Colloques en ligne

Luca Penge

Narratologie et analyse démographique. L’unité d’action des romans grecs

Narratology and Demographic Analysis. Unity of Action in the Ancient Greek Novels

1La fortune du roman grec impérial en France au xviie siècle n’a pas eu d’égal à l’échelle européenne1. Les romans grecs imprimés ou connus2 à cette époque – Les Éthiopiques d’Héliodore d’Émèse (iiie siècle), Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, Daphnis et Chloé de Longus (iie siècle)3 – ont paru répondre au besoin d’un garant prestigieux pour un genre voulant se libérer de l’héritage des romans de chevalerie. D’une part, le roman grec offrait un gage d’ancienneté et de moralité au roman français (Esmein-Sarrazin, 2008, p. 210). De l’autre, les théoriciens du roman héroïque4 ont cru trouver dans le roman grec une application du principe aristotélicien de l’unité d’action ; ils l’ont alors présenté comme l’ancêtre et le modèle du genre qu’ils défendaient (Plazenet, 1997, p. 133-141).

2Les trois romans n’ont cependant pas tous trouvé le même accueil chez les poéticiens. Au xvie siècle, Jules César Scaliger ne cite que le seul Héliodore (1561, p. 144). Au siècle suivant, Georges de Scudéry, dans la préface de l’Ibrahim (1641), replace Les Éthiopiques dans l’ensemble des « Romans de l’Antiquité » (2004, p. 138), au pluriel, mais ce roman reste l’étalon du genre. Héliodore garde sur les autres auteurs de roman grec la même proéminence que celle que les chefs d’œuvre de la poésie épique (les poèmes homériques, l’Énéide, la Jérusalem Délivrée) ont sur les autres épopées. Le « Traité de l’origine des romans » (1670) de Pierre-Daniel Huet établit un classement plus précis entre Héliodore, Achille Tatius et Longus. Huet distingue les romans qu’il appelle « réguliers », c’est-à-dire écrits selon les règles, des romans qui les ont « ignorées, ou méprisées » (2004, p. 497). Daphnis et Chloé fait partie de cette dernière catégorie, et y demeure même après une vaste réévaluation du roman dans la dernière version du traité (1711). Les textes d’Héliodore et d’Achille Tatius sont bien des romans réguliers ; Les Éthiopiques reste cependant le chef-d’œuvre du genre5, alors qu’ « Achille Tatius n’est pas comparable à Héliodore » (p. 473). Afin de décerner la palme à Héliodore, Huet n’hésite pas à renverser la chronologie généralement acceptée à son époque : là où ses contemporains tenaient Achille Tatius pour antérieur à Héliodore, il fait du premier l’épigone et l’aboutissement du second (p. 388).

3Scudéry considère donc le roman d’Héliodore comme meilleur que ceux d’Achille Tatius et de Longus ; Huet place Héliodore devant Achille Tatius et ce dernier devant Longus. La hiérarchie ainsi développée par les deux principaux théoriciens du roman héroïque semble refléter leur succès éditorial : Les Éthiopiques est édité 21 fois en France entre le xvie et le xviie siècle, Leucippé et Clitophon 9 fois et Daphnis et Chloé seulement 7 (Plazenet, 1997, p. 133). Comment expliquer ce classement ? Notre hypothèse est double : (1) la position des romans dans le classement coïncide avec leur respect de l’unité d’action ; (2) cette unité d’action est mesurable par l’analyse démographique. La démographie des personnages est une méthode, élaborée par Françoise Lavocat (2020), utilisant comme données fondamentales la quantité et la qualité des personnages d’un texte. Nous essayerons de démontrer dans cet article que la hiérarchisation des trois romans a été influencée par la quantité de personnages ainsi que leur répartition entre l’action principale et les épisodes. Plus le roman s’approche du point d’équilibre idéal, plus il sera perçu comme respectant l’unité d’action.

4Nous allons procéder de la manière suivante. Il s’agira dans un premier lieu d’identifier les trois exigences qu’expriment les poétiques françaises du roman héroïque vis-à-vis de l’unité d’action. Ensuite, nous décrirons la démarche que nous avons suivie pour vérifier le respect de ces exigences dans les romans grecs. Les résultats obtenus par l’analyse démographique seront alors comparés au classement des œuvres établi par Scudéry et Huet. L’on verra qu’une mutation dans la nature des épisodes a façonné les démographies des trois romans, et par conséquent déterminé le jugement des théoriciens français : des histoires d’hommes et de femmes appartenant au même monde que les personnages principaux ont remplacé chez Héliodore les récits mythiques de Longus.

5Dans les actes du colloque de Tours Les Personnages du roman grec (publiés en 2001), Georges Molinié avançait un programme d’étude des personnages du roman grec dans leur ensemble. Il faisait cependant état de la difficulté du projet, due à la description et à la caractérisation minimale des personnages dans ces œuvres (Molinié, 2001, p. 17). Nous faisons le pari de l’étude démographique pour contourner, autant que faire se peut, ces difficultés.

Les « poétiques du roman grec6 ». Qu’est-ce que l’unité d’action ?

6« Ce n’est pas une petite difficulté que de savoir ce que c’est que cette unité d’action » (Corneille, 1682, p. xiv). La difficulté est peut-être liée à la polysémie du mot « unité » en français, à la fois caractère de ce qui est un et caractère de ce qui est cohérent, homogène. Quoi qu’il en soit, l’évolution de la notion d’unité d’action au cours du xviie siècle français fait aujourd’hui l’objet d’un consensus critique7. Dans le dernier quart du siècle, la période dite classique entendra « unité d’action » au sens d’ « action unique », comme dans la tragédie, et interdira les histoires secondaires ou épisodes. « On ne prend ordinairement pour matière des Romans, qu’un seul événement principal », écrit Du Plaisir en 1683 ; « le mélange d’Histoires particulières avec l’Histoire principale, est contre le gré du lecteur » (2004, p. 762). Le modèle du roman grec à ce stade n’est plus d’actualité et si on l’associe encore au roman héroïque, c’est pour en signaler l’état obsolète.

7Scudéry et Huet empruntaient au contraire leur conception d’unité d’action à l’épopée. Le Tasse (1565), le premier, a cherché le compromis entre l’exigence aristotélicienne d’ « une action une, formant un tout [μίαν πρᾶξιν ὅλην καί τελείαν] » (Aristote, trad. Michel Magnien, 1990, p. 123) et le goût du public pour la variété, attesté par le succès du Roland furieux de l’Arioste. Il propose alors une théorie d’unité d’action comme « unité composite [composita unità] » (Tasso, 1804, p. 55, ma traduction), structure narrative formée d’une intrigue principale et de plusieurs intrigues subordonnées appelées épisodes. On lit ainsi chez Scudéry :

J’ai cru que pour dresser le plan de cet Ouvrage il fallait consulter les Grecs, qui ont été nos premiers Maîtres ; suivre la route qu’ils ont tenue ; et tâcher en les imitant, d’arriver à la même fin que ces grands hommes s’étaient proposée. J’ai donc vu dans ces fameux Romans de l’Antiquité, qu’à l’imitation du Poème épique, il y a une action principale, où toutes les autres sont attachées ; qui règne par tout l’ouvrage ; et qui fait qu’elles n’y sont employées, que pour la conduire à sa perfection. (2004, p. 137-138)

8Huet soutient aussi cette conception contre Giambattista Giraldi Cinzio (Discorso intorno al comporre de i romanzi, 1554), qui défendait la multiplicité d’actions du « roman » de l’Arioste :

En quoi paraît l’erreur de Giraldi, qui a cru que la multiplicité d’actions était de l’invention des Italiens. Les Grecs et nos vieux Français les avaient multipliées devant eux. Les Grecs les avaient multipliées avec dépendance et subordination à une action principale, suivant les règles du Poème héroïque : comme l’a pratiqué Athénagoras, et même Héliodore, quoique moins nettement. Mais nos vieux Français les avaient multipliées sans ordonnance, sans liaison, et sans art. (Huet, 2004, p. 481)

9L’unité d’action proposée aux romans héroïques trouve donc sa parfaite réalisation dans les romans grecs, qui l’avaient imitée de l’épopée. Huet appelle « roman régulier » (p. 496) tout roman qui respecte cette interprétation de l’unité d’action.

10Il ne suffit pas, cependant, qu’un roman ait une action principale et des épisodes pour mériter le titre de « roman régulier » : l’unité d’action comporte une série d’exigences à respecter. La première est quantitative : il s’agit de l’exigence de proportion. Elle peut être tirée de la définition même d’unité d’action : les épisodes doivent occuper une place suffisamment réduite pour qu’on puisse les distinguer de l’action principale. Nous verrons que cette place se mesure davantage en termes de personnages qu’en termes de pages. La deuxième exigence est celle de liaison : les épisodes doivent être reliés à l’action principale et entre eux par un lien logique et nécessaire. Ces deux premières exigences sont formulées à travers la métaphore traditionnelle (présente déjà chez Aristote et chez Giraldi Cinzio) du corps humain : les épisodes sont à l’action principale ce que les membres sont à la tête ; ils doivent également, comme les membres, être attachés au reste du corps. Lisons Scudéry :

Il est toujours nécessaire, que l’adresse de celui qui emploie [les épisodes], les fasse tenir en quelque façon à cette action principale, afin que par cet enchaînement ingénieux toutes ces parties ne fassent qu’un corps ; et que l’on n’y puisse rien voir de détaché ni d’inutile. (2004, p. 138)

11L’idée de subordination des épisodes à l’action principale est également formulée par la métaphore du pouvoir politique : l’action principale « règne par tout l’ouvrage » (Scudéry, 2004, p. 137). Huet reprend et développe la métaphore du corps :

Le Roman doit ressembler à un corps parfait, et être composé de plusieurs parties différentes et proportionnées sous un seul chef ; il s’ensuit que l’action principale, qui est comme le chef du Roman, doit être unique et illustre en comparaison des autres ; et que les actions subordonnées, qui sont comme les membres, doivent se rapporter à ce chef, lui céder en beauté et en dignité, l’orner, le soutenir et l’accompagner avec dépendance : autrement ce sera un corps à plusieurs têtes, monstrueux et difforme. (2004, p. 481-482)

12Le poéticien juge ensuite les histoires secondaires des différents romans grecs selon qu’elles sont plus ou moins « liées entre elles » et « à l’action principale » (p. 483).

13La troisième et dernière exigence ne figure que dans le « Traité de l’origine des romans » de l’évêque de Soissons. L’action principale y est dite devoir « être illustre en comparaison des autres » histoires, c’est-à-dire les épisodes, qui doivent lui céder en « dignité ». « Illustre » signifie « plus haut », « ce qui est eslevé par dessus les autres par son merite, par sa vertu, par sa noblesse » (Furetière) : l’action principale doit avoir un niveau et une qualité plus hauts, plus nobles que les épisodes. Le bas, l’inconvenable, le subversif sont relégués hors scène, dans les épisodes (qui, selon Scudéry, doivent être déplacés dans des analepses, « par narration » [2004, p. 139]). On croit entendre un écho de l’Ars poetica d’Horace :

Il est des actes, toutefois, bons à se passer derrière la scène et qu’on n’y produira point ; il est bien des choses qu’on écartera des yeux pour en confier ensuite le récit à l’éloquence d’un témoin. Que Médée n’égorge pas ses enfants devant le public [[…] non tamen intus / digna geri promes in scaenam multaque tolles / ex oculis, quae mox narret facundia praesens. / Ne pueros coram populo Medea trucidet] (Horace, trad. François Villeneuve, 2020, p. 212)

14L’unité d’action comporte donc une triple exigence de proportion, de liaison et de dignité. Ces trois valeurs sont graduées (scalaires) et non binaires (booléennes) : les romans peuvent les respecter à différent degrés, s’approchant alors ou s’éloignant de la condition parfaite d’unité d’action. Nous proposerons, dans la prochaine sous-partie, un système de mesure de ces valeurs en fonction des personnages.

15Avant de continuer, nous tenons à prévenir une objection possible. L’unité d’action relève de l’inventio, du choix et de la segmentation du sujet, et non de la dispositio, de l’ordre du récit. En ce sens, le début in medias res n’a pas d’influence sur l’unité d’action et ne constitue pas un critère pour son évaluation8. Certes, les poéticiens de la Renaissance hésitent sur ce point : le Tasse (1565) traite de l’unité d’action dans la partie de ses Discorsi dell’arte poetica dédiée à la dispositio (1804, p. 33), Giraldi Cinzio au contraire le considère comme un problème d’inventio (1554, p. 11-12). Michele Comelli explique cette hésitation par la difficulté de concilier les notions aristotéliciennes, dont celle d’unité d’action, avec les catégories de la rhétorique classique (2013, p. 102). Mais les théoriciens français du roman optent résolument pour l’inventio. Scudéry suit dans son discours l’ordre usuel inventio-dispositio-elocutio ; or, c’est dans la première partie (inventio) qu’il parle d’unité d’action, avant de passer à l’ « ordonnance » (dispositio). Lorsque Huet emploie l’expression « unité d’action » (dans la version de 1711), c’est bien au sujet de l’exigence de liaison que nous avons identifiée, et non de l’ordre du récit :

Toutes ces aventures qui précèdent [le dénouement], quoique bien inventées, ne sont pas assez liées entre elles, ni à l’action principale. [...] L’auteur s’est même si fort relâché de sa première régularité sur la fin de l’ouvrage, qu’il pêche en bien des choses contre la loi de l’unité de l’action, à laquelle tout le dixième livre n’a point de relation essentielle. (2004, p. 483)

Méthode. La traduction de l’unité d’action en données démographiques

16Comment mesurer l’unité d’action ? Nous avons fait le choix de l’évaluer en termes de personnages et non, par exemple, de pages. Ainsi, chez Achille Tatius, les épisodes, relativement courts et denses, n’occupent que 11 % des pages (environ 16 pages sur 139 dans la traduction française de Jean-Philippe Guez) ; or 30 % de ses personnages (nommés) apparaissent dans des épisodes. Le nombre de pages ne reflète pas celui des personnages et ne suffirait pas à expliquer la position de Leucippé et Clitophon dans le classement des romans grecs. Les personnages occupent une forme d’espace au-delà de la page, et qui leur est propre : ils occupent de la place dans la mémoire et fatiguent l’imagination. On peut lire ainsi dans les « Sentiments sur l’histoire » de Du Plaisir :

Le petit nombre d’Acteurs épargne une grande confusion dans l’esprit et dans la mémoire. D’un côté, l’union des matières en est plus suivie ; de l’autre, l’imagination n’est point sans cesse occupée à reconnaître les Personnes dont on parle, et enfin chacun y paraît mieux caractérisé. (2004, p. 762)

17Nous avons donc vérifié le respect du premier critère, l’exigence de proportion, en mesurant la répartition des personnages entre action principale et épisodes. Un nombre excessif et disproportionné de personnages dans les épisodes par rapport à l’action principale éloigne le roman de l’unité d’action (corps parfait) et le rapproche d’une histoire à épisodes (un corps monstrueux à plusieurs têtes), telles Les Métamorphoses d’Ovide selon Huet (2004, p. 482).

18La troisième exigence, celle de « dignité », se prête également à l’étude démographique. Selon le principe de convenientia ou « bienséance », déjà horatien (Horace, 2020, p. 208) puis repris par les grammairiens latins (Donat et Servius) du ive siècle, le niveau de style d’un texte narratif est déterminé entre autres par le niveau social des personnages qui y figurent. On peut ainsi lire dans les commentaires de Servius aux Bucoliques virgiliennes :

En effet il y a trois niveaux : l’humble, le moyen et le grandiloquent. Nous les trouvons tous les trois chez le poète [scil. Virgile], car il emploie le grandiloquent dans l’Enéide, le moyen dans les Géorgiques, l’humble dans les Bucoliques, conformément à la qualité des événements et des personnes. [Tres enim sunt characteres, humilis, medius, grandiloquus : quos omnes in hoc invenimus poeta. Nam in Aeneide grandiloquum habet, in georgicis medium, in bucolicis humilem pro qualitate negotiorum et personarum.] (Servius, 1887, p. 12, ma traduction)

19Un personnage de classe sociale haute se comportera toujours conformément à sa condition ; de même, un personnage de condition inférieure n’aura à la bouche que des mots bas et n’entreprendra que de basses actions.

20Nous avons établi une grille de niveaux sociaux dans laquelle nous avons classé les personnages des romans grecs. Nous avons ensuite vérifié la répartition des niveaux sociaux entre action principale et épisodes : lorsque les personnages des épisodes sont dans l’ensemble plus bas que ceux de l’histoire principale, le roman respecte l’unité d’action.

21La deuxième exigence, la « liaison », représente le point mort de l’analyse démographique. Nous avons toutefois compté les personnages figurant à la fois dans l’action principale et dans les épisodes, supposant qu’il s’agissait d’une forme d’ancrage des histoires secondaires dans l’histoire principale. Nous verrons que ce postulat, pourtant apparemment opératif, semble être contesté par Pierre-Daniel Huet.

22Une fois établie une équivalence entre les exigences de l’unité d’action et certaines données démographiques, nous avons agi de la manière suivante. Nous avons compté les personnages dans les trois romans, puis nous les avons séparés en trois classes : personnages nommés par un nom propre, personnages non nommés (c’est-à-dire nommés par un nom commun : une femme, un esclave, un gardien...), personnages collectifs. Nous avons considéré qu’un groupe ou foule de personnages est un personnage collectif s’il effectue au moins une action en tant que groupe, c’est-à-dire s’il est le sujet d’un verbe d’action. Nous avons ensuite découpé les textes en segments relevant de l’action principale ou des épisodes. Nous nous sommes aidé, pour ce découpage, du constat de Georges Molinié remarquant que, dans les romans grecs, chaque « masse de narré » se présente comme un « récit rétrospectif à la première personne d’histoires dont le récitant est l’acteur ou le témoin » ([1982] 1995, p. 42). Nous avons considéré qu’un récit concernant les personnages principaux (le couple des jeunes amants) est une action principale ; s’il concerne les personnages secondaires (tout autre personnage), c’est un épisode. Pour Scudéry, par exemple, l’action principale des Éthiopiques est « le mariage de Chariclée et de Théagène » (2004, p. 138). L’athénien Cnémon, personnage d’Héliodore, appelle « épisode » (ἐπεισόδιον) l’intrigue secondaire qui le concerne : « À quoi bon ébranler et remuer ces souvenirs, comme disent les Tragiques ? Je ne crois pas que ce soit le moment d’ajouter un épisode à vos malheurs en vous parlant des miens » (trad. Dimitri Kasprzyk, 2016, p. 938).

23Nous avons inclus parmi les épisodes les courts récits mythiques qui apparaissent chez Longus et Achille Tatius, ainsi que les deux fables animalières présentes chez ce dernier (livre 2). Huet autorise cette opération lorsqu’il qualifie d’ « épisodes » les mythes enchâssés dans Daphnis et Chloé ou l’histoire d’Éros et Psyché dans les Métamorphoses d’Apulée (2004, p. 503). Il faut cependant que ces mythes aient la forme d’un récit, c’est-à-dire, d’après Aristote (ou, plus proche de Scudéry et d’Huet, d’après Corneille, 1682, p. xi-xiii), qu’il y ait un mouvement, depuis le « nœud » (δέσις) jusqu’au « dénouement » (λύσις) (1990, p. 112). Les descriptions statiques n’ont donc pas été comptabilisées. L’ekphrasis initiale du tableau du mythe de Térée dans Leucippé et Clitophon (livre 5), par exemple, n’est pas un récit, mais une description statique des images représentées. Lorsque Clitophon commente ce même tableau en racontant le mythe, du nœud (Térée viole Philomèle et lui coupe la langue) jusqu’au dénouement (Procné fait manger à Térée ses enfants), ce récit se qualifie en revanche en tant qu’épisode.

24Il nous fallait enfin établir une grille des niveaux sociaux. Or, il s’agissait de regarder le monde du roman grec (la Grèce, donc, et l’Orient d’époque romaine) avec les yeux des lecteurs du xviie siècle. Fallait-il appliquer les catégories des anciens ou des modernes ? S’agissant de textes littéraires, nous avons esquivé le problème en nous fondant sur la correspondance entre le niveau de style et le niveau social des personnages. Scaliger donne quelques exemples de figures associées à chaque niveau de style. « Dieux, héros, rois, chefs des armées [Dii, heroes, reges, duces] » et « cités [civitates] », mot que nous avons compris par métonymie comme désignant les membres des assemblées démocratiques, sont les personnages appropriés au style grandiloquent (1561, p. 183, ma traduction). Les « personnes humbles, bergers [humiles personae, pastores et alii] » et les personnages des comédies (les esclaves) sont associés au style bas (p. 193). Si Scaliger ne donne aucun exemple pour le style moyen, il mentionne des figures professionnelles trop basses pour le style haut mais qui ne se confondent pas avec celles du style bas : marins, forgerons, marchands et conducteurs de chars (même si, d’après Charles Loyseau, les « chartiers » doivent être plutôt placés au fond de l’échelle sociale [1610, p. 102]). L’ébauche de grille qui se dessine place en haut les créatures surnaturelles et les détenteurs ou représentants du pouvoir politique ; au milieu les marchands et ceux qui exercent les « arts mechaniques » (Loyseau, 1610, p. 102) ; en bas, les bergers et les esclaves.

25Pour compléter cette ébauche nous nous sommes adressé aux historiens. La recherche sur la stratification sociale d’Ancien Régime a connu un vif débat dans les années 1950 et 19609. Ernest Labrousse et Adeline Daumard proposaient d’étudier la société à travers une grille de catégories socio-professionnelles (« classes ») proche de celles utilisées par les instituts démographiques contemporains (INSEE). Roland Mousnier et ses partisans soulignaient plutôt la nécessité d’adopter un point de vue interne à la société étudiée ; ils ont tracé les contours d’une hiérarchie sociale fondée sur les charges et les titres – qui n’a pas manqué d’être comparée au « tariffe des mariages » du Roman bourgeois de Furetière ([1666] 2001, p. 97) – et divisée en neuf strates, de la gentilhommerie (noblesse d’épée) aux « gens sans qualité » (Mousnier, 1976, p. 25-41). La perspective interne à la société étant celle qui nous intéressait, nous avons complété notre grille avec les informations données par Roland Mousnier et Madeleine Alcover (Alcover, 1981). Nous avons cru nécessaire d’ajouter une classe intermédiaire entre les strates supérieures de la société humaine et les franges les plus basses de la société divine (où se mélangent, pour Scaliger, les dieux et les rois). Une subdivision ultérieure des classes en sous-classes ne s’est pas révélée pertinente10.

Tableau 1

Niveau

Profession, statut

Bas

Esclaves ; courtisanes, affranchis ; colons, paysans libres, pêcheurs ; pirates et brigands.

Moyen

Artisans ; marchands ; médecins ; officiers judiciaires.

Haut

Propriétaires fonciers ; officiers militaires ; magistratures locales.

Très Haut

Gouverneurs (satrapes), rois ; nymphes, héros de la mythologie (demi-dieux) ; divinités.

Résultats. La démographie des romans grecs

26Le relevé des personnages dans les trois romans grecs a confirmé nos hypothèses : la position d’Achille Tatius et de Longus dans le classement dépend de l’écart dans le respect des exigences de l’unité d’action par rapport à Héliodore, ce dernier faisant office de norme. Dans ce qui suit, nous montrerons le détail du respect de chaque exigence ainsi que les conclusions qu’on peut en tirer. La taille et le nombre total de personnages dans les romans étant différents, nous travaillerons davantage sur les pourcentages que sur les chiffres absolus.

27Nous avons vérifié la conformité des romans à la première exigence, celle de proportion, d’après la répartition des personnages entre action principale et épisodes. Nous commencerons en ne considérant que les seuls personnages nommés (tableau 2).

Tableau 2 – Personnages nommés

Héliodore

Achille Tatius

Longus

Total

40

41

29

Pgs figurant seulement dans l’action principale

19

47,5 %

17

41,5 %

25

86,2 %

Pgs figurant seulement dans les épisodes

9

22,5 %

15

36,6 %

4

13,8 %

Pgs figurant à la fois dans l’action principale et les épisodes

12

30 %

9

21,9 %

0

Total épisodes (lignes 4 + 5)

21

52,5 %

24

58,5 %

4

13,8 %

Total action principale (lignes 3 + 5)

31

77,5 %

26

63,4 %

25

86,2 %

28La comparaison entre Les Éthiopiques et Leucippé et Clitophon est d’autant plus intéressante que leurs chiffres sont relativement proches : les deux romans ont presque le même nombre de personnages nommés (40 et 41). Or c’est leur distribution qui pose problème : Achille Tatius accorde trop de place à ses épisodes. Prenons en considération les personnages qui n’apparaissent que dans les épisodes (tableau 2, ligne 5) : il y en a neuf chez Héliodore (22,5 % du total des personnages) et six de plus chez Achille Tatius (36,6 % du total). Si l’on regarde à présent le nombre total de personnages peuplant les épisodes (ligne 7), l’on verra qu’il y a dans Leucippé et Clitophon presque autant de personnages dans les épisodes (24, c’est-à-dire 58,5 % du total) que dans l’action principale (26, égal à 63,4 %11). Les épisodes sont en revanche nettement subordonnés à l’histoire principale chez Héliodore (52,5 % des personnages sont dans les épisodes, 77,5 % dans l’action principale).

29Longus s’éloigne encore davantage de la norme d’Héliodore, mais dans la direction opposée. Il y a peu d’épisodes et très peu de personnages nommés (4). Par conséquent, la plupart des aventures touchent les personnages principaux, Daphnis et Chloé, ce qui constitue pour Scudéry une entorse à la vraisemblance :

Mon Héros n’est point accablé de cette prodigieuse quantité d’accidents qui arrivent à quelques autres : d’autant que selon mon sens, cela s’éloigne de la vraisemblance : la vie d’aucun homme n’ayant jamais été si traversée, il vaut mieux à mon avis, séparer les aventures ; en former diverses Histoires, et faire agir plusieurs personnes ; afin de paraître fécond et judicieux tout ensemble, et d’être toujours dans cette vraisemblance si nécessaire. (Scudéry, 2004, p. 141)

30En prenant en compte tous les personnages (tableau 3), les pourcentages d’Héliodore s’approchent de ceux de Longus, avec une nette augmentation de la place de l’action principale. Cela peut s’expliquer par la répartition générale des personnages (tableau 4) : Les Éthiopiques compte un grand nombre de personnages non nommés et collectifs (30 % de non nommés et 48 % de collectifs, contre 22 % de nommés), qui peuplent en grande partie l’action principale. Dans Daphnis et Chloé, les personnages nommés restent majoritaires (environ 40 %, contre 33 % de non nommés et 25 % de collectifs environ) et la répartition entre action principale et épisodes reste stable.

Tableau 312 - Tous les personnages

Héliodore

Achille Tatius

Longus

Total

182

153

73

Pgs figurant seulement dans l’action principale

152

83,5 %

105

68,6 %

60

82,2 %

Pgs figurant seulement dans les épisodes

13

7,1 %

35

22,9 %

11

15,1 %

Pgs figurant à la fois dans l’action principale et les épisodes

17

9,3 %

11

7,2 %

0

Total épisodes (lignes 4 + 5)

30

16,5 %

46

30,1 %

11

15,1 %

Total action principale (lignes 3 + 5)

165

90,7 %

116

75,8 %

60

82,2 %

Tableau 4

Héliodore

Achille Tatius

Longus

Total

182

153

73

Pgs nommés

40

21,98 %

41

26,80 %

29

39,73 %

Pgs non nommés

55

30,22 %

73

47,71 %

24

32,88 %

Pgs collectifs

87

47,80 %

39

25,49 %

20

27,40 %

31La vérification de la deuxième exigence, la « liaison », posait une difficulté particulière. Le nombre de personnages figurant à la fois dans l’action principale et dans les épisodes, et ainsi tissant un lien entre les différentes parties de la narration (personnages-relais), semble bien suivre le classement des romans grecs. Parmi les personnages nommés (tableau 2, ligne 6), il y a 12 personnages-relais (30 %) chez Héliodore, 9 (21,9 %) chez Achille Tatius et aucun chez Longus. En comptant tous les personnages (tableau 3, ligne 6), la tendance est la même, bien que les pourcentages d’Héliodore et d’Achille Tatius soient plus proches entre eux à cause de la surreprésentation de personnages non nommés et collectifs dans l’action principale. Or, lors de la réévaluation de Daphnis et Chloé dans la version de 1711 du « Traité », Huet ajoute que les épisodes du roman « naissent de l’argument » (2004, p. 822). Il apprécie de la même manière les « beaux épisodes » (p. 503) des Métamorphoses d’Apulée, dont la fable d’Éros et Psyché qui n’entretient aucun lien direct, en termes de personnages, avec l’histoire principale. Les liens thématiques semblent pour lui primer sur les rapports établis par les personnages13.

32L’analyse démographique s’intéresse également aux données concernant le statut social des personnages. En général, la distribution des niveaux sociaux des personnages nommés dans les trois romans (tableau 5) montre à nouveau une proximité entre Héliodore et Achille Tatius, avec une légère prédominance des classes hautes14. Longus se distingue encore une fois par des chiffres nettement différents de ceux des deux autres, son roman étant marqué par un écrasement de la société vers les extrémités basse (esclaves, colons) et haute (riches propriétaires fonciers, stratèges ; divinités dans les épisodes).

Tableau 5 – Personnages nommés

Héliodore

Achille Tatius

Longus

Bas

12

27,9%

10

23,8%

16

51,6%

Moyen

5

11,6%

6

14,3%

0

Haut

17

39,5%

15

35,7%

11

35,5%

Très haut

8

18,6%

11

26,2%

4

12,9%

Inconnu

1

2,3%

0

0

33La troisième exigence, la « dignité », demandait que les personnages de l’action principale aient un statut social plus haut que leurs correspondants dans les épisodes. En considérant les seuls personnages nommés (tableau 6), il n’y a pas dans Les Éthiopiques une grande différence entre histoire principale et épisodes (environ 60 % de personnages hauts). Leucippé et Clitophon et Daphnis et Chloé contreviennent à l’exigence : l’histoire principale d’Achille Tatius est relativement équilibrée (51,9 % de personnages hauts, 48,1 % de personnages bas) ; de plus, ses épisodes sont marqués par un large déséquilibre en faveur des personnages hauts (79,2 %). Les histoires secondaires sont alors plus élevées que l’action principale. La tendance est encore plus accentuée chez Longus. Son action principale est largement dominée par les personnages bas (59,3 %), ce qui est dû à la nature pastorale de l’intrigue. Les personnages nommés de ses épisodes sont en revanche exclusivement des nymphes (Syrinx, Écho15) ou des dieux (Pan, la Terre [Γῆ]).

Tableau 6 – Personnages nommés

Action principale

Héliodore

Achille Tatius

Longus

Bas + Moyen

13

38,2%

13

48,1%

16

59,3%

Haut + Très Haut

20

58,8%

14

51,9%

11

40,7%

Inconnu

1

2,9%

0

0

Épisodes

Héliodore

Achille Tatius

Longus

Bas + Moyen

9

37,5%

5

20,8%

0

Haut + Très Haut

15

62,5%

19

79,2%

4

100%

Inconnu

0

0

0

34Le tableau recensant tous les personnages (tableau 7) est moins significatif à cause du grand nombre de personnages non nommés ou collectifs dans l’action principale, appartenant pour la plupart aux classes basses. Il s’ensuit que l’action principale devient à dominante basse dans les trois romans, alors que les épisodes gardent à peu près la même distribution que dans le tableau précédent. Les Éthiopiques reste cependant le roman où l’abaissement du niveau moyen des personnages dans l’action principale est le plus contenu (56 % de personnages bas, 39,3 % de personnages hauts), avec une différence de 10 % par rapport aux deux autres textes.

Tableau 7 – Tous les personnages

Action principale

Héliodore

Achille Tatius

Longus

Bas + Moyen

84

56%

75

65,8%

45

67,2%

Haut + Très Haut

59

39,3%

33

28,9%

19

28,4%

Inconnu

7

4,7%

6

5,3%

3

4,5%

Épisodes

Héliodore

Achille Tatius

Longus

Bas + Moyen

12

37,5%

12

30,8%

3

27,3%

Haut + Très Haut

20

62,5%

27

69,2%

7

63,6%

Inconnu

0

0

1

9,1%

Conclusions. Le crépuscule des mythes

35L’observation de ces chiffres nous mène à une série de conclusions. En premier lieu, nous avons relevé quelques points communs entre les romans d’Héliodore et d’Achille Tatius : le nombre total de personnages nommés (tableau 2), la structure sociale du roman (tableau 5). Leur style démographique (Lavocat, 2020) est relativement similaire et les démarque nettement du roman de Longus. Or, l’écart entre Les Éthiopiques et Leucippé et Clitophon se creuse justement sur les points qui relèvent de l’unité d’action, et c’est notre deuxième conclusion. Nous avons identifié dans les poétiques du roman héroïque deux contraintes dérivées de l’unité d’action : l’exigence de subordination des épisodes à l’histoire principale, d’une part, et l’exigence de plus grande dignité de celle-ci par rapport à ceux-là, de l’autre. Les deux contraintes sont davantage respectées par Héliodore que par Achille Tatius, et par celui-ci que par Longus, qui s’éloigne de la norme à tel point que Huet en vient à l’exclure du nombre des romans réguliers.

36Nous avons traité avec hésitation la deuxième exigence, la liaison. Certes le nombre de personnages tissant des liens entre action principale et épisodes diminue d’Héliodore à Longus, en passant par Achille Tatius, et cela à la fois pour les personnages nommés seuls et en comptant tous les personnages. Pourtant Huet apprécie les épisodes de Longus. Les rapports thématiques (voire de mise en abyme) entre l’histoire principale et les épisodes ont peut-être conduit Huet à négliger la menace que ces derniers représentent pour l’unité d’action.

37L’un des aspects dont ces tableaux portent la trace est l’évolution dans la nature des épisodes entre Longus et Héliodore. Dans Daphnis et Chloé, tous les épisodes sont de courts récits mythiques : l’histoire des deux bergers (i, 28), le mythe de Pan et Syrinx (ii, 34) et celui d’Écho (iii, 24). Dans les romans grecs, les dieux habitent sur un plan d’existence séparé de celui de l’action principale ; ils n’interviennent dans les affaires humaines habituellement que par rêve, ou, justement, dans les mythes. Ce séparatisme ontologique empêche donc que les personnages des épisodes-mythes (les dieux, et les humains qui ont été en contact avec eux) interviennent dans l’action principale. Les deux parties de la narration restent déliées, à la fois par l’absence de personnages-relais et par une nette différence de dignité entre les dieux des mythes et les bergers de l’histoire principale.

38Héliodore humanise et complexifie son univers de diégèse, tressé d’interrelations tout autant que la dispositio de son texte. Les épisodes ne sont plus des mythes, mais des histoires concernant des personnages secondaires, comme l’histoire de Cnémon. Ces intrigues subordonnées croisent l’histoire principale, créant des effets de surprise ou de reconnaissance (Héliodore utilise explicitement le terme aristotélicien16 de « ἀναγνωρισμὸς » [reconnaissance] p. 1040) lorsqu’un personnage passe d’un épisode à l’histoire principale. C’est le cas par exemple de la joueuse de flûte Thisbé (v, 11), qui est d’abord présentée dans l’histoire secondaire de Cnémon, puis apparaît dans l’histoire principale : son déplacement entre les niveaux narratifs s’accompagne d’un changement de statut, d’abord personnage nommé (dans l’épisode), puis non-nommé (dans l’histoire principale), puis nommé à nouveau à travers une reconnaissance. À l’opposé, le tableau représentant Persée et Andromède décorant la chambre de la reine Persinna (iv, 8) fait l’objet d’une description esquissée et non d’un récit (pas de nœud ni de dénouement). Un effet secondaire de cette démythification des épisodes est bien sûr l’abaissement de leur dignité, puisque des personnages humains de toutes classes sociales y remplacent les dieux. C’est en définitive ce modèle d’univers fictionnel complexe, vraisemblable et persistant, que les théoriciens français du xviie siècle proposent au roman héroïque.

39Achille Tatius représente l’étape intermédiaire de cette évolution. On trouvera chez lui aussi bien des intrigues secondaires humaines (l’histoire de Clinias, l’histoire de Callisthénès et de Calligoné, la micro-histoire de Ménélas17) que des mythes (le mythe de Dionysos, le mythe de Térée et bien d’autres), ainsi que deux fables animalières appartenant ou imitées du recueil ésopique (n° 210 et 188 de la traduction de Chambry18). Cela pourrait contribuer à le situer en position intermédiaire entre le modèle, Héliodore, et le contre-modèle, Longus. Si l’analyse démographique n’était certes pas nécessaire pour relever la progressive disparition des mythes du roman grec, elle aura permis de relier cette disparition à la perception de l’unité d’action par les théoriciens français19.