Les foules d’auberges dans le roman comique (xviie- xviiie siècles). Proposition d’approche topique
« Jeu du drap de saut en l’air »
Extrait d’un ouvrage : un personnage dont la perruque est tombée dans la couverture, est propulsé dans l’air par le jeu d’un drap tendu par quatre personnages. Une foule de curieux assiste au divertissement dans la cour d’une auberge sous le regard d’un soldat. […]. (« Jeu du drap de saut en l’air », Petrocoria-num)
1Cette description d’une image trouvée à la suite d’une recherche sur Gallica avec les mots-clés « foule, auberge » éveille immanquablement la curiosité de la chercheuse s’intéressant aux romans comiques européens des xviie et xviiie siècles. Elle paraît en effet très familière, malgré sa formulation indéfinie : si on laisse de côté la perruque, tout évoque le « bernement de Sancho Panza1 » au chapitre xvii de la première partie de Don Quichotte. De fait, une recherche plus approfondie2 confirme qu’il s’agit bien d’une illustration de cet épisode par Pierre-Charles de Trémolières (1703-1739), dont on trouve notamment une version gravée3 dans l’édition de l’Histoire de l’admirable Don Quichotte de la Manche (trad. Filleau de Saint-Martin [1677] chez les Libraires Associés, 1752). Le « personnage » chahuté dans la couverture (et qui ici semble plutôt s’en amuser) est un Sancho à perruque du xviiie siècle français ; le « soldat » qui se trouve de l’autre côté du mur et assiste à la scène est don Quichotte (c’est l’un des rares moments du roman où il rit). Et les « personnages » qui bernent Sancho sont des clients de l’auberge qui le punissent ainsi du fait que son maître soit parti sans payer.
2Sans plus d’informations sur ce qui a motivé la description indéfinie proposée de cette image sur le site de la bibliothèque numérique de la ville de Périgueux, nous ne pouvons en proposer une interprétation contextualisée4. Pour autant, elle constitue une bonne entrée en matière dans la réflexion que souhaite proposer cet article : d’abord, parce que la description d’une action donnée de la manière la plus objective possible, en faisant ressortir ses principales composantes, fait partie de la définition du topos narratif tel qu’il sera utilisé ici5. En décontextualisant et dépersonnalisant l’épisode considéré6, le topos peut se prêter à une reconnaissance dans d’autres contextes narratifs, d’autres occurrences du même « mini-scénario7 ». Dans le cas présent, lire la description indéfinie du dessin de Trémolières avant de voir l’image laisse espérer à la chercheuse en topique narrative qu’elle a découvert une autre occurrence d’un bernement dans une auberge que celle, fameuse, de Sancho Panza : si cela avait été le cas, une piste aurait pu être ouverte pour la suggestion d’un nouveau topos de type « personnage_berné_dans_auberge ». Cette possibilité a disparu dès l’ouverture de l’image, qui permet de l’inscrire dans la même occurrence que celle « déjà-lue8 » : le bernement de Sancho reste donc – à ce jour et à notre connaissance – un épisode unique ; le contraire d’un topos, en somme...
3Pourtant, l’épisode se rattache par un autre aspect à l’objet topique que nous nous proposons d’approcher dans cet article, et que la description de l’image identifie par ces mots : « une foule de curieux assiste au divertissement dans la cour d’une auberge ». L’image même est ici plus parlante que sa description. En effet, une fois reconnu l’épisode du bernement de Sancho, nous identifions dans cette cour d’auberge ou à son abord immédiat deux catégories de personnages : d’une part, les personnages principaux du roman de Cervantès, sur qui se concentre le récit, à savoir Sancho, balloté par les mouvements de la couverture, et don Quichotte, qui observe la scène avec amusement ; d’autre part, la « foule » : c’est bien le traitement des personnages anonymes ou peu individualisés croisés par les personnages principaux des romans considérés que nous avons choisi d’examiner dans les différentes scènes d’auberges (ou hôtelleries, inns, tabernas ou ventas) qu’ils présentent au lecteur.
4Avant cela, cependant, il convient de préciser ce que nous considérerons ou non comme topoï dans le cas présent. A priori, on peut penser que la « scène d’auberge » est un topos : elle constitue certes un élément narratif récurrent (nous le verrons dans le cours de cette étude), mais la seule désignation « scène d’auberge » reste trop générale, sa seule spécificité étant ici le lieu de l’action. Il s’agit donc plutôt d’un cadre narratif récurrent dans lequel peuvent se déployer divers topoï, qui pourraient par exemple être les suivants9 : « Inconnu_arriver_dans auberge », « Chambre d’auberge partagée » ; « Dispute d’argent_dans auberge » ; « Conversation_avec inconnu_dans auberge » ; « repas_dans auberge » ; « bagarre d’auberge »… Les topoï peuvent par ailleurs être des constructions narratives dans lesquelles la scène d’auberge (quels que soient les sous-topoï qui la constituent) joue un rôle particulier dans la construction même du récit : comme point de départ d’une intrigue ; comme pause narrative ; comme lieu d’une rencontre décisive ; ou encore, comme occasion de présenter les personnages principaux.
5Ces topoï n’impliquent pas nécessairement les « foules » à laquelle cette étude va se consacrer ; par ailleurs, des personnages anonymes ne seront pas nécessairement synonymes de foule : ce sont bien les personnages traités en tant que groupe ou au sein d’un groupe qui nous intéresseront ici.
6Le corpus que nous avons retenu est plus représentatif qu’exhaustif : nous espérons qu’à partir de nos propositions, des explorations similaires pourront être effectuées dans d’autres œuvres.
7Celles que nous avons retenues sont ici, par ordre chronologique de parution : Don Quichotte de Cervantès (1605-1615) et certaines des Nouvelles exemplaires (1613) de cet auteur ; Le Roman comique de Scarron (1650-1651) ; Pharsamon ou les nouvelles folies romanesques de Marivaux (1737 – composé dès 1717) ; Joseph Andrews de Fielding (1742) ; enfin, Jacques le fataliste et son maître de Diderot (1796 – écrit entre 1765 et 1784).
8Nous examinerons dans un premier temps les enjeux structurels de la représentation topique de la foule d’auberge, en particulier comme dramatis personae d’un personnel récurrent servant d’arrière-plan à des éléments narratifs centraux ; puis nous nous arrêterons sur le cas d’un topos en particulier, celui de la bagarre d’auberge, dont les différents éléments constitutifs seront mis en évidence ; enfin nous interrogerons les interprétations esthétiques possibles des topoï liés aux foules d’auberge.
La scène d’auberge : Dramatis Personae et mise en relief
9La notion de dramatis personae vient évidemment du théâtre : elle semble ici pertinente, car les scènes d’auberge sont en général marquées par une forte théâtralité liée au lieu même, espace clos mais ouvert sur l’extérieur, qui se transforme volontiers en scène, avec des personnages-types qui entrent et sortent, et dont la présence ou les interactions servent d’arrière-plan aux actions des personnages principaux. On peut d’ailleurs penser à des scènes d’auberge théâtrales qui confirment cette virtualité scénique de l’auberge dans les romans : dans The Beggar’s Opera de John Gay (1728), l’acte ii, scène 1 se déroule ainsi dans « Une taverne près de [la prison de] Newgate [A Tavern, near Newgate] ». Dans la comédie de Fielding publiée en 1734, Don Quixote in England, c’est dès la première scène de la pièce (Acte i, scène 1, après le prologue) que l’action se situe dans une auberge (An Inn), où Sancho s’entretient avec l’aubergiste, pour présenter son maître, qui entre à la scène suivante ; et la scène 4 de ce même Acte i voit la scène se peupler de surcroît d’une foule (Mob) pour assister à la première folie de don Quichotte.
10Qui sont les personnages récurrents des scènes d’auberge ? Il sera difficile de trouver exactement les mêmes personnages ou types de personnages dans toutes les occurrences, mais l’aubergiste (homme ou femme, parfois le couple) est sans surprise un élément constant. La structure récurrente, comme on va le voir, consiste à énumérer certaines des personnes présentes qui, collectivement, constituent la foule indéfinie de l’auberge, par rapport à laquelle les personnages principaux sont présentés par contraste comme individualisés et remarquables.
11Ainsi, lors de la première sortie de don Quichotte, au chapitre ii de la première partie du roman de Cervantes (1605), l’apprenti chevalier errant s’arrête dans une « auberge qui lui paraissait être un château [la venta que a él le parecía castillo] » : se trouvent là « deux filles […] qu’on appelle de joie [dos mujeres mozas, destas que llaman del partido] », « un porcher qui ramenait des chaumes un troupeau de cochons [un porquero que andaba recogiendo de unos rastrojos una manada de puercos] », « l’aubergiste, un fort gros homme qui, pourtant, était fort pacifique [el ventero, hombre que, por ser muy gordo, era muy pacífico]10 » et « un châtreur de porcs qui, en arrivant, souffla quatre ou cinq fois dans sa flûte de Pan [un castrador de puercos, y así como llegó, sonó su silbato de cañas cuatro o cinco veces] » (Cervantès, [1605] 1998, trad. 2001, p. 416-419) . Au chapitre iii, « tous ceux qui se trouvaient à l’auberge [a todos cuantos estaban en la venta] » (trad. p. 422), sont alors les témoins et acteurs involontaires de l’événement central : l’adoubement de don Quichotte.
12Dans la nouvelle « Les Deux Jeunes Filles » (Las dos doncellas), dans un registre cette fois globalement romanesque, Cervantes choisit d’ouvrir le récit sur une scène d’auberge dont les potentialités comiques sont exploitées par la narration sans pour autant compromettre l’attente mystérieuse entourant l’arrivée d’un jeune voyageur anonyme et intriguant. Sont alors cités « l’aubergiste, sa femme, le garçon d’écurie et deux voisins qui se trouvaient là par hasard [el huésped y la huéspeda, y el mozo que daba la cebada, y otros dos vecinos que acaso allí se hallaron] » (Cervantès, [1613] 2001, trad. 1981, p. 415) ; les deux voisins seront peu après remplacés par un autre jeune voyageur et un alguazil : les présents, devenus un pluriel indéfini (traduit par « on » dans la version française citée), s’interrogent alors sur l’identité et l’histoire du premier voyageur, dont la jeunesse et la beauté ne sont pas passés inaperçues, mais qui s’est hâté de s’enfermer dans une chambre dont il a payé d’avance tous les lits.
13Le lecteur du Roman comique de Scarron se rappelle sans difficulté l’arrivée des comédiens dans la ville du Mans et leur arrêt devant le « Tripot de la Biche », dans les deux premiers chapitres ; on retient plus rarement la foule qui, autour de l’auberge, forme le comité d’accueil de cette troupe bigarrée. Pourtant, la narration prend bien soin de mentionner qu’il y a là « quantité des plus gros bourgeois de la ville » (repris ensuite par « ces honorables bourgmestres »), dont l’attention est attirée par « le bruit de la canaille qui s’était assemblée autour de la charrette », puis le « valet du tripot » et la « maîtresse du tripot » ; tout ce petit monde devient ensuite « la compagnie », « tout le monde », « l’assemblée » (Scarron, [1650] 1985, p. 38-40)…
14Dans chaque occurrence, la fonction première de ces anonymes qui forment un groupe d’arrière-plan est de mettre en relief les personnages principaux ou un personnage remarquable qui deviendra un personnage principal : au début du Roman comique, le tripot et sa foule anonyme permettent d’identifier comme essentielle pour l’histoire la troupe des comédiens, au centre de toute l’attention, et parmi eux, un comédien masqué, plus mystérieux que les autres (Le Destin). Plus tard, au chapitre viii, des précisions narratives comme « les plus échauffés godelureaux de la ville » ou « [des] provinciaux, la plus incommode nation du monde » servent d’une part à isoler la très romanesque jeune première Mademoiselle de l’Étoile, entourée de tous ces importuns « gracieuzeux », mais aussi à mettre en évidence un personnage singulier parmi ces prétendants, Ragotin : « Il y avait entre autres un petit homme veuf, avocat de profession… » (Scarron, [1650] 1985, p. 58-59) ; l’expression figée « entre autres » semble ici re-sémantisée par l’effet d’arrière-plan associé à la foule d’auberge anonyme.
15Dans le chapitre v de la iie partie du Joseph Andrews de Fielding, on pourrait au premier abord penser avoir affaire à une inversion du topos, mais en réalité, l’inversion ne concerne que la situation d’anonymat : le personnel d’auberge est ici identifié par des noms, avec les hôtes, Mr & Mrs Tow-Wouse et Betty la servante. Ils ont aidé à recueillir Joseph, jeune voyageur qui vient d’être dépouillé en chemin et se trouve alors dans une situation de vulnérabilité. Survient un personnage remarquable dont l’anonymat est longuement maintenu par la narration (comme au début de la nouvelle « Les Deux Jeunes Filles »), qui sera finalement identifié comme l’un des personnages principaux du roman : le pasteur Adams. Bien que le personnel d’auberge soit ici composé de personnages nommés (comme dans une comédie), leur évocation en tant que groupe lié au lieu spécifique qu’est l’auberge remplit la même fonction de mise en relief des personnages principaux et de leurs vertus.
16Pour autant, ce moment de Joseph Andrews donne d’autres raisons d’envisager le topos comme occasion de repérer des occurrences remarquables : la configuration récurrente que l’on pourrait formuler de manière développée comme « Le personnel d’auberge sert d’arrière-plan à l’action principale ou à la caractérisation du personnage principal » fonctionne en quelque sorte de manière méta-topique, en permettant d’identifier des occurrences remarquables du topos même, dans lesquelles la fonction ou l’évocation du personnel d’auberge revêt une forme et une signification singulières. Au-delà de la levée de l’anonymat des aubergistes et de la servante, c’est bien une singularité dans la mise en œuvre même du topos que l’on peut observer dans le roman de Fielding, à partir du chapitre v de la iie partie, si l’on considère les nombreuses auberges visitées successivement par Joseph et Adams : Fielding s’inscrit donc dans le topos, mais avec une occurrence singulière par le fait qu’elle redouble le topos en le déclinant sous la forme d’une série au sein du même récit. Le personnel d’auberge est à chaque fois différent et le lecteur est amené à comparer ces arrière-plans entre eux, par exemple pour comparer un aubergiste généreux à un aubergiste avare ; dès lors, l’arrière-plan tend à passer au premier plan de la lecture et de l’interprétation.
17Pareillement, une fois que l’on a identifié la fonction usuelle de l’évocation du personnel d’auberge comme étant le plus souvent la mise en relief de l’action principale ou du protagoniste, d’autres occurrences prennent sens de manière singulière ; nous en évoquerons deux dans Jacques le Fataliste.
18Dans la première, l’évocation du personnel d’auberge contribue à la caractérisation d’une auberge très atypique : « Il s’arrêtèrent dans la plus misérable des auberges. […] L’hôte, l’hôtesse, les enfants, les valets, tout avait l’air sinistre » (Diderot, [1771] 1973, p. 41). On retrouve ici l’énumération des personnes présentes dans l’auberge, mais la caractérisation paroxystique l’emporte sur la fonction de mise en relief : Jacques et son maître passent momentanément au second plan, pendant le bref paragraphe où ce cadre sinistre est dressé, puis l’action se concentre sur les relations avec les occupants de la chambre voisine de la leur.
19L’inversion du topos que nous avons écartée à propos de l’auberge du couple Tow-Wouse dans Joseph Andrews se trouve dans l’auberge sans doute la plus célèbre de notre corpus : l’Hôtesse du Grand Cerf, chez Diderot ([1771] 1973, p. 123-200), devient non seulement un personnage singulier (dans la comédie du quiproquo autour de « Nicole ») mais, elle est aussi, ponctuellement, la narratrice d’un important récit inséré (l’histoire de Mme de la Pommeraye). Le personnel de l’auberge et particulièrement « L’Hôtesse », dans cette longue et complexe occurrence de Jacques le fataliste, loin de servir d’arrière-plan à l’histoire principale, éclipse largement Jacques et son maître pendant plus de soixante-dix pages.
20Un demi-siècle avant Diderot, Marivaux jouait aussi avec le topos de la scène d’auberge, dans son roman parodique de jeunesse, Pharsamon : à la fin de la première partie de ce récit où un jeune Quichotte français rêve de vivre des aventures romanesques, le protagoniste fait dans un château l’expérience d’une situation plus souvent observée dans une auberge, comme par une inversion de la première sortie de don Quichotte. L’aventure a commencé d’une manière dignement romanesque, lorsque Pharsamon a été recueilli blessé11 par les domestiques du château où vit sa bien-aimée (elle aussi rêveuse et romanesque), Cidalise : il est cependant chassé sans ménagement par la mère de la jeune fille revenue de province à l’improviste, « femme d’une humeur assez revêche » (Marivaux, [1737] 1972, p. 420-421), plus proche de l’aubergiste acariâtre que de la noble dame. Plus tard, au début de la Deuxième partie, chez l’oncle du héros, se déclenche pareillement une bagarre digne d’une auberge, sur laquelle nous reviendrons : dans les deux cas, les topoï liés à la scène d’auberge sont déplacés dans un autre lieu qui, lui, est noble : l’effet comique relève du burlesque (les personnages de la noble maisonnée se comportent comme le personnel et les clients d’une auberge) et, bien que les personnages évoluent dans un cadre plus favorable à la rêverie romanesque que don Quichotte, ils se heurtent au même type de désillusion due à la rencontre avec le « réel ».
Anatomie de la bagarre d’auberge
Vous êtes un mâtin vous-même, s’écria alors la nourrice courroucée du portrait qu’il [Colin] faisait de son mari, et votre maîtresse est une vraie guenon, voyez cet impertinent ! Je suis donc une mâtine, si mon mari est un mâtin ? Si notre monsieur n’était pas là, petit effronté, je vous donnerais une paire de soufflets si bien appliqués. Taisez-vous, tétine de vache, répondit Colin. À ces mots, la nourrice outrée, poussa de toute sa force un grand coup de poing dans l’estomac de Colin. Colin libre des pieds et des mains, se jette sur sa cornette et lui arrache, l’oncle se met au milieu d’eux pour apaiser la querelle, il ordonne d’une voix de maître qu’ils aient à s’arrêter. Moi m’arrêter, monsieur, s’écriait la nourrice, je veux le dévisager, l’insolent. Et moi, disait Colin, je t’arracherai la langue, vieille tripière : ils parlaient, mais sans perdre le temps de se battre.
Cependant l’oncle veut absolument les séparer, il veut tirer Colin à lui ; Colin en reculant pour se sauver d’un coup de poing dans les dents que lui portait la nourrice, entrelace ses jambes dans celles de son maître, ils tombent tous deux, Colin dessus, le maître dessous. La nourrice qui avançait avec précipitation, tombe de son côté dessus Colin ; le maître jure, et crie qu’on 1’étouffe ; Colin est pris par les oreilles, et crie qu’on lui arrache ; la nourrice parlant du gosier et du nez que Colin lui tient de toute sa force, vomit en criant mille injures. Sur ces entrefaites le père nourricier arrive. Oh, oh ! dit le bonhomme en entrant à sa femme qu’il voit dessus Colin et l’oncle, prends-tu notre maitre et Colin pour deux grappes de raisin ? Après ce discours, il se mit en devoir de tirer sa femme, et de l’arracher du combat : Laisse-moi, vieux benêt, lui dit-elle. Le père nourricier, un peu brutal, donne alors un soufflet à sa femme pour la corriger de sa vivacité. La pétulante femelle oubliant son ennemi, se relève sur ses jambes, et pousse son mari de toute sa force ; son mari va se cogner les reins contre la ferrure de la porte, la douleur qu’il ressent lui fait perdre un reste de sang-froid qu’il avait encore, il retourne à la charge sur sa femme, et la terrasse, en la tenant par les cheveux ; l’oncle, qui avait eu le temps de se relever, s’empressa de faire cesser ce nouveau combat, pendant que Colin exhorte Mathurin à châtier sa femme : Courage, lui dit-il, quand elle en mourrait, qu’importe ? nous n’avons plus besoin de téter.
Cependant la fureur du mari se ralentit. En voilà assez pour aujourd’hui, dit-il, en lâchant sa femme ; gardons le reste pour une autre fois. (Marivaux, [1737] 1972, p. 444-445)
21Cette occurrence atypique repérée précédemment chez Marivaux nous sert d’introduction pour aborder un autre topos impliquant des foules d’auberges : celui de la bagarre. Dans Pharsamon, on l’a dit, le contexte est singulier, car cette bagarre a lieu chez l’oncle de Pharsamon, donc dans la maison d’un gentilhomme, et non dans une auberge. Le mélange social caractéristique des foules d’auberge est cependant présent ici, à travers le rôle central joué dans le déclenchement de la bagarre par la nourrice, son mari (qui ont ici des rôles sociaux proches des couples d’aubergistes) et Colin, qui deviendra ensuite Cliton, l’écuyer de Pharsamon. Surtout, Marivaux reprend tous les éléments constitutifs d’une bagarre d’auberge, que nous verrons à l’œuvre dans les occurrences suivantes, plus typiques.
22Peu après leur arrivée au tripot de la Biche, au Mans, les comédiens du Roman comique de Scarron se trouvent mêlés à une bagarre tout à fait représentative du topos (Chapitre iii de la Première partie) :
Dans toutes les villes subalternes du royaume, il y a d’ordinaire un tripot où s’assemblent tous les jours les fainéants de la ville, les uns pour jouer, les autres pour regarder ceux qui jouent ; c’est là que l’on rime richement en Dieu, que l’on épargne fort peu le prochain et que les absents sont assassinés à coups de langue. On n’y fait quartier à personne, tout le monde y vit de Turc à More et chacun y est reçu pour railler selon le talent qu’il en a eu du Seigneur. C’est en un de ces tripots-là, si je m’en souviens, que j’ai laissé trois personnes comiques, récitant la Marianne devant une honorable compagnie, à laquelle présidait le sieur de la Rappinière. Au même temps qu’Hérode et Marianne s’entre-disaient leurs vérités, les deux jeunes hommes de qui l’on avait pris si librement les habits, entrèrent dans la chambre en caleçons, et chacun sa raquette en sa main. […]. Leurs habits, que portaient Hérode et Phérore, leur ayant d’abord frappé la vue, le plus colère des deux s’adressant au valet du tripot : Fils de chienne, lui dit-il, pourquoi as-tu donné mon habit à ce bateleur ? Ce valet, qui le connaissait pour un grand brutal, lui dit en toute humilité que ce n’était pas lui. Et qui donc, barbe de cocu ? ajouta-t-il. Le pauvre valet n’osait en accuser la Rappinière en sa présence ; mais lui, qui était le plus insolent de tous les hommes, lui dit en se levant de sa chaise : C’est moi, qu’en voulez-vous dire ? Que vous êtes un sot, repartit l’autre en lui déchargeant un démesuré coup de sa raquette sur les oreilles. La Rappinière fut si surpris d’être prévenu d’un coup, lui qui avait accoutumé d’en user ainsi, qu’il demeura comme immobile, ou d’admiration, ou parce qu’il n’était pas encore assez en colère et qu’il lui en fallait beaucoup pour se résoudre à se battre, ne fût-ce qu’à coups de poing ; et peut-être que la chose en fût demeurée là, si son valet, qui avait plus de colère que lui, ne se fût jeté sur l’agresseur en lui donnant dans le beau milieu du visage un coup de poing avec toutes ses circonstances, et ensuite une grande quantité d’autres où ils purent aller. La Rappinière le prit en queue et se mit à travailler sur lui en coups de poing, comme un homme qui a été offensé le premier ; un parent de son adversaire prit la Rappinière de la même façon. Ce parent fut investi par un ami de la Rappinière pour faire diversion ; celui-ci le fut d’un autre et celui-là d’un autre ; enfin tout le monde prit parti dans la chambre. L’un jurait, l’autre injuriait, tous s’entre-battaient. La tripotière, qui voyait rompre ses meubles, emplissait l’air de cris pitoyables. Vraisemblablement ils devaient tous périr par coups d’escabeaux, de pieds et de poings, si quelques-uns des magistrats de la ville, qui se promenaient sous les halles avec le sénéchal du Maine, ne fussent accourus à la rumeur. (Scarron, [1650] 1981, p. 41-42)
23Le début du texte, qui correspond au début du chapitre iii, illustre bien la manière dont l’arrière-plan (topos précédent) est posé par l’évocation de la foule anonyme présente dans l’auberge (« les fainéants de la ville », « l’on », « tout le monde », « chacun »). Se développe ensuite une bagarre d’anthologie, qui a pu inspirer les peintres et graveurs12.
24Ajoutons une autre occurrence13 pour compléter la constitution du topos. On la trouve dans Joseph Andrews, Livre ii, Chapitre v :
La sonnette ayant retenti à ce moment, [l’aubergiste] maudit sa femme et lui ordonna d’aller trouver la compagnie, au lieu de rester là à frotter toute la journée [la jambe de Joseph], car il ne croyait pas que la jambe du jeune homme fût en si mauvais état qu’il le prétendait, et si elle l’était, il trouverait avant vingt mille un chirurgien qui pourrait la lui couper. À ces mots, Adams traversa la cuisine en deux enjambées ; et, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête, grommela à voix haute qu’il excommunierait volontiers un tel misérable, car, à son avis, le diable avait plus d’humanité que lui. Ces mots provoquèrent entre Adams et l’aubergiste un dialogue dans lequel s’échangèrent deux ou trois répliques cinglantes, jusqu’au moment où Joseph pria l’hôte de se mieux conduire envers ses supérieurs. Sur quoi, ce dernier (après avoir toisé Adams de la tête aux pieds) répéta le mot « supérieurs » ; puis, dans un violent accès de colère, il dit à Joseph qu’il était capable de sortir, puisqu’il l’avait été d’entrer, et il fit mine de porter la main sur lui. Ce que voyant, Adams lui décocha du poing un tel compliment dans la figure que le sang lui jaillit à flots du nez. L’aubergiste, ne voulant pas être en reste de courtoisie, surtout auprès d’un homme de la profession d’Adams, rendit la faveur avec tant de gratitude que les narines du pasteur commencèrent à paraitre un peu plus rouges qu’à l’ordinaire. Sur quoi, Adams attaqua derechef son antagoniste et d’un nouveau coup l’étendit à terre.
L’hôtesse, qui était une meilleure femme que ne l’aurait mérité un mari si hargneux, le voyant allongé par terre tout ensanglanté, se précipitait pour le secourir, ou plutôt pour venger le coup qui, selon toute apparence, était le dernier qu’il dût jamais recevoir, quand voilà que la première chose qui lui tomba sous la main fut un poêlon rempli de sang de cochon, qui se trouvait par malchance sur le buffet. Elle le saisit dans sa fureur et, sans réfléchir, en lança le contenu à la figure du pasteur ; or, elle avait si bien visé que la plus grande partie l’atteignit au visage et dégoulina de là en telle abondance le long de sa barbe et sur ses vêtements qu’on n’eût guère pu voir ou imaginer spectacle plus horrible. Ce fut celui qui frappa Mme Slipslop, qui entrait à ce moment. Cette bonne dame, qui n’avait peut-être pas tout le sang-froid et la patience nécessaires pour poser de nombreuses questions en la circonstance, s’élança avec grande impétuosité sur le bonnet de l’hôtesse, qu’elle arracha de sa tête avec une poignée de cheveux, en même temps qu’elle lui assenait sur la figure plusieurs vigoureuses taloches, pour la libérale distribution desquelles une fréquente pratique sur les domestiques subalternes lui avait donné un excellent tour de main. Le pauvre Joseph pouvait à peine se lever de sa chaise ; le pasteur était occupé à essuyer de ses yeux le sang qui l’avait complètement aveuglé ; et l’aubergiste commençait seulement à bouger ; tandis que Mme Slipslop, maintenant la figure de l’hôtesse de la main gauche, usait si alertement de la droite que la malheureuse se mit à hurler de telle façon qu’elle alarma tout le monde dans l’auberge14. (Fielding, [1742] 1964, p. 114-115)
25À partir de ces trois occurrences, on peut identifier les éléments et étapes qui constituent topiquement la bagarre d’auberge :
-
une insulte ou un échange d’insultes déclenche les hostilités
-
un personnage répond à l’insulte par un geste violent
-
les personnes présentes prennent parti d’un côté ou de l’autre
-
la situation dégénère en bagarre généralisée, entraînant dégâts matériels et corporels, ainsi que du brouhaha
-
retour au calme.
26Le déroulement de la bagarre passe donc de manière récurrente de la confrontation verbale individuelle à la violence physique, puis à la rixe générale ; enfin, la bagarre s’arrête et la foule se disperse.
27Ici encore, on ne s’étonnera pas de trouver les occurrences remarquables dans les romans non seulement comiques, mais parodiques : outre celle de Pharsamon citée plus haut, dont la « transcontextualisation15 » du topos dans un château a déjà été soulignée, nous attirons ainsi l’attention sur une double occurrence qui se trouve dans Jacques le fataliste, au moment où Jacques et son maître s’installent dans « la plus misérable des auberges » déjà mentionnée. Comme souvent au cours de cet antiroman, la narration diderotienne pose toutes les bases d’un topos romanesque, avant de tromper l’attente du lecteur en le subvertissant. En l’occurrence, tout semble réuni dans la confrontation de Jacques avec ses voisins de chambre pour aboutir à une bagarre d’auberge topique (Diderot, [1796] 1985, p. 42 sq) : Jacques et son maître ont à peine obtenu un quignon de pain pour se nourrir et leurs voisins pensent s’amuser en envoyant un valet leur présenter les os d’une volaille qu’il viennent de manger ; la provocation verbale est donc ici une moquerie qui relève quasiment de la pantomime ; la réponse est la suivante : « Jacques, indigné, prit les pistolets de son maître », mais toute la suite de l’épisode va à l’encontre de la mécanique de la bagarre, ce qui confirme au passage que Jacques est un valet bien singulier : sous la menaces des pistolets, Jacques fait se déshabiller les plaisantins, confisque leurs vêtements puis les enferme dans leur chambre avant de rejoindre son maître. On est en quelque sorte passé directement de la confrontation à la dispersion. Cinq pages plus loin, on pourrait penser que la bagarre n’a été que différée, lorsque la narration imagine ce que le lecteur attend de la suite de l’intrigue :
Comme ils en étaient là, ils entendirent à quelque distance derrière eux du bruit et des cris, ils retournèrent la tête et virent une troupe d’hommes armés de gaules et de fourches qui s’avançaient vers eux à toutes jambes. Vous allez croire que c’étaient les gens de l’auberge, les valets et les brigands dont nous avons parlé. Vous allez croire que le matin on avait enfoncé leurs portes faute de clefs, et que ces brigands s’étaient imaginé que nos deux voyageurs avaient décampé avec leurs dépouilles. Jacques le crut, et il disait entre ses dents : « Maudites soient les clefs et la fantaisie ou la raison qui me les fit emporter ! Maudite soit la prudence ! etc., etc. » Vous allez croire que cette petite armée tombera sur Jacques et son maître, qu’il y aura une action sanglante, des coups de bâton donnés, des coups de pistolet tirés, et il ne tiendrait qu’à moi que tout cela n’arrivât, mais adieu la vérité de l’histoire, adieu le récit des amours de Jacques. Nos deux voyageurs n’étaient point suivis. J’ignore ce qui se passa dans l’auberge après leur départ. (Diderot, [1796] 1985, p. 46)
28Les attentes du lecteur (« Vous allez croire… ») s’appuient précisément sur la mécanique topique de la bagarre d’auberge, dont certaines étapes sont restées en suspens ; tout le plaisir du romancier parodique est de déjouer ces attentes, soit en les détournant vers un autre contexte (occurrence de Pharsamon) soit, au nom de la « vérité » du récit, en les rendant nulles et non avenues, comme ici : le topos a été amorcé, évoqué comme un possible narratif, puis sciemment évité.
29Les occurrences que nous venons de mentionner permettent d’esquisser quelques réflexions sur l’interprétation possible de ce topos de la bagarre d’auberge, tout en conservant à l’esprit que, comme tout topos, l’interprétation se situe au moins à deux niveaux : comme occurrence d’une série, à savoir comme structure récurrente suscitant des effets de réception spécifiques, tel le plaisir de la reconnaissance ou du repérage du détournement ; mais aussi en tant qu’occurrence singulière, dont le sens se déploie en contexte de manière bien spécifique. Malgré ces précautions utiles, il semble possible de tracer au moins trois éléments d’interprétation récurrents de la bagarre d’auberge : comme scène comique ou scène d’action attendue du lecteur16 ; comme élément narratif révélateur de caractère (courage, moralité…), surtout quand le topos se déploie en début de récit ou au moment où un nouveau personnage est introduit ; comme une scène de genre, d’emblée familière, permettant de mettre en évidence un événement déterminant (rencontre, changement de direction de l’intrigue…), ce qui rejoint la fonction topique de mise en relief que revêt l’évocation de la foule d’auberge.
30Une extension intéressante de l’enquête pourrait concerner la bagarre d’auberge comme topos narratif visuel, en peinture ou en bande-dessinée : outre l’illustration par Pater, au xviiie siècle, de la scène quasi inaugurale du Roman comique de Scarron étudiée ci-dessus, on pense aux bagarres de saloons illustrées par Morris dans ses Lucky Luke17 ou, en remontant dans le temps, au tableau du peintre flamand Maerten Van Cleve, Bagarre entre soldats et paysans, vers 1565-157018.
31Le topos visuel de la bagarre d’auberge se concentre en général sur la phase collective, chaotique, précisément quand les personnages forment foule. Chez Van Cleve, au premier plan, deux paysans, que l’on identifie à leurs vêtements, maîtrisent un soldat qui bascule en arrière, tandis qu’un autre est roulé en boule sur le sol, à côté d’une table renversée ; à l’arrière-plan, un paysan tente de s’échapper par la fenêtre, rattrapé par un personnage qui pourrait être l’aubergiste ; deux soldats complètent le tableau, dont l’un est à cheval dans l’embrasure de la porte ; un chien bondit et, imagine-t-on, aboie : on est ici dans l’avant-dernière phase du topos, quand le désordre est à son comble, avant le retour au calme.
Quelques interprétations de la foule d’auberge représentée au sein d’un récit : réalisme social, construction de la vraisemblance et marqueur de comique
32Le tableau de Van Cleve, dont les détails du décor, des attitudes physiques et des vêtements permettent d’imaginer très vivement la scène en mouvement, pointe l’un des enjeux esthétiques possibles de la représentation de la foule d’auberge : ce pourrait être l’occasion pour l’auteur de développer une forme de réalisme social. Surtout pour les siècles anciens et dans le registre réaliste ou comique, la scène d’auberge a valeur d’aperçu documentaire de la vie sociale d’une époque donnée : outre les aubergistes et le personnel d’auberge de chaque pays et de chaque époque, le lecteur découvre ainsi les femmes de vie, porchers, muletiers et voyageurs divers et variés de l’Espagne de Cervantès ; les joueurs de paume, godelureaux, notables de province et comédiens de la France de Scarron ; les pasteurs, juges et domestiques de l’Angleterre de Fielding…
33Peut-être plus que la réalité du temps, cependant, l’évocation de la foule d’auberge dans un récit de fiction pose les bases de ce qui en constituera le cadre vraisemblable, à savoir ce à quoi le lecteur peut s’attendre en termes d’interactions entre personnages et de mélange entre l’imaginaire propre à la fiction et les éléments renvoyant à sa propre réalité. Ainsi, les premiers contacts de don Quichotte avec une foule d’auberge déterminent d’une part les modalités de sa folie et de sa réception par le monde dans lequel il évolue, d’autre part, garantissent en quelque sorte que le « réel » de cette fiction est représenté dans l’auberge et que, la folie du personnage étant constatée par cette foule animée par la narration de manière vivante et vraisemblable, elle est à son tour elle-même vraisemblable. Il en va de même pour les qualités angéliques de Teodosia, héroïne travestie dans « Les Deux Jeunes Filles » et pour les vertus héroïques du comédien Le Destin ou du simple serviteur Joseph Andrews. Un exemple de science-fiction cinématographique peut peut-être plus clairement illustrer cette idée de la construction de la vraisemblance par la représentation d’une foule d’auberge : c’est notamment la fonction des auberges fréquentées sur les multiples planètes de Star Wars par les héros de la saga.
34Enfin, la représentation de la foule d’auberge peut être considérée comme un marqueur de comique, voire du genre comique : si l’on a à l’esprit les catégories aristotéliciennes, comme c’était le cas pour les auteurs de l’époque moderne, le genre qui met en représentation des personnages non nobles est la comédie ; or l’auberge est typiquement le lieu où les classes sociales se mélangent et où les personnages nobles du récit (ou qui se révéleront tels ultérieurement) rencontrent une variété de personnages populaires qui sont typiquement des personnages de comédie : valets et servantes, aubergistes, soldats, comédiens… C’est ainsi que dans l’incipit des « Deux Jeunes Filles » de Cervantes, malgré l’intrigue principale incontestablement romanesque qui s’ébauche, le choix de faire naître l’action dans le cadre d’une auberge entraîne un récit où se mêlent ouvertement les éléments héroïques d’une part et, d’autre part, la tonalité comique portée par les répliques du personnel de l’auberge, la curiosité de tous les présents et le stratagème imaginé par la compagnie pour aller contre la consigne mystérieuse du jeune voyageur de rester seul enfermé dans sa chambre.
35L’examen du topos de la bagarre d’auberge a par ailleurs mis en évidence, à l’acmé de l’action, un processus qui relève très exactement de l’effet « boule-de-neige » caractéristique du comique de situation qu’on appelle en anglais slapstick humour, et qui rejoint l’analyse bergsonienne du rire comme découlant « du mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson, [1900] 1985, p. 38)19.
Conclusion : éloge de la recherche topique
36Nous espérons avoir montré que l’approche topique constitue une démarche riche d’enseignements pour le sujet qu’elle se propose d’aborder : la recherche d’occurrences, utile et intéressante en soi, n’est ni un simple travail d’inventaire, ni la quête d’origines ou de descendances « naturelles » (évolution, variation des topoï dans le temps), mais une démarche transversale complexe, qui s’attache aux textes et à leurs relations directes ou indirectes avec d’autres textes : en cela, la recherche topique est foncièrement comparative ; elle devient comparatiste dès lors que le corpus abordé est interculturel et plurilingue.
37Loin d’être figée dans l’application de définitions fermes ou de cadres épistémologiques pré-établis, cette direction de recherche ouverte et multiple ne demande qu’à s’enrichir de nouvelles propositions ou approches, favorisées par les rencontres et échanges auxquelles invite la SATOR.
38Cet article est une contribution individuelle à la démarche topique, mais les Satorien.nes se plaisent à travailler toujours à la fois individuellement et en réseau, via l’entretien en continu de la base des topoï, des articles collaboratifs, ou l’organisation de colloques où la part de réflexion méthodologique et disciplinaire est toujours très présente.