Colloques en ligne

Sonia Feertchak

Le cabinet secret de Barbe-Bleue

Bluebeard’s Secret Chamber

1La chambre close est une pièce paradoxale. En y enfermant l’objet de son crime, le coupable soustrait son méfait à la vue d’autrui, tout en attirant l’attention sur lui. Veut-il vraiment se cacher d’avoir commis le pire ? La chambre close est le panneau « peinture fraîche » de la fiction : nul ne peut y résister, à peine l’avertissement est-il lu qu’il se mue en désir puissant. Que la difficulté consiste à y entrer, à en sortir, ou les deux, la question relève apparemment dans tous les cas du « comment ». Comment entrer dans une telle pièce ? Comment en sortir ? Sans compter qu’au retour, la question est double : Comment en sortir, au sens purement pratique de « de quelle manière ? » Comment, au sens autrement angoissant de « Dans quel état ? ». La chambre close exsude l’interdit, le répréhensible, l’abominable. On ne ferme pas une pièce à double-tour, menaces à l’appui, pour stocker un bouquet de violettes ou claquemurer un moustique. Mais alors, si le crime est suffisamment grave pour être caché, pourquoi user d’un dispositif si littéralement remarquable ? Quelle est la fonction de cette pièce maîtresse – dans la maison, comme au sein de l’intrigue ? C’est la raison du dispositif qui m’intéresse ici : je propose de documenter, non le comment, mais le pourquoi de la chambre close. Sa finalité. J’établirai mon propos sur un cas qui me hante depuis toujours : le cabinet secret de Barbe-Bleue. Cela fait plusieurs années que, dans le cadre d’Intercripol, je souhaitais ouvrir le dossier de ce conte. Côté corpus, de nombreux récits font état d’une chambre close où sont conservées les corps de femmes assassinées. Je me fonderai ici sur le plus célèbre d’entre eux, La Barbe Bleue, de Charles Perrault.

2Depuis 1697, date de parution de ce texte, le cabinet secret n’en finit pas d’obséder personnages et lecteurs. Aucune des sept femmes, pour commencer, n’a su résister à l’interdit. Elles en sont mortes, sauf la dernière, sauvée in extremis. Compositeurs, peintres, dramaturges, universitaires et écrivains se sont à leur tour essayés à des déclinaisons, adaptations, exégèses, bref des interprétations du cabinet secret. L’opéra de Béla Bartok (livret de Béla Balázs, leurs initiales sont à noter), Le Château de Barbe-Bleue, entre autres, est venu nourrir ma réflexion.

3Pour avancer dans ma démonstration, et en tant que membre d’Intercripol, je me placerai tantôt du point de vue de l’auteur, du lecteur, ou des personnages, Barbe-Bleue en particulier. C’est de cette pluralité des points de vue que naîtra, j’espère vous en convaincre, une nouvelle clef d’interprétation pour ouvrir les chambres closes.

Les faits. Pourquoi le cabinet secret ?

4Que Charles Perrault installe une chambre close dans son conte pour pimenter l’intrigue est compréhensible : il est évident que le lecteur va y trouver son compte, la pièce défendue est ontologiquement page turning. Plaçons-nous maintenant du point de vue de Barbe-Bleue : où est son intérêt, à lui ? Pourquoi le plus célèbre des féminicides prend-il le risque de se faire pincer en y suspendant les corps de ses victimes ? La chambre close est un oxymore : sa porte dit « Venez passer par ici », quand sa fermeture dit tout le contraire : « stop, on ne passe pas ». Et l’avertissement : « Votre attention, mesdames : ici, on ne regarde pas ». Comme double voire triple injonction contradictoire, elle se pose là. Je ne suis pas la seule à m’en être étonnée. Jean-Marie Apostolidès écrit dans « Des choses cachées dans le château », article qu’il consacre à Barbe-Bleue :

sa conduite au moment de son voyage ne laisse pas d'étonner. D'un côté, en effet, il ne veut pas que sa femme découvre le contenu « du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas » (124), mais d'un autre côté il lui en révèle l'existence alors qu'elle ne s'en serait peut-être pas occupé sans l'avertissement. En outre, pour être certain qu'elle y pensera, il lui en remet la clef, comme s'il désirait qu'elle découvre tout ce que le cabinet recèle. (Apostolidès, 1991, p. 188)

5À moins que Barbe-Bleue ne puisse pas faire autrement, son choix est complètement idiot. Aberrant, même. Seigneur richissime, il pourrait s’y prendre autrement. D’abord il pourrait assassiner ses épouses loin des regards et les faire disparaître vraiment. Sur ses terres, ce serait le plus logique : le texte suggère qu’elles sont étendues – « une de ses maisons de Campagne, où [ce] n’étaient que promenades, que parties de chasse et de pêche » (Perrault [1697], 2006, p. 219-220). Le protagoniste le plus balourd s’y emploierait. Qu’est-ce qui pousse le célèbre barbu à être si peu discret ? Il semble vouloir à tout prix se faire prendre.

6Sans compter qu’il a la chance d’évoluer dans un conte : il pourrait avoir recours à quelque tour. Et ce, même s’il s’agit d’un conte avec étonnamment peu de magie, comme le note Bruno Bettelheim : « à part la tache indélébile qui macule la clé et qui prouve à Barbe-Bleue que sa femme a pénétré dans la chambre défendue, on n’y trouve rien de magique ni de surnaturel » (Bettelheim [1976], 1999, p. 439). Je vais évacuer aussi l’hypothèse fétichiste. Si vraiment Barbe-Bleue tenait au « meurtre-à-domicile-avec-souvenirs-sanglants », il aurait gagné à user d’un passage secret, d’une porte en trompe-l’œil, d’un panneau de bibliothèque truqué, bref un endroit vraiment caché.

7Alors que là, à peine frappé d’interdit, le seuil du cabinet secret se met à clignoter. Primolecteurs et personnages se retrouvent comme des chats face à une porte fermée : au taquet. La chambre close appelle la clef, la pupille écarquillée, le pied de biche, la dynamite. Il n’y a pas que les sept femmes à avoir forcé la porte maudite. Des millions d’enfants terrorisés, et des plus âgés, se sont aventurés en pensée dans le cabinet secret de Barbe-Bleue. « En pensée » : je ne vais pas perdre de vue cette façon singulière de pénétrer les lieux, d’y pénétrer quand même.

Contradictions

8En introduction, j’évoquais avoir eu le dessein d’ouvrir le dossier de La Barbe Bleue dans le cadre d’Intercripol. Deux contradictions me tracassent depuis l’enfance.

9Première contradiction : si toutes les femmes de Barbe-Bleue pénètrent le cabinet défendu et y découvrent avec horreur leurs prédécesseuses assassinées, alors qu’a pu bien découvrir la première femme ? Il ne pouvait y avoir aucun corps, avant elle. Si on s’en tient à la logique, quand elle ouvre le cabinet secret, il est vide. Pourtant, sa transgression la condamne à la peine capitale. Sa curiosité a-t-elle fait d’elle un témoin si gênant ? De quoi ?

10Seconde contradiction : quand la septième femme sort à son tour traumatisée dudit cabinet, pourquoi n’appelle-t-elle pas à la rescousse ses amies ? Toutes sont présentes dans le château où elles farfouillent de fond en comble, émerveillées par les richesses du lieu. Bettelheim l’a noté avant moi : « la femme de Barbe-Bleue, après sa macabre découverte, n’appelle pas au secours ses nombreux invités qui, apparemment, sont encore là. [À ce moment terrible], elle ne se confie pas à sa sœur, Anne, et ne sollicite pas son aide » (Bettelheim [1976], 1999, p. 443). Dans « Des choses cachées dans le château », Apostolidès s’interroge de la même façon : « Pourquoi ne va-t-elle pas au bout de son indiscrétion en dénonçant son époux à ses amies ? » (Apostolidès, 1991, p. 189) De fait, il y a du monde au château. Perrault écrit :

Les voisines et les bonnes amies n’attendirent pas qu’on les envoyât quérir pour aller chez la jeune Mariée, tant elles avaient d’impatience de voir toutes les richesses de sa Maison, n’ayant osé y venir pendant que le Mari y était (…) Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sophas… (Perrault [1697], 2006, p. 222)

Que veut vraiment cacher Barbe-Bleue ? L’apport de Michel Serres

11À partir de ces deux contradictions, je me suis interrogée : et s’il n’y avait rien dans le cabinet secret ? Là encore, je ne suis pas seule à y avoir pensé : les psychanalystes Clarissa Pinkola Estés dans Femmes qui courent avec les loups, Bettelheim dans le texte sus-cité ou Apostolidès notent, je cite encore ce dernier : « Le cabinet ne possède aucun caractère réaliste, il est au contraire le lieu fantasmatique par excellence » (Apostolidès, 1991, p. 191). L’essayiste souligne alors une nouvelle contradiction :

En effet, si nous devions prendre littéralement l'histoire de Barbe-Bleue, on pourrait s'inquiéter de détails aussi prosaïques que les effluves qui auraient dû normalement se dégager du cabinet du bas. Un lieu fermé où se trouvent « les corps de plusieurs femmes mortes » devrait sentir passablement mauvais et dénoncer le criminel. Or il n'en est rien. (Ibid.)

12Bien vu. Mais alors, si nous posons cette hypothèse qu’effectivement il n’y a rien dans le cabinet secret – rien de tangible, rien de répréhensible, aucune preuve de crime – alors qu’est-ce qui a terrorisé la septième femme de Barbe-Bleue ? Quelle pourrait être la nature de ce « rien » ?

13Petit détour par Herman Melville, qui écrit dans Pierre ou les ambiguïtés :

au prix d'horribles tâtonnements, nous parvenons dans la chambre centrale ; à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous levons le couvercle et... il n'y a personne ! L'âme de l'homme est un vide immense et terrifiant (Melville [1852], 2006, p. 964).

14Vide immense et terrifiant ? Une remarque de Michel Serres mérite d’être rapportée, qui pourrait bien nourrir le dossier. C’est une remarque orale qui n’a été consignée nulle part à ma connaissance, et que je recense ici pour la première fois. J’avais rencontré le philosophe en 2014 lorsque je travaillais à un essai sur désir et féminisme ; lors de notre rencontre, Serres m’avait fait part de sa certitude que, dans La Barbe Bleue, l’appel « Sœur Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? », est une évocation métaphorique de l’orgasme. Orgasme que la septième femme ne parvient pas à atteindre. Ne vois-tu rien venir ? Qu’est-ce que ça veut dire, jouir ? Non, ça ne vient pas. Ne vois-tu rien venir ? Non, ça ne vient toujours pas. La septième femme n’y arrive pas. Une interprétation ou, plutôt, selon Michel Serres, un indice devant nous mettre sur la piste de l’impuissance du mari. Si l’épouse en appelle à l’orgasme qui ne vient pas, c’est que son Barbe Bleue de mari est impuissant.

15Dans un souci d’objectivité, et quitte à finasser, je vais m’interroger un instant sur la possibilité que ce soit la septième femme qui ait un problème sexuel, et non son époux. Je crois déceler dans le texte que ce n’est pas le cas : « On ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices » (Perrault [1697], 2006, p. 220). Perrault décrit là, au début du conte, la fête que Barbe-Bleue a organisée dans le but de séduire une des trois sœurs qu’il guignait – à l’issue de la fête, c’est la cadette qui va devenir sa septième femme. Avaient été conviés, outre cette sororité, plusieurs de leurs jeunes amis. Il semblerait qu’ils aient tous bien batifolé. Jean-Marie Apostolidès va même imaginer « non seulement que la cadette a connu l'amour avec un des jeunes hommes invités au cours de cette fête, mais qu'elle s'est trouvée enceinte » (Apostolidès, 1991, p. 184-185). Je ne le suivrai pas si loin, mais je souscris au fait que la septième femme n’a pas besoin de son mari pour se payer du bon temps. Rien n’indique qu’elle est frigide.

16Si je n’ai pas trouvé à insérer la remarque de Michel Serres dans mon essai, je n’ai jamais oublié cette interprétation qui, primo, m’a ouvert des perspectives pour lever les contradictions que je voyais dans le conte de Perrault ; deuxio, ces perspectives viennent faire avancer notre dossier.

17Il a beaucoup été supposé (notamment par Pinkola Estés et Bettelheim) que le côté fantasmatique de la chambre close concernait la septième femme. Le cabinet secret aurait contenu ses fantasmes à elles – pour preuve, le caractère sexuel féminin de la clef tachée de sang, etc. Cette question de l’initiation (le sang évoque celui des règles, bien entendu) et de la culpabilité sexuelle des épouses de Barbe-Bleue est intéressante, voire pertinente. Mais, si je pose l’hypothèse de l’impuissance de Barbe-Bleue, cela ouvre un tout autre champ.

Répercussions de l’impuissance

18Touché dans sa masculinité, pour commencer, l’ogre ne veut surtout pas que ça se sache. On le comprend : l’affaire est intime et douloureuse. Il préférerait que ses femmes ne fassent pas grand cas de son problème. Idéalement, qu’elles fassent comme si. Comme si de rien n’était. Voire qu’elles lui disent, pendant qu’on y est : « Oui, tu es bon amant, tu es puissant. » Barbe Bleue voudrait que ses femmes jouent le rôle prépondérant des bonnes épouses, tel que le théorise Virginia Woolf dans Une chambre à soi :

Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, écrit-elle : elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature » (Woolf [1929], 1996, p. 54).

« Deux fois plus grande que nature » – c’est moi qui souligne.

19Je l’ai écrit et je le répète ici : ce passage est pour moi la thèse la plus importante du fameux texte. La théorie la plus radicale de Woolf est de souligner le rôle des femmes auprès des hommes dans les sociétés patriarcales : leur tendre un miroir grossissant, leur renvoyer une image d’eux « deux fois plus grande que nature ». Pour eux, l’effet bénéfique est double : vis-à-vis du monde extérieur, elles entretiennent la légende de leur puissance ; peut-être plus important encore, vis-à-vis d’eux-mêmes, elles leur gonflent l’égo. Si je continue de poser comme un fait l’impuissance de Barbe-Bleue, Virginia Woolf vient me conforter dans l’idée qu’il attend de sa femme qu’elle lui tende le miroir grossissant de sa puissance rêvée, « deux fois plus grande que nature ».

20Le problème de cette puissance rêvée est précisément qu’il s’agit d’un rêve, d’une image, d’une illusion : elle est fausse. Une illusion, ça manque de chair. Et la réalité est bien que, auprès de son mari, la septième femme n’arrive pas à jouir. Contrairement au miroir de la belle-mère de Blanche Neige qui ne sait dire que la vérité, le miroir grossissant de Virginia Woolf, précisément parce qu’il est grossissant, ne sait que mentir.

Impuissance, puissance, toute-puissance

21Arrêtons-nous un instant sur la nature de cette puissance que Barbe-Bleue appelle de ses vœux. Le miroir grossissant renvoie l’illusion d’une puissance sans faille. Le fantasme rêvé d’une puissance qui ne faillirait jamais. C’est impossible : dans la réalité, la puissance relève d’une force physique ou psychique épuisable, faillible, potentiellement soumise à plus forte qu’elle. La seule puissance qui ne faillit jamais, c’est la toute-puissance. Toute-puissance jamais faillible qui, à ce titre, ne tient jamais que de la fable. Une fable qui, en tant que telle, n’existe qu’à la condition que d’autres la racontent. La toute-puissance des hommes, dit Virginia Woolf, est la fable que les femmes leur racontent, en leur tendant un miroir grossissant où ils se voient « deux fois plus grands que nature. »

22Dans notre histoire, contre le risque que quelqu’un s’écrie un jour « Le roi est nu, c’est une illusion, il est impuissant ! », Barbe-Bleue a besoin qu’on lui raconte la fable de sa toute-puissance. Régulièrement. Il a besoin d’être rassuré par autrui. Il a besoin que d’aucuns… d’aucunes en rajoutent une louche.

Dispositif de défense

23C’est là qu’intervient la chambre close. Quel dispositif Barbe-Bleue a-t-il trouvé pour se rassurer régulièrement, pour vérifier que sa femme ne va pas dévoiler son secret ? Qu’au contraire elle va lui renvoyer l’illusion de sa puissance, autrement dit sa toute-puissance ? Quel dispositif a-t-il mis en place pour s’assurer que le miroir qu’elle lui tend est opérant ? Le cabinet secret. Étant entendu que Le Secret derrière la porte (pour reprendre le titre du film de Fritz Lang, qui adapte La Barbe Bleue en 1947), le secret que Barbe-Bleue ne veut pas que ses femmes et le monde découvrent, c’est son impuissance et les fantasmes horrifiants (pour lui) qui y sont rattachés.

24La chambre close est toujours une mise à l’épreuve. Ici, à première vue, il s’agit d’un dispositif de mise à l’épreuve de l’épouse. Mais, en réalité, l’épreuve est pour lui, le mari. Car, selon que sa femme entre ou non dans la chambre interdite, elle peut, soit le rassurer, soit l’enfoncer.

25Premier cas. Sa femme n’entre pas dans le cabinet secret, elle demeure à l’écart. Barbe-Bleue en rêve. Car alors elle lui évite de se coltiner la douloureuse réalité : non, elle n’a rien vu des fantasmes horribles liés à son impuissance. Le voilà rassuré. Restée au seuil de la chambre toujours close, sa femme continue de lui tendre le miroir grossissant de sa toute-puissance, certes factice, mais qui annule pour un temps ses fantasmes mortifères. Jackpot. Le patriarche peut souffler.

26Sauf que, comme chacun sait, c’est raté. C’est le second cas qui se produit à chaque fois. Les sept femmes vont toutes échouer. Dès le moment où une femme met la clef dans la serrure, elle cesse de tendre à Barbe-Bleue un miroir grossissant. Elle se confronte, et le confronte à la vérité de ses fantasmes horribles : « Tu n’es pas l’homme tout-puissant que voudrais être. Tu comptais sur moi pour le prétendre mais c’est raté. Je refuse de raconter la fable de ta prétendue puissance infaillible. » Barbe-Bleue est pris d’une colère terrible. Voilà qu’il est encore tombé sur une curieuse-lucide-récalcitrante. À cause d’elle, il a raté l’épreuve. Elle seule pouvait lui renvoyer l’illusion de sa puissance rêvée, et elle a échoué. Parce qu’elle a pénétré dans le cabinet secret, elle ne le gratifiera jamais, lui, son mari, de cet espoir d’une image « deux fois plus grande que nature ». Le culot de cette femme. Elle va payer. Si elle ne veut pas raconter la fable de la toute-puissance de Barbe-Bleue, alors elle va la subir.

27Le seul autre moyen dont il dispose pour croire et faire croire à cette illusion, c’est de la mettre en scène. Non pas passer à l’acte pour de vrai, en tout cas pas dans un premier temps. En revanche il va immédiatement imaginer la destruction de celle qui a échoué à le restaurer dans sa toute-puissance rêvée (rêvée, au sens double d’idéale et d’imaginaire). Un fantasme de destruction à la hauteur de la fureur et du dépit de Barbe-Bleue : non seulement son épouse récalcitrante lui renvoie son impuissance, mais, ce faisant, elle pointe qu’en ce qui concerne cette puissance qu’il appelle de ses vœux, il dépend entièrement d’elle. Aussi, à l’instant même où la clef active la serrure du cabinet secret, les fantasmes de Barbe-Bleue changent de nature : sont projetés dans la pièce, non plus les fantasmes mortifères liés à son impuissance, mais ceux qui illustreraient sa toute-puissance à l’encontre de son épouse. Ce n’est pas sa faute à lui, c’est sa faute à elle s’il a échoué ! Il est toujours tellement plus facile d’attribuer son propre échec à autrui. Elle mérite de finir sur un crochet, celle-là qui ne l’a pas rassuré !

Meurtres par la pensée

28Rachel Bespaloff évoque, dans De L’Iliade, « la fatalité de la force – ce glissement inévitable de la volonté créatrice à l’automatisme de la violence, de la conquête à la terreur, du courage à la cruauté » (Bespaloff [1943], 2004, p. 50). C’est bien ce dont il est question dans le conte de Perrault : en ouvrant la chambre close, les sept femmes renvoient à Barbe-Bleue un miroir non plus grossissant mais insupportable. Ce qui provoque la métamorphose de ses fantasmes. Lui qui se rêvait puissant, courageux, créateur, est renvoyé à son impuissance. Il ne peut que devenir, fantasmatiquement, violent, cruel, terrifiant.

29Le romancier Nicolas Mathieu a mené à son terme le processus dans sa novela Rose Royal. [Attention, risque de divulgâchage]. Après des aventures malheureuses, Rose rencontre enfin un homme attentionné et émouvant : Luc. Sexuellement, ça n’est pas fantastique mais il n’y a là rien d’anormal, au début. En fait, non, ça ne vient pas. Quand le fait de l’impuissance de Luc devient littéralement incontestable, Rose veut en parler. Peut-être cela ferait-il avancer les choses, à tout le moins elle voudrait pouvoir les évoquer, tout plutôt que le silence. Luc, c’est Barbe-Bleue sans cabinet secret. Quand Rose évoque à voix haute l’impuissance de son amant, qu’elle en parle « pour de vrai », Luc ne le supporte pas. Moyen ultime d’accéder à la toute-puissance qu’elle lui refuse, il la tue. Tandis que Rose Royal est le récit d’un féminicide « pour de vrai », le conte de Perrault est le récit d’un féminicide « par la pensée ». Au stade du fantasme imposé : l’ogre ne supporte pas que ses femmes entrent dans sa psyché et qu’elles devinent les fantasmes inhérents à son impuissance. Alors lui les tue fantasmatiquement. Jusqu’à la septième. Là, comme Luc, il veut passer à l’acte « pour de vrai ».

30Je note que, jusqu’à sa tentative de meurtre sur sa septième femme, rien n’indique que pour les six autres, Barbe-Bleue fût vraiment passé à l’acte. En revanche, de la première à la sixième femme, il les a bien détruites par fantasmes interposés. Que veut dire, « tuer fantasmatiquement » ? « Par fantasmes interposés » ? Le tout début de l’opéra de Balasz/Bartok est édifiant. Barbe-Bleue s’adresse au public, et sans doute aussi à sa septième femme, Judith – [je traduis] :

Tandis que la chanson commence, vous me regardez en train de vous regarder

Le rideau de vos cils s'entrouvre. Où est la scène ? À l'extérieur de nous ou à l'intérieur, mesdames et messieurs ?

Nous nous observons l'un l'autre, attentivement, tandis que la chanson commence.

Qui sait d'où elle vient ?

Ecoutez-la, interrogez-vous, mesdames et messieurs

Écoutez-la chanson... et soyez prudents1.

31Tuer fantasmatiquement, c’est donner la mort par le regard, par percolation des fantasmes. « Vous me regardez en train de vous regarder » (“You watch me watching you”). Dans la chambre close, les fantasmes passent de Barbe-Bleue à ses femmes sous la forme des images mentales horribles qu’il leur impose. Par contact visuel (eye contact), il y a viol par le regard (eye rape), et même meurtre par le regard (eye murder), pourrais-je ajouter, lequel entraînerait une mort psychique. L’anglais va dans mon sens : le verbe to bluebeard signifie, soit le fait de tuer une série de femmes, soit le fait de séduire puis abandonner une série de femmes. Ambiguïté proche : Dans ses yeux, le film argentin de Juan José Campanella, sorti en 2009, racontait la traque singulière du violeur et meurtrier d’une jeune femme. Le titre original, espagnol : El Secreto de sus ojos, a été littéralement traduit pour le marché international par The Secret in Their Eyes. Dans les yeux de ses femmes, Barbe-Bleue devine qu’elles sont entrées dans le cabinet secret, qu’elles ont accédé à la vérité ; dans les yeux de Barbe-Bleue, ses femmes sont mortellement terrifiées de voir les fantasmes de destruction qu’il leur destine.

Chambre close et littérature

32Que raconte cette histoire ? Que révéler ses fantasmes est un test de puissance qui consiste en une intrusion psychique par images mentales interposées. L’intrusion ne relève pas du délit. Disons, pas toujours, pas forcément, pas encore. Mais elle a toujours pour effet que l’intrusé.e psychique se trouve envahi.e par les images mentales qui lui sont imposées et que, dans le processus de percolation, elle (ou il) déploie et transforme à son tour. Dans le conte de Perrault, on l’a vu, cette percolation des fantasmes entre Barbe-Bleue et ses femmes est dangereuse. Rien d’étonnant, en vérité : quand réalité et illusion se rencontrent, forcément, c’est le choc.

33Dans le cabinet secret de Barbe-Bleue, son fantasme de toute-puissance est contrecarré par le refus de ses femmes d’y adhérer. Aussi met-il en scène leur destruction.

34Dans le motel de Psychose, chez Alfred Hitchcock, le monde normal de Marion Crane se cogne à la folie de Norman Bates. Il l’assassine.

35À Manderley, dans Rebecca, chez Daphné du Maurier, la droiture de la seconde Mrs de Winter se brûle au mensonge entourant la disparition de la première. La seconde en réchappe de peu.

36Dans la chambre d’hôtel, chez Nicolas Mathieu, la franchise de Rose Royal se fracasse contre l’incapacité de Luc à affronter la réalité de son impuissance. Il l’exécute.

37Le cabinet secret est le lieu où s’affrontent « le Réel et son double » (pour reprendre une terminologie rossetienne). La chambre close est un lieu de confrontation entre réalité et illusion.

38Y pénétrer, c’est accéder aux illusions, aux fantasmes d’un autre. À ses risques et périls.

39Loin des corps suppliciés des sept femmes de Barbe-Bleue, la chambre close recèle donc tout autre chose que ce qu’elle a l’air de cacher…

Rien n’est ce qui paraît. (…) La scène ne parle pas de ce dont elle a l’air de parler, mais de quelque chose d’autre. Et c’est ce que quelque chose d’autre qui fera que la scène marchera ou non. Ce principe exige d’avoir constamment en tête le caractère duel de la vie. (...) Le texte est contredit par le sous-texte. (…) Il y a toujours un sous-texte, une vie intérieure qui sert de contraste ou qui contredit le texte. (…) Le sous-texte correspond à la vie sous la surface, les pensées et les sentiments à la fois connus et inconnus, dissimulés par le comportement.

40Le propos est de Robert McKee dans son manuel d’écriture dramatique Story (McKee [1997], 2013, p. 239-241). Eh bien voilà, nous y sommes. La chambre close est le sous-texte des grands textes littéraires. Un espace-temps révélé dès que le lecteur ouvre le livre, qui apparaît « sous » le texte, « entre les lignes », et fait basculer le lecteur dedans. Les mots imprimés s’ancrent dans son esprit et se déploient en images mentales dans sa psyché, à la façon des pop-ups et autres albums à déplier. Le lecteur entre bien « en pensée » sous le texte, dans l’histoire, comme nous entrions, enfants, en pensée dans le cabinet secret de Barbe-Bleue. Pour peu que ses mots soient suffisamment forts pour générer fantasmes et images mentales, l’auteur, qui heureusement n’est pas (toujours) un ogre, stimule la puissance d’imaginer de ses lecteurs. Un monde nouveau s’offre à eux ; chacun va le dérouler à sa sauce. Laure Murat écrit dans Proust, roman familial – un roman à clefs, tiens tiens :

Un jour, Emily Dickinson invita sa nièce de huit ans à entrer dans sa chambre. Elle referma la porte derrière elle, sortit une clé imaginaire de sa poche, fit mine de l’insérer dans la serrure pour la verrouiller à double tour. Puis elle se retourna et dit à l’enfant, en montrant la clé fantôme qu’elle tenait entre le pouce et l’index : « This is freedom ». (Murat, 2023, p. 211)

Le sous-texte, c’est la liberté

41Dans les romans, le sous-texte est caché partout sous le texte – comme essayiste aussi, d’ailleurs, je me pose la question, non seulement de que dire ?, mais que taire ? Le lecteur aime sentir que le texte « en a sous le capot », qu’il recèle des choses cachées, que l’écrivain n’a pas tout écrit. En tant que lectrice, j’aime deviner un sous-texte. Cela maintient mon imagination en alerte bien plus encore que le texte. Qu’est-ce que l’auteur me cache encore ?

42De façon parfaitement consciente, Agatha Christie était experte à dissimuler la vérité tout le long du roman. Ses textes sont tissés d’un sous-texte parfaitement maîtrisé qui ne nous est révélé qu’au terme de l’intrigue. Dans Le Meurtre de Roger Ackroyd, quand le docteur Sheppard relate : « La lettre lui avait été apportée [à Roger Ackroyd] à neuf heures moins vingt. Il était juste neuf heures moins dix lorsque je le quittai, sans qu’il eût achevé de la lire » (Christie [1926], 1971, p. 53), Pierre Bayard a raison de situer le meurtre « entre l’expression “neuf heures moins vingt” et le début de la phrase suivante : “Il était juste neuf heures moins dix...”, dans le blanc qui sépare le point du “Il” » (Bayard, 1998, p. 60). À le lire, le sous-texte se matérialise sous nos yeux (de l’esprit), et le pouvoir créatif de la littérature est indubitable.

43Il arrive que le sous-texte soit maîtrisé de bout en bout par le romancier, sous-texte conscient tel qu’on le trouve dans les énigmes de Christie. Mais il y a aussi, presque toujours, un sous-texte inconscient que l’auteur installe, sans s’en rendre compte mais effectivement, sous le texte2. Le sous-texte relève alors d’une autre raison, cachée et mystérieuse, inaccessible à l’auteur même. Ce qui fait dire à Pierre Bayard que la littérature « n’est pas à même de délivrer sans médiation une connaissance qui ne lui appartient pas véritablement. Ainsi l’écrivain ressemble-t-il à un messager qui transporterait des lettres dont il ignore le contenu. » (Bayard, 2004, p. 25). Par essence, le sous-texte n’est pas fixe, pas tangible, pas immédiatement accessible. Le lecteur ne peut l’apercevoir qu’« entre les lignes » et tenter d’en capter l’essence pour le faire prospérer dans sa propre psyché.

44Le génie de Perrault est d’avoir matérialisé ce sous-texte, de l’avoir circonscrit dans une pièce fermée à clef, d’en avoir fait une chambre close. Le cabinet secret de Barbe-Bleue, c’est le sous-texte. Charles Perrault en a rendu compte de la façon la plus concrète, il l’imaginé dans un topos singulier. Une chambre close, et interdite, tant le sous-texte est un espace dangereux duquel le lecteur ne sort pas toujours indemne… car, évidemment, ce sous-texte, le lecteur le fait sien. Et d’autant plus qu’il le concerne au plus haut point. « La littérature ne fait rien, affirmait Philip Roth interrogé par François Busnel, et elle est bigrement importante. » (Busnel, 2018, 1’31’’) « Elle est bigrement importante, ajoutait Alain Finkielkraut, parce que les grands livres nous lisent. Nous ne saurions pas lire en nous-mêmes s’il n’y avait la grande littérature » (Ibid.,1’39’’). C’est en entrant dans cette chambre close qu’est le cabinet secret de Barbe-Bleue, en pénétrant sous le texte qu’on accède, au péril de sa vie parfois, à sa propre vérité.