon, sans écrire pour les adolescents aurait proposé à ses lecteurs un genre mixte, un entre-deux, un genre lui-même adolescent, toujours ancré dans l’enfance mais en devenir.