Colloques en ligne

Hélène Weis

Le modèle impossible de l’île au Trésor

The Impossible Model of Treasure Island

1Le contexte de cette recherche est la composition d’un manuel de morceaux choisis concernant le roman des 9-12 ans, depuis la naissance de la littérature de jeunesse jusqu’à la fin du XXe siècle. Y sont répertoriés et comparés quelques-uns des motifs récurrents, fondateurs d’une écriture et d’une poétique singulières qui devraient permettre une description plus assurée des corpus du domaine.

2La question retenue des limites d’une littérature dédiée aux enfants semble liée à l’adaptation au roman d’aventures, qui se déploie tout au long du XIXe siècle et qui n’est pas d’abord adressé au public qui nous intéresse. Le roman policier en sera l’un des épigones que la presse populaire promeut au milieu du XIXe siècle et qui prendra des formes particulières dans son adaptation aux enfants, à partir du modèle proposé par Erich Kästner en 1929.

3Lorsque Jean-Paul Choppart fugue au début du XIXe siècle (Desnoyers, 1834), son père qui l’a accompagné tout au long du parcours, le récupèrera par le fond des culottes pour faire de lui un collégien docile. Partir le long des routes ou au-delà des mers est un destin longtemps funeste, comme on le voit dans Sans Famille, et bien sûr, dans ce roman majeur qui marque d’un modèle définitif la littérature de jeunesse du XIXe siècle par ses héritiers, Robinson Crusoé 1, dont le personnage, après avoir refusé le destin prescrit par son père, finit par reconstruire la civilisation à l’identique. La marque du pied de Vendredi sur le sable est, certes, celle de l’inattendu, mais Vendredi sera soigneusement éduqué et « civilisé ». Il faut attendre les confins de ce siècle pour que le héros jeune suive les traces de Jim Hawkins et de Tom Sawyer, tous deux jeunes gens très peu recommandables. De fait, Jim Hawkins, sauveur de l’équipage contre les pirates, fait face à la mort lorsqu’il se bat en duel contre Israël Hands et le tue (Stevenson, [1883], 1990, p. 221), tandis que Tom Sawyer assiste à ses propres funérailles, après sa fugue (Twain, [1876], 1981, p. 139). Soulignons que Stevenson ne s’adresse pas à l’enfance et que Twain espère dans sa préface un double public, auquel d’ailleurs il ne cesse, tout au long du texte, d’adresser clins d’œil et propos distanciés, parallèles à la voix personnelle du héros2. La prudence des écrivains pour la jeunesse à l’abord de ce genre peut être prouvée par de nombreux exemples, dont celui d’Arthur Ramsone, qui intitule ironiquement le tome 2 de la série Swallows and Amazons « Nous ne voulions pas aller en mer ! [We did’nt mean to go to sea] », antienne reprise à tout moment comme l’excuse majeure des jeunes devant leur mère, alors qu’ils sont véritablement embarqués pour traverser une Manche tempêtueuse (Ramsone, 1937).

4En effet, si d’après Stevenson, le roman d’aventures met au premier plan l’événement, il s’agit bien « que quelque chose se passe que nous avions désiré pour nous-mêmes ; une situation, que nous nous sommes longtemps plu à imaginer, qui se trouve réalisée avec tous les détails nécessaires, et les plus séduisants » (2017, p. 224), et donc d’événements en lien avec le héros, avec ce qui le fascine intimement, ce qui saura l’emporter et le faire agir, à défaut de toute voix éducative. Comme l’écrit Jean-Yves Tadié, « L’aventure est l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente, jusqu’au dénouement qui en triomphe – lorsqu’elle ne triomphe pas. » (1982, p. 5). La nécessité de protéger le jeune lecteur freine l’adoption du modèle du roman d’aventures en littérature de jeunesse, bien que l’on voie apparaître, chez Nesbit par exemple, les jeunes héros lecteurs rejouant leurs fictions préférées. Rappelons que Jo March est autant fascinée par l’hypothèse d’embarquer que son voisin et ami Laurie : mais elle sait, puisqu’elle est la figure de l’écrivain dans le texte, les interdits qui pèsent sur l’écriture pour enfants, ceux que Louisa May Alcott transgresse dans son œuvre alimentaire, en utilisant, elle aussi, des héros adultes3.

5Ce principe éducatif se renforce avec la naissance du roman policier et d’une littérature populaire industrielle, dont les penny dreadful 4  anglais (Andrews, 2014) donnent un exemple très intéressant, par leur désir de dépasser la contradiction. Ces publications suscitent le plus souvent la censure et l’opposition des opinions éducatives, mais aussi la naissance des bibliothèques aux États-Unis puis en Europe, pour un choix moral plus assuré, et enfin la publication d’ouvrages qui tentent déjà de ménager chèvre et chou, désir du jeune lecteur et aventure morale.

6Cependant, l’adoption de héros jeunes dans des gestes aventureuses et souvent violentes se rencontre a contrario dans les propagandes patriotiques, sensibles en France dès la Révolution, qui vont enrôler pendant la Première Guerre mondiale l'enfance et l’adolescence dans un héroïsme exacerbé, à l’inverse même des protections antérieures. Il en sera de même pour les éducations fascistes en Italie et nazies en Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale.

7Qu’en est-il juste après le second conflit mondial ? Nous avons choisi de présenter les premiers titres très plébiscités par les jeunes lecteurs des romans scouts de Jean-Louis Foncine et de Serge Dalens, dans la collection Signe de piste chez Alsatia, qui, très attachés à une figure héroïque et engagée du héros adolescent, n’en observent pas moins une certaine prudence. Puis, nous avons retenu trois autres exemples inscrits dans ce moment d’intense mobilisation en faveur de l’enfance (Mahé, 2024). L’œuvre d’Enid Blyton, longtemps refusée par les prescripteurs, offre des solutions originales à la mise en scène délicate de jeunes héros justiciers. Astrid Lindgren, débutant son œuvre par une mini-série policière, présente explicitement son opposition à ce genre qui va pourtant se développer avec succès dans les séries des années 1960. Enfin, Paul Berna reprend le modèle que Kästner avait initié avec Emil et les détectives, pour aborder les bandes de petits banlieusards qui entrent progressivement dans une nouvelle ère culturelle.

Le début de la collection Signe de piste

8Le roman scout ne naît pas avec Serge Dalens et Jean-Louis Foncine, dont les romans, illustrés par Pierre Joubert et publiés aux Éditions Alsatia à partir de 1937 dans la collection Signe de Piste, remportent un succès spectaculaire, autour de trois millions d’exemplaires vendus5, à savoir autant que ceux d’Enid Blyton. Ce sont d’abord les deux séries du Prince Éric de Serge Dalens (1937-1947) et les Contes du Pays perdu de Jean-Louis Foncine (1938-1949) qui ont touché le public important, assidu, des adolescents, plongés au départ dans le conflit mondial.

9Rappelons que le scoutisme est un mouvement de jeunesse fondé par Baden Powell en 19076, à partir de l’expérience acquise par de jeunes éclaireurs au moment de la guerre des Boers7, appuyée sur la capacité à se débrouiller dans la nature, par l’observation et l’orientation. Le « grand jeu », terme emprunté au roman Kim de Kipling8, développe une pédagogie de l’imaginaire qui sera beaucoup plus développée par le scoutisme français qu’anglais. Kipling offrira aussi la matière fictionnelle de son Livre de la jungle aux « louveteaux ». Une trentaine de romans ayant un héros scout sont publiés en France avant 1930 : Jean de la Hire, qui ne participe pas au mouvement scout, propose à partir de 1913 une série, L’as des boys scouts, où se développent, à travers des aventures coloniales vécues par de jeunes adultes, des valeurs telles que le sacrifice de soi, le courage et la discipline, le paternalisme à l’égard des peuples colonisés, mais aussi l’utilisation d’armes et de moyens de locomotion très modernes (Letourneux, 2006, p. 79-90).

10Si Dalens, comme Foncine, sont tous deux très engagés dans le mouvement scout, et le premier fortement lié au maréchalisme, ces données n’expliquent qu’en partie le ralliement du lectorat dans la période de la guerre et de l’immédiat après-guerre. La thèse de Christian Guérin montre la rémanence d’un même modèle idéologique d’un roman à l’autre, prônant l’héroïsme chevaleresque et aristocratique, parallèlement à un mépris du monde démocratique et bourgeois issu de la Révolution française. Le mouvement scout prendra progressivement conscience de la distance entre les idéaux prônés et l’évolution de la jeunesse, en s’écartant de la collection Signe de piste et de la maison d’édition Alsatia dès 1962. Une forte polémique naît en 1972, à partir d’un article de Combat, écrit par Isabelle Jan et Paul Lidsky9, tous deux impliqués dans la formation à la littérature de jeunesse à la Joie par les livres. L’accusation porte sur une littérature anti-démocratique, sur la xénophobie latente, sur une biologisation de la délinquance et sur la défense des valeurs colonialistes. Pascal Ory dans un article de 1990 appuyé sur les travaux de Agathe Georges-Picot dans son mémoire de maîtrise, reprend l’histoire de la collection et ses principaux titres, pour s’interroger ensuite sur le réel projet politique lisible dans la collection, qu’il désigne comme « foncièrement réactionnaire », propre à une extrême droite qui s’approche du fascisme sans y pénétrer tout à fait10.

11Laurent Déom, dans sa thèse beaucoup plus récente (2014) et dans d’autres articles consacrés à ce corpus, demande qu’on prenne au sérieux les motifs de ces romans pour comprendre ce qui touche ici profondément le lecteur de l’époque, inscrit ou non dans un mouvement de jeunesse, c’est-à-dire dans la reconnaissance d’une adolescence qui s’affirme de plus en plus comme un âge spécifique.

12« La Bande des Ayacks constitue le premier récit axé sur la contestation en groupe des jeunes envers les adultes, qui ait paru en littérature de jeunesse… », écrit Foncine dans un avertissement, en demandant une « société plus juste à l’égard des jeunes générations. » (1938). Les jeunes révoltés luttent à la fois contre les parents qui ne s’intéressent qu’à leur force de travail et contre leurs pairs, collégiens scolarisés dans le public. Ils seront en fin de parcours initiés comme de juste au scoutisme, qui leur propose un idéal et un cadre autoritaire. Serge Dalens, qui exerce comme juge des enfants, met en scène des jeunes en déshérence après la guerre. Dans Le Jeu sans frontières, il s’agit de l’enlèvement par des malfrats d’un jeune acteur de cinéma dont personne ne se soucie, de la récupération de jeunes Allemands errant sur le port de Hambourg, et parmi eux d’un orphelin, issu d’une maison de correction, tous en mal d’identification positive et qui seront aussi sauvés par le scoutisme. De même, dans Les Forts et les purs de Foncine, le point de vue du chef raider est celui de l’éducateur de rue, récupérant de petites « gouapes » dans la grande banlieue. Au départ de ces romans, les jeunes évoluent dans un monde moderne, utilisant voitures et radio, alors que le « grand jeu » les ramène le plus souvent à un folklore moyenâgeux.

13Chez Foncine, le désir d’aventure est lié au mystère du « pays perdu », où l’initiation prend forme à travers des forêts profondes où se profilent les murailles de châteaux plus ou moins en ruines, le long de chemins de montagne ou dans des campagnes désertifiées par l’exode rural.

L’aventure se déroule au Pays perdu.
Le Pays perdu ! Vous aurez un peu de mal à le trouver sur la carte, car il est un peu partout sans être précisément quelque part.
Ce n’est qu’à l’exploration qu’on le découvre.
Rien ne le distingue en apparence de tous les autres : à peine la solitude ordinaire de ses chemins, l’épaisseur de sa végétation, son indépendance de l’habituel trafic des hommes. Bien sûr, il est le plus souvent à l’écart de la grande voie ferrée ou de la route nationale…
Tenez, sans vous faire languir davantage, je vais vous dire ce qui distingue essentiellement ce pays-là de tous les autres : c’est qu’il est le Paradis des coureurs d’aventures tels que vous et moi.11 (Foncine, 1951, préface).

14Les garçons réclament de « vraies » aventures, se moquant des scénarios plus ou moins calqués sur les romans populaires… et pourtant se laissent prendre, comme l’un des protagonistes dans Le relais de la Chance au Roy (Foncine, 1944), à l’atmosphère mystérieuse du manoir solitaire où un enfant blond semble souffrir, sous la férule d’un précepteur perfide. Les stéréotypes romanesques utilisés sans parcimonie alimentent une imagerie due au talent de Pierre Joubert, où les corps juvéniles saisis en pleine action, souvent dénudés, seront aussi l’une des forces de séduction pour lecteurs et lectrices en mal de romance : ce sera l’une des sources de la critique, parlant à l’époque d’incitation à l’homosexualité, d’autant que l’accent mis sur la rencontre et l’amitié vécues comme séduction immédiate, renforce la suspicion12. Dans le cadre de ces aventures, les jeunes sont supposés être courageux et débrouillards, loyaux et fraternels, capables toujours de s’adapter au terrain, grâce aux exercices d’orientation, au pistage et au fameux froissartage scout13. Ils sont aussi capables de se battre à coups de foulards noués – le fameux « foulard de sang » qui scelle le lien fraternel. Il y a ici une pédagogie de l’imaginaire, propice, d’après Christian Chelebourg14, à un « enchantement de la réalité », qui pour autant n’est pas reniée, ni perdue de vue, bien au contraire.

15C’est ainsi que l’on peut comprendre le succès tardif, en 1962, du roman de Maurice Vauthier, Faon l’héroïque, également publié chez Alsatia et sous le haut patronage de Saint-Exupéry abondamment cité15, couronné à la fois par le Salon de l’Enfance et l’Académie Française. Jean-Marie, chef d’une patrouille de scouts, est enlevé et conduit dans un château où il va progressivement comprendre que le très jeune châtelain, Faon, n’est pas un enfant trop gâté par son grand-père, un ancien général, mais un garçon décidé à régler de difficiles problèmes de famille datant de la Seconde Guerre mondiale. Faon, atteint d’une leucémie, n’a plus beaucoup de temps à vivre pour réconcilier son grand-père et son fils, le père de Jean-Marie, qui a épousé une Allemande après la guerre.

16La trame rappelle le cycle du Prince Éric de Dalens, dont les ventes auraient dépassé les deux millions cinq cent mille exemplaires (Ory, 1990, p. 74). Le Bracelet de vermeil conte l’attraction immédiate que Christian d’Ancourt éprouve pour Éric, un scout étranger qu’on lui impose pour ce camp de 1936. Une sombre histoire de famille fait des deux garçons, tous deux aristocrates, des frères ennemis qui doivent s’entretuer. Chacun risquera la mort, sans pourtant attenter aux jours du camarade aimé et ils seront sauvés par la loi scoute et sa fraternité. Ils se retrouvent ensuite en Norvège où Éric dirige un tout petit royaume. Une nouvelle histoire de double advient, avec un jeune sosie du prince, cette fois aussi promis à la mort : les scouts sauveront Éric de nouveau, mais point Yngve, son double, gravement malade. Enfin, la guerre arrive et Éric y mourra sans trop de raisons évidentes, dans une logique de sacrifice qui ne s’impose pas, mais qui le poursuit inéluctablement depuis le début.

17Ces romans touchent tous la question du cycle infini de la violence, par la vengeance, par la concurrence mimétique entre deux personnalités, par la figure religieuse du sacrifice (Déom, 2022). Il s’agit d’évoquer l’un des mythes les plus anciens de l’humanité et d’en donner la version chrétienne : le sacrifice est pourtant atténué chez Dalens, alors que Vauthier envoie Faon à la mort. Par ailleurs, la question de la réconciliation avec l’Allemagne, que Dalens espérait dans la mouvance d’une chevalerie surannée, est encore d’actualité en 1962.

18Enfin, il est certain que le ton même du récit, chez Dalens comme chez Foncine, joue sur la connivence d’une communauté de valeurs partagées et d’une relation appuyée sur l’adresse au lecteur conçu comme un compagnon familier, dans les préfaces et postfaces. L’auteur suit un mouvement très rapide dans ses récits, avec des touches d’humour et une critique du monde adulte à la limite de la démagogie : le lecteur n’a pas à fournir d’immenses efforts pour se sentir coopté dans un monde où il a, d’emblée, toute sa place.

19Les Signe de piste ouvrent précocement une littérature spécifique de l’adolescence, dans un moment particulier de l’histoire du pays. Inscrits, certes, dans les mouvements de jeunesse liés à l’Église et par ailleurs, empreints d’une idéologie politique patriarcale et droitière, ils jouent cependant la carte de la formation et de l’autonomie pour des jeunes qui viennent de vivre le conflit mondial. Ils reprennent les grandes thématiques de la chevalerie dans des univers fictionnels romantiques où l’aventure prend corps, à la fois dans la fiction et dans la réalité des camps nature du scoutisme, inscrits aussi dans la modernité en marche. Enfin, et tout en restant prudents sur les questions liées à la violence et la mort, ils privilégient la figure mythique d’un adolescent sauveur, qui va passer à la fin du XXe siècle dans des univers moins réalistes, mais se retrouve aussi dans des séries dont on pourrait interroger le modèle militariste, comme Cherub, par exemple16.

Enid Blyton et l’aventure souterraine

20Les titres de la série britannique la plus fameuse et la plus vendue d’Enid Blyton, qui commence pendant la guerre, à une période où l’Allemagne semble plutôt devoir la gagner (1942) et s’achève en 1963 alors que la santé de la romancière décline, montrent un ancrage premier et résolu dans l’aventure, avec une vraie insistance sur le plaisir (Wonderful Time, 1952, Plenty of Fun,1955) et sur les activités de vacances (Go Off to Camp, 1948, Go Down to the Sea,1959), ce qui sera accentué par la traduction française et ses illustrations, qui ne commencent qu’en 1955.

21La bande des enfants, qui correspond au modèle traditionnel des fratries déjà prégnant depuis le milieu du XIXe siècle puisqu’ils sont cousins, se constitue dans le premier tome non pas sur les liens familiaux ou sur ceux de l’amitié (Kästner, 1929), mais bien du fait du désir d’aventure, comme le premier titre l’évoque explicitement : Five on a Treasure Island, qui constitue le paysage des six premiers tomes. Claude, (George, onze ans) refuse en premier lieu l’intrusion de ses cousins, François (Julian, douze ans), Mick (Dick, onze ans) et Annie (Anne, dix ans) dans son univers personnel ; elle cache soigneusement la présence du chien Dagobert (Timmy) à ses parents, et fantasme sur la possession de l’île Kirrin, du nom de sa mère, où se trouve, de surcroît, l’épave d’un bateau qui transportait autrefois des cargaisons d’or. François parvient à construire un pacte subtil avec sa cousine, manifestant immédiatement la séduction formidable qu’exercent ces éléments explicites et romanesques du désir aventureux sur lui-même, son frère et sa sœur.

22D’emblée, le récit qui met ostensiblement en scène des pré-adolescents dans leur cadre familial prend en compte désirs, rêves et références littéraires, autant que révolte contre un monde adulte pour le moins indifférent : dès le premier tome, les parents des cousins de Claude partent de leur côté en vacances et décident de laisser leurs enfants à leur beau-frère, savant certes génial, mais détestant la vie familiale. Obéissant en ceci à un motif traditionnel du roman pour enfants – les enfants orphelins –, Enid Blyton installe l’abandon dans une lecture subtile par les petits lecteurs, en leur faisant constater, ouvrage après ouvrage, l’inconscience des adultes responsables, qui seraient passibles aujourd’hui, comme Peter Cash le fait remarquer en 201317, de comparution devant les lois touchant la protection de l’enfance.

23Le système adopté par Blyton pour mettre en œuvre systématiquement l’aventure, qui intervient en dernier tiers d’ouvrage et se déroule généralement très rapidement, rappelle la grotte dans laquelle Tom Sawyer est enfermé avec son amie Becky. Les Cinq, pendant quinze aventures sur vingt et une, se retrouvent systématiquement dans des souterrains, ou bien dans une maison lugubre qui détient une pièce secrète, aux prises avec des voleurs et trafiquants divers, d’objets précieux, de bijoux, d’œuvres d’art, renforçant la thématique du trésor. Ceux-ci sont rarement très violents, quoiqu’ils possèdent assez souvent une arme. S’ils enferment les enfants, ils leur laissent généralement de la nourriture et de l’eau. La récurrence de puits et de cheminements sous la mer est remarquable, avec des grottes et des résurgences de sources et de rivières.

24Le caractère onirique de cette troisième partie de chaque ouvrage, qui jouxte le conte – les cavernes d’Ali Baba sont citées textuellement plusieurs fois – assimilerait donc la série à un système proche de la fantasy, déjà utilisée par Edith Nesbit ou C. S. Lewis avec le royaume de Narnia, accessible par le fond d’une armoire, mais aussi par des mares mystérieuses ou un quai de gare. Les commentateurs ont évidemment souligné la relation avec le cheminement des affects au travers d’obstacles inconscients, à revivre régulièrement, jusqu’à libération, comme une seconde naissance (Rudd, 200018). Les commentaires réguliers des héros à propos de l’aventure montre qu’elle constitue un passage obligé dont la fin attendue est la glorification du groupe devant des parents ébahis, sans susciter de modifications réelles dans la vie de chacun.

25Il faut cependant observer le pacte réaliste, en opposition avec les éléments précédents, travaillé très précisément par l’autrice dans une écriture attentive aux détails de la vie pratique. Les souterrains sont décrits de façon souvent didactique, où l’on retrouve la géologie et l’archéologie, présente explicitement deux fois19. Il s’agit de ne pas s’y perdre (la question des marques à la craie est immédiatement proposée), de ne pas oublier les lampes électriques, de résister à l’humidité, au froid, de savoir évaluer si l’air y est sain, d’utiliser les échos possibles, de juger de la possibilité ou non d’éboulis, d’emporter les cordes nécessaires. L’exploration est systématique, elle requiert des qualités physiques, un entraînement véritable : Anne déteste d’abord ces souterrains, mais va s’y habituer progressivement. Les épreuves vécues, vacances après vacances, par les enfants dans un dynamisme personnel qui les éloigne du farniente consumériste, entraînent ainsi le groupe à distendre largement le lien avec leurs parents, enseignants et adultes de référence, pour une indépendance affirmée, qui suppose des qualités à la fois techniques dans leurs activités, mais aussi de connaissance du monde – déchiffrage de cartes, exploration, capacités de communication avec l’environnement, connaissance des ressources du lieu, liens à construire avec les bons partenaires sur ce lieu, le tout ressemblant largement aux activités scoutes – très éloignées de l’atmosphère étouffante de la villa douillette où le chercheur colérique entretient sa dépendance à sa femme. Dans le dernier tome, qui rejoue l’ensemble des motifs, on oublie tout à fait les parents et singulièrement le père, auquel on ne rend même pas les papiers sauvés pour lui. De même que les copains rencontrés, les Cinq ont en réalité à sortir d’un lien synonyme de claustration pour aller vers une véritable liberté : en ce sens, l’aventure reste symbolique dans sa répétition symptomatique, mais elle décale véritablement le pacte éducatif.

26Soulignons rapidement, parce que ce n’est pas notre sujet, qu’il faut aussi regarder attentivement ce que fait le père de Claude, ce savant atrabilaire dont les recherches suscitent l’envie des voleurs sur la moitié des tomes de la série. Annie lui demande de but en blanc s’il s’agit de l’invention d’une nouvelle bombe atomique, elle-même citée également chez Lindgren et Berna, dans cette période de la Guerre froide. Il répond finalement au tome 14 que bien au contraire, il est à la recherche d’une énergie non polluante. Que devons-nous entendre ici ? Les adultes sont suffisamment dangereux pour permettre la destruction du monde, il faut donc à la fois les sauver et les apaiser. Mais pour les sauver, il est aussi nécessaire qu’ils aient choisi, malgré leur tempérament explosif, de consacrer leurs efforts, non à la violence perpétuelle entre les hommes mais bien à des objectifs réparateurs, et en particulier touchant un environnement dont les bienfaits sont chantés dans cette ode aux vacances, commencée avant le démarrage de la société de consommation20.

27Pour une autrice suspectée d’une écriture mécanique et rapide, paresseuse et commerciale, Enid Blyton semble a contrario inscrite de façon originale dans les enjeux culturels et éducatifs de son temps, très au courant des mythologies qui l’entourent et offrant à ses petits lecteurs un possible positionnement sur cette notion complexe qu’on appelle le progrès. On peut d’ailleurs constater qu’elle construit l’aventure en « souterrain », à savoir aussi en protection de l’enfance, qui, quoiqu’en première ligne pour l’avenir de l’humanité, ne doit pas être exposée directement dans la bataille, comme le disait C.S Lewis en 1940. Elle ouvre discrètement les portes de l’adolescence, montrant que l’autonomie s’appuie sur la construction des compétences des jeunes héros.

Astrid Lindgren : est-il raisonnable de devenir un master detective ?

28Lorsqu’Astrid Lindgren lance ses premières œuvres après la guerre, elle écrit Pippi Långstrump 21 qui aura le succès majeur que l’on sait, mais aussi trois romans policiers en série, autour du personnage de Kalle Blomqvist, qui veut devenir master détective. Seul le premier tome sera traduit en français.

29Dans une petite ville extrêmement calme, où il semble n’y avoir, en dehors d’une population paisible et travailleuse, qu’un policier qui tient lieu de mentor, trois pré-adolescents de treize ans, deux garçons et une fille, cherchent à occuper leurs vacances d’été. Bien qu’enfants de commerçants, ils ne sont pas accablés par l’aide demandée par leurs parents, à la différence des Ayacks. Les préoccupations de Kalle – que la traduction anglaise nommera Bill – sont introduites immédiatement par un monologue inquiétant pour le jeune lecteur : « Blood, no doubt about it!! 22». Cependant, on se rend compte très vite que le narrateur a une position ironique à l’égard des fantasmes du principal héros, qui vient simplement de se couper le doigt et rêve d’une enquête policière à hauteur de ses talents, largement équivalents pour lui à celui des héros qu’il admire, Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Lord Peter Wimsey, appartenant déjà à une littérature reconnue.

30L’intrigue suivra les observations pointilleuses de Bill à propos de l’arrivée d’un homme étrange, cousin de la mère d’Eva-Lotta, qui semble traîner sans rien faire. Ce suspect est mêlé à un vol de bijoux. Et si l’autrice donne effectivement le beau rôle aux enfants, elle s’attache, à tous les moments, à faire entendre la voix intérieure de Bill, qui, lorsqu’il se retrouve devant le pistolet du cousin, trouve la vie de détective affreusement dangereuse et de plus en plus problématique. Les trois enfants, eux-aussi enfermés par les bandits dans des souterrains, vont finalement expérimenter la vraie peur de mourir, bien au-delà de l’aventure qui suit la trame classique observée chez Blyton. Quoique Bill conserve ici son admirateur secret, qui par une voix interne le couvre de louanges, la conclusion est que « Crime does not pay ! ».

31Le second tome, Bergson lives dangerously, ira plus loin dans la critique interne du genre naissant qu’est le policier pour enfants. Eva-Lotta tombe un matin sur le cadavre d’un vieux prêteur sur gage, assassiné dans la prairie communale et croise l’homme qui est supposé être l’assassin, seul homme étranger au village. Eva-Lotta ne réagit absolument pas comme une héroïne de roman, mais comme une enfant ordinaire. Elle est réellement traumatisée, va mettre quelque temps à sortir à nouveau de chez elle et pense :

“Everything was spoiled now. There would be no more fun in the world. How could there be, with people doing such horrid things to one another? Of course, she had known before that such things could happen, but she had not known them in the same way as now… No, for her the war was over. She would never play again.“23(Lindren, [1954], p. 87-88).

32De son côté, Bill Bergson jalouse d’abord Eva-Lotta en se disant qu’il aurait pu arrêter le criminel, « but then he remembered with a sigh that it usually was only in imagination that such things took place. And finally, he grasped what actually happened. It came to him with a shock, putting an end at once to his desire to be a master detective. » 24 (p. 90). Du début à la fin de cette histoire où l’arrestation du criminel véritable se fera grâce aux jeunes, Bill ne cessera de remettre ses rêves en doute et fera progressivement disparaître la voix interne de son admirateur. On note que dans ce tome, son ami Anders est en train de lire Treasure Island et envie considérablement les aventures de Jim Hawkins.

33À la fin de l’ouvrage, Bill explique à son comparse imaginaire que c’est bien la police et non pas lui qui a arrêté le meurtrier, qu’il vaut mieux préférer le grand jeu imaginaire avec les copains de la ville qu’une réalité beaucoup plus dangereuse. Le dernier tome donne la place majeure au petit Rasmus, cinq ans, fils d’un savant qui a, motif classique, découvert un nouveau métal pour l’armement et a donc été enlevé pour ses découvertes. C’est bien l’enfant jeune qui sera le héros réel d’une aventure où il parvient à détourner son kidnappeur du mal, rejouant ici la figure de l’enfant romantique, innocent et pur.

34Dans ces trois tomes, Astrid Lindgren joue le jeu du roman policier pour enfants qui offre la place de héros aux adolescents sauveurs : ceux-ci perçoivent avec lucidité les méfaits des adultes, sont capables de résister aux criminels, font le salut enfin des victimes, adultes comme enfants. Cependant, le principal protagoniste sert de voix auctoriale, souligne les dangers en se rapportant à la réalité de la violence et fait contrepoids à la fiction, en portant un regard critique sur un genre qui va rencontrer un succès majeur dans les séries des années 1960. À la sortie de la guerre, Astrid Lindgren souligne ainsi que l’embrigadement n’est plus de saison et que la mort n’est pas un jeu d’enfants. Elle propose une solution différence de celle d’Enid Blyton, mais tout aussi préoccupée de la protection de l’enfance. Pour autant, l’autrice affrontera plus tard la question du suicide et de la maladie mortelle, mais à hauteur d’enfants et dans un cadre de fantasy 25.

Paul Berna et le début d’une carrière vouée aux enfants de la banlieue

35La parution du Cheval sans tête en 1955 est pour Paul Berna, qui joue les utilités chez GP 26 depuis 1949, le début d’une carrière reconnue d’écrivain, dans une édition jeunesse qui passe, rappelons-le, de cinq cents ouvrages publiés avant la Seconde Guerre mondiale à mille cinq cents dans le début des années 1960, avec un mouvement de modernisation des maisons d’édition et l’arrivée de nouveaux acteurs27 (Piquard, 2004, p. 41-50). Il remporte immédiatement le prix du Salon de l’enfance.

36Contrairement aux ouvrages précédemment cités, l’approche de la banlieue ouvrière, ici un nœud ferroviaire où tous les hommes travaillent pour le chemin de fer, n’est pas organisée par le point de vue des héros, mais par celui d’un narrateur adulte qui observe la rue des Petits-Pauvres, où les gamins dévalent la pente à toute allure sur un jouet brinquebalant, malgré le danger du carrefour du bas de la rue. La langue très littéraire de l’auteur et de l’observateur, qui pourtant y glisse aisément quelques mots condescendants comme « patelin », s’oppose à la tonalité familière, voire argotique de la bande d’enfants et des malfrats qui, fort curieusement veulent leur acheter le jouet, puis le volent. Marc Soriano et Marguerite Vérot, comme le rappelle Isabelle Nières-Chevrel (2019, §17-18), feront quelques remarques pincées sur ces écarts de langue, à l’époque réprouvés.

37La bande à Gaby est plus nombreuse que celle des ouvrages précédents, sept garçons et trois filles de tous âges jusqu’à douze ans, dont l’extraordinaire Marion qui a inspiré Philip Pullman pour sa Lyra28, nouvelle Ève des temps modernes et également égérie d’un groupe d’enfants des rues livrant bataille. Marion mène les chiens des environs qu’elle a tous soignés elle-même et elle en fait une arme majeure, les jetant sur les bandits à deux reprises dans le livre, soixante pour le dernier assaut où ces derniers sont criblés de morsures. Le groupe extrêmement soudé va tenter de comprendre la séduction exercée par le vieux jouet sur les bandits, réunir patiemment les indices pour finalement les attirer dans un piège : ayant saisi le lien avec le vol de cent millions du Paris-Vintimille, ce sont les enfants qui livrent les malfrats, eux qui pourtant n’y gagneront rien, même pas le retour de leur cheval pour lequel ils ont engagé tant d’énergie. L’Inspecteur Sinet commence ici une carrière mélancolique où il va découvrir la patience et la capacité des gosses à investiguer dans des terrains qu’ils dominent beaucoup mieux que la police.

38Souvenons-nous qu’on trouve aussi un cheval dans le tome 12 d’Enid Blyton, Five Go Down to the Sea, Le club des cinq au bord de la mer (1953). Des comédiens ambulants ont un costume de cheval dans lequel François et Mick jouent, puis s’enferment de façon angoissante. Cette tête de cheval sera de fait le réceptacle de la drogue des trafiquants. Chez Berna, le cheval a été retrouvé par un chiffonnier dans une maison en ruines bombardée en 1944, un jouet qui appartenait à un enfant déjà peu sympathique et devenu le principal malfrat de l’histoire. La tête du cheval que l’on tente de recoller et qui ne tient pas, effraie enfants et adultes par son rire sardonique. Isabelle Nières-Chevrel rappelle quelques légendes où des chevaux maudits sont porteurs de mort (2019, § 7, « Cheval sans tête d’où viens-tu ? »). De fait, le cheval fait entrer dans une atmosphère fantastique, qui, comme l’usine désaffectée où sont mêlés toutes sortes de déguisements carnavalesques, rappelle les fêtes sombres de Sa Majesté des mouches publié en 195429.

39La brume et le froid qui règnent sur ces rues misérables s’opposent largement à la découverte par le Club des cinq des vacances délicieuses et ensoleillées, que l’on trouve également chez Lindgren, avec de multiples fleurs et paysages paisibles pour des adolescents plus bourgeois, qui accèdent à une vie délivrée du travail. Seul Kästner précédemment, avec son Emil, avait convoqué les gamins des rues, dans une atmosphère beaucoup moins sombre, où pour autant la jubilation du jeu prenait aussi le pas sur l’enquête policière. Ici, le rappel de la guerre et de ses bombardements, la pauvreté d’enfants que l’on dépouille de leur seul jouet, le lien mystérieux qu’entretient le cheval avec la mort et le mal ainsi que la violence latente entretenue par les armes – l’un des plus petits a sorti un vieux fusil de la guerre de 1914 –, tous ces éléments disent les apories qu’affronte l’auteur, entre sa volonté de regarder en face la violence sociale, la vérité touchant les guerres et néanmoins la place majeure accordée à une enfance porteuse d’espoir. Et c’est bien finalement le portrait de cette enfance pure, retroussant ses poches devant les journalistes demandant le montant de la récompense obtenue par la bande, qui importe à Berna, comme à Kästner ou à Lindgren. Les enfants ne réclament que leur jouet et opposent leur candeur étonnée au monde des adultes profondément marqué par la violence.

40Dans les années 1960, Berna offrira un futur au commissaire Sinet et à son regard paternel sur les jeunes. Dans trois ouvrages, ancrés dans une autre banlieue que traverse l’autoroute du Sud, il s’appuiera sur les adolescents d’un lycée voisin, apprentis journalistes, afin de coincer de petits malfrats locaux. Si l’on est sorti de la misère ouvrière d’après-guerre, il reste du mal-logement (Le Mystère du chat noir, 1963) auquel s’ajoutent un mélange baroque de modernité et de vie agraire (Le Mystère de l’autoroute du Sud, 1967) ainsi qu’un regard ironique porté sur des initiatives charitables lancées par les nouveaux médias (Le Mystère des poissons rouges, 196830). Il transfère ainsi l’expérience fondatrice du Cheval sans tête à un roman policier consacré à l’énigme, où prédomine un lien bienveillant entre l’adulte et l’enfant.

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41L’immédiat après-guerre et le début des années 1950 offrent des exemples très intéressants d’œuvres pour l’enfance et l’adolescence où sont expérimentées des formules innovantes touchant l’aventure et le rôle du héros dans des séries qui vont se généraliser dix ans plus tard.

42Les lois de protection de l’enfance et de l’adolescence qui surgissent dans de nombreux pays après la Seconde Guerre mondiale et qui sont aussi liées à l’image de la jeunesse dans cette période (Mahé, 202431) – toute la législation sur la protection de l’enfance délinquante commence en France à cette époque – confèrent un arsenal législatif auquel adhèrent les éducateurs de tous bords, dans une unanimité que notre époque interprète systématiquement comme une censure excessive32.

43Cependant, les auteurs veulent aussi plaire à un public qui s’élargit avec une scolarisation plus tardive, ils connaissent les séductions apportées par la presse populaire dont l’abbé Bethléem avait fait son bouc émissaire depuis le début du siècle, par les comics qui envahissent l’Europe après le conflit et par le cinéma, dont les intrigues policières se diffusent mondialement. Ils utilisent donc la tension narrative et la proximité avec le point de vue du lecteur comme armes de séduction massives.

44L’accord sur les « intolérables » (Mahé, 2024, p. 265) et leur progression depuis le XIXe siècle en ce qui concerne l’enfance reste un point majeur pour celui qui cherche à comprendre l’idéologie d’un temps, dans laquelle les auteurs sont largement impliqués. Astrid Lindgren très tôt et Paul Berna dix ans après la fin du conflit, osent parler d’une réalité très proche, trop proche, et poser la question de la pertinence d’un enfant justicier dans un monde qui l’a surtout proclamé victime universelle.

45Ces contradictions renforcent les difficultés d’auteurs pour la jeunesse, qui connaissent les apories historiques de l’écriture pour enfants face à l’aventure et à ses risques. Les solutions adoptées sont diverses. Si le roman scout reprend des gestes héroïques proches des épopées médiévales dans le contexte éducatif d’un mouvement de jeunesse, il se voit progressivement contesté en raison du décalage avec l’évolution des mentalités. Enid Blyton ouvre la voie d’une aventure sérielle où le risque est moins le principal attrait que la progressive entrée dans l’indépendance. La production de Paul Berna après Le cheval sans tête est caractéristique de ce roman policier sage et sans violence, encore très présent dans le paysage éditorial actuel.

46L’apparition à partir des années 1970 de corpus plus noirs dans une production réaliste indique un changement qui a paru radical aux acteurs – bibliothécaires, enseignants – de l’époque, comme à nous-même dans notre thèse, qui avions construit une analyse des sélections et de leurs changements dans cette période. Il serait nécessaire d’approfondir cette analyse, car la thèse de Daniel Delbrassine portant sur un corpus pour les adolescents des années 1980-1990 montre que les auteurs ne renoncent pas, dans ces textes réalistes, à la protection de leurs jeunes lecteurs. Comme nous l’avons évoqué plus haut, le développement de corpus importants dans le domaine de la fantasy en fin de XXe siècle, répond aux premiers textes apparus après-guerre, Bilbo le Hobbit ou Narnia, qui placent de jeunes héros sauveurs dans des mondes autres, à une encablure du nôtre, mais accessibles comme chez Pullman par des plis et fissures insoupçonnés.