Colloques en ligne

Christine Prévost

Modèles héroïques, réels et fictifs, offerts à l’admiration des adolescents par la Bibliothèque Verte

Models for teenagers to admire at Bibliothèque Verte

1Dans les publications de la Bibliothèque Verte, il est une catégorie de récits dont on sous-estime l’importance quantitative, celle des récits d’exploits accomplis par des pilotes militaires, des marins, des sportifs de l’extrême, ou encore des scientifiques en expédition au bout du monde. Ce sont majoritairement des récits publiés antérieurement chez d’autres éditeurs, à destination d’un public adulte, mais qui intègrent la Bibliothèque Verte à la fin des années cinquante et suivantes, dans la période 1958-1973 (collection reconnaissable à son dos vert et bandeau jaune sur la couverture, numérotée de 1 à 466). En effet, si on élimine les auteurs classiques, le patrimoine du XIXe siècle, ainsi que les séries autour d’une figure de détective, il reste alors ces récits qui répondent à la définition établie par Philippe Lejeune du genre littéraire de l’autobiographie : « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence » (1975). Qu’une collection conçue pour un public adolescent récupère des œuvres pour adultes n’est pas nouveau, comme l’ont montré les études de Denise Escarpit. Cependant, puisqu’entre le plaisir de lire des adultes, et celui des enfants, « il n’y a pas de différences d’intensité ; il n’y a que des différences de motivation et d’aspiration » (Escarpit, 1988, p.57), l’aspiration que l’éditeur semble prêter aux adolescents le porte à admirer des modèles de la vie réelle à l’âge où l’identité se construit encore. Évoquant le « pacte autobiographique » de Lejeune, Chantal Clouard constate que, si l’écriture d’une autobiographie est un projet qui permet à son auteur de se définir une identité, l’identité du lecteur est aussi en question dans ce pacte :

Au-delà de la question de la ressemblance et de la sincérité, l’engagement de l’autobiographe à « honorer sa signature » tient à son caractère intersubjectif d’adresse à l’autre, autre-interne ou autre-lecteur qui en valide l’intention. Car le récit autobiographique est une parole vivante qui cherche à faire partager des expériences heureuses ou douloureuses. Il décrit les actions et les pensées d’un personnage dont le lecteur interroge le bienfondé, la vraisemblance et qu’il essaie de comprendre en les comparant à ce qu’il pourrait faire lui-même, le prenant comme modèle ou contre-modèle de ses propres actions ou de ses motivations. S’y trouve exposée et questionnée une certaine vérité, à défaut de la vérité du sujet, dans sa singularité mais aussi dans ce qui le relie aux autres. (Clouard, 2020)

2Si le lecteur de la Bibliothèque Verte compare les actions des personnages à « ce qu’il pourrait faire lui-même », que va-t-il alors admirer chez ces héros dotés de capacités physiques, sportives, dignes de champions olympiques ? Des exploits purement gratuits ou des enjeux supérieurs ? La mise en scène de soi que suppose l’écriture autobiographique ne risque-t-elle pas de faire apparaitre les auteurs comme préoccupés seulement de leur propre gloire, affaiblissant en conséquence la dimension modélisante ?

3Avec ces questions pour guide, et à défaut de pouvoir examiner de façon exhaustive l’intégralité des récits autobiographiques publiés, nous avons d’abord sélectionné quelques exemples1 qui nous semblent révélateurs de tendances directement liées au contexte des « Trente Glorieuses ». D’une part le contexte économique favorable au développement scientifique et technologique valorise la figure de l’ingénieur, de l’explorateur, du découvreur quel que soit le domaine de découvertes, assimilées à de nouvelles formes de conquêtes. Le sportif, en ce qu’il explore les limites de son corps, ou réalise ses performances en conditions extrêmes, est aussi à sa façon un conquérant. L’autre élément de contexte perceptible est le contexte historique. Il est encore marqué par le conflit de la Seconde Guerre mondiale, qui voit se multiplier la publication de mémoires de guerre, où domine en particulier la figure héroïque du pilote d’avion de combat. À cette sélection illustrant des tendances générales, nous ajoutons quelques récits singuliers, puisés cette fois autant dans les récits de fiction que dans les récits autobiographiques. En effet, constatant que les récits autobiographiques sont majoritairement écrits par des hommes et favorisent des figures héroïques masculines adultes, nous avons intégré à notre corpus deux rares exemples d’autobiographie au féminin, Danseuse étoile de Claude Bessy, et Côté jardin d’Odette Joyeux. Bien que racontant toutes les deux une enfance vouée à la recherche de l’excellence dans la danse classique, chacune se distingue par un choix d’écriture qui lui est propre. Enfin, s’il est un ensemble de récits où les héroïnes sont encore plus absentes que celui du sport ou de l’exploration, c’est celui des récits de guerre. Seuls quelques récits de fiction leur accordent une place d’héroïne. L’invitée inattendue de Lucie Rauzier-Fontayne a la particularité supplémentaire de mettre en scène une adolescente.

4À travers ce corpus, et le discours éditorial qui l’entoure, quelles valeurs sont mises en exergue ? Les figures héroïques féminines témoignent-elles de valeurs différentes ? Le genre du récit, selon qu’il appartient à l’autobiographie ou à la fiction, modifie-t-il les valeurs portées par les héros?

L’entreprise éditoriale

5Exploit à la fois scientifique et sportif, le récit du biologiste Alain Bombard, Naufragé volontaire, illustre le parcours éditorial de ces témoignages d’expériences vécues destinés d’abord à des lecteurs adultes. Le récit est publié aux Éditions de Paris en 1953, un an après l’expérience de survie vécue par ce chercheur de l’Institut océanographique de Monaco. La publication compte alors 320 pages, des photos en noir et blanc et une carte hors texte. La même année, le récit est publié en Livre de Poche. Puis sous le titre Histoire du naufragé volontaire, les Éditions de Paris publient une version réduite à soixante pages et illustrée par Samivel pour un public très jeune. Enfin le récit entre en Bibliothèque Verte en 1956, et prend le numéro ving-sept en 1958. Il est réédité avec la même couverture jusqu’en 1967. Pour les plus jeunes, une réédition de la version illustrée par Samivel, réduite à trente pages, est publiée en 1979 chez Fernand Nathan, avec en quatrième de couverture une accroche qui renvoie à l’expédition scientifique au monde des contes : « Il était une fois … Il y a déjà longtemps, un monsieur qui était médecin et marin. Ce monsieur eut l’idée de partir tout seul sur un bateau pneumatique pour étudier les chances de survie des naufragés » (1979, Quatrième de couverture). L’univers du conte a semblé plus approprié à l’éditeur pour raconter un exploit hors du commun à un public très jeune, que le style documentaire adopté par la présentation destinée aux adolescents lecteurs de la Bibliothèque Verte qui commence par préciser l’enjeu de l’expérience, réduire le nombre de morts parmi les victimes de naufrages :

Deux cent mille naufragés périssent en mer, chaque année, dont cinquante mille avaient pourtant réussi à embarquer sur des canots de sauvetage. Ces cinquante mille vies pourraient-elles être sauvées ? L’exploit sensationnel d’un jeune médecin français de vingt-huit ans le prouve. (1958, quatrième de couverture)

6Le message envoyé à la jeunesse est qu’aucun espace d’aventures ne manque. L’aventure est encore possible dans cette seconde moitié du XXe siècle, que l’on soit curieux de découvrir la mer, les entrailles de la terre2 ou la montagne, les airs, ou même l’espace intersidéral. L’éditeur convoque les figures tutélaires de Jules Verne, ou de Daniel Defoe. La quatrième de couverture de Sous-marin atomique en avant !, de l’Amiral Lepotier, (1968, numéro 357), y fait référence indirectement : « Douze mille lieues sous les mers ! Le tour du monde en 84 jours ! Tel est le fantastique exploit accompli par le sous-marin atomique Triton ». L’Aventure astronautique de Heinz Gartmann, d’abord édité chez France Empire en 1955, fait explicitement référence à Jules Verne :

Demain les cosmonautes débarqueront sur la Lune ou sur Mars ! Jules Verne l’avait prévu. Mais les premiers de ceux qui tentèrent de réaliser ses prédictions ont été, il n’y a pas si longtemps, traités de farceurs ou d’extravagants par leurs contemporains. (1963, numéro 236, quatrième de couverture)

7Dans la présentation de Mon chien, mon île et moi, récit de sa propre expérience de survie par Jacques Talrich, la comparaison est faite avec Robinson Crusoé, figure de fiction convoquée tel un mètre-étalon qui hisse l’expérience vécue par Jacques Talrich au rang d’aventure hors du commun et son auteur au niveau héroïque :

La prodigieuse aventure de Robinson Crusoé serait-elle encore possible de nos jours ? Pour le savoir, c’est bien simple : il n’y a qu’à essayer ! L’expérience a été réellement tentée : débarqué sur une île déserte des mers du Sud, avec pour tout matériel un fusil, des hameçons et quelques outils rudimentaires, sans vivres ni eau douce, un homme courageux a vécu une incroyable aventure. (1962, numéro 211, quatrième de couverture)

8Il semble que l’aventure soit à la portée de tout un chacun, pourvu qu’il soit déterminé, curieux du monde, et aussi doté de quelques connaissances scientifiques délivrées par les études. Car le héros n’est jamais une tête brûlée, les expéditions sont préparées minutieusement. Plusieurs présentations insistent sur le fait que la réalité dépasse la fiction. Dans la présentation de L’Aventure astronautique, les pionniers sont désignés comme « ceux par qui la fiction est devenue la grandiose réalité d’aujourd’hui ». Dans celle du Sous-marin atomique, il est rappelé qu’avant les rêves d’un Jules Verne, il y a eu la réalité de l’expédition de Magellan. La présentation de Mon chien, mon île et moi se termine par « cet homme, ce Robinson n°2, c’est l’auteur de ce livre. Et ce qu’il nous raconte – avec quelle verve ! – c’est la plus extraordinaire des histoires vraies ! ». Même chose pour la compilation de témoignages réunis dans Les Rescapés du ciel de Gérald Bowman (1962, numéro 205) qui souligne que « la réalité dépasse de loin la fiction la plus romanesque ! ». Il y a là comme une sorte de revanche des hommes d’action sur les hommes de plume, même si ces hommes d’action prennent à leur tour la plume, à commencer par les militaires.

L’héritage des années de guerre

9En effet, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, si proche encore, se perpétue sous la forme de récits de faits d’armes, et forme une catégorie à part entière. Ces récits combinent l’exploit sportif et le contexte de cette guerre3. L’amiral Jubelin raconte son évasion rocambolesque dans un récit d’abord publié sous le titre Marin de métier, pilote de fortune aux Éditions France-Empire en 1957, puis en 1965, dans la Bibliothèque Verte, sous le numéro 281, avec le titre J’étais aviateur de la France Libre. Alors qu’il est officier sur un croiseur à Saigon, l’amiral est informé de l’armistice signé par la France en 1940. Ne l’acceptant pas, il décide de continuer la lutte. Il s’évade, avec deux compagnons, dans un petit avion d’aéro-club qu’ils vont détourner, et vole dix heures d’affilée pour traverser le golfe de Siam. Il faut ravitailler l’avion en vol, donc passer par un trou dans le plafond, et ramper sur le fuselage pour atteindre le réservoir. Il finit par rejoindre Londres, et renvoie très poliment le petit avion à l’aéro-club de Saïgon, par bateau, soigneusement emballé, geste plein de panache qui parachève l’extraordinaire de l’évasion. La décision de quitter Saïgon n’est pas prise sur un coup de tête et les premières pages insistent sur ce paradoxe moral pour un militaire de devoir déserter pour résister. Déserter signifie, d’abord, abandonner ceux qui restent. D’emblée l’appartenance à un groupe, un collectif, est mis en avant. Les péripéties de l’évasion ont toutes les qualités d’un récit d’aventures : rythme haletant, suspens, adrénaline, euphorie, et humour en font un récit plaisant à lire. Le récit alterne des chapitres d’action, et des accalmies racontées avec légèreté comme lorsque l’amiral, cantonné au Pays de Galles pour apprendre à piloter des hydravions, apprend aux ménagères anglaises à cuisiner du civet de lapin à la provençale. Alors que le contexte dans lequel il est plongé pourrait favoriser une posture de donneur de leçons d’héroïsme, le narrateur conserve une humilité qui lui permet de ne jamais éluder des sentiments comme la peur, la lassitude, ou l’écœurement. Il admire les Britanniques et leur fameux flegme au milieu des bombardements :

La fin de l’alerte vient de sonner. Je ne suis pas très fier. C’est une chose très désagréable que d’avoir eu peur et je viens de découvrir que seule l’action m’avait permis d’échapper à cette sensation de ventre resserré, de cœur qui se met à battre. (1965, numéro 281, p.65)

10L’héroïsme est une réaction dans l’urgence. Et il n’y a rien de plus à en dire, rien à commenter. La seule fois dans le roman où le narrateur donne au lecteur l’occasion d’entendre une parole du Général de Gaulle, elle résume en substance le même constat : « Les risques n’existent pas pour ceux qui ne les courent pas. Ils n’existent pas davantage pour ceux qui les courent, puisqu’ils les ont acceptés. Ne m’en parlez plus » (1965, numéro 281, p.178). Les mots « devoir » ou « patriotisme » ne sont jamais utilisés. En revanche, le souci des autres, la peine éprouvée pour ceux qui souffrent, l’amitié, la solidarité, sont à l’origine de prises de décisions dans l’urgence, décision qui, a posteriori, apparaissent héroïques. Quant à l’ennemi, il n’est jamais diabolisé, déshumanisé. L’admiration et l’empathie vont souvent de pair, en particulier dans les pages où sont évoqués les décès, quel que soit l’âge, le grade, ou le statut de celui qui meurt.

11En règle générale, dans ces deux catégories de récits autobiographiques, l’enjeu n’est donc pas d’être le meilleur des pilotes, le meilleur des maris, le meilleur des scientifiques, il ne s’agit pas de mettre en avant une élite, car le contexte dans lequel est réalisé l’exploit lui donne souvent un enjeu : cela peut être une expédition à but scientifique, ou une question de vie et de mort. L’exploit est rarement gratuit. Alors que ces héros pourraient s’estimer à part de l’espèce humaine ordinaire, leur témoignage, bien que rédigé à la première personne, insiste souvent sur le fait que l’exploit aurait été impossible sans la solidarité d’une équipe, sans un fort sentiment d’appartenance à un groupe, un collectif, un clan, une patrie, sans la volonté de ne pas décevoir ceux que l’on aime.

Femmes héroïques

12Les femmes sont absentes des récits autobiographiques de guerre, tout comme des récits d’expéditions scientifiques. Dans l’armée, elles assurent l’intendance mais ne pilotent pas d’avion, n’ont pas le droit de faire partie de l’équipage d’un sous-marin. Elles sont peu présentes dans nombre de sports extrêmes ou de haut niveau, peu présentes ou tout au moins peu visibles, dans les métiers scientifiques car, comme le rappelle Anne Schneider, nombre de femmes « sont restées dans l’ombre de leur mari par choix ou par nécessité, par passion, par soumission ou encore par manque de confiance en elles4 ». Les récits autobiographiques de la Bibliothèque Verte reflètent un état de fait, et la propension des hommes à se mettre davantage en avant. Ainsi, c’est le récit de l’alpiniste Bernard Pierre racontant son ascension de l’Himalaya, et la blessure qui l’oblige à abandonner près du but, qui permet de mettre en lumière l’exploit de sa co-équipière Claude Kogan, trop modeste pour écrire elle-même son histoire. Une victoire sur l’Himalaya fait partie des rares récits autobiographiques mettant exceptionnellement à l’honneur une femme dans un sport extrême. Delphine Moraldo, dans un article de 2015 intitulé « Les conquérants de l’inutile. Expression et diffusion d’un modèle de masculinité héroïque dans l’alpinisme français d’après-guerre », publié dans la revue Genre, sexualité & société, a analysé ce qui caractérisait cette catégorie particulière de récits consacrés à la conquête de l’Himalaya, et elle montre que le terme guerrier récurrent de « conquête » n’est pas fortuit dans un sport dominé par les hommes. Elle relève la « dimension d’exemplarité inhérente à l’autobiographie » :

En tant qu’exemples, ces récits possèdent en outre une dimension pédagogique souvent implicite : en décrivant ses erreurs de jeunesse et les leçons qu’il en a retirées, en racontant sa trajectoire exceptionnelle, sa transformation par l’alpinisme en homme et en héros, le narrateur se pose en modèle. (Genre, sexualité et société, n° 13,‎ 2015)

Sous la plume de Bernard Pierre, Claude Kogan est ainsi décrite :

Elle, c’est le miracle ! Au retour d’une expédition, tous les hommes perdent du poids. Claude en gagne ; c’est à n’y rien comprendre. Dans la course à l’appétit, elle vient en seconde position, derrière l’imbattable Pierre. En montagne, cet étonnant petit bout de femme, d’un mètre cinquante et de quarante-sept kilos, vaut un homme. Elle « marche » vite, possède une technique consommée, le sens de l’itinéraire. Par-dessus le marché, elle a une volonté de fer. Bref, c’est une très grande alpiniste. Mais, si Claude se comporte comme un homme sur le terrain alpin, elle n’en reste pas moins femme ; elle n’a oublié ni sa lime à ongles, ni ses pots de crème, ni son miroir. Nous sommes tous d’accord sur ce point : une femme est chose précieuse pour une expédition. Ne serait-ce que pour les travaux de couture et pour la confection des menus… (1956, numéro 164, p. 98)

13Ces propos peuvent être qualifiés de sexistes. Cependant, ce portrait de Claude Kogan est fait dans un contexte particulier. Le chapitre décrit l’ambiance potache qui règne dans le campement où tout le monde taquine tout le monde, en usant de stéréotypes, mais en n’épargnant personne :

Chacun taquine chacun. C’est la règle générale. […] Continuons le jeu de massacre. Nicolas Desorbay, c’est le benjamin de l’équipe. Notre « bébé rose » a toujours le souci de l’élégance, même au-dessus de 5000. Pour rien au monde, il n’admettrait que ses cheveux fussent en désordre. Il s’est laissé pousser un collier de barbe et chaque jour il le taille, avec un soin extrême. Pourtant ce dandy sait souffrir.

14Par la suite, Claude Kogan a livré son propre récit de cette expédition, et elle explique qu’elle ne voulait pas être traitée différemment, ce que Delphine Moraldo analyse comme « l’intériorisation d’une position subordonnée […] une conformité au modèle hégémonique de masculinité héroïque » (Genre, sexualité et société, n° 13,‎ 2015). Y a-t-il une valeur particulière qu’incarnerait Claude Kogan et qui serait spécifiquement féminine ? Dans la préface de la biographie que le journaliste Charlie Buffet consacre à Claude Kogan, Première de cordée, Claude Kogan, femme d’audace et de passion, il écrit :

Pour nous l'histoire était simple : les conquérants, en plantant leur drapeau sur tous les sommets les plus importants, avaient honoré leurs contrats… Dessinés sur des cartes aux couleurs des empires, les sommets formaient une constellation de colonies miniatures : l'Annapurna française, Everest britannique, K2 italien... Au-delà du retentissement des hymnes nationaux, il a fallu une cinquantaine d'années pour entendre des musiques différentes... Claude Kogan était l'un des plus grands alpinistes des années 1950... Femme à la structure semblable à celle d'un oiseau, elle avait grimpé avec... des Belges, des Américains, des Suisses, des Népalais, des Britanniques... Elle avait semé la graine du doute dans l'esprit des conquérants. Son succès avait déstabilisé les machos et les masochistes parmi les montagnards qui avaient oublié la futilité de leur passion. (Paris, Robert Laffont, 2003, préface)

15L’anti-chauvinisme de Claude Kogan est-il une valeur spécifiquement féminine ? Le récit de Bernard Pierre célèbre la complicité qui existe entre ceux qui ont la passion de la montagne, au-delà des différences. La lecture actuelle, au prisme du genre, de Delphine Moraldo, a pour but de montrer comment des stéréotypes d’héroïsme masculin se perpétuent. Mais les adolescentes des années 1960 qui ont lu le récit de Bernard Pierre en Bibliothèque Verte ont sans doute perçu Claude Kogan davantage comme une héroïne et un modèle que comme une victime du machisme.

16Un modèle bien trop rare cependant, si bien que c’est du côté de la fiction qu’il faut chercher les héroïnes, notamment de la fiction anglosaxonne. Pour inciter les femmes à rejoindre les forces auxiliaires armées, le ministère de l’air britannique demande en 1942 à William Earl Jones d’inventer un personnage d’aviatrice, Joan Worralson, surnommée Worrals, inspirée de la centaine de femmes employées par Air Transport Auxiliary pendant la guerre, qui devaient se contenter de transférer les avions entre les aérodromes et les chantiers de réparation, mais étaient interdites de vol sur des trajets plus longs. L’auteur imagine que son héroïne désobéit aux ordres, et se retrouve dans des circonstances telles qu’elle doit engager le combat. En Angleterre, la série connait un certain succès puisqu’il existe une dizaine de titres. Les deux premiers, Worrals de la RAF 5 et Un exploit de Worrals 6, sont intégrés à la Bibliothèque Verte en 1953, dans la première série avec jaquette, mais ne sont pas repris dans la deuxième série numérotée. Il est difficile de faire rêver les jeunes lectrices avec une aviatrice privée d’avion. La série est très vite éclipsée par des récits plus modernes, comme ceux de l’américaine Betty Cavanna et ses personnages d’adolescentes, comme Isabelle, dix-huit ans, héroïne d’Une fille pilotait 7 (1962, numéro 202), ou Aliette aux sports d’hiver 8 (1960, n°158). Cependant, une dimension « fleur bleue » des récits, un peu trop envahissante, limite la dimension émancipatrice de ces héroïnes de fiction. Ainsi, Aliette, quatorze ans, s’initie au ski. Mais c’est à seize ans, lorsque parait le charmant Tony, qu’Aliette décide de devenir une championne.

Les adolescents héroïques

17Les autres absents des récits autobiographiques de vies héroïques sont les adolescents. Les performances racontées sont des performances d’adultes. Comme les femmes, c’est du côté de la fiction qu’il faut chercher des héros de quinze ans. Dans la fiction aussi, l’héritage des années de guerre se fait sentir. Une génération qui a connu la guerre la raconte à une génération qui ne l’a pas vécue, celle de ses petits-enfants, mais qui en parle en famille en écoutant les grands-parents9. Ainsi, Lucie Rauzier-Fontayne, fille d’un des principaux responsables de la résistance de la ville d’Alès, écrit en 1973, alors qu’elle a soixante-dix-huit ans, un roman qui s’éloigne du style qui avait fait son succès dans l’entre-deux guerres. Elle s’adapte aux codes des séries à succès, et livre un récit, L’invitée inattendue, qui repose sur l’évocation de la Grande Histoire, et le récit des aventures d’une bande d’adolescents en vacances façon Clan des Sept ou Club des Cinq. L’invitée inattendue désigne Dominique, une adolescente de quinze ans, invitée à passer des vacances en Lozère, chez des cousins éloignés. Mais elle constate à l’arrivée qu’il y a eu un malentendu, les cousins l’ayant confondue avec sa sœur cadette Florence, d’où le titre. Dominique est beaucoup moins amusante que Florence, mais les cousins Éric quinze ans, Marc treize ans, Olivier dix-huit ans, et la petite Claire, font un effort pour l’intégrer et l’emmènent dans leurs expéditions, appréciant de plus en plus cette fille intrépide qui a un grand sens pratique. Ils explorent une mine désaffectée appartenant à un autre cousin, un vieillard, reclus dans sa propriété isolée, fâché avec toute la famille. Ils se perdent dans le labyrinthe de la mine, trouvent un souterrain qui relie le village à la maison du vieux cousin. Dans ce roman d’une vingtaine de chapitres, suspens et mystère se succèdent au fil des six premiers chapitres en même temps que se consolide l’amitié dans cette petite bande d’adolescents décrits dans des scènes insouciantes. Dominique joue de la guitare pour divertir la famille, coud des vêtements pour la poupée de Claire, aménage un terrain de basket dans la cour. Même si le rationnement est évoqué, qu’on écoute radio Londres le soir, que l’on parle des « Fritz », ou encore des « verts de gris », ce sont presque des vacances « normales » (1973, troisième série non numérotée, p. 41). Mais à partir du septième chapitre, le contexte historique va donner à l’aventure un ton particulier. L’action se situe un mois après le débarquement en Normandie. Olivier refuse de partir au Service du Travail Obligatoire. Lieu de vacances, la campagne lozéroise est aussi et surtout un maquis où se cachent les amis d’Olivier. Entrée en contact avec le vieux cousin, Dominique découvre qu’il ressasse le passé, depuis la mort de sa fille à quinze ans. Il ignore tout de l’occupation nazie, préférant rester enfermé égoïstement dans ses souvenirs. En colère, Dominique lui ouvre les yeux sur l’état du pays, occupé, pillé, ruiné, rationné. Grâce à elle, il sort de sa torpeur et cache dans sa propriété Olivier et ses compagnons, blessés, après une expédition des Allemands dans le maquis. Les maquisards ont pu fuir à temps grâce au courage de Dominique qui a traversé les bois pour les alerter. Elle-même échappe de justesse à un contrôle, grâce à un chien qui mord le soldat allemand. Face à une situation grave qui nécessite de prendre rapidement des décisions, Dominique est humaine, elle éprouve de la peur et de l’appréhension, mais elle les surmonte dans l’urgence et dans l’action. Les valeurs de solidarité triomphent, de façon simpliste cependant car certains débats sont évacués : en prenant le maquis pour éviter le STO, Olivier et ses compagnons ont mis leurs familles et le village en danger car les Allemands prennent des otages en représailles. Mais ces otages seront libérés finalement, personne ne sera fusillé. La torture n’est jamais citée clairement, elle est suggérée par périphrase : « les moyens pour faire parler les gens ». De même, il est supposé que si quelqu’un a donné aux Allemands l’information sur le lieu exact du camp maquisard, il ne l’a peut-être pas fait exprès, il n’y aurait donc aucun traitre dans le village, mais seulement des familles qui réagissent à la fouille de leur maison comme elles peuvent, tantôt avec crainte, tantôt tétanisées, parfois avec insolence et provocation.

18Les valeurs morales de Dominique se révèlent à travers ses actions. Son portrait se dessine en creux, dès le début, par une opposition de caractères avec sa sœur Florence, plus brillante en société, mais aussi plus superficielle, et dont on apprend à la fin qu’elle a passé des vacances très protégées en Suisse sans avoir une seule pensée pour la situation du pays. En adoptant la structure des romans d’aventures mettant en scène une bande de jeunes, garçons et filles, aux prises avec une énigme à résoudre, ici, le mystère de la mine fermée, Lucie Rauzier-Fontayne allège le discours d’apologie de la résistance. Et tout comme chez Bonzon dans sa deuxième version de Mon Vercors en feu, personne ne meurt parmi les proches des personnages principaux.

La réussite au prix du sacrifice de l’enfance

19Enfin, une dernière catégorie de récits autobiographiques raconte, non une performance adulte, mais une enfance et une adolescence hors norme, lesquelles ont d’ailleurs parfois servi à nourrir une fiction. Danseuse étoile est écrit par une jeune fille de vingt-six ans, Claude Bessy, qui ne remet jamais en cause son désir de faire carrière à l’Opéra, y consacre tous ses efforts, et y connait le succès. Côté jardin est écrit par une adulte de trente-six ans, Odette Joyeux, qui a compris qu’elle se réaliserait avant tout comme actrice, et non danseuse. Le hasard des carrières veut que l’une a été la chorégraphe de l’adaptation d’une fiction écrite par l’autre pour la télévision. L’ORTF, sur un scénario d’Odette Joyeux, crée le feuilleton10 L’âge heureux en 1966. Le scénario raconte une fiction autour d’un personnage nommé Delphine et le seul point commun avec la vie d’Odette Joyeux est la fameuse excursion interdite sur les toits de l’Opéra Garnier. Dans le feuilleton, cette excursion provoque un accident et une enquête. Le succès du feuilleton entraine sa novélisation sous le titre L’âge heureux : le Journal de Delphine, en Bibliothèque rose. Tandis que l’autobiographie Côté jardin, Mémoires d'un rat, d’abord publiée chez Gallimard en 1951 pour un public adulte, intègre la Bibliothèque Verte en 1970 rebaptisée L’Âge heureux, côté jardin (2ème série, n° 416). Hachette avait publié en 1961, dans la collection Idéal Bibliothèque, le récit de Claude Bessy.

20Claude Bessy et Odette Joyeux décrivent un monde aussi hiérarchisé que l’armée, où règne une discipline de fer que personne ne remet en cause. Il y a les coryphées, les premiers quadrilles, les petits sujets, les titulaires et les remplaçantes, les petites et les grandes, les classiques et les rythmiques, témoin d’une époque qui hiérarchise les pratiques artistiques en genre supérieur et genre inférieur. Tout comme à l’armée, la sélection est d’abord physique. On ne pilote pas un avion avec des problèmes de vue, on ne danse pas à l’Opéra avec des pieds plats. Comme chez les pilotes, il existe une part de rivalité car tout le monde ne peut faire partie de l’élite. Mais malgré cette rivalité, il faut se fondre dans le collectif pour le bon déroulé de la mission, ou pour la réussite du spectacle. Certes, il y a le chef d’escadrille, certes il y a la danseuse ou le danseur étoile, mais la troupe doit suivre, et le chef ne jamais oublier sa responsabilité vis-à-vis des autres. Dans les deux cas, il faut être capable de « dominer ses nerfs » (1961, p.32) » et « être dur au mal » ( 1961, p.107), danser avec une côte cassée si nécessaire, comme le fit Claude Bessy. Dans les deux cas, c’est à l’individu de s’adapter au groupe et non le contraire. Dans les deux cas, ce qui fait tenir dans les coups durs, c’est une solidarité de corporation qui dépasse les rivalités individuelles.

21Les récits de Claude Bessy et Odette Joyeux soulignent qu’à huit ou neuf ans, âge de l’entrée à l’école de l’Opéra, les petites élèves n’ont pas conscience des épreuves à surmonter et des sacrifices qui s’annoncent. La prise de conscience se fait à l’adolescence, par des chemins différents, qui se reflètent d’ailleurs dans des choix d’écriture différents. Claude Bessy revient sur ses souvenirs avec le recul de l’âge adulte, essentiellement pour raconter une autre prise de conscience, celle d’avoir confondu vanité et conscience de sa valeur. Le déclic se produit à seize ans. Meilleure élève de sa promotion, Claude Bessy a l’habitude des compliments, et elle en devient prétentieuse :

Au fil des ans, parce que j’avais toujours été première aux examens de fin d’année, parce que j’avais sauté la classe des coryphées, parce que Serge Lifar, à l’époque maître absolu de la danse à l’Opéra, semblait bien m’aimer, ma petite tête d’apprentie danseuse s’était mise à enfler démesurément. (1961, p.18)

22L’école se charge de la remettre au pas, elle est rétrogradée. Commence alors un cheminement pour comprendre la différence entre de justes prétentions et des prétentions exagérées. Trouver la frontière entre avoir de la personnalité, du caractère, défendre son point de vue, et écraser les autres de sa suffisance. Le garde-fou que trouve Claude Bessy, c’est l’admiration. Être capable d’admirer un modèle, pour pouvoir se situer objectivement par rapport à ce modèle.

23Odette Joyeux rédige les quatre premiers chapitres11 de son autobiographie, Côté jardin, en adoptant au contraire un ton au plus près de ses sensations d’enfant, sans recul, une enfant qui ne comprend rien à ce qui lui arrive parce que des adultes ont décidé pour elle qu’elle était faite pour être danseuse. De l’examen médical des pieds, pour vérifier la voute plantaire, en passant par l’achat des chaussons, de l’uniforme, elle vit les choses en spectatrice passive. C’est au milieu du récit, dans un chapitre justement intitulé « le destin », que le recul analytique survient :

L’enfance est comme un océan immobile. Les petites filles et les petits garçons somnolent en attendant les vents et les marées qui les conduiront vers le temps de vivre. Comme les autres, je somnolais, solidement attachée à la nuit d’où je venais. Mais ces attaches procurent parfois des récompenses et en fin de compte, ce sont les dormeurs qui connaissent le mieux les instants de voyance et d’extra-lucidité.

Quelques fois le destin fait jouer avant terme un courant. Vocation, ambition, hasard, un enfant est arraché à la merveilleuse somnolence et va connaître tout de suite l’effort, l’intrigue, la peine, la volonté de persévérance et l’espoir. (1970, p.90-91)

24La petite fille prend conscience de vivre dans un monde parallèle extraordinaire, qu’elle formule en opposant les petites filles ordinaires, qui ont un emploi du temps ordinaire avec des jeux et des récréations, et celles des petites filles extraordinaires, toujours, « essoufflées, bruyantes, déchainées. […] Les petites filles Opéra font peur aux petites filles ordinaires qui essaient de les mépriser. Méprisées (ou enviées), les petites filles Opéra sont passées malgré elles dans l’anormal, dans le mystère, dans l'héroïsme, dans l’exception. Le domaine de l’art ! » (1970, p.39) Ce sentiment d’appartenir à un monde extraordinaire va, pour un temps, aider Odette à oublier qu’elle n’est pas là par choix. Elle apprend à faire taire l’individu en elle pour fusionner dans le groupe, le collectif :

En route pour la leçon de danse. Quarante petits pieds roses et vengeurs ébranlent les ténèbres. Le bruit des pas pour couvrir celui du cœur. Le bruit des pas pour couvrir le muet appel des ombres. Unis dans une marche d’ensemble, les petits pieds cherchent à venger le cœur et l’esprit qui restent toujours des solitaires.

L’union fait la force. Le rang vainqueur bouscule les ombres. Les talons revendicatifs frappent le plancher qui hurle sourdement pendant que le sourire monte aux lèvres des petites filles encouragées.

Mlle H. nous arrête.

Mlle H. nous gronde : « Ce ne sont pas des petites danseuses que je conduis, ce sont des gros gendarmes. »

Eh oui, des gendarmes. La garde contre la peur. Et en avant, à l’assaut. (1970, p.69-70)

25D’autres images militaires sont convoquées, pour évoquer par exemple le moment de communion dans une même émotion, celle qui précède le lever du rideau par exemple : « cette allégresse angoissée qui doit précéder les veilles d’armes, les hauts faits, les tournois, les prises de voile. » (1970, p.83) Alors qu’elle exècre la discipline de l’Opéra, Odette Joyeux la défend autant que Claude Bessy. Comparant les répétions à l’Opéra et celles à l’Odéon, elle constate que, en laissant l’individu s’affranchir des règles, au prétexte de favoriser l’émergence de la créativité, on favorise aussi une forme de narcissisme et de cabotinage. Elle en vient a contrario à défendre la rigueur, l’humilité, et même l’uniforme obligatoire à l’école de l’Opéra. Deux conceptions de la pédagogie qui s’opposent encore aujourd’hui.

26Si des récits de fiction, comme La Ballerine de Majorque de Bonzon (1960, Nouvelle Bibliothèque rose) et Les Chaussons verts de Saint-Marcoux (1956, G. P., Bibliothèque Rouge et Or) ont eux aussi évoqué l’univers sans concession de la danse, les exigences de la perfection, les règles impitoyables de l’Opéra dans le roman de Saint-Marcoux, force est de constater que les récits autobiographiques, en éliminant le dilemme opposant sentiments et carrière, transmettent le message que l’ambition, la détermination, la conscience de sa propre valeur, la volonté de réussir dans des domaines autres que le mariage ou la maternité, sont des qualités féminines à cultiver. En 1961, Claude Bessy par exemple, laisse entendre clairement qu’elle repousse le moment d’avoir un enfant.

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27Ce va et vient entre récits du réel et récits de fiction, dont le point commun est la décision éditoriale de les adresser à des lecteurs et lectrices adolescents, montre une volonté de transmettre aux nouvelles générations un message d’optimisme : cette seconde moitié du XXe siècle permet autant d’aventures que les décennies précédentes tant il y a encore à explorer pour les jeunes gens, garçons et filles confondus, des années soixante. Le monde leur appartient.

28En outre, en s’adressant à un âge entre enfance et âge adulte, un âge « entre deux » où l’on est sommé de se projeter, de s’imaginer un avenir, de se poser la question de l’adulte que l’on veut devenir, du modèle à suivre, ces récits inspirent une réponse : un modèle construit sur les valeurs scouts, un modèle d’altruisme, de générosité, de courage.