1Entre la fin des années 1930 et le début des années 1940, les œuvres de Sartre et Blanchot commencent à prendre la forme qui sera la leur pour la postérité. Elles adoptent l’allure qui nous les font aujourd’hui reconnaître sans peine. Après des essais philosophiques privilégiant une approche phénoménologique, Sartre publie ses premiers textes de fiction, La Nausée en 1938, puis Le Mur en 1939, avant de faire paraître en 1943 L’Être et le néant, l’année même où il fait représenter Les Mouches. Blanchot, pour sa part, de journaliste politique qu’il était dans les années 1930, s’affirme comme critique littéraire en rédigeant les chroniques littéraires du Journal des débats entre 1941 et 1944, dont certaines seront reprises dans son premier recueil critique, Faux Pas, en 1943, et comme romancier avec la publication de son premier roman, Thomas l’Obscur, fruit d’un long travail entrepris dans les années 1930. Cette période est bien pour ces deux auteurs, nés respectivement en 1905 et en 1907, le moment où leur écriture trouve son régime propre après de longues années de formation, et peut-être d’errances, durant lesquelles elle se cherchait encore.
2L’idée de ce colloque est venue du constat que dans ce travail de gestation la confrontation avec l’œuvre d’un de leurs aînés, Jean Giraudoux – une génération les sépare, puisque celui-ci est né en 1882 – joue un rôle certain. Au moment où il s’impose à la fois comme critique littéraire et comme romancier, Sartre publie dans la N.R.F, en mars 1940, son article sur Choix des élues, dernier roman édité du vivant de Giraudoux et paru l’année précédente. Geste impertinent d’un jeune écrivain qui enferme l’œuvre de son aîné dans un solipsisme incapable de retrouver le monde – tout aussi coupé de notre réel commun que l’écrivain fictif, auteur de romans sur les Hittites, imaginé par Sartre quelques années plus tard quand il rédigera en octobre 1945 sa « Présentation des Temps modernes ». Blanchot lui aussi entretient un rapport complexe à Giraudoux. La lecture de la première version publiée de Thomas l’Obscur (1941) évoque à ses lecteurs l’écriture romanesque de l’auteur des Aventures de Jérôme Bardini ou de Combat avec l’ange, en particulier en raison de son usage de la métaphore. Paulhan, Maulnier ou Claude-Edmonde Magny qui figurent parmi les premiers lecteurs de Blanchot l’ont d’emblée noté. De plus, Blanchot accorde au recueil critique de Giraudoux, Littérature (1941), une place de choix dans son premier ouvrage critique puisque c’est le compte-rendu qu’il en a rédigé qui clôt la première partie de ce livre, intitulée significativement « De l’angoisse au langage », comme si le recueil de Giraudoux représentait l’aboutissement du mouvement que laisse supposer un tel titre. Il ne semblait donc pas déplacé de se pencher plus en détail sur la place qu’ont accordée Sartre et Blanchot à Giraudoux dans l’élaboration de leur œuvre et de leur pensée de la littérature. Précisons dès maintenant que si Giraudoux est présent dans les textes des deux premiers, le dialogue a été unilatéral, les circonstances – et tout d’abord, la mort brutale de Giraudoux en janvier 1944 – rendant impossible toute réponse de sa part.
3L’examen du jeu qui s’installe entre ces trois figures nous conduit à une quatrième, presque contemporaine de Giraudoux, née deux ans après lui, en 1884, Jean Paulhan. En effet, pour Sartre comme pour Blanchot, la lecture de celui qui joue un rôle central dans les lettres françaises de l’entre-deux-guerres et de ses réflexions sur la langue et la littérature qu’il mène dans Les Fleurs de Tarbes (1936, puis1941), sera essentielle dans l’élaboration de leur pensée. C’est en particulier à travers les catégories paulhaniennes de Terreur et de Rhétorique que Blanchot appréhende l’essai critique de Giraudoux, voyant en lui un « rhétoricien » confiant dans le langage, égaré à une époque où ce sont les terroristes misologues qui règnent. S’il est vrai que la réflexion critique de Sartre sur l’univers romanesque de Giraudoux ne s’appuie pas sur les conceptions de Paulhan, il n’en est pas moins évident que ce dernier joue un rôle important dans le cheminement qui conduit Sartre à l’écriture de Situations I, puis de Situations II et tout particulièrement de Qu’est-ce que la littérature ?.
4C’est donc à l’étude d’une telle configuration que s’est attaché le colloque qui s’est tenu les 14 et 15 octobre 2023 à la Maison Franco-Japonaise à Tokyo. On trouvera ici réunis les textes tirés de quelques-unes des communications de ces deux jours. Notons d’emblée que le projet a permis à des chercheurs japonais et français de construire une réflexion commune, illustrant la vitalité des études françaises au Japon, notamment autour des quatre auteurs qui nous ont réunis.
5En ouverture, le texte de Christophe Bident, prononcé lors d’une conférence à l’Université de Tokyo en marge du colloque, retrace chronologiquement sur la période 1938-1945, les rapports qui s’établissent entre Blanchot, Sartre et Giraudoux, comment les deux cadets posent leur voix, affirment leur pensée à face à un écrivain reconnu dans le monde des lettres, comment aussi leurs conceptions de la littérature se construisent dans un jeu de rencontres et de dissonances.
6La première journée du colloque s’est attachée à la relecture du dernier Giraudoux, à la lumière du questionnement que nous venons de retracer. S’intéressant à une dimension assez mal connue de l’œuvre de Giraudoux, ses contributions à l’écriture de deux scénarios dans les années 40, La Duchesse de Langeais (1942) de Jacques de Baroncelli et Les Anges du péché (1943) de Robert Bresson, Seigo Tanokuchi montre que l’intérêt de Giraudoux pour le cinéma et les moyens d’expression audiovisuels peut être éclairé par sa conscience d’une crise du langage et de la littérature – manifeste dans ses essais critiques – et sa volonté de contribuer à la résoudre par l’exploration de ce médium encore récent qu’était alors le cinéma. Vincent Brancourt s’interroge, lui, sur la place de l’expérience-limite dans plusieurs pièces de théâtre de Giraudoux, montrant que la structure narrative d’une telle expérience permet de rendre compte du mouvement de l’intrigue de ces pièces, jusqu’à un certain point, ce qui permet de mieux comprendre ce qui rapproche et éloigne Giraudoux de Blanchot. Chez Giraudoux, contrairement à Blanchot, le jeu de négations et de dépassements où engage l’expérience-limite est finalement borné et débouche sur un retour au monde humain qui s’accompagne de la fondation d’une poétique qui n’est pas sans résonner avec les interrogations de Paulhan. L’article d’André Job, examinant les textes de Sartre, Blanchot, mais encore de Claude-Edmonde Magny et d’un écrivain aujourd’hui oublié, Gabriel du Genet, revient sur ce dialogue à plusieurs voix qui s’établit autour de l’œuvre de Giraudoux entre 1939 et 1945, et retrace comment son évaluation a évolué durant cette période, même si tous s’accordent pour lui conférer une inébranlable confiance dans le langage. La relecture des œuvres de Giraudoux conduit pourtant à nuancer ces affirmations et à découvrir chez lui une attitude face au langage et à l’écriture plus ambivalente qu’il n’y paraît.
7La seconde journée s’est davantage tournée vers l’examen de la manière dont Sartre et Blanchot ont intégré, retravaillé les notions propres à Paulhan, quitte à ensuite s’en éloigner, lors de l’élaboration de leurs réflexions sur le langage et la littérature durant les années 1940 et au début des années 1950. Gilles Philippe montre comment le fameux couple prose-poésie posé par Sartre au début de Qu’est-ce que la littérature ? laisse apparaître rapidement ses limites théoriques, notamment lorsqu’il s’agit de l’apparier aux notions empruntées à Paulhan de Terreur et de Rhétorique, et tend finalement, à travers la rédaction du Saint Genet, comédien et martyr (1952), à laisser place à une nouvelle opposition, plus opératoire, entre texte en style et texte sans style. Si dans Qu’est-ce que la littérature ? Sartre réduit la figure du terroriste au seul surréalisme qui dans sa vaine révolte apparaît comme l’aboutissement du divorce survenu entre une classe bourgeoise écrivante et la classe ouvrière, devenue le moteur de l’histoire, Nao Sawada souligne que le terrorisme prend une signification nouvelle dans Orphée noir (1948), introduction à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, et qu’il cesse d’être une pure destruction du langage pour devenir une arme de combat dans le cadre de la lutte contre le colonialisme. Takashi Ichikawa s’est intéressé, lui, à la façon dont la notion de Terreur a évolué au sein de la pensée de Blanchot. Dans un premier temps, c’est à travers une analyse des Fleurs de Tarbes que Blanchot s’approprie ce concept pour élaborer sa propre conception de la littérature comme lieu d’une expérience ontologique négative. Avec « La littérature et le droit à la mort » (paru en 1947-48 dans la revue Critique et repris en1949 dans La Part du feu), Blanchot dépasse la conception paulhanienne pour réintégrer au terme sa dimension politique originaire, associée à l’épisode révolutionnaire. Cette évolution de la notion de Terreur accompagne, dans La Part du feu, l’examen critique des réflexions de Heidegger sur l’ouvert chez Hölderlin et conduit à l’émergence de sa propre conception de la littérature comme espace où la mort s’expérimente comme impossibilité de mourir. Io Watanabe dans son étude met en parallèle les réflexions de Paulhan et Brice Parain – auteur qu’on retrouve dans les écrits critiques de Sartre et de Blanchot – sur le langage et son mystère. Si le rapprochement des deux écrivains met en évidence leurs préoccupations communes, il permet surtout de saisir ce qui les distingue, autant dans leur visée que dans leur méthode. Pour Parain, la nature du mystère présent au cœur du langage renvoie au mystère du silence, ouvrant sur un questionnement métaphysique. Chez Paulhan, Io Watanabe est surtout sensible au dispositif littéraire proche du roman détective qui lance le lecteur dans un processus de relecture sans fin. Kai Gohara enfin s’efforce de comprendre le rôle joué par la lecture de Paulhan dans l’élaboration de la pensée de Blanchot. Après avoir retracé comment le terme de « lieu commun » se charge à partir du XVIIIe siècle d’une valeur négative et ambivalente, et comment Paulhan à travers son expérience des proverbes et de la poésie traditionnelle de Madagascar s’empare de cette notion, essentielle pour penser ce qu’il appelle la Rhétorique, elle montre comment Blanchot en arrive avec Paulhan à la conclusion qu’il est impossible d’être un écrivain de la Terreur et en quoi le langage commun, contrairement à la lecture valéryenne, assume, lui aussi, à travers sa fonction représentative une dimension négative.
8La seconde journée s’est achevée par la communication de Christophe Bident qui a mené une analyse parallèle des romans presque contemporains de Giraudoux, Sartre et Blanchot : Choix des élues (1939), La Nausée (1938) et Thomas l’Obscur (1941), œuvres qu’il propose de lire, à travers l’étude des processus énonciatifs et narratifs et du traitement des perceptions, comme un apprentissage par les personnages de l’insensibilité, conçue comme un point axial ne s’attachant à aucun affect singulier, jouant avec la sensibilité, la contrant, la neutralisant ou l’intensifiant. Façon de souligner une communauté de questionnement perceptible dans l’écriture narrative de ces trois auteurs.
9Nous remercions les institutions qui ont rendu possible ce colloque : tout d’abord, la Fondation Maison franco-japonaise qui a contribué au financement, qui a prêté ses locaux pour nous accueillir et dont toute l’équipe a apporté un soutien constant à sa réalisation pratique ; la Société japonaise de langue et littérature françaises qui a choisi de faire sien le projet lors de la demande de subvention auprès de la Fondation Maison franco-japonaise ; l’Université Keio dont la subvention aura permis la publication japonaise de ses actes ; le laboratoire de recherche de Kai Gohara, de l’Université de Tokyo grâce auquel la venue au Japon de Christophe Bident a été possible ; le laboratoire de recherche de Nao Sawada, de l’Université Rikkyo qui a pris en charge une partie des frais liés au colloque, en particulier ceux de traduction.
10La version japonaise des Actes du colloque a été publiée au printemps 2024, aux éditions Suiseisha, sous le titre Terreur et rhétorique - Giraudoux, Sartre, Blanchot, Paulhan.