Colloques en ligne

Paul Vacca

L’inquiétant cadavre de la page 2 de Google. Chambre close et algorithmes numériques 

The Haunting Corpse on Google’s Page 2

« Le meilleur endroit pour cacher un cadavre, c’est la page 2 de Google »

Internet, source inconnue.

1On se la racontait dans les open spaces de la Silicon Valley au temps où la cantine offrait du kombucha, entre le babyfoot et la salle de Pilates : « Tu sais quel est le meilleur endroit pour cacher un cadavre ? C’est la page 2 de Google ».

2Une plaisanterie qui, derrière l’ironie, révèle l’immense pouvoir de Google, celui de décider ce qui existe ou non dans le monde numérique. En contrôlant l’accès à l'information, la firme californienne agit comme un censeur invisible.

3Mais si cette blague disait vrai ? L’allusion à un meurtre ne nécessite-t-elle pas d’être prise au sérieux ? Tout lecteur de roman policier le sait : une des façons de maquiller un crime consiste précisément à le révéler par avance.

4Aussi convient-il de ne rien laisser au hasard et se poser la question : comment un tel crime peut-il être possible ? Or s’il existe un cadavre, c’est qu’il y a un coupable ; s’il y existe un coupable, c’est qu’il y a une arme ; s’il y existe une arme, c’est qu’il y a une scène de crime.

5Commençons par le lieu du crime, là où plus personne ne regarde : page 2 de Google, notre seule piste.

La scène de crime

6Au commencement était Internet. Un espace ouvert et libre : un jardin d’Éden ou une ZAD, c’est selon. Les internautes y étaient alors des chasseurs-cueilleurs allant de site en site, de blog en blog, de forum en forum. On s’y déplaçait en surfant car sa surface était plane. On se rassemblait par communautés choisies. On y construisait des sites comme des cabanes ou des grottes au confort rudimentaire, où l’on partageait sa passion avec d’autres chasseurs-cueilleurs.

7On s’y ennuyait aussi rencontrant de nombreuses avaries techniques – les bogues – et seuls les passionnés avaient la patience de rester envers et contre tout manifestant une admirable appétence pour la chose technologique : on les surnomma les geeks ou les nerds 1. Internet était alors une utopie foutraque où l’autogestion avait la part belle.

8En ce temps-là, on se déplaçait tous dans la même géographie, partageant le même paysage. Comme dans le monde physique, celui-ci était en constante évolution, de nouveaux sites apparaissaient alors que d’autres devenaient des terrains vagues, inhabités, mais c’était le même pour tous.

9Or c’était terriblement inefficace. On s’y perdait beaucoup et nombreux furent ceux qui pensèrent que « ça ne marcherait jamais » et qu’Internet resterait le territoire underground de quelques nerds et geeks égarés.

10Pourtant quelques-uns, plus entreprenants eurent l’idée d’y mettre bon ordre et, pour ce faire, introduisirent l’algorithme. Ainsi, devint-il possible de se repérer dans cette jungle que l’on appelait la Toile, de la domestiquer et de retrouver son chemin sans avoir à le reparcourir sans cesse. Les moteurs de recherche permirent de partir à l’aventure, nous permettant d’accéder directement là nous avions décidé d’aller. Et tout cela gratuitement – ou du moins le pensions-nous. Cette logique s’appliqua aussi au reste de l’Internet, et notamment à ce que l’on appela les réseaux sociaux.

11Et c’est alors qu’au petit matin du 5 septembre 2006, Facebook – qui rêvait de dominer le monde des réseaux sociaux – et peut-être le monde tout court – chercha aussi à aider ses abonnés à se retrouver plus facilement. En l’espace d’une nuit, le réseau passa d’un trombinoscope numérique à un espace fluide, personnalisé et régi par des algorithmes : le News Feed, ou fil d’actualité, était né.

12Sans que personne ou presque n’y prenne garde, un événement comparable à la tour de Babel s’était produit : désormais plus personne ne verrait la même chose sur le réseau. Fini le paysage commun partagé ; désormais, chacun se trouva propulsé dans un nouvel espace personnalisé. Les algorithmes prirent les commandes et chacun navigua dès lors dans un espace façonné par des données issues de ses propres préférences et de ses comportements.

13L’aventure du surfing buissonnier céda la place au scrolling 2 vertical et paramétré. Les algorithmes nous proposaient un chemin en fonction de celui que nous avions déjà parcouru, des traces numériques que nous avions laissées derrière nous.

14L’illusion était parfaite : nous circulions sur le même Internet, la même plateforme, la même application ou le même réseau social ; mais nous avions en réalité chacun notre propre territoire. De fait, l’expérience devint beaucoup moins fastidieuse. Le voyage plus fluide, plus confortable et plus divertissant aussi : il suffisait de rester assis, de se détendre, de se voir projeter un paysage toujours familier avec des airs de déjà-vu, qui nous semblait pour autant ouvert, mais qui était en réalité la production d’un laboratoire qui surveillait nos choix. Nous pensions vivre les aventures de Robinson Crusoé alors que nous étions dans le Truman Show.

15Quelques observateurs avisés comprirent alors que nous étions à notre insu dans des chambres closes. Eli Pariser, un activiste d’Internet, développa la notion de « bulle de filtre » (bubble filter) (Pariser, 2012) pour décrire l’isolement intellectuel créé par les algorithmes en ligne qui nous montrent principalement des informations conformes à nos préférences. On parla d’ailleurs également de « chambres d’écho » (echo chambers), des lieux qui ont toutes les caractéristiques d’un espace hermétiquement clos construit par l’action conjuguée des algorithmes et de nos choix.

16Hermétiquement clos ? Pas tout à fait. Ou alors hermétiquement ouvert comme les yeux chez Kubrick sont « grands fermés3 ». Car il est faux de penser que les bulles de filtres ne nous exposent pas aux idées étrangères aux nôtres ; en réalité, celles-ci nous parviennent mais dans leur version caricaturée.

17En ce sens, comme le chat de Schrödinger, qui est et n’est pas, la chambre d’Internet est close et ouverte. Elle comporte des ouvertures, sur ce que l’on croit être des lignes de fuite, mais qui ne sont en fait que des rabbit holes, des « terriers de lapins » toujours plus profonds, qui nous ramènent sans cesse à la chambre.

18Voilà pour la scène de crime : une « chambre close algorithmique » tout aussi terrifiante que les chambres closes gothiques et insaisissables comme une chambre quantique où il est même impossible de rêver d’un dehors.

19Maintenant penchons-nous sur l’arme du crime.

L’arme du crime

20Les lignes ci-dessus semblent déjà désigner l’arme : l’algorithme. C’est tentant, celui-là a le profil idéal : une formule de laboratoire tentaculaire et fourbe, au fonctionnement opaque, invisible, tapie dans l’ombre de nos machines. Présent partout, visible nulle part. L’algorithme pourrait constituer l’arme parfaite pour le crime parfait en chambre close.

21Mais deux raisons nous poussent à réfuter cette hypothèse.

22La première raison est qu’il s’agit d’une arme peu fiable. Même ceux qui concoctent les algorithmes – les laborantins de la Silicon Valley – sont bien en mal de prévoir les effets qu’ils produiront. Ils n’en perçoivent que les conséquences, lorsque leur modèle a déjà produit les effets souhaités ou non. Les voies de l’algorithme sont en grande partie impénétrables, trop complexes pour remplir le rôle d’une arme du crime fiable. À la manière d’une bombe dont on ne saurait ni quand elle se déclenche ni les dégâts qu’elle est à même de provoquer.

23La seconde raison qui innocente l’algorithme est que, à nos yeux, en tant que biotope d’Internet, il constitue au mieux la condition de possibilité du crime, non son instrument intentionnel. Le désigner comme arme serait comme incriminer la gravité terrestre d’être l’arme d’un meurtre par défenestration, plutôt que la main de l’assassin.

24Dans le cas d’Internet et des réseaux sociaux, alors, quelle serait cette main ? Quel pourrait bien être l'instrument du crime ?

25Il s’agit d’une arme qui est parmi nous depuis plus de quinze ans. Anodine et insoupçonnable, car elle est l’incarnation même de la bienveillance. Bleue, comme le ciel sous toutes les latitudes ; bleue, comme les casques des soldats de la paix : nous avons nommé le petit pouce bleu, alias le like.

26Mais comment diable un petit pouce si familier, si arrondi, si affectueux, a-t-il pu se muer en arme ? Pour cela, il faut brièvement revenir sur sa genèse : retracer la manière dont le petit pouce bleu s’est introduit sur la scène de crime.

27Bien que nous ayons l’impression qu’il a toujours existé, le like n’est pas une fonction naturelle d’Internet. Il n’est apparu qu’en 2009, à l’initiative de Facebook, cinq ans après le lancement du réseau social par Mark Zuckerberg sur les bancs d’Harvard.

28L’idée fut « empruntée » au forum B3TA, une galerie en ligne qui rassemblait une communauté de créatifs exposant en ligne des œuvres diverses : illustrations, collages, parodies… La diversité des œuvres y rendait le choix de la page d’accueil complexe. Que mettre en avant ? C’était un casse-tête permanent. Le curateur eut alors une idée : un bouton « I LIKE THAT », permettant aux visiteurs d’exprimer leurs préférences permit ainsi de hiérarchiser les œuvres et d’organiser une meilleure visibilité des projets.

29Pendant ce temps-là, chez Facebook, une équipe réfléchissait à un moyen d’augmenter l’engagement sur la plateforme. Le nouvel objectif n’était plus de se lancer dans la chasse au plus d’abonnés possible, mais de les garder le plus longtemps possible sur le réseau en leur permettant d’interagir.

30L’idée d’un bouton « Awesome » (son nom de code initial) fut alors proposée dans le but de fluidifier les échanges, augmenter les interactions et éviter les messages de félicitation redondants sous les annonces de mariages ou d’obtentions de diplômes.

31Mais Mark Zuckerberg hésite. Il craint que cette fonctionnalité ne réduise le nombre d’interactions au lieu de les accroître. Finalement, après tergiversations, il tranche : le 9 février 2009, le bouton est lancé, orné d’un pouce bleu, ce sera le like.

32L’effet est immédiat et littéralement monstrueux. C’est ce que certains appelleront le moment Frankenstein : cet instant où le réseau prend une vie propre et où Zuckerberg perd le contrôle de sa créature.

33Jusqu’ici, la croissance du réseau était linéaire. Après le like, un changement s’opère : non seulement de degré, mais aussi de nature. Le réseau social entre alors dans une autre dimension, produisant à la surprise de tous une onde de choc. Plus précisément, un effet papillon : un petit clic anodin déclenchant un tsunami à l’échelle mondiale.

34Avec quatre ondes de choc successives :

35La première onde de choc est celle du quiproquo. Dès son apparition, le like a en effet produit du flou. Sait-on vraiment ce qu’il signifie : j’aime ? j’apprécie ? je soutiens ? j’adore ? Cinquante nuances d’affection et de politesse.

36Pourtant, en pratique, le like est aussi polysémique, insaisissable et illisible que le sourire du courtisan. Il peut remplir la pure fonction phatique d’un « j’ai vu », d’un retour de politesse, d’un geste d’encouragement, ou rien de tout cela. De plus, il est contextuellement instable. Que like-t-on, au juste : le message ? le ton ? l’auteur ? le commentaire ? le partage ? Car que penser de ce pouce levé sous l’annonce de la mort d’un artiste ? Est-ce un hommage, une reconnaissance, ou bien une macabre approbation ?

37Ajoutons à cela que le like n’a pas la même valeur pour tous. Certains l’utilisent avec parcimonie, comme un bien précieux ; d’autres en distribuent à la chaîne, en serial likers compulsifs.

38Ainsi, le like est un signe parfaitement bâtard combinant l’univocité du signal avec la polysémie propre au langage. Il affiche une intention claire – « J’aime » –, mais sa signification réelle dépend toujours du contexte. Instrument de clarté qui charrie l’indécision : il est par essence porteur de quiproquos.

39La deuxième onde de choc concerne l’addiction. Le like n’est pas seulement ambigu, il provoque des effets indésirables. Certains ont comparé les effets de dépendance aux réseaux sociaux à ceux que procure la cigarette. Or il nous semble que les réseaux sociaux secrètent trois dérivés particuliers de la dopamine qui les rendent indispensables aujourd’hui. Que nous pourrions isoler ainsi :

40Il y a d’abord, ce que nous appellerons l’égotine, une substance qui cristallise le plaisir narcissique immédiat que l’on ressent lorsqu’on reçoit un like. Elle agit comme un renforcement de l’estime de soi, une gratification instantanée qui vient flatter l’ego, d’où son nom.

41Ensuite, la tribaline, substance qui exalte le plaisir de faire partie d’un groupe, d’une communauté, grâce aux interactions numériques. Elle exprime le besoin d’appartenance sociale, la reconnaissance d’un « nous » en grande partie fictif – renforcé par les likes mutuels.

42Et enfin, l’ontologine, la substance symbolique qui représente le besoin d’exister socialement à travers la visibilité en ligne. Le like devient ici le signe minimal d’existence dans un monde où être vu, partagé, commenté équivaut à être. Il s’agit là de la dépendance la plus fondamentale, celle qui touche à l’être même, à notre place dans la sphère numérique : « je suis liké, donc je suis ».

43C’est elle qui détermine notre nouvelle condition narcissique : dans notre société individualiste néolibérale – dont les réseaux sociaux sont l’émanation plus que le symptôme – nous sommes sommés de nous définir par nous-mêmes. Ce sont les affres de la modernité liquide dont parlait Zygmunt Bauman (Bauman, 2006), où nous avons perdu nos repères stables et tous les référents exogènes permettant de nous définir – familles, institution, travail… Notre moi est la seule construction qui puisse se faire, d’où notre tendance au personal branding. Nous ne sommes pas plus narcissiques que les générations anciennes ; c’est la nature même du narcissisme qui a muté. Comme l’autrice américaine Fran Leibowitz a pu dire que Warhol avait « rendu la célébrité plus célèbre4 », on pourrait dire que le like a « rendu notre narcissisme plus narcissique ».

44La troisième onde de choc est l’uniformisation. Le like constitue aussi un rouage essentiel de l’économie de l’attention. Il met toutes les productions en concurrence dans le même bain, les rend comparables sur une seule échelle : celle de leur visibilité mesurable. De plus, il accentue la logique de la prime aux gagnants (« The winner takes it all ») : les plus likés sont mis en avant, et donc bénéficient d’une visibilité accrue qui accroît leurs possibilités de like, accentuant sans cesse, dans un effet de ciseaux, les inégalités initiales. Le visible devient toujours plus visible dans un effet d’auto-entraînement – reléguant tout le reste dans les zones d’ombre.

45Cette dynamique ruine l’utopie fondatrice d’Internet, celle qui rêvait d’un espace d’égal accès et d’égalité des chances pour tous – corrigeant les effets d’inégalité du monde réel. Or, si tout le monde est visible sur Internet, tout le monde n’est pas vu. La page 2 de Google résume ce paradoxe : visible de tous, vue par personne.

46La quatrième onde de choc est celle de la polarisation. Dernière vague du tsunami, le like devient l’agent provocateur de la polarisation. Il transforme l’économie de l’attention en une économie de la tension. Suivant deux processus réducteurs : le like accentue les effets de personnalisation (en réduisant l’idée à l’identité de la personne qui la soutient) et à l’inverse ceux d’essentialisation (qui réduit l’identité de la personne à l’idée qu’elle défend).

47Les zones grises s’évaporent. La concession rhétorique – cette zone grise de la négociation – disparaît de nos débats. Il ne reste qu’un champ de positions polarisées que le like – notre plus petit diviseur commun – exacerbe.

48Nous avons l’arme : le like est donc cette arme à la fois porteuse de quiproquos, vecteur d’addiction, moteur d’inégalités et catalyseur de polarisation. Mais alors, qui est le coupable ?

Le coupable

49On serait tenté de dire : les usual suspects, à savoir les méchants milliardaires de la Silicon Valley. Des coupables de plus en plus évidents depuis qu’ils ne se cachent plus. Au départ, ils affichaient une posture idéaliste : Google arborait le slogan « Don’t be evil » ; et l’utopie numérique promettait un monde décentralisé, ouvert, émancipateur. La Silicon Valley se voyait comme une force de progrès.

50Mais cet idéalisme s’est mué en une vision cynique et autoritaire : les masques sont tombés. Les libertaires ont viré leur cuti libertarienne radicale, allant jusqu’à défendre parfois ouvertement l’idée que la démocratie n’est pas nécessairement compatible avec le capitalisme. Les techno-utopistes sont devenus techno-césaristes.

51Google, Facebook, TikTok, Twitter (ou X), Meta, Apple, Amazon : tous à leur façon font figure de coupables idéaux. Leur argent, leur pouvoir, le contrôle des foules : le mobile est évident. Et l'arme du crime – l’algorithme nourri au like – est bien leur invention, et ils en sont les premiers bénéficiaires.

52Et si justement c’était trop évident ? Combien de limiers ont fait fausse route en pensant tenir un mobile en béton. Il existe au moins deux raisons, sinon pour les innocenter, du moins pour ne pas en faire les seuls coupables.

53La première raison, stratégique, étant que plus on critique les géants de la Silicon Valley, plus on les renforce. Car ces grands groupes se nourrissent des attaques contre leur toute-puissance, qui mécaniquement alimentent leur aura – et leur valorisation (Boltanski et Chiapello, 1999). La seconde raison, systémique, prend acte du fait que leur puissance ne vient pas d’un droit divin, mais qu’elle est le fruit de nos usages quotidiens, de nos choix répétés, de nos likes réitérés.

54En d’autres termes, leur crime ne serait pas possible sans nous. Alors peut-être faut-il se faire à l’idée dérangeante et cesser de nous abriter derrière des boucs émissaires convenus ? Sommes-nous tous responsables du cadavre de la page 2 de Google ?

55Mais, au fait, quel est-il, ce cadavre, puisque personne ne l’a vu ?

Le cadavre

56Hélas, ce cadavre a, pour nous enquêteurs, toutes les caractéristiques du « couteau sans manche auquel il manque la lame », selon la formule de Lichtenberg. Un objet dont il ne reste que le nom.

57Ne nous laissant que des conjectures.

58Est-ce la culture qu’on assassine ? La démocratie qu’on étouffe ? La vérité qu’on laisse mourir à l’ère de la post-vérité ?

59Comment savoir ?

60Et si le cadavre de la page 2 de Google était tout ce que nous laissons mourir sans même le remarquer : notre propre curiosité liquidée ?

61Le cadavre est peut-être là, au cœur de nos propres recherches avortées, dans les limbes des pages non vues, des chemins jamais pris, des découvertes abandonnées.