Introduction. La zoomorphie satirique : de la dégradation animale à la démultiplication de l’humain
La zoomorphie satirique : de la dégradation animale à la démultiplication de l’humain
1Dans le vaste champ des études portant sur l’animalité en littérature, et notamment en zoopoétique des XIXe-XXIe siècles1, les relations humains/animaux ont été abordées de multiples façons, dont certaines croisent la notion de zoomorphisme. Les études sur le pluriperspectivisme ont permis de mettre en valeur la variété des procédés pour rendre compte des vies animales, en particulier par l’étude serrée des « points de vue » attribués ou imputés aux animaux (Milcent-Lawson, 2014 et 2017 ; Rabatel, 2023 ; Vago, 2023). L’empathie, quand elle n’est pas envisagée de façon naïve aboutissant à aplanir toute altérité, a fait l’objet d’approches stylistiques et narratologiques mobilisant une philosophie des émotions fondée sur de nombreux travaux relevant des sciences du vivant. L’analyse des mouvements, des souffles, des rythmes et des multiples schémas corporels animaux, tantôt proches, tantôt radicalement différents de ceux des humains, a permis de relier styles de vie et styles d’écriture, au plus proche d’une zoomorphie stylistique. Enfin les différentes fonctions des anthropomorphismes ont fait l’objet d’analyses serrées, permettant d’en marquer la diversité et les apports, tout en les réintégrant dans un contexte culturel et rhétorique précis, comme celui du XIXe siècle (Plas, 2021) ou celui des XXe-XXIe siècles (Simon, 2021, p. 67-87).
2Le zoomorphisme lui-même a été abordé dans ses dimensions politiques, parfois nauséabondes, mais aussi dans ses renouvellements créatifs et défamiliarisants, au sens où notre appartenance à l’espèce humaine est toujours relative, entremêlée à d’autres appartenances, à d’autres croisements (au premier chef celui des bactéries et autres virus ou acariens qui peuplent notre corps). Loin de se confondre avec un mimétisme où l’homme singerait la bête, c’est à une entreprise de déstabilisation de nos façons indissociablement culturelles et naturelles d’être, de nous mouvoir, de nous comporter, qu’on a affaire (Simon, 2021, p. 210-230). Zoomorpher consiste dès lors moins à « faire la bête », qu’à faire un pas de côté hors de notre espèce, pour renouer avec un fond biologique et comportemental commun que nous partageons avec ces cousins que sont les autres primates ou les mammifères, voire, plus difficilement, avec ces étrangers radicalement exotes quoique partiellement compréhensibles – pour peu qu’on les fréquente de près, au risque certes de la folie – que sont les oiseaux, les créatures marines ou les insectes. En zoomorphant, et peu importe que l’entreprise soit vouée à l’incomplétude, on désapprend, souvent avec humour (Foster, 2016), à bouger et à voir « en humain », pour privilégier un arpentage différent de l’espace et des sensations oubliées : odorat, audition, kinesthésies, vision à ras de terre, de haut, latérale, usage des quatre membres… On pense aux zoomorphismes accompagnant certaines pratiques d’observation naturaliste ou de dressage (concernant les oiseaux, Baker, 1967 ; Macdonald, 2014), mais on peut même zoomorpher la scène de théâtre, en introduisant en son sein des bêtes qui viennent en interroger les particularités… au point de la remettre en cause comme espace théâtral (Rivière, 2017, p. 45-49 ; Ramos-Gay, 2023). Avant même les expérimentations qui se multiplient sur les scènes contemporaines, de la Compagnie du Singe Debout2 au ShanjuLAB3, jouer (avec) l’animal a toujours jeté une lumière insolite sur la comédie humaine : pensons aux Guêpes d’Aristophane ou à De la vie des insectes des frères Čapek (1922). Le zoomorphisme ne se réduit donc pas à une histoire de changement de peau ; tout passe, aussi, et Kafka l’avait bien compris, par une reconsidération du milieu dans lequel on se meut. Jacques Lacarrière, dans Le Pays sous l’écorce, en a fait ses délices, en narrant, entre poésie, humour et satire, les aventures d’un homme rapetissé accédant à des mondes d’animaux totalement différents du sien – d’eaux traversées de méduses et de bancs de sardines à une toile d’araignée, en passant par une termitière ou une prairie habitée par des mantes religieuses et autre joyeusetés dévoratrices. Le narrateur remobilise alors, dans sa description cauchemardesque de cette verdoyante prairie devenue « un cauchemar d’élytres et d’antennes. Un enfer de maxilles et de crocs » (Lacarrière, 1980, p. 144), le célèbre incipit de La Théorie de la signification. L’éthologue Jakob von Uexküll y explique qu’il n’y a pas une prairie, mais un milieu qui fait sens ou non pour tel ou tel vivant :
La vue des légers insectes, abeilles, bourdons et libellules, qui voltigent dans une prairie fleurie, éveille toujours en nous l’impression que le monde entier s’ouvre devant ces enviables créatures. […] Cette impression est trompeuse. En vérité, chacun des animaux, si libres qu’ils paraissent de leurs mouvements, est relié à un monde qui est sa demeure […]. (Uexküll, [1940] 1984, p. 93)
3La tige d’une fleur s’avère en effet un « porteur de signification » totalement différent selon qu’une jeune fille s’en fait une parure, une fourmi l’occasion d’un cheminement, une vache un hors-d’œuvre fort appréciable, ou une larve de cigale l’enveloppe à percer pour accéder à sa nourriture. Jacques Lacarrière en conclut que cette « barbarie d’herbes hantées d’entités cannibales » n’a plus rien à voir, quand on zoomorphe ou qu’on change d’échelle, avec un « Éden » fleuri ou un locus amoenus (Lacarrière, 1980, p. 144) …
4À ces perspectives animales sur le monde mises au jour par la zoopoétique, on aurait tendance, en première instance, à opposer l’usage à la fois comique, critique et allégorique de la zoomorphie dans les textes et les images satiriques. C’est négliger le fait que tout un pan de la zoomorphie abordée d’un point de vue zoopoétique est aussi traversé par la satire… Lacarrière ne cesse de moquer de lui-même en tant que poète inspiré incapable de comprendre que la seule « aspir[ation] » de l’Épeire n’est pas de danser avec lui sur sa toile, mais de boire son « sang » (ibid., p. 163) ; de même, les différentes facettes du comédien zoomorphe Cyril Casmèze, qui parodie voire caricature les humains par le truchement de son propre corps, montrent à quel point la zoomorphie peut rapidement tendre tantôt vers l’auto-dérision, tantôt vers la satire d’une espèce qui se croit dotée d’un nombre faramineux de « propres de l’homme », comme si ceux-ci devaient prendre le pas sur tous les traits que nous partageons avec d’autres biomorphes, ou que toutes les autres espèces n’étaient pas elles aussi singulières.
5Nous avons donc choisi de prendre la notion de satire au sens large : non pas comme désignant un genre stricto sensu (qui existe dans la poésie versifiée classique, sur le modèle de la satura latine), mais comme un registre plus général de l’expression railleuse, susceptible d’actualisations génériques variées, ou un « mode » du discours au sens de la critique anglophone. Les images animales sont si fréquentes dans les textes satiriques qu’au-delà d’études sur des auteurs ou des secteurs particuliers, elles semblent anodines et ont peu attiré l’attention, si l’on excepte un récent collectif anglophone (McKay et McHugh, 2023) et certaines études plus anciennes, fondamentales, sur l’art de la satire littéraire. On peut penser à celle de Gilbert Highet ([1962] 1972, p. 177-190), lequel consacrait une section aux « animal tales », balayant large, du Roman de Renart à His Monkey Wife de John Collier (1930), ou à celle d’Ellen Douglass Leyburn, accordant un chapitre aux « animal stories » (1978, p. 57-70). « Animal tales », « animal stories » : on voit que la dimension narrative de certaines satires animalisantes est frappante. Car de la figure on passe vite à la fiction : Animal Farm est une satire, et nul doute que Georges Orwell, en 1946, n’entendait pas faire œuvre de zoopoétique mettant en valeur une phénoménologie des perceptions non-humaines. Le propos semble autre : l’image animale intervient souvent de manière dégradante dans la satire, valant insulte ou caricature – l’animal, c’est l’infra-humain.
6On pourrait d’ailleurs établir un bestiaire particulier du genre satirique, qui se prêterait à un recensement qualitatif et quantitatif. Quatre cents ans avant Orwell, un humaniste flamand, Johannes Placentius, décrit les luttes de classes de son temps (la guerre des Paysans, 1524-1526) sous la fable d’un conflit entre des verrats corrompus et des porcelets révoltés, dans un poème en hexamètres dactyliques latins de 248 vers, dont chacun des mots commence par la lettre P – comme Porcus, bien entendu, puisqu’il s’agit d’une Pugna porcorum, publiée sous le pseudonyme de Petrus Porcius (Placentius, 1530). À la virulence du message répond la virtuosité de la forme, celle d’un poème tautogramme. Autant dire que l’équation « politiques = porcs » semble bien enracinée dans la psyché humaine. Les bourgeois seraient plutôt des cochons, si l’on pense à la chanson de Jacques Brel… Nul doute que les ânes, les fauves, les singes ou les parasites se taillent eux aussi la part belle dans le bestiaire satirique. Car pour une raison ou une autre, ces animaux ont mauvaise presse, stigmatisés à jamais par les réflexes machinaux du symbolisme, attachés à tort plutôt qu’à raison à tel ou tel vice, tel ou tel repoussoir de la bonne « humanité » (l’imbécilité, la saleté, la férocité, la laideur, etc.). De rares espèces ont échappé à un destin tout tracé, qui semblait les cantonner à la satire en littérature, à l’instar du perroquet, revalorisé dans l’imaginaire moderne alors qu’il constitue une des figures animales les plus communes qui soient dans les textes satiriques anciens. Plus souvent, l’animal, c’est le mal, purement et simplement. L’animal, ou la figure zoomorphe, ce qui n’est pas exactement la même chose, car la satire se plaît à défigurer les cibles du rire critique pour les présenter comme des semblants d’animaux, des animaux ratés plutôt que des animaux réels. À l’instar de la célèbre représentation du Pape sous forme de monstre asiniforme, l’Âne-Pape (Pabstesel ou Babstesel) qui constitue l’une des images les plus célèbres de la Réforme allemande, à savoir une gravure de Lucas Cranach l’Ancien circulant sous forme de feuille volante accompagnée d’un pamphlet co-signé par Luther et Melanchthon, la zoomorphie satirique ne plaide pas pour l’hybridation (Luther et Melanchthon, 1523) : elle rejette aussi bien l’âne que le Pape, l’Autre de la polémique, du côté de l’inhumain, perçu comme non évolué, primitif, bestial (c’est-à-dire écervelé, stupide, inintelligent, mais aussi brutal, féroce, dangereux). Pire : ce qu’il reste d’humain, dans la figure zoomorphée, est justement ce qu’il y a de plus inquiétant, comme si l’indistinction était intolérable.
7Ainsi, toute déformation satirique de la figure humaine pour la tirer du côté des bêtes crée intentionnellement une monstruosité, sous-tendue par une postulation anthropocentrique réaffirmant en creux la nécessité d’une coupure, d’une séparation et si possible d’une élévation de l’Homme, avec un grand H. Comment ne pas penser aux fameuses caricatures de Darwin en singe, comme celles du dessinateur français André Gill publiées dans les journaux La Petite Lune et La Lune rousse (1878), qui défient le spectateur de se ranger du côté du savant scandaleux, c’est-à-dire du côté des singes : puisque certains veulent en être… Mais dans la fascination pour ces figures zoomorphes, il y a peut-être, en même temps, un trouble qui se déclare, un aveu de la relativité et de la fragilité de la distinction de l’humain.
8On serait pareillement tenté, à trop bon compte, de rationnaliser l’usage satirique de la zoomorphie en y reconnaissant un procédé classique de travestissement malicieux, une manière de désigner sans désigner les cibles, souvent en affectant l’enfantillage ou la plaisanterie, pour échapper à la censure, ou du moins pour échapper aux représailles ou aux répliques agressives – vaste problème de la pragmatique satirique, quand le donneur de leçon morale peut à tout moment se trouver changé en ennemi public. On « fait la bête » parce qu’il faut faire l’idiot, l’innocent ou le bouffon, en jouant ce jeu qui consiste à attirer l’attention et à la détourner en même temps. Parce qu’il faut, dans certains contextes où on ne peut s’exprimer directement, « le faire par circonlocutions et de manière détournée » comme le recommande le chien Scipion au chien Berganza dans le « Colloque des chiens » (Cervantès, [1613] 2008, p. 473). Ou parler de loin, à l’instar du fabuliste évoquant ses contemporains (« L’homme et la couleuvre », Fables, X, 1, v. 90) : « Mais que faut-il donc faire ? Parler de loin, ou bien se taire ». La Fontaine nous parle de si près et de si loin à la fois : si l’on oublie que son protecteur Fouquet avait connu le sort du serpent dans le poème (à savoir de subir toute la rigueur d’une justice expéditive et arbitraire), alors l’énoncé, et les fables en général n’ont plus, ou plus beaucoup de sens (on les répute « didactiques », par défaut). Or, du latin Phèdre, critique de la tyrannie de Séjan et de Tibère, à Joel Chandler Harris, créateur de la littérature noire américaine avec ses Contes de l’oncle Rémus (1881-1907), en passant par l’adage « Scarabeus aquilam quaerit » d’Érasme (« Le Scarabée pourchassant l’aigle », adage n° 2601), virulente satire des princes menacés par la vindicte légitime des peuples, la fable s’est souvent voulue la voix (critique) des petits face aux puissants. Celle de La Fontaine interroge autant l’exercice absolutiste de la royauté sous le règne de Louis XIV que l’exercice de la royauté ontologique que s’arroge l’être humain sur les autres vivants, en vertu d’un commandement biblique évoqué avec ironie par le poète (Gen. 1, 28) – dont l’allégorie se laisse lire sur les deux niveaux, chacun des deux niveaux d’interprétation appelant l’autre, de sorte que le véritable objet de la satire n’est peut-être pas celui qu’on croit.
9L’image a ses lois : elle interroge, autant qu’elle affirme. Abstrayant le propos critique de son contexte immédiat, par une forme d’allégorisme plus ou moins assumé, elle confère aussi à la satire une portée plus générale, permettant au lecteur de redéployer la référence vers de nouvelles cibles, et vers ses propres contemporains. On peut être tout aussi amusé et consterné, en 2025, de voir le monde « torchier Fauvel », que l’était Gervais du Bus, le probable rédacteur du Roman de Fauvel, qui déclare dans le prologue, rédigé vers 1310, son effarement devant un monde où chacun se soumet à la Bête aux allures de cheval fauve (roux), dont le nom encode les vices triomphants par un mot-valise (faus vel comme « faux voile ») ou par acrostiche (Flatterie, Avarice, Variété, Envie, Lâcheté) :
De Fauvel que tant voi torchier
Doucement, sans lui escorchier,
Suis entrés en milencolie,
Por ce qu’est beste si polie.4
La mélancolie créatrice de l’auteur de cette vaste épopée satirique, conçue comme une critique du mauvais gouvernement de Philippe IV, dit « Le Bel », nous parle encore…
10Et l’image a ses surprises. La manipulation des métaphores animales instaure souvent une marge de jeu herméneutique, d’imprévisibilité, de retournement. Combien d’auteurs, partis pour dénoncer la bestialité de leurs contemporains, ne se sont pas eux-mêmes, en se prenant au jeu, reconnus dans des animaux innocents, traqués, victimes ; ou bien gardiens, protecteurs ; ou encore marginaux, sauvages, inapprivoisables. Heinrich Heine se rêve en ours dansant, contant, vitupérant contre l’humanité et prônant une révolution des rapports entre espèces dans Atta Troll (1843), sans qu’on sache où il veut en venir, tant l’autodérision est grande envers ses propres aspirations de révolutionnaire déçu… Car l’art de la grande satire, c’est celui d’effacer ses traces, de dépister les censeurs ou les critiques (ou encore les interprétations toutes faites), de frayer des chemins aux significations nouvelles. Autre vedette du bestiaire satirique, le chien doit son association privilégiée avec le discours railleur non seulement à son caractère « mordant », qui le prédisposait à emblématiser cette pratique brutale de la vérité, héritée du cynisme antique, qu’est la satire ; mais aussi à son flair, à sa capacité de détection (des impostures) et de communication. Animal intelligent, animal méchant que la satire… La polysémie de la symbolique animalière est telle qu’elle favorise les usages glissants : Boulgakov s’identifie-t-il au chien errant victime d’un savant fou, figure du planificateur d’une société révolutionnaire, dans sa nouvelle Cœur de chien, ou au contraire au savant cultivé victime d’un personnage animal qui devient chien de garde du nouveau régime (Boulgakov, [1923] 1999) ? Un tour de passe-passe a été joué grâce à la plasticité de la zoomorphie. Se zoomorpher pour s’échapper, pour s’écarter de la société ordinaire ou se sauver avec légèreté du pesant monde des conventions humaines…
11L’animal prend alors un rôle plus essentiel, et plus directement zoopoétique, qui consiste à permettre une défamiliarisation radicale, un décentrement imaginaire justement nécessaire à l’exercice d’un regard dépris de tout a priori, regard d’en haut ou d’en bas, de chien ou de chat sur l’humanité ordinaire… L’ironie tantôt griffante, tantôt ronronnante des chats d’écrivains, ceux de E. T. A. Hoffmann (Le Chat Murr, 1810) ou de Natsume Sōseki (Je suis un chat, 1910) montre à quel point on a besoin d’un double animal pour se voir mis à nu dans le miroir zoomorphe. Lucidité, sans doute, qui ne peut s’acquérir qu’au risque de la folie. Les auteurs satiriques se plaisent à déjouer les identifications faciles, ou à inverser la valence de la figure animale : la narratrice de Truismes de Marie Darrieussecq, transformée en truie par le regard de l’autre – la société de la consommation incitant à la consommation sexuelle –, découvre dans cette métamorphose une façon de renouer avec son corps, de découvrir des potentialités érotico-cosmiques insoupçonnées, et même d’expérimenter une libération animale interne (Darieussecq, 1996)… Comme quoi, certains « truismes » cachent de fausses évidences. Du registre zoosatirique, on rebascule à nouveau dans le domaine de la zoopoétique.
12Toute métaphore suppose, selon Ricœur, une « tension entre une identité et une différence dans l’opération prédicative » (Ricœur, 1975, p. 10). Alors, les humains sont-ils des animaux, ou pas ? On sait que la réponse, pendant longtemps, n’est pas allée de soi, et qu’aujourd’hui encore elle appelle souvent des « mais » ou des nuances, une fois la question reformulée dans le contexte de la théorie évolutionniste (les humains sont-ils des animaux comme les autres, ou pas ?). Les images zoomorphes sont au cœur des négociations imaginaires de l’être humain avec sa propre animalité. Elles traduisent une difficulté à se situer, et la nécessité de toujours redéfinir cette relation. Si le satirique, en particulier, se veut porteur de valeurs civilisationnelles, il ne peut que constater l’écart entre la norme et le réel. Revenons à l’origine de la satire, au poète Juvénal qui s’insurge devant le succès des cultes orientaux, et plus particulièrement devant l’idolâtrie zoomorphe des Égyptiens, synonyme à ses yeux d’inmanitas 5, dans la Satire XV (v. 1-4) :
Qui ne sait, ô Volusisus Bithynicus, à quels monstres l’Égyptien adresse son culte insensé ? Les uns adorent le crocodile, les autres se sentent saisis d’effroi devant l’ibis gorgé de serpents. On voit briller la statue dorée du cercopithèque sacré […]. (Juvénal, 1983, p. 189)6
13Or, la vertu d’humanité, cette « profonde tendresse du cœur, / don de la nature au genre humain » (Mollissima corda / humano generi dare se natura fatetur, v. 131-132), qui « justement nous distingue des bêtes privées de la parole » (Separat hos nos / A grege mutorum, v. 142-143), semble étrangement absente en Égypte, à Rome même et partout ailleurs, constate Juvénal. Très concrètement, les êtres humains s’entretuent... Pensons aux centaines de milliers de victimes de guerres, de tortures ou de discriminations meurtrières de 2022 à 2025, entre le moment où notre projet scientifique a été conçu et le moment où il aboutit sous la forme d’une publication. Les serpents, les lions, les sangliers ou les ours épargnent quant à eux leurs semblables, s’étonne Juvénal, tandis que la haine pousse certaines peuplades humaines au cannibalisme rituel. La cruauté serait l’apanage du genre humain, selon un topos immémorial, et toujours d’actualité (bien que l’éthologie montre aujourd’hui que d’autres espèces en sont capables, de sorte que même ce trait saillant de l’humanité ne saurait constituer, en vérité, un « propre de l’homme »)7. Le satirique ne peut que s’émouvoir quand il s’aperçoit que la perfectibilité morale de l’être humain se renverse en imperfectibilité : si l’humanité est toujours pensée par exceptionnalisme, c’est négativement, en ce qu’elle dévie et dévoie la nature. Ces vers de Juvénal semblent avoir impressionné Boileau, qui – via la lecture de « l’Apologie de Raymond Sebond » de Montaigne (Essais, II, 12) – reconçoit la satire comme une accusation envers l’irrationalité humaine et s’emploie à montrer que la chèvre qui broute, le taureau qui rumine, l’insecte qui rampe ou le vers, oui, le vers a l’esprit « mieux tourné » (« Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme », Satire VIII, v. 4) ... La zoomorphie satirique joue encore son double jeu dans ce paradoxe, soulignant la proximité et la différence entre les deux termes de la comparaison, mais en ayant au passage inversé leur hiérarchie : si seulement l’être humain était doux comme l’agneau, ou si seulement il se contentait de dévorer les proies dont il a besoin pour se nourrir, comme le tigre... Mais il ne s’en contente jamais, comme s’il était déchu de son animalité. L’imaginaire de la métamorphose, synonyme depuis Ovide et Apulée de déchéance de la condition humaine dans la condition mutique de l’animal, a ainsi pu être remotivé à la Renaissance par la mise en scène d’animaux parlants, qui affirment préférer leur nouvelle forme, sur le modèle du Porc mis en scène par Plutarque face à Ulysse (Gryllos), lequel défend la dignité de la condition porcine et satirise la misère de la condition humaine (Correard, 2018). Faute d’être un pur animal, l’être humain est devenu un anormal, biologiquement ou ontologiquement parlant. Et la zoomorphie en devient une opportunité, esquissant la possibilité d’une « renaturation » qui passe par une dilatation de nos potentialités et une démultiplication de notre identité spécifique.
14Peut-être cette dissonance cognitive a-t-elle toujours existé dans les textes satiriques. Gulliver dénie sa parenté avec des êtres simiesques, les Yahoos, pendant qu’il aspire en vain à la pureté morale incarnée par des êtres… chevalins, les Houyhnhnms (Swift, Les Voyages de Gulliver, 1727, IV). L’utopie, c’est l’origine perdue : l’être humain est toujours « à côté » de son animalité, trop au-dessus, ou au-dessous. « Animal déraisonnable » selon la définition paradoxale de Levinas (2011, p. 16). Qui prête à rire par conséquent, tant l’écart est grand entre l’image idéalisée que l’humanité projette d’elle-même et sa réalité. Voilà, peut-être, la raison profonde de l’attirance de la satire pour les images animales : memento animal es, souffle-t-elle, « souviens-toi que tu es un animal », quelles que soient les prétentions « humanistes » des uns et des autres. Et voilà peut-être comment l’image zoomorphe, instillant un doute sur qui est qui, provoque un vacillement sur les frontières de « l’humanité », en tant qu’entité (in)distincte. Ainsi chez Giordano Bruno, ce penseur clef de la modernité. « Lineam ne pertransito », avertit le fronton d’une académie devant laquelle se présente l’Âne, qui se heurte à l’entêtement de l’un des membres, décidé à lui refuser l’entrée dans ce club fermé réservé aux belles âmes : « Ne franchis pas la ligne » (Bruno, [1582] 1994, p. 144). Mais l’Âne va franchir la ligne et instaurer un dialogue qui renverse les polarités, faisant passer la sagesse dans l’animal et l’asinité dans le docteur (L’Âne cyllénique, 1578). Sans doute ignorant de l’existence du texte du philosophe italien, Victor Hugo procède à un renversement très similaire dans son poème philosophico-satirique intitulé L’Âne (Hugo, [1880] 1993). Satire de la bestialité, éloge de l’humanité ; satire de l’humanité, éloge de l’animalité… On peut se demander si toute pensée de l’animalité n’est pas contenue dans ce chiasme, qui implique une dynamique de pensée. Bien des artistes et des penseurs ont parcouru un cercle zoo-satirico-poétique qui interdit de s’arrêter sur l’un des termes sans passer au suivant.
15Les contributeurs réunis pour le colloque « Littérature et zoomorphie satirique » à l’École normale supérieure et à l’Hôtel de Lauzun, à Paris, les 7 et 8 novembre 2024, ont tous franchi la ligne. De Rabelais et Shakespeare à Volodine ou Copi, ils abordent dans les actes qui suivent les auteurs et les images animales les plus diverses : on y trouve des ânes, comme il se doit, mais aussi des coqs, des souris, des éléphants ou des vaches, parfois des bestiaires entiers dans une seule contribution. On y rencontre des satiristes proprement dits, mais aussi des polémistes, des romanciers (Hoffmann), des philosophes (La Mothe Le Vayer, Sarah Kofman), des graveurs (Grandville), des dramaturges (Schimmelpfennig) qui se sont exercé à la satire, non sans la contester ou la disqualifier parfois, problématisant ainsi – comme le fait Kafka – les limites du satirique, dont on voit bien qu’il ne s’agit en rien d’une « espèce » pure, nonobstant la manie de la catégorisation générique. Car les satires appellent les « contre-satires », les retournements spectaculaires des images zoomorphes. Il va de soi que les objets de la satire abordés par nos contributeurs sont très variés : on peut « zoomorpher » quelqu’un dans une intention plus ou moins plus ou moins hostile ; dépeindre avec amusement la société sous forme d’animalerie, de zoo qui se donne en spectacle ; attaquer plus précisément le complexe agro-industriel ; faire allusion au christianisme, au socialisme, à l’extractivisme ; laisser parler son angoisse d’un devenir animal qui signifie, bien souvent, un devenir mortel. On y analyse les images animales les plus insultantes, certaines aux limites du tolérable (misogynes, assassines), mais aussi les plus attirantes, lorsque l’animalisation se fait érotique (l’âne toujours…) ou se pose en recours face à une humanité dégénérée, malade de ses raisonnements : chez Cyrano par exemple, qui nous propose de sortir de la bipédie, synonyme d’infirmité, pour nous envoler sur les ailes de l’imaginaire vers une philosophie nouvelle du cosmos ; ou chez des auteurs qui posent aujourd’hui la « vachéité » en modèle d’une attitude de résistance arcadique à la modernité. Où l’on verra que le regard satirique, loin de s’enfermer dans une froide ironie, peut susciter l’émotion zoopoétique.
Remerciements
16Le colloque « Littérature et zoomorphie satirique », coorganisé les 7 et 8 novembre 2024 par Nicolas Correard, Jean-Charles Darmon et Anne Simon, et coordonné par Louis Pijaudier-Cabot, ainsi que ces actes s’inscrivent dans le cadre des activités du carnet de zoopoétique Animots, et de l’Action incitative ENS-PSL « Figurer et penser l’animal, de l’Europe de la première modernité au moment présent : points de vue croisés entre littérature, philosophie et sciences » qui l’a financé, avec le soutien de l’unité de recherche République des Savoirs (ENS-CNRS-Collège de France/Université Paris Sciences et Lettres) et de l’Institut d’études avancées de Paris. Nous remercions Sandrine Morvan pour son accueil à l’IEA de Paris, et Louis Pijaudier-Cabot pour son aide précieuse tant pour la mise en place du colloque que pour la relecture des actes.