« Trust no one ». Dramatis personae paranoïaque dans The X-Files
1Dans une série, le système de fonctionnement des groupes de personnages est souvent lié au type de narration sérielle auquel elle correspond. Ainsi, ce que j’appelle les séries semi-feuilletonnantes épisodiques1 (qui proposent des intrigues sur le long terme tout en pensant l’autonomie de chacun des épisodes) ont tendance à se concentrer sur l’articulation entre les personnages principaux et les personnages secondaires, tandis que les séries semi-feuilletonnantes formulaires (dont les intrigues bouclées présentent systématiquement la même morphologie) fondent leur spécificité dans le lien entre personnages récurrents et personnages non-récurrents2. Alors que la notion de personnage secondaire introduit une forme de hiérarchie, celle de personnage récurrent distingue en réalité diverses intrigues. Les séries semi-feuilletonnantes formulaires impliquent en effet une intrigue bouclée dans chaque épisode, et donc des guest stars, c’est-à-dire des personnages au centre de cette intrigue mais n’apparaissant que dans cet épisode, et des intrigues sur le long terme, mettant en scène les personnages récurrents de la série. Les personnages non-récurrents, que Stéphane Benassi appelle des personnages « passagers »3, ne sont donc pas d’arrière-plan. Au contraire, ils sont bien des personnages principaux mais uniquement dans le récit de l’épisode qui leur est consacré. Or nombre de séries problématisent ou resémantisent ces systèmes fondamentaux d’organisation des personnages en fonction de leur spécificité. Cette question devient même centrale dans la définition de leur fonctionnement. C’est le cas de The X-Files, une série semi-feuilletonnante formulaire certes, mais qui complexifie le schéma d’organisation des personnages à partir d’une problématique qui lui est propre, celle du complot. Le statut du personnage y pose question, et l’ambiguïté de son classement possible dans l’un ou l’autre des groupes devient un enjeu essentiel, formant ainsi ce que j’appellerais une dramatis personae paranoïaque.
2The X-Files est une série créée par Chris Carter et diffusée sur FOX de 1993 à 2002, puis de 2016 à 2018. Elle porte sur deux agents du FBI, Fox Mulder (David Duchovny) et Dana Scully (Gillian Anderson), qui sont affectés aux affaires non-classées. Sont rangés sous cette catégorie des cas inexplicables et qui, notamment, semblent relever du paranormal. Chaque épisode est donc marqué par une enquête sur un phénomène inexpliqué, la série mélangeant dans sa formule le genre fantastique et le genre policier, comme le constate Elaine Desprès :
L’hybridation des genres policier et fantastique dans la série peut paraître paradoxale, mais elle est fort révélatrice. Le genre policier, par sa nature même, voudrait que les mystères soient résolus, alors que le genre fantastique, au contraire, exclut l’explication rationnelle, unique et définitive. (Desprès, 2020, § 8)
3Au genre fantastique, la série emprunte donc sa dimension rhétorique qui rejoint la définition classique de Tzvetan Todorov du fantastique comme hésitation (Todorov, 1992). Dans les épisodes, les personnages débattent constamment, non seulement de la réalité des phénomènes mais aussi de leur nature. En effet, Mulder croit en l’existence du paranormal alors que Scully est une scientifique qui est plus sceptique mais qui est aussi chrétienne – ce qui représente une autre forme de croyance. Ce débat s’inscrit toujours dans le cadre d’une enquête, ce qui intègre la série dans le genre du policier. Mais la spécificité de cette enquête est qu’à l’issue de la confrontation des différentes hypothèses par les enquêteurs, la question est souvent indécidable, soit qu’il est impossible de prouver l’existence du phénomène, soit qu’il est difficile d’en comprendre la nature. Les épisodes se terminent donc souvent sur les rapports inconclusifs que les personnages envoient à leur hiérarchie. Emmanuelle Delanoë-Brun le souligne ainsi :
Il est frappant de constater à quel point on parle, on discourt, et on raconte en permanence dans la série : confrontation de théories, rappel des discours officiels et égrenage des constructions symboliques avérées (Scully et Mulder ne cessent de revenir sur les significations de tel ou tel type de monstre documenté dans la littérature populaire comme savante, de revenir sur les explicitations, de déplier les symboles imaginaires), propositions d’interprétations alternatives. (Delanoë-Brun, 2012, § 4)
4Or The X-Files met aussi en scène un complot gouvernemental visant à cacher l’existence des extraterrestres et leurs interactions avec le gouvernement. Cet aspect est ce que l’équipe de la série, la presse et les fans ont appelé la « mythologie » de la série, un terme qui s’est depuis imposé dans le vocabulaire sériel au-delà de cette série. La mythologie est faite de tous les éléments qui se construisent de manière feuilletonnante sur l’ensemble de la série. Le lien entre cette question et la problématique qui m’intéresse ici est à trouver dans l’un des fameux slogans de la série « Ne faites confiance à personne. [Trust no one.] ». Ce qui va se jouer dans The X-Files, c’est donc précisément la question du statut des personnages que l’on rencontre, statut qui peut être caché ou même mouvant. Le personnage est-il non-récurrent – auquel cas il appartient à une intrigue formulaire – ou est-il récurrent – auquel cas il appartient à l’intrigue feuilletonnante du complot ? Par ailleurs, est-il un allié ou un antagoniste vis-à-vis des personnages principaux ? La série joue souvent sur ces questions pour construire une tension narrative qui fait expérimenter aux spectateurs et spectatrices la paranoïa au cœur même de son propos. Trois scènes me semblent intéressantes à étudier sous cet angle, la troisième scène du pilote de la série, et deux scènes de l’épisode 4 de la saison 2, l’une mettant en avant Alex Krycek (Nicholas Lea) et l’autre l’informateur Mr. X (Steven Williams).
5Le premier exemple se situe au début de l’épisode pilote et introduit l’un des deux protagonistes de la série, Dana Scully. Il permet, à mon sens, de comprendre ce qui se joue dans The X-Files et surtout avec quels outils joue la série. Le pilote fonctionnant comme la plupart des épisodes de la série, il s’ouvre sur une séquence qui présente le phénomène paranormal sur lequel vont enquêter par la suite Mulder et Scully. Lorsque la scène qui m’intéresse commence, le spectateur et la spectatrice n’ont donc encore jamais vu Mulder et les publics découvrent Scully pour la première fois. Il est à noter dès à présent que l’intrigue de la série commence avec l’arrivée de Scully aux affaires non-classées et non avec Mulder. Dans cette séquence, Scully est reçue par ses supérieurs hiérarchiques qui l’informent de son affectation aux affaires non-classées et lui indiquent que sa mission est d’évaluer le travail de Mulder, afin, elle le comprend aussitôt, de le décrédibiliser. Or, à côté de ces deux personnages, qui s’adressent à Scully, se trouve un troisième homme qui ne prononce pas un mot durant toute la scène. Pourtant, sa présence est essentielle. C’est le statut de ce personnage, dit L’Homme à la cigarette (William B. Davis), qui m’intéresse ici.
6À mon sens, cette séquence est matricielle, au sens qu’en donne Guillaume Soulez4, par rapport à ce qu’est The X-Files, parce qu’elle vient semer le doute sur les structures de pouvoir en construisant formellement une hésitation sur le fonctionnement sériel lui-même. Les acteurs peuvent avoir divers statuts et types de contrats, mais un rôle sans ligne de dialogue est au bas de l’échelle des rôles. Or L’Homme à la cigarette ne dit pas un mot dans cet épisode. En théorie, dans le système de production des séries, il constitue donc un personnage plus que secondaire. Par ailleurs, il s’agit de quelqu’un dont on ne connait pas le nom. C’est la raison pour laquelle on le qualifie à partir d’une caractéristique visible : L’Homme à la cigarette. Dans les normes de présentation d’un générique, cet élément indique aussi généralement qu’il s’agit d’un personnage au statut très peu important, pour lequel il n’a pas été nécessaire d’inventer un nom.
7Or ce personnage de L’Homme à la cigarette, qui ne parle pas, structure pourtant la séquence et est traité, du point de vue de la mise en scène, comme un personnage joué par un acteur au statut bien plus important. Il a droit notamment à des gros plans qui installent sa présence dans la scène. Cette mise en scène est très étonnante et déstabilisante pour les publics. Non seulement le personnage constitue un arrière-plan du cadre et donc indique un contexte ou même un sous-texte (il y a plus qui se joue dans cette scène que ce qui est dit), mais surtout il a droit à des contre-champs. On voit bien que se tisse un jeu de regards, spécifiquement entre Scully et lui. Cela signifie symboliquement qu’il est plus important que ceux qui parlent. Même la caméra s’organise autour de lui, dans un plan circulaire étonnant, où elle tourne autour de Scully pour pouvoir faire entrer L’Homme à la cigarette dans le cadre. Pourquoi ce mouvement de caméra ? Parce que L’Homme à la cigarette constitue le cadre : il est l’homme de l’ombre qui décide. En tout cas, c’est ce que la mise en scène, en contradiction avec le statut apparent du personnage, suggère. De la même manière que, au niveau de la série, les éléments feuilletonnants viennent recadrer génériquement la diégèse en posant le regard sur la dymanique sous-jacente d’un complot généralisé, au niveau de cette séquence les mouvements de caméra et les cadrages recadrent la scène en la replaçant dans le contexte d’une méfiance envers l’institution et d’une incertitude sur ses objectifs. La mise en scène vient donc troubler le système habituel de traitement des personnages en contexte sériel dans le sens d’une paranoïa généralisée. On le voit, le travail sur l’image est fondamental dans The X-Files car cette image est toujours à interroger. Klaudia Seibel écrit ainsi à raison : « Alors que la présentation à la fois du mystère et des indices est laissée à la caméra, son interprétation est à la charge des agents qui enquêtent et se reflète dans leurs commentaires verbaux. [While the presentation of both the mystery and the clues is left to the camera, their interpretation is up to the investigating agents and reflected in their verbal comments.] » (Seibel, cité dans Allrath, Gymnich, 2005, p. 117, ma traduction)
8Or, il se trouve que lorsque l’acteur, William B. Davis, a signé pour cet épisode, il avait seulement un contrat d’extra. Après plusieurs petites apparitions, la plupart du temps muettes, dans la première saison, il prend petit à petit plus d’importance. Plusieurs scénaristes et réalisateurs de The X-Files ont révélé dans des interviews qu’au départ, ils ne savaient pas si L’Homme à la cigarette deviendrait un personnage important. La mise en scène, dans ce contexte, est donc d’autant plus à considérer comme un coup de force. De fait, L’Homme à la cigarette va effectivement devenir une figure majeure du complot gouvernemental. Son statut est bien celui d’un personnage secondaire essentiel de la série, que l’on continuera d’ailleurs à appeler L’Homme à la cigarette. L’identité du personnage dans The X-Files, dans un contexte de complot, est donc un enjeu majeur, ainsi que le statut du personnage dans l’image et dans la narration. Qui est-il ? De quel côté est-il ? Quel est son objectif ?
9Dès cette séquence, et donc très tôt dans la série, il est clair que l’on ne peut se fier à personne car ce qui se passe est toujours indiqué comme étant le sommet d’un iceberg dont l’essentiel nous échappe. Le rapport du spectateur ou de la spectatrice au personnage devient, à raison, comme celui de Mulder et Scully, de plus en plus paranoïaque. Raison pour laquelle la série constitue rapidement Mulder et Scully comme un duo détaché des autres, presque comme le seul repère, dont nous, spectateurs et spectatrices, tout comme eux, sommes totalement sûr·e·s. Les deux agents ont notamment de moins en moins d’amis (à l’exception des rares amis qu’ils se font dans leur quête de la vérité, comme par exemple le groupe des Bandits solitaires). Des doutes planent d’ailleurs aussi sur les intentions de leurs familles. En outre, comme on l’a vu, tous les autres personnages récurrents sont possiblement impliqués dans le complot. Ainsi, contrairement à ce qui se produit dans la plupart des séries semi-feuilletonnantes formulaires, dans The X-Files, l’intégration des personnages secondaires récurrents auprès des personnages principaux est un enjeu problématique et problématisé parce que la série repose sur un potentiel isolement des protagonistes. Le personnage récurrent secondaire dans The X-Files est généralement un ennemi. Même les informateurs, et cette catégorie est très importante, le sont de fait parce qu’ils appartiennent aux groupes des antagonistes, dont les frontières sont indéterminées et extensibles à l’infini selon la logique de la conspiration.
10En outre, dans la séquence du pilote, ce qui se joue également, c’est le positionnement de Scully. Quel côté va-t-elle choisir ? En effet, les personnages essaient de l’enfermer dans un cadre en lui demandant de décrédibiliser le travail de Mulder. Scully a donc elle-même un statut ambigu au départ. Or, si elle avait trahi Mulder, elle serait passée du côté des antagonistes et ne serait donc pas devenue personnage principal. C’est ainsi le fait que Scully prenne le parti de Mulder qui fait qu’elle devient la deuxième protagoniste avec lui. La même configuration est rejouée plus tard, mais avec une issue différente, via le personnage de l’agent Krycek. Ce personnage est introduit dans l’épisode 4 de la saison 2 et c’est la scène de rencontre entre ce nouveau venu et Mulder qui m’intéresse ici. Dans la saison 2, les affaires non-classées ont été fermées, les équilibres sont bouleversés et on se méfie toujours plus de l’institution. Arrive alors un nouveau personnage qui veut travailler avec Mulder. Ce qui m’intéresse à nouveau ici tient dans le fait que l’enjeu de la scène est, pour les publics, de comprendre à quel groupe de personnages appartient Krycek, et quelle est sa place dans le système. Parce qu’il s’avère qu’il est finalement un traître, il sera relégué au statut de personnage, certes récurrent, mais davantage secondaire, car il ne peut pas être un personnage principal aux côtés de Mulder et Scully.
11La scène construit une double ambiguïté de statut. Tout laisse ici à penser que Krycek est un personnage non-récurrent. Il insiste de multiples fois sur le fait que l’affaire dont il est train de parler, et qui constitue l’intrigue bouclée de l’épisode, est son affaire (« It is my case ») et que c’est pour cela qu’il est là. Ce discours l’enferme donc dans l’intrigue formulaire qui est l’enquête de la semaine. Pourtant, il devient en réalité, comme le remarque Frédéric Gai, « un personnage récurrent plus qu’un réel second rôle. » (Gai, 2020, p. 329) Car cette affaire n’est en fait qu’une couverture et il s’avère que Krycek travaille au service du complot gouvernemental. C’est en tout cas son statut à ce stade car le personnage va trahir tous les groupes au cours de la série, faisant de son statut une réalité mouvante s’il en est, et qui incarne donc parfaitement les enjeux de la série. Ainsi, alors que l’épisode nous fait croire que ce personnage est inscrit dans le formulaire, en réalité il porte une part de l’intrigue feuilletonnante. À nouveau, la série joue non seulement avec les contraintes de sa forme mais aussi avec ses propres règles. L’ensemble de cette scène, comme d’ailleurs la première, est construit sur un rapport de force, dans le dialogue et dans l’image. Cette fois, c’est Mulder qui est assis et qui est interpelé par Krycek, debout, venant se présenter. La conversation est conflictuelle dans la mesure où Mulder insiste sur sa volonté de travailler seul. De fait, son premier instinct était le bon. À deux reprises, les personnages s’apprêtent à quitter le lieu et passent devant l’autre sans se retourner, le dépassant sans un regard : d’abord Mulder, puis Krycek. Le déplacement des personnages dans le cadre fonctionne ainsi comme une stratégie de rapport de force. D’ailleurs, la scène se termine sur un gros plan sur le visage de Mulder alors qu’il regarde Krycek partir, le sourire de politesse s’effaçant sur son visage, et tout ceci montrant qu’il n’est pas dupe. Cette mise en scène, qui va de pair avec l’attitude de Mulder, induit, pour les spectateurs et spectatrices, une méfiance envers le nouveau venu. On pourrait d’ailleurs voir un trait d’humour et un indice dans le fait que Krycek utilise le terme « green » pour se désigner (« I may be green »), un mot qui, ici, signifie qu’il est peu expérimenté, mais qui, dans le contexte de The X-Files, l’associe à l’imaginaire des extra-terrestres (les petits hommes verts).
12Le traitement du personnage est donc à la fois à penser en tant qu’individu et en tant que fonction. Les groupes d’antagonistes, aux manettes de la conspiration, sont de fait des anonymes (pour nous) qui jouent à des niveaux si dangereux qu’ils peuvent même mourir ou disparaître et sont alors remplacés par d’autres figures tout aussi anonymes. Ils sont souvent caractérisés par un élément, par exemple physique (comme L’homme aux mains manucurées, [The Well-manicured man]). C’est d’autant plus intéressant que plusieurs éléments de la conspiration mènent à l’idée d’une masse indifférenciée et inhumaine : l’existence des clones notamment, ou encore la présentation des extra-terrestres (« les gris »), qui ne sont jamais identifiés comme des individus mais toujours comme un groupe indistinct.
13Le groupe le plus intéressant par rapport à cette question est celui des informateurs. Ce groupe intermédiaire fait partie de la conspiration mais vient aider Mulder et Scully. Frédéric Gai souligne le rôle de ces personnages, dans le rapport qu’ils posent à la question de la confiance : « Si le rôle de l’informateur est avant tout, dans la diégèse, de transmettre des données évidemment soumises à caution, il accentue la force d’une confiance à éprouver et à tester, pour opérer le déplacement d’une preuve allant d’une pièce à conviction dans l’enquête à une forme de certitude dans la quête morale. » (Gai, 2020, p. 323) Or, ces personnages, comme les membres de la conspiration eux-mêmes, et pour des raisons de sécurité évidentes, sont souvent anonymes et sont définis par leur fonction. Dans la première saison, il s’agit de Gorge profonde qui sera remplacé par la suite par M. X. C’est ce personnage qui est d’ailleurs au centre de la troisième et dernière séquence que je souhaite analyser et qui provient également de l’épisode 4 de la saison 2. Dans celle-ci, il déclare d’ailleurs que son identité n’a pas d’importance (« Who I am is irrelevant »), non seulement parce que ce qui compte est son rôle mais aussi tout simplement parce que l’identifier serait l’exposer, et donc le sortir du groupe de personnages auquel il appartient en déstabilisant le système. À chaque disparition d’un informateur, un autre apparaît car le système se stabilise toujours dans sa déstabilisation cyclique. C’est là où la paranoïa évidemment atteint son comble : le système ne parvient pas à être complètement déstabilisé, car il est invisible. D’ailleurs la mythologie de The X-Files est en expansion constante (c’est quelque chose qui a été fortement reproché à la série par les fans et les critiques) et non pas dans une démarche de clôture comme si, de toute façon, même si l’on découvre certaines choses, il y aura toujours plus à apprendre, la logique narrative et diégétique devenant elle-même paranoïaque. La quête de vérité des personnages est donc liée formellement à l’interrogation sur le statut de ces mêmes personnages. Face à cela, Mulder et Scully, dans leur identité stable et individuelle, sont nos seuls repères. Pourtant cette identité stable est elle-même remise en question dans les corps des personnages : au cours des saisons apparaissent de multiples questions au sein des lignes feuilletonnantes et notamment celle de savoir qui est le vrai père de Mulder. En outre, parce que Scully est enlevée par les extra-terrestres et subit des expériences, son intégrité physique est atteinte. La sœur de Mulder, elle, a été clonée. Ainsi, de nombreux éléments de la diégèse viennent complexifier la question des identités et des statuts des personnages.
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14Tout est constamment remis en question dans The X-Files, et le slogan « Ne faites confiance à personne » vient contaminer les structures mêmes de la narration. Le statut du personnage, et en particulier du personnage secondaire dans la série, s’articule donc avec son cadre narratif, esthétique, légal (dans le cadre des contrats des acteurs) et même moral (adjuvants, opposants, etc.). D’autres séries des années 1990 posent des questions similaires, notamment The Pretender (Le Caméléon), série créée par Steven Long Mitchell et Craig Van Sickle et diffusée de 1996 à 2000 sur NBC. Cette dernière présente également une institution au pouvoir très important mais invisible pour la plupart des gens, Le Centre, qui, là aussi, est dirigée par des personnes souvent anonymes ou aux identités incomplètes. Tous les personnages de la série sont ainsi désignés par un nom de famille ou par un prénom mais jamais par les deux. La différence avec The X-Files est que l’ambiance paranoïaque de The Pretender se déporte davantage sur l’intime que sur le politique. L’enjeu y est proprement de savoir qui est qui, mais surtout quels sont les liens familiaux réels et où s’arrête la famille. Les personnages qui n’ont qu’un prénom, comme le protagoniste Jarod ou encore Angelo, sont précisément ceux dont on cherche à connaître l’appartenance familiale, alors que ceux qui sont désignés par leur nom de famille, comme Miss Parker, cherchent à comprendre leur place dans la famille qu’ils connaissent. On ne cesse ainsi dans The Pretender de découvrir des frères et sœurs cachés. L’esthétique du complot, très fortement présente dans The Pretender, via l’existence de structures de pouvoirs dissimulées et de fonctionnements quasi-ésotériques, est surtout mise au service de dynamiques qui relèvent, pourrait-on dire, du soap opera, c’est-à-dire de dynamiques fondées sur les questions familiales et sur les rapports interpersonnels. Pour cette raison, dans The Pretender, le personnage secondaire est toujours potentiellement relié aux personnages principaux par des liens familiaux. Alors que la problématique de The X-Files l’amène dans la direction d’un isolement relatif des personnages au sein de leur quête, celle du Caméléon met au contraire en place des situations dans lesquelles la famille devient bien trop présente et constitue une source d’oppression constante. Or ces deux fonctionnements qui sont au cœur du propos des deux séries reposent à chaque fois sur le traitement du personnage secondaire dans le sens d’un questionnement sur son statut. On voit donc comment la question du complot dans The X-Files, qui a largement été étudiée tant dans son rapport à l’histoire nord-américaine que dans son rapport à la postmodernité, n’est donc pas seulement évoquée thématiquement mais se situe bien au cœur de son fonctionnement narratif et esthétique, en particulier dans la construction de son système de personnages.