Colloques en ligne

Chloé Chaudet

D’une population fictionnelle contemporaine : (re)configurations des comploteurs à grande échelle depuis le tournant du xixe siècle

A late modern fictional population: (re)configurations of large scale conspirators since the turn of the 19th century

1Les représentations sociales de conspirateurs1 œuvrant dans l’ombre à façonner le pouvoir existent depuis plusieurs millénaires, même si elles ne correspondent pas toujours à un seul et même lexique. Pour l’Occident, on songera par exemple à une Antiquité romaine bruissant de conspirations réelles et de fausses accusations de complot (Millot, 2012), ou à l’époque de la chrétienté médiévale, durant laquelle les définitions rigoureuses du catholicisme mènent à l’exclusion de catégories entières de populations considérées comme suspectes (Vauchez, 2014 ; Moore, 1987). En dehors de l’Occident, on pensera notamment au traité chinois L’Art de la guerre élaboré par le stratège Sun Zi, à la fin du ve siècle avant J. C., où se cristallisent des perceptions conspiratoires de la « guerre secrète » dont la fortune se prolongera au fil des siècles suivants (Lauwaert, 2019 ; Veraldi, 1983).

2Au cours de la période contemporaine dont il sera ici surtout question, le tournant du xixe siècle a inauguré une dynamique autrement transversale, appelée à se mondialiser selon des circulations de plus en plus planétaires : il marque le début de la prolifération, tant géographique que générique, de diverses figures imaginaires du grand complot, voire du « méga-complot », selon certains chercheurs. L’extension hyperbolique des représentations en jeu correspond à une localisation souvent floue ou, du moins, peu interrogée en tant que telle au sein de la littérature critique. Je l’associerai dans cet article à des complots fictifs dont les visées excèdent une seule aire culturelle et linguistique2. Depuis plus de deux siècles, ceux-ci alimentent un imaginaire social autant que géopolitique, ressurgissant au fil de diverses périodes de crise jusqu’à atteindre aujourd’hui des proportions inédites.

3Le fait que la fiction participe largement à l’élaboration des groupes de personnages au centre de cet imaginaire tend à être négligé, voire ignoré, par les spécialistes des conspiracy studies3 – qui sont rarement spécialistes de corpus fictionnels, au sens esthétique et restreint du terme (Schaeffer, 1999, p. 145-164). Pour contribuer à pallier cette lacune, je propose ici de cerner les traits constitutifs et les principales variations des populations fictionnelles de comploteurs à grande échelle, figures caractéristiques, donc, de l’époque contemporaine – toujours au sens historique et transséculaire de l’adjectif. Je me concentrerai à cette fin sur l’aire atlantique (Europe, Afriques, Amériques), qui constitue à la fois une échelle intermédiaire de la mondialisation et l’espace pluricontinental où se sont élaborés et diversifiés les récits du grand complot en langues ouest-européennes, qu’ils soient fictionnels ou pseudo-factuels.

4Dans les travaux leur étant consacrés (plus souvent centrés sur ces discours pseudo-factuels communément qualifiés de « théories du complot »), le développement des figures fictives de comploteurs et de sociétés secrètes au xixe siècle est fréquemment relié à l’affirmation nationale d’une hétérogénéité démocratique et aux bouleversements et incertitudes qui lui sont liés. En écho avec une histoire politique assez traditionnelle, les tensions et conflits socio-politiques rythmant l’ère contemporaine4 se trouvent alors associés à diverses flambées de complotisme, entendu comme un mode de représentation – et d’élucidation – du devenir socio-historique. Une telle approche doit être complétée pour faire émerger les spécificités des comploteurs à grande échelle hantant nos fictions depuis plus de deux siècles. Au-delà des dynamiques nationales, le développement de cette population fictionnelle s’inscrit en effet dans l’évolution d’une conscience de la mondialité qui s’accélère précisément à partir du xixe siècle. En d’autres termes, le développement contemporain des personnages de comploteurs permet d’éclairer l’élaboration progressive d’une conscience internationale, qu’un vaste ensemble de romans mais aussi de séries télévisées et de films configure. Le montrer implique de considérer les enjeux géopolitiques des différentes périodes de crises dans lesquelles s’inscrivent les narrations concernées. Se dessinent alors quatre étapes, qui constitueront les jalons (et les points de départ) de ma démonstration, d’une histoire des représentations du monde et des phénomènes de mondialisation.

5Il faut du reste préciser que dès son développement, la population fictionnelle des comploteurs à grande échelle se caractérise par son ambivalence, qui m’a incitée à la subdiviser en deux sous-groupes : les révolutionnaires, d’une part, les conservateurs, d’autre part. Tandis que les premiers œuvrent à renverser ou du moins à modifier fortement l’ordre établi – selon le sens le plus général du terme qui les désigne –, les seconds s’efforcent de consolider un pouvoir politique qu’ils possèdent déjà. Cette distinction, dont je me ressaisirai également à chaque étape de ma démonstration, permettra de caractériser dans une perspective générale et comparée les stratégies mises en place par les comploteurs fictifs pour atteindre leur objectif final – consistant à exercer une domination plus ou moins bienveillante sur une cible plus ou moins étendue5.

Période 1 : tensions post-révolutionnaires et prémices d’une conscience internationale (tournant et première moitié du xixe siècle)

6À l’évidence, la Révolution française est un événement essentiel dans le développement des représentations contemporaines du grand complot qui s’élaborent dans l’aire européenne. Les bouleversements impliqués sont tellement énormes qu’ils vont susciter des explications elles-mêmes énormes (Furet, [1978] 1983, p. 91-92 et al) – alimentant, chez des penseurs de tous bords politiques, l’imaginaire d’une « conspiration totale » (Kreis, [2009] 2012, p. 14) qui viserait à renverser ou, a contrario, à consolider les monarchies en place. La population fictionnelle des comploteurs révolutionnaires prend alors sa source dans des écrits contre-révolutionnaires. Parmi les plus connus, on peut citer Proofs of a Conspiracy Against all the Religions and Governments of Europe du physicien et écrivain écossais John Robison (1798), et les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme de l’abbé français Augustin Barruel (1797-1799). Tous deux accusent les Illuminaten de Bavière, société secrète allemande de libres penseurs dissoute en 1785 (voir Markner et Wäges, [2015] 2017), d’avoir survécu clandestinement pour noyauter les loges maçonniques françaises et les inciter à comploter contre la monarchie. Dans ces textes accusateurs, la France n’est pas la seule concernée : elle n’est que l’une des cibles d’un complot révolutionnaire amené à s’étendre un peu partout (voir Chaudet, 2022). À l’instar de ces deux essais pamphlétaires, ce sont surtout les littératures française et anglaise qui vont participer à la représentation de complots révolutionnaires ciblant plusieurs aires linguistiques et culturelles. Les figures conspiratrices y prennent notamment les traits de groupes maçonniques ou paramaçonniques éclairés dans La Comtesse de Rudolstadt de Georges Sand (1843) ou Joseph Balsamo d’Alexandre Dumas (1846-1849) ; Charles Dickens les associera un peu plus tard à une Jacquerie aux ambitions plus restreintes et plus ambiguës dans A Tale of Two Cities (1859). L’internationalisme du complot est alors perçu tantôt comme positif, tantôt comme plus inquiétant ; l’association entre complot et émancipation n’en est pas moins récurrente au sein de romans historiques dont la parution en feuilleton assure une large diffusion.

7De son côté, le premier ensemble de comploteurs conservateurs à grande échelle s’inscrit autant dans le contexte post-révolutionnaire que dans le prolongement de dynamiques plus anciennes : au tournant et dans la première moitié du xixe siècle, les populations fictionnelles auxquelles ils correspondent sont des figures chrétiennes, souvent jésuites. Si l’imaginaire d’un vaste complot jésuite existait déjà avant la Révolution française6, le rétablissement papal de la Compagnie de Jésus en 1814 mène à une vague de jésuitophobie d’une ampleur inédite. En raison de leur allégeance au Pape et de leur cosmopolitisme, les jésuites se voient alors reprocher leur anti-nationalisme (Leroy, 1992, p. 380). Le tournant du xixe siècle signe à cet égard leur développement au sein de la littérature en tant que figures qui exercent déjà un pouvoir à l’échelle européenne, et qui visent à l’étendre par tous les moyens possibles. Le roman inachevé Der Geisterseher de Friedrich Schiller (1787-1789) est ici emblématique : il met en scène des jésuites cherchant à consolider leur pouvoir par le biais de manigances ciblant un prince allemand en séjour à Venise. C’est du reste « dans la France de la première moitié du xixe siècle […] que la jésuitophobie attei[nt] son sommet », comme l’observe l’historien Léon Poliakov (2006, p. 61). Le Juif errant d’Eugène Sue (1844-1845) va largement contribuer à la fixation de l’imaginaire du grand complot jésuite : dans le roman (paru en feuilleton dans le quotidien Le Constitutionnel) les manigances secrètes des jésuites reposent notamment sur le noyautage de plusieurs cours princières à l’échelle européenne. Chez Schiller comme chez Sue, les stratégies des conspirateurs conservateurs sont aussi précises que machiavéliques, dans tous les sens du terme.

8À la même époque, un roman de Balzac acquiert toutefois un statut particulier : L’Envers de l’histoire contemporaine (1848), qui peut être aussi considéré comme « l’envers du Juif errant » (Leroy, 1992, p. 97). Ce dernier volet de La Comédie humaine met en scène une société secrète de catholiques bienfaisants, qui cherchent à étendre l’influence de la « sainte charité » au même titre qu’ils visent à modifier l’ordre social en luttant contre la misère. De ce point de vue, les comploteurs conservateurs acquièrent dans une certaine mesure des traits révolutionnaires – soulignant que certaines superpositions sont possibles entre les deux types de conspirateurs, même si elles restent dans l’ensemble assez rares.

9Durant cette première période, les populations fictionnelles conspirant à grande échelle vont en tout cas de pair avec une conscience géopolitique qui s’incarne de deux manières : d’une part, par des complots quelque peu abstraits, dont la portée universelle signe aussi le flou géographique ; d’autre part, par des complots localisés concernant différentes aires européennes. Les manigances de ces premiers personnages conspirant à une échelle transterritoriale ne sont pas encore intercontinentales.

Période 2 : confrontation mondiale des États-nations et rejet du cosmopolitisme (tournant et première moitié du xxe siècle)

10Il en va différemment au tournant du xxe siècle, où les échanges et tensions, liés à la révolution industrielle, au bouleversement des transports ferroviaires et maritimes ainsi qu’à la conquête coloniale, ont mené à un développement impressionnant des relations et conflits à l’échelle planétaire (Marnot, 2012 ; Singaravélou, 2017). Les populations fictionnelles fomentant leurs manigances dans les littératures en langues européennes sont alors informées par des crispations internationales et intercontinentales qui se prolongeront jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

11Durant cette période, les comploteurs insurrectionnels se caractérisent par leur ambiguïté plus marquée, dans le cadre d’une transformation des révolutionnaires antimonarchiques en anarchistes au service de la lutte des classes. Les conspirateurs anarchistes mis en scène par Henry James dans The Princess Casamassima (1886) ou par Joseph Conrad dans The Secret Agent (1907) – l’une des manifestations fondatrices du roman d’espionnage – acquièrent des traits contrastés, leurs vastes visées émancipatrices allant de pair avec une certaine désorganisation et avec une fascination plus ou moins prononcée pour la violence. C’est ce que montre très bien l’adaptation cinématographique par Alfred Hitchcock du roman de Conrad, en accentuant les dégâts potentiels de l’attentat planifié par les personnages. Dans un autre contexte, le romancier argentin Roberto Arlt, aussi célèbre outre Atlantique que peu connu en Europe, imagine dans un diptyque composé des romans Los Siete Locos (1929) et Los Llanzallamas (1931) des comploteurs anarchistes dont les nobles ambitions se teintent de folie puis de veulerie.

12L’ambivalence se change en portrait néfaste, voire diabolisant, chez les comploteurs révolutionnaires juifs qui se mettent à peupler la littérature dès la fin du xixe siècle : un exemple précoce en est le roman antisémite Biarritz (1868) de l’écrivain prussien Hermann Goedsche, Sir John Retcliffe de son pseudonyme. Dans le chapitre « Au cimetière juif de Prague [Auf dem Judenkirchhof in Prag] », la volonté des figures conspiratrices est explicite : il s’agit de renverser l’ordre établi depuis plusieurs siècles pour ensuite dominer le monde – visée dont on trouvera aussi une trace dans d’autres narrations antisémites de l’époque. Chez Retcliffe, l’association des conspirateurs juifs à la franc-maçonnerie est du reste évidente. Son chapitre antisémite est entre autres le précurseur des Protocoles des Sages de Sion (19117) ainsi que du film de propagande national-socialiste de Fritz Hippler, Der Ewige Jude (1940). En l’occurrence, la circulation transgénérique de comploteurs juifs fictifs, depuis un texte se présentant comme une fiction vers des récits tout aussi fictifs mais s’affichant comme des documents authentiques, suit une trajectoire opposée à celle des manifestations de l’imaginaire du complot maçonnique – qui s’est cristallisé dans des pamphlets avant d’intéresser les romanciers. Ces mouvements divergents entre pseudo-factualité et fictionnalité n’ont pas empêché les deux imaginaires de fusionner, ce bien au-delà de la littérature, dans des personnages de comploteurs judéo-maçonniques (voir Knight, 2003 ; Kreis, 2017).

13Au tournant du xxe siècle, les comploteurs conservateurs à grande échelle vont, pour leur part, se déchristianiser et voir leurs origines se diversifier. Les figurations les plus récurrentes sont celles de personnages haut placés dans la hiérarchie politique et/ou détenant un fort pouvoir financier, à l’appui des obscurs desseins qu’ils ourdissent depuis une position élitiste. Ces comploteurs fictifs intègrent généralement des personnages d’étrangers, révélant les crispations nationalistes de l’époque tout en faisant singulièrement émerger une conscience transnationale : dans ces fictions centrées sur des complots conservateurs, c’est très souvent l’Europe qui est visée. Exemple emblématique, le roman-feuilleton à succès La Conspiration des milliardaires de Gustave Guitton et Gustave Le Rouge (1899-1900) met en scène des milliardaires étatsuniens qui cherchent à étendre leur domination sur le « vieux monde », d’abord en fabriquant des armes surpuissantes, puis en faisant appel à des médiums pour voler les contenus des cerveaux européens. Plus généralement, ce type de figures conspiratrices est récurrent au sein des premiers romans et films d’espionnage, qui n’appartiennent pas tous à des productions culturelles de grande consommation. À côté du complot anarchiste qu’il met en scène, Joseph Conrad dépeint ainsi, dans la subtile intrigue de The Secret Agent, un contre-complot visant ces mêmes anarchistes ; ce contre-complot conservateur est piloté par l’ambassade russe de Londres, qui cherche secrètement à influencer la politique européenne pour affermir le pouvoir de la dynastie qu’elle représente.

14Durant cette deuxième période, les comploteurs révolutionnaires tendent à cibler le monde (selon un complot « mondial » et non plus « universel » ou « total »), d’après un vocabulaire et une géographie qui se précisent. Du côté des comploteurs conservateurs, la cible principale est surtout l’Europe, qui s’avère de plus en plus figurée comme un ensemble.

Période 3 : Guerre froide et crise des Empires (1946-1975)

15La troisième période de multiplication des personnages de comploteurs à grande échelle correspond à celle de la phase « dure » de la Guerre froide, couplée à la crise des Empires. Se développe alors un imaginaire du grand complot lié à des représentations de plus en plus incarnées du monde et de la mondialité.

16Les comploteurs révolutionnaires à grande échelle connaissent une relative éclipse durant cette période, à l’exception des œuvres postcoloniales qui voient alors le jour et se ressaisissent de personnages de comploteurs émancipateurs en accentuant leur ambivalence. Dans El Reino de este mundo du Cubain Alejo Carpentier (1949) ou Le Devoir de violence du Malien Yambo Ouologuem (1968), l’ambiguïté des manigances insurrectionnelles secrètes va de pair avec les affinités qu’elles entretiennent avec la violence ; la continuité entre les figures de comploteurs révolutionnaires et celles de traîtres est du reste récurrente, révélant autant une désillusion quant à l’internationalisme communiste qu’un désenchantement postcolonial.

17Pour ce qui concerne les comploteurs conservateurs, cette troisième période voit proliférer les sociétés secrètes sécularisées de dirigeants à ambitions internationales, dont les projets ne ciblent plus uniquement l’Europe : un début de planétarisation s’opère, à la faveur des affrontements occidentalo-soviétiques et de la décolonisation dont se ressaisissent les intrigues de manière plus ou moins réaliste. Le roman et le film d’espionnage – qui restent étroitement liés – sont de nouveau au premier plan. Comme exemple révélateur de population conspiratrice fantaisiste, on peut songer à la mystérieuse association SPECTRE qui apparaît pour la première fois dans Thunderball, le huitième roman de la série James Bond écrit par Ian Fleming en 1961 avant d’être adapté au cinéma par Terence Young (1965). SPECTRE, c’est-à-dire « SPecial Executive for Counterintelligence, Terrorism, Revenge and Extortion », s’attaque dans les romans, et surtout dans les films qui lui sont consacrés durant la Guerre froide, à la fois au Bloc occidental et au Bloc soviétique, visant autant le profit que la domination du monde. La portée du complot est moindre chez le plus réaliste John Le Carré, dans le célèbre roman The Spy Who Came in from the Cold (1963) vite adapté au cinéma (1965). En l’occurrence, les services secrets britanniques ciblent l’URSS, leur complot visant à préserver la place d’un espion britannique œuvrant en RDA.

18À l’image de chaque phase de leur histoire, le déploiement des comploteurs à grande échelle s’observe aussi dans des littératures plus difficiles d’accès. L’œuvre de Thomas Pynchon est exemplaire de la prolifération des figures conservatrices, que l’on rencontre entre autres dans The Crying of Lot 49 (1966) ou Gravity’s Rainbow (1973), où des sociétés secrètes aux allures de multinationales cherchent à consolider et accroître leur mainmise planétaire, des États-Unis à la Russie en passant par l’Amérique latine et l’Europe. On notera à ce titre le détournement opéré par Pynchon : dans ces deux romans, les conspirateurs maçonniques et Illuminati sont mis au service de complots non plus révolutionnaires mais conservateurs8. De nouvelles figures complotant à grande échelle apparaissent aussi dans la fiction romanesque, à l’instar des inquiétants conspirateurs aveugles inventés par le romancier argentin Ernesto Sábato (Sobre héroes y tumbas, 1961) : de nouveaux ennemis planétaires se dessinent au moment où se développe une géopolitique d’autant plus menaçante que l’arme atomique est présente dans les esprits – et en particulier dans celui de ce physicien spécialiste de l’atome qu’est Sábato.

19Dans ces fictions centrées sur des comploteurs conservateurs, les logiques guidant les personnages relèvent en majorité d’une volonté de domination excluant toute ambition religieuse ou toute forme de prosélytisme. Elles partagent cette spécificité avec les conspirateurs révolutionnaires fictifs de la même époque. En ce sens, la période de la Guerre froide et des grandes vagues de décolonisation est celle qui est le plus strictement associée à une incarnation politique des populations fictionnelles complotant à grande échelle, qui évoluent désormais au sein d’une géographie mondiale relativement précise.

Période 4 : conflits multipolaires par temps de mondialisation triomphante (tournant du xxie siècle)

20C’est une idée répandue que de considérer le tournant du xxie siècle comme la période par excellence de prolifération du complotisme en raison du développement d’Internet et, plus généralement, de la densité des réseaux planétaires dans lesquels s’inscrivent désormais nos sociétés mondialisées9. Cette conception est exacte mais peut tendre à faire oublier qu’une perception réticulaire du monde existait déjà au xixe siècle. Il semble ainsi plus pertinent d’associer la dernière et actuelle période de prolifération des personnages de méga-comploteurs à une conscience multipolaire de la mondialisation, qui se distingue du binarisme impérialiste et idéologique des périodes précédentes tout en s’inscrivant directement dans le prolongement des dynamiques postcoloniales débutées dans les années 1960.

21Dans ce contexte, on note d’abord un phénomène de mutation des figures révolutionnaires. Les conspirateurs œuvrant à renverser l’ordre établi acquièrent de plus en plus une dimension créative et métafictionnelle, à la fois plus explicite et plus répandue qu’auparavant. Les comploteurs transterritoriaux au centre de Historia abreviada de la literatura portátil (1985) du romancier espagnol Enrique Vila-Matas sont entre autres des écrivains voyageurs ayant fait de l’insolence un principe suprême, avant que l’écrivain franco-étatsunien Antoine Bello n’invente, dans sa trilogie romanesque Les Falsificateurs (2007), Les Éclaireurs (2009) et Les Producteurs (2015), des conspirateurs redresseurs de torts qui s’apparentent parfois à des créateurs de fictions. Pour leur part, les réalisateurs brésiliens Juliano Dornelles et Kleber Mendonça Filho narrent dans Bacurau (2019) une conspiration étatsunienne contre le Brésil en la présentant comme une création ludique macabre, à laquelle résistent de manière fort inventive les contre-comploteurs qui apparaissent dans le film. Cette articulation fréquente entre complot et création n’implique pas automatiquement un affaiblissement voire une dépolitisation de l’idée révolutionnaire : la trilogie de Bello mentionne par exemple les attentats du 11-9, tandis que le film de Dornelles et Mendonça Filho s’inscrit sans conteste dans une perspective anti-impérialiste.

22Du côté des comploteurs conservateurs, plusieurs constantes se dégagent, se mêlant parfois les unes aux autres. La période actuelle reproduit tout d’abord la topographie élitiste des époques précédentes : la littérature, les séries télévisées et les films accueillent désormais une quantité impressionnante de comploteurs appartenant aux élites politico-financières ou qui noyautent ces mêmes élites, puis manipulent la population afin d’assurer leur propre domination. Pour ne citer que deux exemples révélateurs : le romancier suisse germanophone Martin Suter dépeint une conspiration politico-financière orchestrée par l’État et une banque suisses (Montecristo, 2015), alors que le Syndicat, ce gouvernement secret essentiel dans la série The X-Files (1993-2002), pactise avec des extra-terrestres afin d’assurer la survie de ses membres. Des banques suisses aux extra-terrestres, la planétarisation des figures et figurations du grand complot est ici évidente.

23Selon un autre type de réitération, la résurgence actuelle des personnages chrétiens est par ailleurs assez frappante. Avant les fictions à succès de Dan Brown, qui met en scène les manigances d’un proche du Pape dans Angels and Demons (2000) puis celles de l’Opus Dei dans The Da Vinci Code (2003) – romans tous deux adaptés au cinéma par Ron Howard (2006-2007) –, Umberto Eco s’était déjà ressaisi, dans une perspective en partie ironique et méta-fictionnelle, du motif du complot des Templiers dans Il Pendolo di Foucault (1988). La présence renouvelée de comploteurs conservateurs chrétiens, qui rappelle le début du xixe siècle après plus d’un siècle d’éclipse relative de cette population fictionnelle, révèle une certaine circularité au sein de l’histoire culturelle de ces personnages.

24Plus générale, une troisième dynamique tend du reste à systématiser un phénomène en germe durant les époques précédentes : les figures de comploteurs initialement révolutionnaires (francs-maçons et Illuminati, mais aussi parfois personnages identifiés plus ou moins explicitement comme juifs), sont aujourd’hui placées du côté de l’establishment, participant à l’imaginaire d’un « Nouvel Ordre Mondial »10 constitué de figures de l’ombre gouvernant secrètement la planète. Dans ce contexte – censure oblige ? – la fiction reste (encore) plus épargnée par les propos antisémites et xénophobes que ne le sont les discours ambiants.

25Qu’ils s’insèrent dans des œuvres pseudo-factuelles ou fictionnelles, les comploteurs fictifs à grande échelle, qui peuplent désormais une production culturelle résolument transatlantique, contribuent aujourd’hui à élaborer une conscience mondiale de plus en plus multipolaire : au-delà de l’Europe et de l’Amérique du Nord, les conspirations qu’ils fomentent font autant intervenir les mondes arabes et la Chine que les épineuses relations entre l’Atlantique nord et le continent africain. Au plan de la fiction, l’éclatement des scénographies énonciatives va de pair avec une dissémination générique et médiatique sans précédent des personnages concernés : il est à peine exagéré d’affirmer que tous les types et toutes les formes de fiction sont désormais le terrain de jeu des comploteurs à grande échelle.

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26Au fil de leur évolution, les personnages de comploteurs révolutionnaires manifestent la désagrégation progressive des idéaux égalitaristes qui les caractérisaient initialement. Il n’empêche que du tournant du xixe siècle à la période actuelle, les représentations du monde et de la mondialité s’associent, dans les fictions dont il a été ici question, aux figurations récurrentes d’une pensée totalisante : la volonté de bouleverser (très) largement l’ordre établi s’y avère commune à l’ensemble des figures révolutionnaires, quand bien même elle engage ambiguïtés et excès. Il en va différemment des populations fictionnelles de comploteurs conservateurs. Chez ces personnages assez peu ambigus, le pouvoir semble la mesure de toute chose, l’internationalisme de leurs projets se définissant à ce titre par sa dimension pernicieuse : qu’ils relèvent d’une Realpolitik implacable, d’une méchanceté pure ou d’une forme de mégalomanie, les grands complots conservateurs en jeu sont globalement néfastes – comme si le fait de vouloir en premier lieu maintenir, renforcer ou étendre tel pouvoir ne pouvait s’articuler qu’à une (géo)politique malfaisante.

27Marqué par divers phénomènes de résurgences, le panorama que j’ai présenté souligne en tout cas que depuis plus de deux siècles, les membres de la population fictionnelle hétérogène des « grands comploteurs » ont en commun de se perpétuer au sein d’un « grand récit » dont la postmodernité n’a pas signé la fin11. Qu’il renvoie sur la durée à une approche totalisante des phénomènes socio-politiques (dans le cas des comploteurs révolutionnaires) ou au dénigrement plus ou moins implicite d’un pouvoir qui serait à lui-même sa propre fin (dans le cas des conspirateurs conservateurs) – entre autres –, l’imaginaire du complot à grande échelle va de pair avec des collectivités fictives n’ayant cessé de reconfigurer, n’en déplaise à Jean-François Lyotard, des aspirations émancipatrices.