Colloques en ligne

Marie-Agathe Tilliette

Complots ou révoltes ? Les meneurs jacobites dans les romans écossais de Walter Scott

Conspirations or rebellions? Jacobite leaders in Walter Scott’s Scottish novels

1Quiconque est familier de l’histoire britannique n’ignore pas que les deux principales révoltes jacobites écossaises, visant à rétablir la dynastie des Stuart sur le trône, ont eu lieu en 1715 et en 1745. La première a été menée par James Stuart, surnommé par ses opposants le « Vieux Prétendant », pour le distinguer de son fils Charles Edward Stuart, le « Jeune Prétendant », qui a été à la tête de la rébellion de 1745 et est descendu avec son armée jusqu’au centre de l’Angleterre, à Derby. Ce dernier soulèvement, dit le « Quarante-Cinq », est décrit dans une œuvre considérée par l’histoire littéraire comme l’acte fondateur du roman historique romantique, Waverley de Walter Scott (1814), tandis que la révolte de 1715 constitue l’arrière-plan d’un autre de ses romans, Rob Roy (1817). En revanche, même un amateur d’histoire écossaise n’aura jamais entendu parler de l’ultime débarquement en Écosse du « Bonnie Prince Charlie », en 1765, narré dans un troisième roman de Walter Scott, Redgauntlet (1824). Et pour cause, il n’a jamais eu lieu.

2Cette différence sera au cœur de mes interrogations : dans ce petit corpus de trois romans de Walter Scott, qui ont comme arrière-plan politique le jacobitisme en Écosse, deux se fondent sur des faits réels et déterminants pour l’histoire écossaise alors que le dernier invente un événement historique plausible – la date sélectionnée, 1765, correspond en effet à un bref moment de réveil jacobite et surtout d’instabilité du gouvernement central. Cette différence référentielle n’a rien d’étonnant au premier abord, puisque le modèle scottien du roman historique joue fondamentalement sur la présentation simultanée de l’histoire et de la fiction, et sur la rencontre de figures référentielles, semi-référentielles et fictionnelles. Cependant, il faut souligner qu’au sein de la grande production scottienne de romans historiques1, Redgauntlet est un cas à part. Si les romans de Walter Scott ne respectent pas toujours la chronologie des événements historiques et s’ils sont peuplés sans distinction fondamentale de traitement de figures historiques et d’êtres fictionnels, aucun autre texte ne prend une telle liberté avec l’histoire et n’invente un événement historique impliquant une figure aussi importante pour l’identité écossaise que celle du « Jeune Prétendant », pour la cause duquel des milliers d’Écossais ont péri lors du « Quarante-Cinq ».

3Je procéderai en deux temps pour étudier ce corpus : après avoir décrit les figures impliquées dans les complots jacobites, dans le cadre de notre réflexion commune sur les « démographies du mystère », je me pencherai sur les enjeux herméneutiques et politiques de ces personnages de conspirateurs mi-historiques mi-fictionnels.

Démographie du mystère : les jacobites écossais

4Avant tout, le fait de considérer les soulèvements jacobites comme des complots doit être justifié : plus encore que par les événements historiques eux-mêmes, ce rapprochement est suggéré par la représentation qu’en donne Walter Scott et où entrent en jeu ses positions à la fois esthétiques et politiques. En effet, d’une part, le genre du roman historique joue sur la frontière entre histoire et fiction et prétend souvent révéler l’histoire secrète, souterraine, celle qui a précédé les grands événements ou qui est restée cachée. La poétique même du roman historique scottien l’invite donc à montrer les révoltes comme des complots, tout au moins comme naissant de complots, ou de conspirations, pour choisir un terme aux connotations moins univoquement négatives qui s’accorde davantage à l’ambiguïté de la représentation scottienne. D’autre part, les prises de position politiques de l’auteur vont dans le même sens : Walter Scott, fervent défenseur de l’identité culturelle écossaise, n’en est pas moins un partisan convaincu de l’union britannique, et s’il se montre sensible à la grandeur désintéressée des jacobites, il n’est en rien favorable à leurs revendications. Le caractère fascinant de l’histoire secrète des complots ou conspirations s’accorde ainsi parfaitement avec la volonté politique de décrire le jacobitisme comme une cause non seulement sans espoir au moment où elle est engagée, mais à jamais disparue dans le temps de l’écriture, et les révoltés jacobites sont peints, dans les romans écossais de Walter Scott, sous les traits de conspirateurs jacobites.

5Une telle prise de position est sensible dans la structure même des romans. Dans Waverley, le héros éponyme, frais émoulu du cercle familial, va faire, au contact de figures jacobites, l’apprentissage de son identité dans ses dimensions sociale, politique et genrée. Rob Roy propose le même schéma, à cette différence près qu’il s’agit d’un récit à la première personne fait par un narrateur âgé qui raconte ses aventures de jeunesse. Les deux romans décrivent un parcours géographique similaire : un voyage vers le nord de la Grande-Bretagne mène les deux protagonistes, sans qu’ils en soient tout à fait conscients, vers l’épicentre des soulèvements de 1715 et 1745. L’intrigue s’arrête longuement sur leur découverte des Highlands, et sur les raisons de leur engagement jacobite plus ou moins marqué, par un concours de circonstances qu’ils ne maîtrisent pas. Le protagoniste de Rob Roy, Frank Osbaldistone, quitte l’Écosse avant que n’éclatent les combats de 1715, mais ce n’est pas le cas d’Edward Waverley qui prend part au « Quarante-Cinq » du côté jacobite. La disproportion narrative entre la représentation de tout ce qui précède et les combats eux-mêmes est flagrante dans les deux romans : dans Waverley, dès qu’on sort du temps de la conspiration et qu’on arrive à la révolte, les longues scènes deviennent de brefs sommaires et le narrateur multiplie les déclarations pour expliquer que son roman ne peut « empiéter sur le domaine de l’histoire [to intrude upon the province of history] » (Scott, [1814] 1986, p. 263, trad. p. 428) ; dans Rob Roy, Frank et son père quittent Glasgow le jour où commence la révolte (Scott, [1817] 1998, p. 423). Ainsi, par la structure même des romans, les deux révoltes jacobites de 1715 et 1745 sont décrites sous leur forme première de conspiration, à l’instar des menées jacobites fictives peintes dans Redgauntlet. Et qui dit conspiration, dit conspirateurs. 

6Les conspirateurs jacobites, dans les trois romans que sont Waverley, Rob Roy et Redgauntlet, sont avant tout des hommes du passé : des gentilshommes des Lowlands encore en possession de droits féodaux et, plus encore, des chefs de clan des Highlands. Les uns comme les autres sont aveuglément suivis par leurs sujets et les membres de leur clan, qui n’ont d’opinions politiques que celles de leur seigneur ou chef. L’identité féodale et clanique remplace ici toute conviction politique et le groupe des conspirateurs est très strictement hiérarchisé entre les meneurs et la masse des combattants. Tout, dans les romans, repousse les conspirateurs jacobites dans le passé pour les lecteurs et lectrices du xixe siècle : leur code de l’honneur, leurs coutumes, leur manière de parler. En outre, les textes vont plus loin encore : les jacobites apparaissent comme des figures anachroniques à leur époque même, dans la première moitié du xviiie siècle. A fortiori, c’est le cas dans Redgauntlet qui se déroule en 1765 et où le personnage principal, Darsie Latimer, qui a grandi à Édimbourg dans les années 1750, juge en des termes moqueurs l’état de la cause jacobite dans les Highlands, pourtant dernier bastion des anciennes revendications :

On ne pense pas plus au Prétendant maintenant sur nos montagnes, que si le pauvre Chevalier était allé rejoindre ses cent huit aïeux dont les portraits décorent les vieilles murailles d’Holyrood. Les claymores dont étaient armés les montagnards ont passé en d’autres mains ; leurs targes servent à couvrir les barattes à beurre, et une race de turbulents fanfarons a disparu ou disparaît pour faire place à de lâches fripons. [The Pretender is no more remembered in the Highlands, than if the poor gentleman were gathered to his hundred and eight fathers, whose portraits adorn the ancient walls of Holyrood; the broadswords have passed into other hands; the targets are used to cover the butter churns; and the race has sunk, or is fast sinking, from ruffling bullies into tame cheaters.] (Scott, [1824] 2011, p. 28, trad. p. 26)

7La conspiration est ainsi d’emblée vouée à l’échec, car ancrée dans un passé qui, selon le point de vue de Walter Scott, ne peut qu’être vaincu par le progrès.

8En outre, les motivations des conspirateurs sont rarement présentées sous un jour avantageux : bien des jacobites, même parmi les plus nobles, sont mus par la recherche d’un gain personnel, qu’il soit matériel ou honorifique. D’autres se sont engagés dans la cause par ressentiment, comme l’illustre par exemple le cas d’un jeune homme que Waverley prend à son service :

Waverley engagea comme serviteur un rustique jouvenceau d’Édimbourg, qui avait accroché à son bonnet la cocarde blanche dans un accès d’humeur noire et de jalousie, parce que Jenny Jop avait dansé toute une nuit avec le caporal Bullock, du régiment des fusiliers. [Waverley hired as a servant a simple Edinburgh swain, who had mounted the white cockade in a fit of spleen and jealousy, because Jenny Jop had danced a whole night with Corporal Bullock of the Fusileers.] (Scott, [1814] 1986, p. 245, trad. p. 402)

9Au-delà du trait humoristique typique du narrateur scottien, cet exemple correspond à la représentation générale des jacobites, ensemble disparate d’insatisfaits plus intéressés par leurs affaires personnelles que par le bien commun. Certes, certains conspirateurs sont sublimes de dévouement et de passion, mais ceux-ci sont d’autant plus renvoyés dans un lointain passé. Il en va ainsi du Highlander Evan Dhu qui, jugé en compagnie du chef de son clan Fergus Mac-Ivor, propose que la mort de six membres du clan, qu’il irait lui-même chercher, remplace celle du chieftain : cette déclaration anachronique suscite dans le tribunal édimbourgeois un mélange d’incrédulité amusée puis de respect pour le dévouement du Highlander2.

10Ainsi, pour résumer ce rapide panorama des conspirateurs jacobites, on peut en distinguer deux sortes : d’une part, les hommes du passé, en particulier les chefs et membres des clans, figures éminemment romanesques et, comme telles, condamnées à disparaître ; d’autre part, la foule des insatisfaits qui cherchent à satisfaire des intérêts privés, à compenser des soucis personnels ou, dans le pire des cas, à jouir cyniquement de la discorde civile. Dans les deux catégories se trouvent des figures historiques, mais elles ne reçoivent pas un traitement différent des personnages fictionnels.

11À ces deux catégories doit en être ajoutée une troisième : celle des conspiratrices. En effet, au sein du groupe largement masculin des conspirateurs émergent quelques figures féminines d’autant plus remarquables qu’elles sont peu nombreuses, à l’instar de la romantique et passionnée Flora Mac-Ivor dans Waverley ou de l’épouse de Rob Roy, la terrible Helen MacGregor Campbell. Sans m’arrêter sur ce sujet, il convient de souligner l’importance des questions de genre dans la représentation des révoltes jacobites au xixe siècle, à la fois dans la réflexion sur le rôle des femmes dans l’histoire souterraine – bien plus important que sur la scène politique ou sur les champs de bataille – et dans la définition de la masculinité britannique au xixe siècle, dans un double rapport de fascination et de contraste avec la masculinité vue comme primitive des Highlanders (Martin, 2009, p. 15-38). En outre, l’exemple de ces conspiratrices inspirées permet d’insister sur la dimension pittoresque des portraits de jacobites, qui participe largement à leur dépolitisation. C’est d’abord le fait du narrateur, qui se plaît par exemple à décrire le contraste entre les sauvages clans des Highlands et l’armée régulière britannique, mais aussi indirectement, le fait de personnages éloignés de l’action, comme le neveu du colonel Talbot que rencontre Edward Waverley en 1746, quelques mois seulement après la bataille de Culloden. Alors que Waverley est encore dans la clandestinité pour avoir pris part aux combats, l’étudiant s’enthousiasme pour les « aventures » vécues par Waverley : « Le jeune étudiant posa beaucoup de questions à Waverley sur ses campagnes, et sur les mœurs des Highlands, et pour satisfaire sa curiosité Edward se trouva obligé de siffler un pibroch, de danser un strathspey, et de chanter une chanson du pays. [The young student was inquisitive about Waverley’s campaigns, and the manners of the Highlands; and Edward was obliged to satisfy his curiosity by whistling a pibroch, dancing a strathspey, and singing a Highland song.] » (Scott, [1817] 1998, p. 293, trad. p. 477) L’enthousiasme ingénu du jeune Cambridgien révèle à quel point la cause jacobite est perdue, vidée de ses enjeux politiques et uniquement réduite à sa « couleur locale ». Les romanesques figures des conspiratrices s’inscrivent dans cette mise à distance du jacobitisme relégué à un passé dont on peut être nostalgique et qu’on peut vouloir commémorer, mais dont on ne peut souhaiter le retour.

Imaginaires partagés

12La question du pittoresque et du romanesque m’amène à la seconde partie de ma réflexion, qui se penche plus précisément sur les enjeux herméneutiques et politiques de cette triple représentation des jacobites en conspirateurs. Tout d’abord, on peut affirmer que, bien plus que leurs convictions politiques, c’est le caractère pittoresque des scènes et des personnages représentés qui suscite l’intérêt, voire l’adhésion ou même l’identification des lecteurs et lectrices du xixe siècle jusqu’à aujourd’hui. Toute la virtuosité de l’œuvre de Walter Scott consiste à faire se rencontrer, dans ces figures, discrédit politique et attachement émotionnel : ainsi, Hugh Redgauntlet est de toute évidence une figure anachronique, aveuglée par un dévouement fanatique, mais il n’en reste pas moins que la dernière scène du roman, qui le décrit accompagnant Charles Edward vieillissant jusqu’au frêle esquif de contrebandiers qui va les emporter pour toujours loin de la terre de leurs aïeux, est un climax émotionnel3. Il en va de même pour la figure d’Helen MacGregor Campbell, implacable jusqu’à l’inhumanité, mais aussi figure émouvante du désespoir4. L’écrivain parvient donc, dans ses romans, à partager avec ses lecteurs et lectrices un imaginaire nostalgique de la cause jacobite tout en estompant ses implications politiques.

13On arrive ici au premier enjeu herméneutique sur lequel je voudrais m’arrêter. En effet, comme en témoigne le succès colossal de ses œuvres, Walter Scott réussit à construire précisément ce à quoi tendent les jacobites de ses romans sans y parvenir : un imaginaire partagé et largement diffusé. Ce parallèle invite à entendre le terme « complot » dans toute la polysémie de l’anglais plot, à la fois complot et intrigue, ou, en s’appuyant sur l’hypothèse étymologique de Pierre Guiraud, à revenir au sème d’origine du terme qui dénote l’assemblage d’éléments disparates5. Une intrigue vraisemblable noue ensemble des éléments hétérogènes pour former une unité ; il en va de même du complot qui, pour déboucher sur une action, doit rendre crédible une certaine vision du monde. De fait, comme l’écrit l’historien Jean-Noël Tardy dans son ouvrage L’Âge des ombres. Complots, conspirations et sociétés secrètes au xixe siècle, toute conspiration repose sur la construction et le partage d’une certaine vision du monde, en d’autres termes sur une « fiction politique » :

La conspiration possède de multiples dimensions et on peut l’appréhender tantôt comme une pratique de contestation politique, tantôt comme un crime politique ou comme une vision du monde et de l’histoire. L’élément commun à toutes ces manifestations est la présence d’une fiction, ou plutôt de fictions, aux fonctions différentes. La conspiration est fondamentalement une construction à laquelle participent de nombreux acteurs aux objectifs antagonistes. (Tardy, 2015, p. 18-19)

14La capacité d’une conspiration à mobiliser dépend alors de la diffusion de telles fictions et donc du partage d’un certain imaginaire. Cette expression ne préjuge ni de son bien-fondé ni de sa véracité, mais signale simplement l’un des mécanismes nécessaires à la formation de tout groupe ou, pourrait-on dire, au tenir ensemble de la pelote.

15Dans Waverley, Rob Roy et Redgauntlet, les conspirations jacobites sont en effet fondées sur des imaginaires partagés, qui prennent notamment la forme de gestes et de formules compris par les seuls initiés6. Ainsi, une scène récurrente dans les trois romans est celle des toasts au roi, portés en début de repas et que les jacobites font varier de mille manières pour faire comprendre que le « roi » n’est pas George ii (ou George iii dans Redgauntlet), mais le souverain Stuart qu’ils appellent de leurs vœux. La pratique la plus simple est de ne parler que du « roi » en prenant soin de ne pas le nommer pour suggérer qu’il s’agit, comme le dit le baron Bradwardine, du roi « de jure » et non « de facto » (Scott, [1814] 1986, p. 45). Un autre code, un peu plus complexe, consiste à faire passer son verre de vin au-dessus d’un verre ou d’une carafe d’eau, pour faire comprendre qu’on parle du roi « de l’autre côté de l’eau [over the water] » (Scott, [1824] 2011, p. 51, trad. p. 62), c’est-à-dire en exil de l’autre côté de la Manche. Enfin, toutes sortes de variations peuvent exprimer les convictions jacobites des convives, comme par exemple ce toast porté à la santé du « petit gentilhomme vêtu de velours noir, qui accomplit un bel exploit en 1702 [the little gentleman in black velvet who did such service in 1702] » (Scott, [1814] 1986, p. 49, trad. p. 103), ce qui désigne... la taupe dont le monticule fit chuter le cheval de Guillaume d’Orange, lequel mourut des suites de sa chute.

16Toutefois, les romans montrent précisément que cet imaginaire partagé ne parvient pas suffisamment à se diffuser : les formules d’initiés sont la cause de fréquentes erreurs et de quiproquos, notamment de la part des jeunes héros qui y sont confrontés sans en comprendre la signification. C’est dire que l’imaginaire partagé, aussi intrigant et séduisant soit-il, ne remplit pas ici sa fonction. Il veut devenir commun et politique, mais il n’est que pittoresque, parfois même ridicule, et ne permet pas de distinguer les initiés des non-initiés7. En d’autres termes, la conspiration jacobite échoue là où le narrateur scottien réussit. L’intrigue se fonde sur l’insuccès du complot et, en ce sens, la fiction se substitue à la conspiration. On peut aller jusqu’à dire que la fiction joue ainsi un rôle compensatoire dans l’identité écossaise, représentée par Walter Scott comme une identité nationale culturelle et non politique. Les conspirateurs jacobites, passeurs entre fiction et réalité, contribuent à réparer les désillusions du réel.

17Pour développer brièvement ce point, il convient de revenir au statut référentiel différent des trois conspirations. Le « personnel conspirateur », hommes du passé et laissés-pour-compte du présent, figures historiques ou êtres d’invention, est sensiblement le même dans les trois représentations, à cette différence près qu’il est en nombre plus restreint dans Redgauntlet. La critique scottienne a largement commenté cette souplesse du passage entre histoire et fiction (pour ne donner que quelques références : Brown, 1979, p. 151-172 ; Kerr, 1987 ; Maitzen, 1993 ; Duncan, 2007, p. 246-286 ; Wallace, 2015), et je voudrais seulement souligner ici à quel point le choix, d’une part de représenter les jacobites en conspirateurs et d’autre part d’inventer un ultime complot en 1765, est une prise de position politique plus générale qu’elle n’y paraît d’abord. Elle invite à réfléchir à la nature hybride de la conspiration, dont le but est de faire advenir la fiction dans le réel, et elle opère le déplacement du groupe des conspirateurs depuis le réel vers la fiction.

18De Waverley à Redgauntlet, en passant par Rob Roy, la représentation des conspirateurs jacobites décrit le déclin du pouvoir de mobilisation des Stuart et de leurs partisans. On le voit en particulier dans le rapport qu’entretient chaque personnage principal à la cause jacobite et, de manière intéressante, cet axe descendant suit la chronologie des publications plutôt que celle des intrigues pour les deux premiers romans. Ainsi, Edward Waverley est séduit par la noblesse du prince Charles Edward et de sa cause, et participe directement aux combats de 1745-1746. Frank Osbaldistone, en revanche, même s’il est attiré par le noble désintéressement des partisans des Stuart et en particulier de sa belle cousine Diana Vernon, quitte l’Écosse au moment où s’engagent les combats de 1715. La discordance des chronologies entre les dates de publication et celles des intrigues souligne à quel point ces représentations dépendent des prises de position politiques de l’auteur, puisque la révolte de 1715 est, d’un point de vue historique, plus susceptible de mobiliser des adhérents que celle de 17458. Darsie Latimer, enfin, en 1765, refuse son adhésion au jacobitisme, qui lui paraît relever d’un fanatisme désespéré. Malgré la tension chronologique entre les deux premiers romans, la comparaison des trois représentations suggère un schéma cohérent : si le jacobitisme écossais pouvait solliciter un imaginaire suffisamment puissant dans la première moitié du xviiie siècle, il meurt ensuite de ce par quoi il a péché. Dans la seconde partie du siècle, la cause jacobite n’est plus une fiction politique crédible et susceptible d’être diffusée, elle devient le produit d’imaginations dérangées. Certes, dès Waverley et Rob Roy, les jacobites s’intégraient dans une pittoresque peinture du passé, partiellement dépolitisée, mais c’est avec Redgauntlet qu’ils sont renvoyés de manière définitive dans le monde de la fiction.

*

19La conspiration, telle que Walter Scott la représente dans les trois romans, vient d’un passé non civilisé, dont le progrès nous éloigne. Pour l’auteur écossais, le mode d’action conspiratoire n’a pas sa place dans un État pacifié et centralisé, et la « démographie du mystère » ne devrait jamais être qu’une démographie fictionnelle. On peut émettre l’hypothèse que le choix d’inventer une ultime conspiration jacobite est une prise de position directe dans l’actualité, marquée par le « complot de la Rue Cato » en 1820, dont l’objectif était l’assassinat des membres du gouvernement britannique. En réponse à cet événement, la fiction scottienne renvoie les conspirateurs – en l’occurrence jacobites, mais le propos est plus large – dans le pittoresque passé où elle semble souhaiter les enfermer plus étroitement que dans une prison. Cela explique pourquoi, de manière générale, la population conspiratrice des romans de Walter Scott est caractérisée par son activité avant que de l’être par sa plus ou moins grande référentialité : plutôt que de tirer Fergus Mac-Ivor ou Hugh Redgauntlet vers l’histoire, le roman historique envoie le prince Charles Edward les rejoindre. Le but politique d’une conspiration, a-t-on dit, est de faire advenir dans le réel la fiction à laquelle elle adhère. Les romans jacobites de Walter Scott réalisent précisément l’opération inverse et transmuent les enjeux politiques en fiction, certes séduisante mais close dans les imaginations. Les conspirateurs réels migrent vers la fiction, d’où Walter Scott voudrait ne plus les voir sortir, mais comme l’ensemble de nos réflexions le montre, l’imaginaire de la conspiration était réservé à un tout autre destin.