Colloques en ligne

Marc Vervel

Du « mystère » dans le mystère de chambre close

On the “mystery” in the “Locked-room mystery” genre

1Le « mystère de chambre close », largement associé à l'imaginaire de l’« âge d’or » anglo-saxon des années 1920-1930, reste au fond assez peu analysé (voir Cook, 2011), sans doute parce qu’il a pu concentrer les attaques à l'égard d'un genre policier longtemps jugé éminemment figé, à en croire du moins les discours critiques qui ont ponctué son histoire1. Le « mystère de chambre close » est pourtant porteur d’effets propres de complexité, ce que nous souhaiterions aborder en nous concentrant sur le terme qui ouvre notre intitulé et dont le rôle est généralement minoré – à savoir le « mystère ». Le « mystère », c'est dans ce type de récit ce à quoi on n'accorde pas d’importance, ce qui relève de l'illusion – il renvoie à l'allure impossible du cas logique, à ce qu'il faut résoudre et qui sera au terme de l'histoire réduit à néant2. On pourrait pourtant rappeler en guise de point de départ que la formule qui a triomphé ici n'est pas le rigoureux « récit d'énigme en local clos », mais bien ce plus fascinant « mystère de chambre close », nimbé au carrefour d'eros et de thanatos d'harmoniques sensuelles et inquiétantes. Tout se passe comme si le « mystère » renvoyait à l'autre du fonctionnement rigoureux du texte, à sa dimension proprement dramatique, et pointait aussi, obstinément, vers les origines de fonctionnement du motif auquel il s'attache dans sa relation à cette « chambre close » ouvrant sur le vertige de l'impossible.

2Sans doute, le récit de meurtre en chambre close ressortit clairement de l'approche rationaliste et ludique du texte envisagé comme pur défi, et se pense à cet égard, chez les fameux théoriciens régulièrement cités à son propos comme plus généralement à propos du récit d'énigme de « l'âge d'or », Wright, Van Dine, Knox et consorts, selon une perspective strictement fonctionnelle3. Le texte, pure machinerie logique, serait l'énoncé d'un problème assorti d'indices ouvrant à une solution unique, ce qui rend spécieuse l'idée que le mystère pourrait y occuper un rôle effectif. On pourrait à vrai dire nuancer ce propos en se penchant plus précisément sur les textes de l’« âge d’or », la tradition n'ayant pas toujours retenu les termes nuancés selon lesquels nombre d'auteurs et de théoriciens ont en réalité pensé les relations entre récit d'énigme et rationalité4, à commencer par Dorothy L. Sayers (Sayers, [1928] 2008). Surtout, l’inscription du genre dans l’histoire littéraire longue en éclaire les ambiguïtés. Cette forme dont les promoteurs vantent la pureté logique emprunte à des traditions bien éloignées de tout rapport étroit à la raison. Ce genre d’allure fonctionnaliste, se fondant censément sur une structuration rigoureuse d'éléments homogènes sous le signe de la seule raison, use de motifs et de schèmes narratifs directement empruntés du gothique, et donc d’une tradition littéraire renvoyant à l'autre de la raison5. Tout se passe alors comme si le récit d'énigme, et en particulier le récit de meurtre en local clos, se fondait sur un permanent combat immunitaire face à un autre possible du récit, en lien avec les origines du genre dont il s'est dépris, ce qui explique la propension de l'époque aux règles destinées à garantir le fonctionnement logique du texte. Les règles de Van Dine ou de Knox consistent certes à assurer au lecteur une approche textuelle relevant du fair-play et destinée à lui assurer la possibilité de trouver la solution ; mais elles congédient aussi au passage des stéréotypes renvoyant à ce fonctionnement autre du récit dont il s'agit de se débarrasser au moment d'en réinvestir et d'en retravailler la forme : ainsi de l'idée que le texte doit récuser toute explication surnaturelle6 ou de la défiance à l’égard des passages secrets7. C'est cette captation d’une configuration littéraire gothique par un récit d'énigme rationaliste qu’il s’agit d’interroger, dans l'idée de se demander comment le mystère informe le genre qui nous occupe en renvoyant à un imaginaire où la machinerie textuelle est toujours au bord de se penser comme machination auctoriale.

Récit gothique et mystérieuses chambres closes

3Si le gothique s’est saisi du « mystère » et l’a introduit dans la fiction narrative au XVIIIe siècle, ce n’est pas un hasard ; pour un courant qui cherchait à mettre en avant l’imaginaire et la rêverie fantastique, ce terme avait l’avantage d’être issu de la sphère religieuse, et de renvoyer à l’idée d’une instance supranaturelle fascinante et inquiétante, à un moment de laïcisation qui en autorisait un usage profane8. En contexte anglo-saxon, il était en outre investi – nous y reviendrons – de connotations suspectes associées aux critiques que la tradition protestante avait pu faire d’un catholicisme diabolisé dans son rapport abusif au « mystère » ; les philosophes de la religion naturelle avaient également surinvesti le mot – à l'image de John Toland avec Christianity not Mysterious (Toland, [1696] 1997) – pour en faire le lieu de la superstition et l’ennemi de la raison. Pour une littérature de la déstabilisation, plongeant le lecteur dans un univers archaïsant, effrayant, subjectivisé et universellement pénétré d’un rapport au crime démoniaque, le « mystère » avait l’avantage d’être un terme à la fois vide, évoquant le manque à savoir face à l’inconnu, et plein, du fait d’harmoniques religieuses qui lui conféraient une aura sinistre sous le signe d’un rapport irrationnel au monde. Il pouvait renvoyer aussi bien en contexte gothique à une puissance proprement surnaturelle qu’à la menace insidieuse d’un « villain » d’essence diabolique mais aussi pleinement humain.

4La pensée spatialisée du récit, que le gothique a largement déployée en détournant à son profit la pensée burkienne du sublime (Burke, [1757] 1990) dans son travail de confrontation du sujet à un monde immense et obscur (Mellier, 1999), se prêtait par ailleurs à la promotion du mystère, avec ses fameux espaces menaçants à proportion de leur immensité et de leur caractère insaisissable – la forêt, la montagne, le château labyrinthique surtout, donnant corps au mystère en confrontant le sujet au vertige de l'infini (Durot-Boucé, 2004) ; et le gothique, usant de la dialectique de l'ouvert et du fermé et de l’immense et de l’infime, jouait aussi d’effets d’emboîtement pour disposer, à l’intérieur de ces espaces immenses mais circonscrits, des micro-espaces clos, inquiétants, claustrophobiques, cellules de couvent ou de prison bien faites pour permettre l'exercice arbitraire et occulte d'un pouvoir maléfique.

5De son côté, la chambre n’attend évidemment pas le gothique pour s’introduire dans le roman, où elle prend plus généralement toute sa place au XVIIIe siècle en lien avec une évolution des sensibilités ouvrant à l'émergence de l'intime (Littérales, 1995) ; c'est alors un espace qui s'associe largement au féminin, pour dire par exemple le repli à l'égard du monde, et qui peut rapidement prendre, lorsque le monde social se donne sous le signe de la menace, la valeur du refuge, comme dans The Recess (Lee, [1787] 2000), où les filles secrètes de Mary Stuart sont cachées dans l'espoir d’échapper à Élisabeth. Mais du fait des ambivalences qui travaillent les relations du sujet à l'ordre social, qui peut le menacer tout autant que le protéger, la chambre apparaît bientôt surtout comme un espace fondamentalement réversible, et dans les romans de la victime, de refuge se transforme en piège, du fait, précisément, qu'elle se donne comme fermée et sans issue : ainsi de Clarissa (Richardson, [1748] 1985), où se lit déjà l'importance du motif du verrou extérieur manifestant l'emprise du « villain ». Ce motif, se donnant volontiers sur le mode du viol symbolique tout autant qu'effectif – la chambre close donne d’autant mieux lieu à la pénétration forcée -, peut d'ailleurs plus largement concerner tout sujet confronté à une menace, et occupe une place centrale dans l'un des principaux textes anticipant la naissance du gothique, Ferdinand Count Fathom (Smollett, [1753] 1971), où c’est cette fois un homme, Ferdinand, qui tentant d'échapper à la tempête, se réfugie dans une maison où il se retrouve enfermé dans une chambre auprès d'un cadavre.

6La chambre s’articule d’autant plus aisément à l’idée de « mystère » que cet espace, coupé de l’espace social, échappe du même coup à la sphère d’un savoir partagé. En contexte gothique, elle se fait le lieu du crime secret, conférant au meurtre le caractère de ce qui échappe à toute possibilité de révélation, et rend d’autant plus intense la confrontation de la victime à une figure d’altérité maléfique, à l’image d’Antonia devant Ambrosio dans The Monk (Lewis, [1796] 1980). Alors que le sublime burkien requérait la distance pour produire une jouissance esthétique, il s’agit ici de mettre en œuvre un effet de proximité maximale à l'égard de la menace afin de susciter l’effroi chez un sujet isolé, et dont le monde ne saura jamais rien. La clôture de la chambre joue un rôle essentiel, et le lecteur, cloîtré en elle avec la victime, s’y trouve confronté à une œuvre de destruction échappant à l’ordre du monde.

7Pour autant, la chambre où a lieu le crime clandestin peut aussi dans nombre de récits gothiques usant ouvertement du surnaturel s’en faire la mémoire, et se muer en espace du retour du refoulé : c'est alors, pour les récits qui usent d’une telle stratégie, l'apparition du fantôme qui jouera ce rôle, transgression de l'ordre des choses répondant à la transgression du crime pour en appeler à une vengeance publique d'inspiration transcendante. À la suite de Walpole (Walpole, [1764] 1998), les auteurs du gothique convoquent obstinément le motif shakespearien de l'apparition spectrale fonctionnant comme souvenir et révélation du meurtre secret (Macbeth, bien sûr) jusqu'à faire de la chambre un espace tabou, comme dans The Old English Baron (Reeve, [1778] 2004), qui envisage plus largement l'appartement comme espace du meurtre caché donnant lieu à l'apparition effrayante, et dont il ne faut pas passer le seuil. C’est dans la chambre, du fait de son caractère clos, qu’a eu lieu une transgression radicale, clandestine et impunie, et c’est ce même caractère qui en fait l’incarnation circonscrite et métonymique du souvenir du crime. L’entité surnaturelle y agit comme révélateur d’une vérité inaccessible par d'autres voies, et appel à la justice providentielle dans un monde inique. Chambre, meurtre et rapport au surnaturel se nouent en un tout sous le signe de la clôture et du mystère, dans une relation ambivalente à une vérité envisagée à l’aune de l’inaccessible sauf à passer par la voie de l’inhumain.

Chambres closes radcliffiennes : The Mysteries of Udolpho

8La chambre gothique fonctionne alors comme interface, refuge et piège, lieu du repli et de la menace, du crime secret tout autant que de la réactivation de sa mémoire, et même si ces valeurs vont plus généralement s'associer en contexte gothique au local clos, on comprend qu'elle abrite exemplairement le crime. Ce que dit la chambre, c'est dans l’économie gothique une dimension absolue, car omnitemporelle, d’un crime secret fonctionnant à la manière d’un feuilleté et procédant à la limite de l’éternel retour : on l’a dit, elle incarne le souvenir du crime qui a déjà eu lieu, se fait aussi cadre du surgissement criminel dans l’instant présent, et la victime y pressent encore la menace de la transgression à venir. Elle fonctionne alors comme un espace réservé où peut surgir la vérité cachée et maléfique sur un mode surnaturel – ou d'apparence telle : car on le sait, le gothique peut aussi relever du « surnaturel expliqué » et travailler dans ce cas le caractère problématique de telles apparitions, et plus généralement du pouvoir démoniaque attaché à la figure du criminel. C'est dans ce cadre, comme on le voit en particulier chez Ann Radcliffe, que le « mystère de chambre close » prend toute son ampleur, puisque l'apparition, en tant qu'expression métonymique du meurtre se donnant sur le mode surnaturel, relève en réalité, notamment dans The Mysteries of Udolpho (Radcliffe, [1794] 1980), de l'impossible, et d'un scandale du sens exigeant d'être résorbé.

9Dans le gothique en général mais particulièrement chez Radcliffe, le drame s'incarne dans l'espace et se fait mouvement dans l'espace. Il s'agit toujours dans Udolpho de voyager, pour poursuivre une forme fugitive ou fuir un danger possible ; le récit se fait mouvement sous le signe de la transgression généralisée, d'un pays à l'autre, d'un château à l'autre, et le roman met en œuvre des jeux rythmiques ponctués de pauses contemplatives. La dynamique d’affects dans laquelle le texte est pris se métaphorise spatialement, et confère à la chambre close toute son importance dans la mesure où le mouvement s’y arrête et s’y fige enfin. La chambre peut alors être l’occasion d’une pause, mais aussi donner lieu à l’explosion criminelle.

10Dans la chambre, Emily cherche le repos mais se sait exposée au danger. À Udolphe, inquiète des menées de Montoni, elle découvre dans sa chambre l’existence d’un loquet extérieur et d’un dispositif qui fait d’elle une prisonnière9 ; elle y est plus tard victime d’une tentative d’enlèvement (p. 261 sqq.). La clôture de la pièce dit la relation infiniment asymétrique entre la jeune femme et ses persécuteurs, qui prend à la limite une allure supranaturelle aux yeux d’Emily lorsqu’y surgit une présence le plus souvent désignée par le mot ambigu et polysémique d’« apparition », faisant signe vers l’idée du fantôme10. La réaction horrifiée d'Emily face à ces multiples « apparitions » la renvoie à ses propres contradictions de sujet à la fois résolument rationnel (elle se moque des superstitions des servantes) et profondément impressionnable (tout surgissement vaut ici effroi)11. La chambre n'est qu'un lieu de concentration de cet effet, lié au fait qu'elle fonctionne comme espace du meurtre et de sa possible réitération.

11La chambre est alors un espace pivot dans un parcours spatial du personnage qui se fait tout autant parcours de pensée, et tentative pour donner sens à l'impossible. On a souvent rappelé que le gothique juxtapose le mystère et sa solution, là où le policier met en scène le passage de l’un à l’autre (Vareille, 1998). Mais cet effet de juxtaposition tient dans le roman radcliffien à une impossibilité radicale d’accès du personnage à la vérité par ses propres moyens, la clôture valant aussi, ici, coupure à l’égard d’un sens impossible à reconstruire. C’est sans doute en cela qu’Emily a peut-être un rôle un peu à part dans la littérature gothique : c’est une véritable enquêtrice, qui cherche inutilement mais obstinément à atteindre ce qui lui échappe, ce dont témoigne le fait qu’en réalité, elle est le plus souvent bien moins enfermée dans une chambre où pourrait survenir le crime et dont elle ne peut sortir, que placée à l’extérieur d’une chambre associée au crime et où il faudrait pénétrer. L’enjeu consiste alors à approcher de la chambre, voire à y entrer, et une fois à l’intérieur à éviter de céder à l’horreur surnaturelle, qui menace à tout instant de triompher de la raison, pour tenter de comprendre ce qui s’est passé.

12C’est qu’il est d’autres victimes qu’Emily dans le roman, et c’est elles dont elle essaie de retrouver la trace et de reconstruire le destin, dans un récit dont la dynamique pragmatique articule étroitement travail de l’effroi et de la curiosité. Ainsi, à Udolphe, de la tante d’Emily, Madame Chéron, qui après son mariage avec Montoni est bientôt reléguée dans le lieu topique du meurtre, à savoir une chambre au bout du château. C’est l’espace le plus éloigné de toute forme de sociabilité, où peut advenir le meurtre derrière la porte, à bas bruit et à petit feu : Emily redoute que sa tante ne soit empoisonnée par Montoni dans cette chambre interdite où elle reste invisible. Ici, la chambre mystérieuse l’est en ce qu’elle est suspecte, sans que le surnaturel soit effectivement convoqué – mais la terreur qu’éprouve Emily en s’en approchant, portée au haut degré, l’amène à une déprise rationnelle qui l’empêche d’appréhender avec rigueur les signes qu’elle perçoit12.

13Ce qui se passe derrière la porte renvoie pourtant au crime et à l’instance maléfique, qu’il faut d’autant plus comprendre qu’elle est toujours susceptible de prendre une forme supranaturelle trompeuse destinée à cacher les menées véritables du coupable. Il s’agit alors pour Emily, en dépit de ses craintes, d’ouvrir la chambre en réalité comme en esprit, dans une visée de réduction rationnelle, et contre un autre rapport gothique au monde où le passage du seuil pourrait valoir déchaînement des pouvoirs de la surnature. Un épisode important du roman en témoigne particulièrement, et dit au passage l’échec d’Emily, avec l’ouverture de la chambre de Madame de Villeroi.

14Ce long passage se situe dans la quatrième partie du roman (Radcliffe, [1794] 1980, p. 530-544). Emily a échappé aux griffes de Montoni et s'est réfugiée dans le château de M. de Villefort, qui le tient du marquis de Villeroi ; elle s’y trouve confrontée à une nouvelle énigme : alors qu’elle dispose d’un médaillon représentant une femme qui paraît avoir eu une mystérieuse relation avec son père, Dorothée, la servante du château, y reconnaît l’image de son ancienne maîtresse, la marquise de Villeroi, qu’elle croit avoir été secrètement empoisonnée par son époux dans le château des années plus tôt. Dorothée conte l’histoire de cette malheureuse femme, et de la chambre suspecte où aurait eu lieu le crime et qui, désormais, est condamnée, ce qui excite chez Emily un intense désir de (sa)voir13. Commence alors un mouvement textuel de plusieurs pages mettant en scène le cheminement vers la chambre, son ouverture et sa description. Tout ce long passage se donne sous le signe d’une intense quête de sens touchant un drame passé et dont il ne reste plus guère de traces, mais qui éveille à la fois le désir de savoir et la crainte superstitieuse des personnages.

15Tout est alors prêt pour qu’advienne l’abrupte irruption d’allure surnaturelle, ici soigneusement orchestrée selon des termes relevant d’une claire dramaturgie visuelle. Tout tourne autour d'un lit à baldaquin dont les rideaux sont tirés et, à l'intérieur de la chambre-cadre, fonctionnent comme un cache. Un rideau se met à bouger, Emily le soulève, et surgit soudain l'apparition qui cause dans l’instant la panique et la fuite des deux femmes14. Peut alors, dans l’après-coup, s’inaugurer un troisième temps, celui d’un vain effort de rationalisation sanctionnant finalement le caractère incompréhensible de ce qui s’est passé, et maintenant dès lors ouverte l’option surnaturelle pour un sujet pourtant sceptique15.

16Le texte, s’il ne traite pas comme tel du meurtre d’allure impossible, n’en articule pas moins de manière claire et appuyée la question de la clôture, de l’apparition, du meurtre et de l’incompréhensible, et fait de l’élucidation un enjeu essentiel – la question portant alors ici sur ce que pourrait être la solution, mais au fond bien plus encore sur ce qui la rend inaccessible, et sur ce qui empêche le sujet de comprendre ce qui est survenu.

17Chez Radcliffe, le problème tient d’abord à une question de point de vue, à une position du sujet, qui est confronté à un spectacle radical et soudain, et qui se trouve par ailleurs pris dans un manque d’informations global. La victime est ainsi confrontée d’une part à un phénomène opaque, d’autre part à une dissémination de signes, qu’elle tend à articuler en construisant à toute force un plan d’analyse sans disposer des éléments de contexte requis (dans le cas qui nous occupe, l’existence d’une bande de brigands utilisant le château comme cache). Le problème tient notamment à ce qu'Emily, précisément parce qu'elle est engagée du côté de la raison, cherche obstinément à unifier les éléments auxquels elle est confrontée, ce qui ouvre paradoxalement sur la tentation de l’explication surnaturelle : ici, cette explication permet en effet de conférer à l’apparition un sens en relation avec l’objet de son enquête, puisqu’elle vaut validation de l’hypothèse criminelle. Mais c'est là une illusion, liée au fait que la vérité, chez Radcliffe, relève aussi de la coïncidence et de la multiplicité des facteurs qu’il s’agit non d’unifier, mais au contraire de discriminer pour dissiper l’illusion surnaturelle. Dans Udolpho, même si le roman primitif noue l’essentiel des fils narratifs, tout ne relève pas d'une unité dramatique, et la vérité a son autonomie, qui renvoie au désordre et à la diversité du monde.

18Mais si Emily fait erreur, c’est aussi et d'abord – en particulier dans la partie consacrée au château d’Udolphe – du fait de manipulations du « villain » consistant obstinément à lui dénier les éléments basiques de savoir sur lesquels fonder un raisonnement. Montoni est du côté de l’occultation du sens – pour lui, arriver à ses fins consiste à désorienter sa victime, y compris par le biais de promesses trompeuses. C’est sur ce fond que peut fonctionner l’illusion surnaturelle, qui repose sur une manipulation symbolique témoignant d’une propension maximale à la tromperie nimbant à tort le « villain » d’une aura de toute-puissance, et en quoi consiste le véritable rapport démoniaque au monde. L'usage du mot « mystery » est ainsi chez Radcliffe rien moins qu'innocent, et s'inscrit dans l’héritage des polémiques religieuses des siècles précédents16 et des critiques puritaines et anglicanes à l'égard du « mystère » chrétien : selon cette perspective, le « papisme » use du mystère pour asseoir artificiellement son pouvoir sur la superstition et les croyances naïves du peuple. Le mystère, c'est une machination faite pour créer l'illusion surnaturelle, et qui relève effectivement du démoniaque en ce qu'elle repose sur une radicale perversion du sens – l'attaque vise les catholiques et, à travers eux, tous ceux qui manipulent les signes à des fins de dévoiement du vrai, selon un discours qui concerne aussi la littérature (et en particulier les formes de littérature reposant sur un rapport à l'ornement17). Conformément aux leçons issues de cette tradition, le « villain » radcliffien est démoniaque non en ce qu'il serait omnipotent et omniscient – ce serait là une usurpation des pouvoirs divins mais en ce qu'il en crée l'illusion par le biais d'effets de tromperie créant l'impression surnaturelle et laissant la victime dans la stupéfaction. Tel est le « mystère » radcliffien, au carrefour du surnaturel et de sa forgerie, dans un rapport au monde relevant de la manipulation trompeuse des signes.

19La chambre close radcliffienne peut donc se penser à la fois comme scène spectaculaire manifestant l'impuissance du sujet, espace de problématisation du démoniaque pensée à l’aune de la perversion des signes, et expression du fantasme trompeur d'unicité du sens ouvrant à une esthétique du divers. Il n'en reste pas moins que, si le drame qui s'y joue ne peut être pensé par le sujet gothique, il se donne bien obstinément comme appel à cerner ce qui se joue dans l'apparent rapport à l'impossible que constitue la scène de la chambre close. La fin du passage consacré à la chambre de Madame de Villeroi déplace la question du surnaturel en n'interrogeant plus frontalement le statut de l'entité qui est apparue, mais la possibilité ou non que la chambre close ne l'ait pas tout à fait été et ait pu donner lieu à un franchissement quelconque18. De la sorte, Emily et Dorothée, selon une approche familière à tout lecteur de mystère de chambre close, tentent obstinément et vainement de chercher ce qui aurait pu faire office d’ouverture dans la chambre, avant de renoncer finalement à comprendre ce dont leur raison n’a pas pu rendre compte. La tension rationnelle se traduit ici par une propension indiciaire marquée – simplement, tout ce que celle-ci peut mettre au jour, c'est un blocage radical du sens, du fait de la situation dans laquelle se trouve le sujet radcliffien pris dans une radicale erreur de perspective.

Du crime d’allure surnaturelle à l’impossible spectacle

20L'intérêt de l'approche radcliffienne est dès lors qu'elle envisage le mystère depuis un extérieur, problématise précisément la nécessité pour le sujet de donner sens à l'impossible, et peut déplacer l'attention de l'apparition surnaturelle aux conditions de son surgissement, tout en pensant l'espace criminel sous le signe d'un principe démoniaque humanisé et pensé comme agent manipulateur. La chambre close, c’est l’espace insaisissable, invisible, qui en soi incarne le rapport au crime et à une transgression impossible à appréhender frontalement.

21Au XIXe siècle, le récit d’enquête, en évidant la référence surnaturelle, va se concentrer progressivement sur l’idée d’un crime obscur à reconstituer en esprit, et se déroulant sur une scène contemporaine. Le crime en lieu clos y représente dès lors moins le scandale du sens que l’inconnaissable, et ouvre en cela à la quête de l’élucidation, en lien avec l’idée d’un seuil comme infranchissable, et qui invite à déployer des stratégies pour reconstituer le crime que l’œil n’a pu voir. C’est cette impossibilité ou ce drame du voir qui hante par exemple l’œuvre de Quincey, Balzac ou Poe lorsqu’ils se penchent sur la question de la chambre ou de l’espace clos associé au crime, et à un crime obstinément « mystérieux » car orchestré par une instance machiavélique opérant dans l’ombre.

22Si Quincey est surtout célèbre pour l'approche esthétisante du meurtre de On Murder Considered as One of the Fine Arts (Quincey, [1827-1854] 2006, p. 8-34 et p. 81-141), son regard sur le crime et sur la mort tout autant que sur l'espace clos dans lequel il se déroule est plus complexe et ambivalent qu'il y paraît. Quincey a largement mis en scène, dans Suspiria de Profundis (Quincey, [1845] 2003, p. 89-190), un épisode séminal de son existence, lorsqu'enfant et alors que sa sœur venait de mourir, il ouvrit la porte interdite de la chambre mortuaire pour se confronter au spectacle traumatisant de son corps. Le seuil, la limite séparant l'espace des vivants de celui des morts, va dès lors occuper une place essentielle dans l’œuvre. Tout ce qui concerne la porte dit ici le drame de la mort, ainsi qu'en témoigne par exemple son essai « On the Knocking at the Gate in Macbeth » (Quincey, [1823] 2006, p. 3-7). Si un texte de Quincey renvoie plus précisément à ce qui serait pour nous le mystère de la « chambre close », ce serait cela dit bien sûr On Murder..., et notamment la partie la plus célèbre du texte, qui en est le passage ajouté en 1854 sous le nom de « postscript » (Quincey, [1854] 2006, p. 95-141) où le narrateur revient sur les fameux meurtres de John Williams dont il avait promis de parler sans l'avoir réellement jamais fait dès l’essai de 1827. Dans ce texte, il n'y a pas de « mystère » au sens où l'on ne saurait pas ce qui s'est passé. Au contraire, Quincey reconstitue précisément et par le menu les exactions de John Williams. Mais il ne le fait pas n'importe comment, et met en place une dramaturgie narrative destinée à dire l'impossibilité pour nous de suivre le meurtrier et de voir le meurtre. Notons l'insistance sur la question là encore du verrou, du loquet : ici, l'assassin doit entrer sinon dans la chambre, du moins dans la maison, et la refermer derrière lui. Dès lors, Quincey détaille la procédure qui permet à Williams de pénétrer dans le lieu du crime. Mais alors, le texte se détache de lui : à propos de la première série de meurtres, ceux de la famille Marr, le récit, alors que Williams entre dans la maison, reste à l'extérieur et suit la servante à qui Marr a demandé d'aller chercher le dîner. Nous ne « rentrerons » dans la maison que lorsque les autres personnages découvriront la scène du crime, et alors commencera la reconstitution de ce qui s'est passé – Quincey reprend d’ailleurs exactement le même dispositif narratif pour évoquer la seconde série de crimes : le meurtre, c'est ce à quoi nous n'avons pu assister, ce qui renvoie à l'espace fermé, et que nous ne pouvons reconstruire que dans l'après-coup par les voies de la reconstitution intellectuelle. L'imagination créatrice se fait alors reflet inversé de la transgression machiavélique en la donnant à voir, mais de manière décalée et sur le mode de la tension vers l'espace de l'interdit.

23On retrouve une approche en partie voisine chez Balzac, qui revient à plusieurs reprises dans son œuvre sur le motif du meurtre en local clos en l'envisageant le plus souvent de l'extérieur, comme ce qui concerne une réalité insaisissable à laquelle l'écrivain tente de redonner corps. Comme chez Quincey, la référence gothique est patente et explicite au début de la nouvelle « La Grande Bretèche » (Balzac, [1831] 1976) par exemple, où Bianchon raconte à l'occasion d'un dîner mondain une aventure passée, alors qu'il était en vacances dans le Vendômois et aimait à errer dans les jardins d'une maison en ruines d'allure gothique. La rêverie gothique et romantique se mue en enquête lorsqu'un notaire lui dit que les lieux sont interdits d'accès : il cherche alors à comprendre le drame qui a pu se nouer dans cette maison. Le texte met en scène l'impossibilité de connaître, et l'incertitude généralisée, en même temps qu'au détour de témoignages successifs s'esquisse la vérité enfouie : celle de l'assassinat de l'amant de l'ancienne propriétaire, caché dans un cabinet attenant à la chambre à coucher que le mari a fait murer alors que la femme jurait qu'il était vide. Là encore, le texte cherche à accéder en pensée et par le biais de la recréation à l'espace interdit renvoyant au crime machiavélique et disant la vérité enfouie du monde social.

24La chambre close est ici celle du meurtre caché et en ce sens invite à la recréation, et c'est bien sûr Poe qui met précisément en place le motif du meurtre en chambre close donnant lieu à une élucidation sous le signe de l'imagination créatrice, avec « Murders in the Rue Morgue » (Poe, [1841] 1978). Dans ce texte, l'imaginaire gothique associé à la figure inquiétante et nocturne de Dupin évoluant dans un Paris d'allure archaïsante ouvre sur l'enquête mettant en scène les pouvoirs supérieurs de l'esprit rationnel. La chambre close, c'est bien ici celle du meurtre d'allure impossible et qu’il s'agit de rouvrir en esprit, pour en dissiper l’apparence absurde, ce que Dupin fait d'autant mieux que sa puissance d’imagination lui permet d’éroder les frontières, y compris celles qui le séparent des autres sujets et du principe d’altérité en général : ainsi de la manière dont il pénètre vampiriquement l'esprit du narrateur en reconstituant ses pensées, et franchit ainsi les barrières de l'intersubjectivité au début de la nouvelle. Dupin fait ici figure de créateur, comme en témoigne le statut accordé à l'imagination en tant que principe transcendant d'accès au vrai. Il peut alors se hisser au niveau de l'un, qui est aussi celui de la vérité supérieure, et donner son véritable sens au meurtre d’autant plus inquiétant qu’il était d’allure absolument sauvage. Ces quelques exemples, pour épars qu’ils soient, disent une propension du récit d’élucidation du XIXe siècle à faire de l’enquêteur celui qui tente de surmonter, par une vision indiciaire en prise avec l’acte créateur, la clôture qui sépare l’homme ordinaire de la scène transgressive.

Du récit d'énigme pensé comme espace de manipulation

25C’est ce fonds qui nous semble rester vivant dans le récit moderne de meurtre en chambre close, dont il permet d'ouvrir les possibles pour y créer l’effet de trouble. Au carrefour des traditions que nous avons pu évoquer, ce genre convoque des motifs et schèmes gothiques et mobilise la thématique surnaturelle en même temps qu’il travaille la question de la mystérieuse invisibilité du meurtre. Lorsqu’il apparaît comme tel, le récit de chambre close, en cristallisant le motif du meurtre impossible, a sans doute pour enjeu fondamental de radicaliser l’idée d’un crime défiant la raison. Mais il joue aussi avec l'inquiétude gothique associée au surnaturel et l'idée de l'instance démoniaque toute puissante, en même temps que – dans le droit fil radcliffien – une telle croyance se voit simultanément associée dans les récits à une attitude naïve. La mention du motif démoniaque fait office de passage quasi-obligé (avec par exemple le fameux « c'est un mystère du diable » du Mystère de la chambre jaune, Leroux, [1907] 1988, p. 46), destiné à mettre d’autant mieux en valeur la supériorité du détective. Mais la référence gothique et surnaturelle est loin de se cantonner à ce seul rôle et agit aussi dans nombre de textes comme un levier de dramatisation destiné à créer un réel effet de trouble sur le lecteur. L'exemple le plus célèbre est ici The Burning Court (Carr, [1937] 1985), parmi tant d'autres textes de John Dickson Carr qui font la part belle au surnaturel et à l'effet fantastique, comme ce sera aussi plus tard le cas avec les récits de Paul Halter19 – le récit allant jusqu’à refuser de trancher ici entre la solution rationnelle ou fantastique. La référence surnaturelle, presque toujours présente dans nos textes à bas bruit et sur le mode ironique, peut ainsi souvent se voir véritablement investie pour charger le texte d'une dimension inquiétante.

26C’est que le défi rationnel ne vient pas dans ces textes de nulle part : la situation absurde qu’ils dépeignent, et l’aura surnaturelle qui en découle, tiennent en tout état de cause à une situation a-normale, et qui ne peut comme chez Radcliffe prendre sens que de deux manières, soit qu’elle résulte de la rencontre de hasard d’événements disparates (c’est le régime de la coïncidence), soit – et c’est de loin le cas le plus fréquent – qu’elle dérive d’une manipulation machiavélique orchestrée par un esprit supérieur et d’allure démoniaque agissant dans l’ombre. Pensons, là encore, aux grands classiques du genre, qui font si fréquemment appel à une telle figure, de « The Adventure of the Speckled Band » (Doyle, [1892] 2004) au Mystère de la chambre jaune ou à The Burning Court. Le mystère de chambre close peut ainsi se penser comme le résultat d'un travail artificiel particulièrement élaboré – une machinerie qui est aussi machination, et dit le caractère réellement diabolique du tueur qui a su créer un état de fait d’allure absurde. Là où, selon la tradition rationaliste, le récit de meurtre en chambre close pose la question du « comment » plutôt que du « qui », la référence gothique sous-jacente au genre tend dès lors à rendre poreuse la frontière entre ces deux termes, le « comment » renvoyant peut-être en profondeur à un faire machiavélique qui pose implicitement la question de la présence d’un sujet démoniaque – et il nous semble que c’est même cette question, en vérité omniprésente dans le genre qui nous occupe, qui permet indirectement au texte de se constituer véritablement en défi en y réinsinuant l’ombre d’un sujet en position d’adversaire.

27C’est que cette part de la machinerie et de la machination renvoie aussi dans les textes aux deux figures auxquelles le lecteur peut se mesurer symboliquement dans le texte, à savoir le détective, qui seul peut résoudre l’affaire, et l'écrivain, qui en est le concepteur. C’est alors le rapport d’une machinerie textuelle et de la volonté secrète d’une fantomatique figure d’auteur, image inversée du dieu caché, qui s’y reflète indirectement par le biais du criminel caché dans l’ombre et du détective dont la raison le place dans un rapport de secrète connexion avec lui, donnant corps par là à la dimension véritablement stimulante du jeu, du défi confrontant implicitement le lecteur à la figure transcendante du scripteur. La fameuse triade enquêteur, criminel et écrivain, que nombre d’auteurs – de Robbe-Grillet à Auster – ont exploitée jusqu’à lui conférer à l’occasion une portée métaphysique, pourrait se concentrer sur l’imaginaire de la forme qui nous occupe en se trouvant articulée au désordre du sens et à l’ombre du surnaturel, dont témoigneraient les œuvres les plus célèbres du genre pour dire au fond la puissance de l’écrivain. Le thème du criminel pensé comme écrivain est bien connu et loin d'être propre à la chambre close, mais dans la mesure où cette chambre est aussi un théâtre pour l'esprit, peut décidément y affleurer comme la secrète et authentique figure de l'instance démoniaque : dans The Big Bow Mystery (Zangwill, [1892] 2022), considéré comme le premier « véritable » meurtre en chambre close, le coupable est le détective, Grodman, lui-même écrivain ou en tout cas pseudo-écrivain, qui s'est servi d'un prête-plume pour donner corps à son best-seller, un ouvrage sur les crimes qu'il a résolus ; il insiste d'ailleurs pour que sa confession finale soit notée en vue d'une future publication ; et l'on pense encore bien sûr à l’étrange passage du Mystère de la chambre jaune mettant en scène le criminel en auteur vu de dos à sa table d’écriture20. Cette figure démoniaque, le texte policier peut en jouer tout autant que chercher à la déjouer – et le démon manipulateur d'allure surnaturelle et auctoriale peut aussi se décliner sous son autre forme, ludique et légère cette fois, celle de l'illusionniste usant de la manipulation à de pures fins ludiques : Houdini, bien sûr, qui hante lui aussi l'imaginaire du mystère de chambre close. Méphistophélès et Houdini seraient ainsi deux figures possibles, inquiétante ou joueuse, de coupable tout autant que d'auteur, telles que Chesterton les met respectivement en scène dans « The Wrong Shape » (Chesterton, [1913] 1951, p. 117-136) et « The Absence of Mr Glass » (Chesterton, [1913] 1951, p. 229-244). Ainsi cette question nous semble-t-elle décidément travailler le genre et dévoiler ce avec quoi il joue et dont il se joue – et peut-être faudrait-il aller alors jusqu’à dire que le « mystère de chambre close » tient à la fois son pouvoir de sa formule rationaliste et d'une pensée de la manipulation démoniaque des signes, dont le texte peut se rire tout autant que se servir pour intriguer d'autant mieux son lecteur.