[I]l n’est pas possible d’écrire pour la jeunesse, si, en même temps, on ne s’efforce pas d’écrire sur la jeunesse.
Georges Gustave-Toudouze (1950, p. X1)
1Émanant d’un auteur pour la jeunesse quelque peu oublié aujourd’hui, la formule placée en exergue résume l’axe de notre projet qui consiste à observer les représentations de l’adolescence dans les livres qui lui sont adressés. Il convient en effet d’interroger les enjeux de cette production littéraire en regard de sa cible : s’agit-il de tendre à la classe d’âge visée un miroir dans lequel elle pourra se reconnaître ou bien de lui proposer des modèles en accord avec les attendus d’un domaine éditorial qui n’est jamais dépourvu d’intention éducative ? Pour cadrer le champ de cette exploration, nous retenons un genre littéraire, le roman, et une période particulière, celle des « Trente Glorieuses ».
2À mi-chemin de la Seconde Guerre mondiale et du nouveau millénaire, pendant une époque charnière marquée par un contexte politique, économique et social favorable, le secteur de l’édition pour la jeunesse prend en France une ampleur remarquable. Dans L’Édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980, Michèle Piquard a fait l’historique de cette évolution en mettant en évidence ses aspects techniques, économiques et culturels (2004, p. 15). Nous proposons de cerner un créneau un peu plus restreint afin d’observer les romans publiés en France pour et sur l’adolescence au cours des années 1960-1980. La série Les Six Compagnons de Paul-Jacques Bonzon, avec ses trente-huit volumes parus de 1961 à 1978, peut représenter le paradigme de cette tendance. Contrairement à nombre de romans pour la jeunesse rapidement tombés dans l’oubli, l’œuvre de Bonzon retient l’attention par sa longévité : plusieurs épisodes des Six Compagnons sont encore réédités en 2015 et Larousse reprend en 2019 son roman sur la Résistance, Mon Vercors en feu, dans la collection « Les contemporains, classiques de demain ». Signe de l’intérêt qu’il suscite auprès des chercheurs spécialisés en littérature de jeunesse, au cours de la dernière décennie, notre auteur a fait l’objet d’un certain nombre de manifestations et de publications scientifiques : thèse de doctorat (Comte-Sponville, 2016), ouvrage sur la série (Quet et Mercier-Faivre, 2022), numéro de revue dédié au reste de l’œuvre (Cahiers Robinson, 2020), articles et chapitres d’ouvrages (Prévost, 2023, 2016, 2011 ; Mercier-Faivre, 2023 ; Connan-Pintado, 2018). Toutefois, même si les romans de Bonzon peuvent être tenus pour emblématiques des années 1960-1980, nous souhaitons étendre notre réflexion à l’ensemble de « la génération des Six Compagnons » afin de prendre en considération la production romanesque de son temps.
3L’essor de la littérature pour la jeunesse s’est amorcé au cours de la décennie précédente : l’importation de séries américaines et britanniques à succès – Hachette égrène les épisodes d’Alice et du Club des Cinq à partir de 1955 – et la multiplication des collections dédiées à la jeunesse chez la plupart des éditeurs ont modifié sensiblement le paysage éditorial. En prolongeant de deux années la scolarité obligatoire jusqu’à l’âge de seize ans, la réforme Berthoin a favorisé cette évolution :
Dans ce contexte, les éditeurs, qu’ils soient scolaires ou non, vont tenter de séduire ce nouveau public d’adolescents scolarisés, en créant des collections de romans qui leur soient spécifiquement adressés et qui puissent éventuellement s’intégrer dans le cadre de l’enseignement dispensé dans les collèges (Piquard, 2004, p. 274).
4Publiée par des auteurs français ou bien traduite, cette production connaît une expansion notable en se ramifiant en collections à la durée de vie variable. Si les fameuses collections historiques de Hachette, la « Bibliothèque Rose » (créée en 1852) et la « Verte » (en 1923) se sont pérennisées, la « Bibliothèque rouge » inaugurée par le même éditeur au milieu des années 1970 en tant que « collection des 15-17 ans » ne connaît qu’une existence éphémère ; elle a néanmoins fait découvrir des textes originaux et marquants comme le roman de l’Américain Robert Cormier, Les Chocolats de la discorde (1976), porteur d’une vision bien peu édulcorée de l’adolescence. Invités à proposer des fictions de leur cru, les auteurs et autrices français ne se bornent pas à raconter des aventures hexagonales : ils offrent une ouverture sur le monde en élargissant l’horizon de leurs personnages, par exemple à travers les romans « africains » de René Guillot, les voyages maritimes des Cinq jeunes filles de Georges Gustave-Toudouze, les îles plus ou moins lointaines où évoluent les jeunes héroïnes de Saint-Marcoux, les titres non sériels de Bonzon qui explorent différents pays et continents (Cahiers Robinson, n° 48, 2020). Quel que soit leur chronotope, ces romans qui s’attachent à des figures adolescentes propres à captiver le jeune lectorat voient le jour au cours d’une période à laquelle l’histoire culturelle a accordé toute son attention, en l’occurrence les travaux d’Anne-Marie Sohn (2003, 2001) et de Jean-François Sirinelli (2003, 2001).
5Bien que l’ère des « Trente Glorieuses » ne soit pas si éloignée, elle paraît aujourd’hui complètement révolue, tant les temps ont changé. Pour démarquer le titre de l’album d’Yvan Pommaux, Avant la télé (L’École des loisirs, 2002), elle date d’avant les ordinateurs, les téléphones portables et les réseaux sociaux, en somme, elle vient d’un autre monde, aussi est-elle à considérer en regard de son contexte, sans verser dans l’anachronisme. Miroir d’une époque de transition, l’édition pour la jeunesse atteste à la fois un attachement à la tradition et un souffle nouveau. Les éditeurs catholiques restent productifs : par exemple, Gautier-Languereau publie la série Giboulée de Berthe Bernage, pour les filles et petites-filles des lectrices qui ont suivi les épisodes de la très conservatrice série Brigitte, initiée à la fin des années 1930 et poursuivie pendant plusieurs décennies. À l’autre pôle, se dessine un élan décisif, marqué par deux phénomènes : d’une part l’effervescence éditoriale autour des séries policières pour la jeunesse, importées ou françaises, dont le succès ne s’est jamais démenti ; d’autre part, l’émergence d’auteurs légitimés par leur succès populaire et critique, partant couronnés par nombre de prix nationaux et internationaux ; la lecture de certains d’entre eux est encore préconisée aujourd’hui, tels Paul Berna ou Colette Vivier, dont certains titres ont été inscrits sur les listes de littérature du ministère de l’Éducation nationale pour l’école primaire.
6L’édition fait alors l’objet d’une autre économie du livre, marquée par des chiffres de tirages élevés tandis que le nombre de titres est limité – contrairement à aujourd’hui où les titres sont nombreux et les tirages restreints, sauf dans le cas de bestsellers. Si Hachette occupe un incontestable bastion à la pointe du commerce des livres, d’autres éditeurs se distinguent et au premier chef G. P. (Général Publicité), maison d’édition pour la jeunesse essentielle des années 1940-1980 avec ses différentes collections estampillées « Rouge & Or » (Cahiers Robinson, 2007). Des ouvrages de synthèse font état de l’activité de très nombreux auteurs qui ont choisi de faire carrière dans ce domaine, comme le Dictionnaire des écrivains français pour la jeunesse (1914-1991) de Nic Diament (1993) et Romanciers choisis pour l'enfance et l'adolescence : auteurs contemporains de langue française de Claude Bron (1972). Il est permis toutefois de rester songeur devant la réception critique de ce dernier, contemporain de la production qui nous occupe : enseignant en École normale et avant tout soucieux de pédagogie, non seulement il trouve malvenu le parti pris par Paul Berna d’adopter le langage et le point de vue de ses héros adolescents, mais, à une époque où les séries n’ont guère bonne presse, il exprime à propos du créateur des Six Compagnons « une certaine réprobation à l’égard d’un talent qui s’use à produire des romans à séries faciles » (1972, p. 49).
7D’après Philippe Ariès, l’adolescence serait « l’âge privilégié » du XXe siècle (1975, p. 51). Pourtant, on peine à borner précisément cette période située entre enfance et jeunesse : on sait que l’enfance, d’après les conventions internationales définissant les droits de l’enfant, concerne les populations juridiquement mineures, soit jusqu’à dix-huit ans en France, ce qui inclut l’adolescence. L’édition pour la jeunesse découpe le champ en tranches d’âge pour mieux s’ajuster à un lectorat enfantin, pré-adolescent, adolescent, puis jeune adulte. De plus, le rattachement des livres de jeunesse au destinataire pressenti évolue au fil du temps car « [d]es séries publiées dans les années 1980 pour des adolescents figurent aujourd’hui dans des catalogues pour enfants » (Bruno, 2000, p. 19). Tel est le destin de la série des Six Compagnons qui a été transférée par Hachette de la « Bibliothèque Verte » à la « Rose ». Se penchant sur cet âge de la vie pour tenter de cerner la « culture adolescente », Pierre Bruno pointe entre « Enfance et adolescence : une rupture nette mais de plus en plus précoce » et entre « Adolescence et jeunesse : une distinction malaisée ». Le plan de son étude annonce les trois axes à interroger : « L’adolescence comme synonyme de jeunesse », « L’adolescence : première partie de la jeunesse » et « L’adolescence : une jeunesse en crise » (2000, p. 18-22).
8Qui sont les adolescents des années 1960-1980 ? Dans ses recherches centrées sur la période des Trente Glorieuses, marquée par l’évolution du monde industrialisé et le développement d’une culture de masse, l’historien Jean-François Sirinelli use d’une jolie formule, parodie d’un titre célèbre, pour décrire « Le village planétaire dont le prince est un adolescent » (2001, p. 120). Voici en quels termes il définit « l’identité historique » (ibid., p. 332) de cette génération :
Les baby-boomers ont quinze ans dans un pays emporté par une croissance soutenue et génératrice de plein emploi, dans lequel la sécurité devant les aléas de l’existence s’est faite plus grande. À la frugalité et à la prévoyance commencent, de ce fait, à se substituer des valeurs et des comportements hédonistes (ibid.).
9Il cite ailleurs Daniel Cohn-Bendit pour qui la génération des baby-boomers fut « la première à vivre, à travers un flot d’images et de sons, la présence physique et quotidienne de la totalité du monde » (Sirinelli, 2003, p. 341). Mais, en réalité, il s’intéresse davantage à la tranche d’âge des 16-24 ans dans lesquels il voit « sinon des mutins en rupture radicale, en tout cas des mutants, c’est-à-dire les produits d’une société en train de connaître un changement accéléré » (ibid., p. 327). On peut se demander dans quelle mesure les héros adolescents des romans pour la jeunesse de l’époque correspondent à ce que décrit l’histoire culturelle. Reflètent-ils véritablement leur temps, relèvent-ils d’un constat fidèle ou bien les auteurs projettent-t-il sur eux le rêve nostalgique de leur propre enfance ? À moins que ces adolescents romanesques ne s’apparentent à des modèles littéraires plus anciens, de Peter Pan au Grand Meaulnes.
10Dans la mesure où elle semble se conformer aux canons d’un champ éditorial qui vise à divertir et à instruire sans attenter à l’ordre social ni aux convenances, cette littérature ne risquait probablement pas de soulever le débat ni d’inspirer aux adultes médiateurs les inquiétudes contemporaines analysées par Annie Roland dans Qui a peur de la littérature ado ? (2008). Il est bon toutefois d’interroger les contours de l’adolescence tels qu’ils se dessinent dans la production de ces années 1960-1980, entre conformité aux normes en vigueur et prémices d’une émancipation, voire d’une subversion au moment où sont importés du monde anglo-saxon des romans qui bousculent les conventions (Turin, 2003) et dans lesquels se dessinent les évolutions analysées par Michèle Piquard sous l’intitulé « L’après-mai 68 : mutations et ruptures » (2004, p. 50).
11En qualifiant ces adolescences de « romanesques », nous prenons en compte le double sens de l’adjectif pour désigner à la fois « un certain type de texte mais aussi un certain état d’esprit » (Besson et Marcoin, 2020, p. 53). Si le roman est un genre libre, multiforme et fourre-tout, prompt à se plier à toutes les modes, la notion de romanesque s’accorde aussi bien à ce genre littéraire qu’à la jeunesse elle-même, voire à l’enfance qui,
[…] longtemps minorée dans les représentations littéraires, est devenue dans les perceptions des âges de la vie le moment romanesque par essence – l’enfant, être aux passions intactes, est lâché dans un monde toujours neuf qu’il découvre, errant ou entraîné malgré lui, disponible pour l’aventure (ibid., p. 60).
12De plus, la notion de romanesque gagne à être déployée et à être mise en relation avec l’acte de lecture qu’elle présuppose. Michel Murat le rappelle,
[…] la fréquentation des livres précède l’expérience ; elle occupe le temps de l’enfance et de l’adolescence, dans les milieux où ces âges, précisément, doivent être préservés de la vie. […] Ce romanesque nous transpose dans un monde antérieur, héroïque, que caractérisent l’intensité et l’exemplarité des affects. […] c’est le monde de l’enfant lecteur que nous avons été et qu’en nous-mêmes nous demeurons, pour peu qu’une occasion se présente (2004, p. 224).
13En quête des adolescences romanesques des années 1960-1980, de leurs univers tissés d’héroïsme et d’affects, nous proposons un parcours en cinq étapes qui portent successivement sur l’aventure, armature privilégiée du romanesque, sur les personnages de Bonzon, les collections et séries, les racines de certaines œuvres et enfin la postérité de Bonzon.
14Les trois premières contributions analysent la production éditoriale du temps au regard de la thématique de l’aventure, de ses paradoxes et des perspectives qu’elle ouvre aux adolescents. Partant du « modèle impossible de L’Île au Trésor », Hélène Weis souligne le caractère aporétique du roman d’aventure pour la jeunesse dans un domaine attentif à protéger cette classe d’âge des violences du monde. Dans la production d’après-guerre, encadrée par la loi du 16 juillet 1949 sur les publications adressées à la jeunesse, elle distingue quatre paliers qui permettent de suivre l’évolution du héros enfant ou adolescent confronté à l’aventure : du roman scout au Cheval sans tête de Paul Berna en passant par les séries d’Enid Blyton et d’Astrid Lindgren, ces aventures restent bien sages, même si des menaces se profilent à l’arrière-plan des récits. Ce n’est qu’en fin de siècle que les adolescences romanesques se feront plus sombres. De son côté, Aurélie Gille Comte-Sponville voit dans l’expansion des séries policières pour la jeunesse une autre forme de contradiction : tout en prenant en compte la modernité qui marque cette période, elles épousent, mais sans le respecter complètement, le modèle archaïque des récits d’initiation tel que l’analyse Mircea Eliade. En effet, elles content un départ du foyer, puis une quête jalonnée d’épreuves jusqu’à être sanctionnée par une mort symbolique et, finalement, une renaissance. Cet ancrage dans un schéma éprouvé attesterait la profonde nostalgie des auteurs pour une ère magnifiée et à jamais révolue, l’âge d’or de l’adolescence. Enfin, Christine Prévost traite des vies héroïques mises en valeur dans une catégorie de récits publiés par la « Bibliothèque Verte ». Aux marges du documentaire et de la fiction, ces biographies et autobiographies, réelles ou fictives, mais toujours éminemment romanesques, proposent aux jeunes lecteurs des modèles d’exception. Savants, aviateurs, marins, ingénieurs, quel que soit leur domaine d’excellence, ces personnages ou personnalités illustres sont parfois des femmes, comme l’alpiniste Claude Kogan ou la danseuse étoile Claude Bessy. Auréolés des valeurs de courage et d’altruisme, ces parcours exemplaires offrent à l’adolescence des modèles porteurs d’optimisme et de confiance dans l’avenir.
15Les trois contributions suivantes examinent les personnages de Paul-Jacques Bonzon aussi bien dans la série des Six Compagnons que dans les romans non sériels. Anne-Marie Mercier-Faivre soulève le problème de l’âge incertain des Compagnons, que l’on tend à situer « aux portes de l’adolescence », en éludant les questions liées au sujet tabou de la puberté, alors que les lettres des lecteurs ont révélé que l’âge du lectorat de la série s’étend de neuf ans et demi à quinze ans. D’un volume à l’autre, les Compagnons semblent grandir, passent de l’école élémentaire au collège, voire au lycée, et prennent de plus en plus d’autonomie. Le floutage de leur âge peut être interprété à l’aune de trois hypothèses : cette incertitude permet d’élargir l’empan du lectorat ; elle s’ancre d’autant mieux dans le cadre des rites d’initiation qui structure leur diégèse ; de plus, elle correspond au régime même des séries qui se déroulent dans un temps immobile, un éternel présent. Michaël Wilhelm envisage à son tour la question de la temporalité, mais sous un tout autre angle : il observe l’évolution des représentations de l’Allemagne dans l’ensemble de la série, soit pendant plus de trois décennies car il inclut à son corpus les onze romans signés par les successeurs de Bonzon après sa mort. De plus, il ne manque pas de convoquer les romans non sériels à l’appui de sa démonstration. Cette minutieuse étude diachronique pointe de notables changements sous l’influence du contexte historique et social au fur et à mesure que s’éloigne la Seconde Guerre mondiale et que se raffermit la construction de l’Europe. Il faut ainsi attendre le vingt-sixième volume de la série pour que le septième compagnon, le chien Kafi, jusque-là désigné comme « chien-loup » réinvestisse enfin son pedigree et son nom de « berger allemand ». Enfin, Christiane Connan-Pintado s’appuie sur un corpus de romans one shot pour souligner le fossé qui sépare les adolescents de Bonzon de ceux que dépeignent les historiens des Trente Glorieuses. Situés dans le passé ou dans des pays étrangers, non seulement ces romans historiques et/ou d’aventures – parfois policières – se montrent très soucieux de parité, mais ils font naître entre filles et garçons de tendres sentiments d’amitié amoureuse ou d’amour tout court. Volontiers mélodramatiques, ils conjuguent tous les critères du romanesque dans un premier degré propre à séduire les lecteurs adolescents des deux sexes. Si ce choix vise assurément à ménager l’intérêt des uns et des autres, Bonzon se montre novateur pour l’époque en décrivant des garçons aussi perméables aux émotions que les filles.
16La troisième étape porte sur les initiatives éditoriales qui visent à fidéliser les jeunes lecteurs, la collection – inventée par Hachette au XIXe siècle – et la série, toujours aussi florissante aujourd’hui. Catherine d’Humières fait revivre une collection inscrite dans la lignée, en son temps prolifique, des romans scouts, qui appartiennent désormais à la catégorie des « formes éteintes » (Besson et Marcoin, 2020, p. 58). Adressée aux grands adolescents de plus de quinze ans, la collection « Rubans noirs » publiée chez Alsatia, comporte cinquante-neuf titres parus de 1957 à 1970, des romans qui permettent de suivre, pendant cette quinzaine d’années, l’évolution des mœurs et des sujets abordables dans le cadre contraint de l’édition pour la jeunesse. Certes, sont prônées à la fois l’aventure (dans tous les pays du monde) et les valeurs d’honneur, de solidarité et de courage, mais ces romans se démarquent par une certaine audace face à des thématiques tenues généralement sous le boisseau, la sexualité et la mort. De son côté, Isabelle Rachel Casta s’attaque au massif joliment prénommé Alice : la série américaine de cent soixante-quinze volumes, initiée dans les années 1930 et devenue, quelque vingt ans plus tard, le fleuron de la « Bibliothèque verte ». Force est de constater que la série a été largement francisée par les traductions qui n’hésitent pas à opérer toutes les malversations imaginables sur le produit d’origine. Elle doit sans doute son succès à cette étonnante labilité ainsi qu’à la peinture d’un « monde fictionnel aéré et aisé » dans lequel l’intensité dramatique est toujours à son comble alors que rien ne pèse, en réalité, tant les stratégies d’évitement s’enchaînent au fil des intrigues menées tambour battant. La série trouve ainsi le moyen d’être aussi dépaysante et enivrante qu’inoffensive pour les adolescentes (et parfois les adolescents) des Trente Glorieuses. Il est à noter qu’elle est toujours diffusée en ce début de XXIe siècle, plus drastiquement encore caviardée, dans la « Bibliothèque rose », à destination de lectrices deux fois plus jeunes que le personnage éponyme. C’est précisément dans la « Rose » que Fantômette, la petite sœur française d’Alice, fait carrière avec cinquante et un volumes parus de 1961 à 2011. Marlène Fraterno se penche sur la fortune de cette justicière masquée, héritière d’une lignée prestigieuse, Fantômas, Arsène Lupin, Zorro ainsi que de la figure audacieuse de Fifi Brindacier, l’héroïne iconique qui a ouvert l’ère d’une littérature pour la jeunesse « non-autoritaire » (Ewers, 1998 : 476). En aval de la série, l’essaimage de Fantômette dans la sphère médiatique permet de suivre son transfert dans les dessins animés, l’univers de la fanfiction, et même le cinéma où l’imaginaire d’un petit garçon lui fait revêtir en rêve la tenue du personnage pour transcender son quotidien. Au fil de ses différents avatars, Fantômette se pose en modèle d’émancipation pour une adolescence qui aspire à s’affranchir des contraintes familiales, sociales, voire néocoloniales.
17Les deux études suivantes élargissent le spectre temporel pour revenir sur des périodes antérieures aux Trente Glorieuses : elles analysent un roman importé et le début de carrière d’un auteur qui furent tous deux plébiscités dans le contexte éditorial des années 1960-1980 et marquèrent la collection « Rouge & Or ». Françoise Demougin relit Maroussia, roman traduit de l’ukrainien et adapté par P.-J. Stahl, nom de plume de l’éditeur Hetzel qui, à la fin du XIXe siècle, s’approprie différents titres étrangers à succès de l’époque, tels ceux de l’Américaine Louisa May Ascott. Elle décrit comment le livre donné à lire aux petits Français, omniprésent chez différents éditeurs pendant la période qui nous intéresse, a été remodelé. Non seulement il intègre de nombreuses références à notre univers culturel, du Petit Chaperon rouge à Jeanne d’Arc, mais il sculpte une figure féminine romanesque propre à devenir un modèle de courage et de résistance d’autant plus fascinant que le roman ne condescend pas au rite du happy ending : l’héroïque fillette meurt au dénouement. Quant à Francis Marcoin, il éclaire la carrière de René Guillot en observant sa biographie et ses écrits antérieurs aux romans pour adolescents, souvent situés en Afrique, qui le rendront célèbre et lui vaudront de devenir le premier récipiendaire français de la plus haute distinction en littérature de jeunesse, le Prix Hans Christian Andersen1. Plus jeune que Bonzon, Guillot fut lui aussi enseignant, et précisément au Sénégal où il eut Senghor pour élève. Il se fait alors remarquer par des publications pour adultes, des contes inspirés par la culture africaine et des articles pour de nombreux organes de presse. Sa participation à la « littérature coloniale » relève d’une double filiation qui le rattache à la fois à Kipling et au Conrad de la nouvelle « Au cœur des ténèbres », avec le récit intitulé Histoire d’un blanc qui s’était fait nègre. Sa réflexion sur l’identité, la violence et la sexualité semble alors aux antipodes de la littérature de jeunesse qui l’occupera par la suite et dans laquelle il ressuscitera, une fois quittée l’Afrique, à l’intention de lecteurs adolescents, l’univers fascinant de ses jeunes années.
18Situées « après Bonzon », les deux dernières contributions s’attachent d’une part aux volumes des Six Compagnons parus sous la plume des continuateurs de la série, d’autre part à la réception contemporaine, à l’école primaire, d’un épisode de La Famille H.L.M., autre série de l’auteur, destinée à de plus jeunes lecteurs. À sa mort, Bonzon laisse en chantier quelques canevas de romans – certains seront publiés de façon posthume – et des personnages si chers à son lectorat que la maison Hachette fait appel à un trio d’auteurs pour continuer à exploiter le filon. Esther Laso y León retient quatre titres situés dans l’univers des médias pour examiner la manière dont ces auteurs seconds tentent d’inciter les jeunes lecteurs de la « génération Mitterrand » à s’intéresser à des personnages adolescents des décennies précédentes. Tout en reflétant une période riche en mutations dans tous les domaines, les continuateurs veillent à respecter une sorte de statu quo à l’égard des personnages originaux : s’ils insèrent leurs propres Compagnons dans une époque dont les évolutions sont précisément enregistrées, ils leur conservent néanmoins les caractéristiques qui ont fait le succès de la série. En conséquence, ces nouveaux personnages ne semblent, au fond, guère affectés par l’air du temps et restent fidèles à la figure adolescente quelque peu idéalisée des romans de Bonzon. Enfin, Stéphanie Lemarchand fait part d’une expérience de lecture offerte – donc sans exploitation pédagogique proprement dite – dans une classe de CE1, à des élèves de sept à neuf ans. Il s’agit d’observer si ces « enfants de la vidéosphère » (Perrot, 1999, p. 23) sont en mesure de suivre la lecture intégrale d’un petit roman et de s’approprier par l’écoute l’aventure contée, dans un double décalage qui tient à la fois au rythme à adopter – on se pose pour écouter – et à l’épaisseur temporelle à éprouver – on s’intéresse à un livre ancien, une histoire datée. En appui sur les avancées des travaux qui mettent en évidence le rôle du sujet lecteur depuis le début du XXIe siècle, la chercheure justifie le choix de l’œuvre et du dispositif adopté pour favoriser l’immersion fictionnelle et le partage de l’aventure vécue par procuration. Aussi modeste et ponctuelle soit-elle, la réussite de l’expérience pourrait ouvrir la voie à de nouvelles tentatives pour faire découvrir au jeune lecteur contemporain les adolescences romanesques d’antan.

