Colloques en ligne

Nathalie Ségeral

Donner la vie dans un camp de la mort : grossesse, naissance et maternité dans deux témoignages tardifs

Giving Birth in a Death Camp : Pregnancy, Childbirth and Motherhood in Two Belated Testimonies

1Bien que les études consacrées au sort des femmes durant la Shoah aient pris leur essor depuis les années 1990, la subjectivité maternelle constitue un angle mort des études féministes, mémorielles et historiques (O’Reilly, 2009, p. 5) et les quelques études consacrées au thème de la maternité durant la Shoah ont tendance à reproduire une essentialisation du rôle des femmes en tant que soignantes ou mères sacrificielles (Waxman, 2017, p. 3), oblitérant la diversité de l’expérience génocidaire. C’est cette lacune que la présente étude se propose de combler en se concentrant sur deux témoignages de naissance dans les camps : l’un raconté du point de vue maternel – J’ai donné la vie dans un camp de la mort, de la résistante Madeleine Aylmer-Roubenne, portant sur son accouchement à Ravensbrück et publié en 1997 – l’autre du point de vue filial – Je suis née à Bergen-Belsen, d’Yvonne Salamon, co-écrit avec la journaliste Frédérique Agnès et publié en 2020. Si Madeleine Aylmer-Roubenne et Hélène Salamon (la mère d’Yvonne) furent toutes deux déportées à cause de leur engagement dans la Résistance, Hélène était juive tandis que Madeleine ne l’était pas.

2Madeleine était enceinte de quatre mois lors de son arrive à Ravensbrück, le plus grand camp de femmes de l’entreprise concentrationnaire. Plus de 100 000 femmes y avaient été incarcérées au moment de sa libération le 30 avril 1945. Hélène était également enceinte de quatre mois à son arrivée à Bergen-Belsen, autre camp pour femmes ouvert en 1944. Des parallèles peuvent être établis entre ces deux témoignages. Les deux filles nées dans les camps – Sylvie et Yvonne – rapportent ainsi avoir plus tard cristallisé sur la nourriture leur rébellion à l’encontre de leur mère perçue comme étouffante. Cependant, tandis que Sylvie (la fille de Madeleine) a toujours su qu’elle était née à Ravensbrück, Yvonne ignorait le secret de sa naissance jusqu’à l’âge de vingt-huit ans.

3Cet article se penche donc sur l’inattendu et l’extraordinaire, à savoir la naissance et la vie au sein de l’univers concentrationnaire. Il se propose d’analyser la reconstruction identitaire dans le sillage du traumatisme touchant à la grossesse et à la maternité dans les camps, au prisme des études maternelles (O’Reilly, 2009 ; Almond, 2010 ; Stone, 2012), notamment du concept de « féminisme incarné » (Froidevaux-Metterie, 2021), ainsi que de la psychanalyse du traumatisme (Felman et Laub, 1992 ; Herman, 2015 ; Davoine, 2018). Comment la mise en récit du traumatisme lié au péri-partum durant la Shoah permet-elle de jeter un nouveau regard sur la psyché maternelle ? Nous verrons que l’enjeu, pour Madeleine Aylmer-Roubenne, est de sublimer le traumatisme de la grossesse à Ravensbrück, de le transformer en un acte de résistance, tout en s’attachant à réparer la relation avec sa fille. Dans le cas d’Yvonne Salamon, la réécriture de sa naissance vise à se réapproprier son histoire, le témoignage tardif permettant de combler les lacunes du silence de la mère défunte. Dans les deux cas, l’enjeu de la narration se trouve dans de multiples (re)naissances et, chez Salamon, dans la coupure du cordon symbolique la reliant à sa mère.

Madeleine Aylmer-Roubenne : la grossesse comme acte de résistance

4Contrairement à Hélène Salamon (1905-1987), Madeleine Aylmer-Roubenne (1924-2012) a laissé plusieurs témoignages sur la naissance de sa fille Sylvie à Ravensbrück. Le premier, enregistré en 1965 pour l’Institut National des Archives, accorde une place importante à l’impossibilité d’allaiter. Il contraste quelque peu avec un deuxième témoignage qu’elle donne en 1980 à l’Association des Déportées et Internées Résistantes (ADIR), et qu’elle reformule dans ses mémoires publiés en 1997 et intitulés J’ai donné la vie dans un camp de la mort. Ce témoignage sera lui-même reformulé en 2012 dans une nécrologie intitulée « Hymne à la vie » rédigée par François Pédron sur le site de l’Institution Nationale des Invalides. À tout cela s’ajoutent les entretiens donnés par sa fille Sylvie. On note que l’accouchement de Madeleine à Ravensbrück est mis en exergue dans tous ces récits, fournissant un rare « discours sur l’enfantement », dont la philosophe Clarisse Picard déplore l’absence dans les discours féministes et historiques contemporains (2022, p. 13).

5Fille unique d’une famille appartenant à la bourgeoisie parisienne, Madeleine rejoint la Résistance aux côtés de son mari, Jean Aylmer, mort en déportation à Dora-Nordhausen (Aylmer-Roubenne, s. d.). Après la guerre, elle se remarie (à Roger Roubenne) et donne naissance à trois autres enfants. Dans son témoignage publié en 1997, elle consacre plusieurs pages au récit des circonstances difficiles de son retour de déportation, alors que, très affaiblie par ses années à Ravensbrück, elle devait néanmoins continuer à lutter pour retrouver une place au sein d’une société qui n’en laissait pas à une veuve élevant seule un enfant (Aylmer-Roubenne, [1997] 1999, p. 162-164).

6Sylvie est donc née à Ravensbrück le 21 mars 1945. Le récit de sa naissance au camp est ainsi présenté par sa mère : « Pour moi, la scène principale de ce témoignage est la naissance de ma fille, la vie » (Aylmer-Roubenne, [1997] 1999, p. 87). Madeleine raconte s’être sentie terrifiée par les premières douleurs de l’accouchement, dans la mesure où elle était dans l’ignorance totale de la manière dont se déroulait une naissance (p. 90-91). Sylvie voit le jour au Bloc 1 avec l’aide d’une sage-femme allemande déportée pour avoir pratiqué des avortements. Le travail et l’accouchement ont lieu dans le noir, sans eau ni électricité (p. 89). Il est interdit de crier (p. 87). Le bébé est ensuite transféré au Bloc 5 de Ravensbrück, également surnommé « chambre d’enfants » et uniquement connu à travers les témoignages de survivantes car Ravensbrück est un camp quasiment sans archives (Helm, 2016, p. 27). D’après plusieurs témoignages (dont celui de Marie-José Chombart de Lauwe, résistante française alors employée comme puéricultrice au Bloc 5), jusqu’en septembre 1944 les bébés étaient systématiquement « avortés » jusqu’à huit mois de gestation et les bébés nés à terme étaient immédiatement tués (Chombart de Lauwe, 2015, p. 31). Ensuite, au moment de la naissance de Sylvie, une pseudo-pouponnière est créée et il devient toléré de donner naissance à la condition expresse que cela se fasse sans que personne ne le remarque, ce qui voulait généralement dire accoucher la nuit et surtout ne crier en aucun cas. Chombart de Lauwe (l’infirmière française) et Aylmer-Roubenne rapportent toutes deux qu’à Ravensbrück non seulement les accouchements se faisaient dans le plus grand silence mais, également, que les nouveau-nés semblaient avoir compris que retenir leurs pleurs était leur seule chance de survie, puisqu’en naissant, ils gardaient tous un silence absolu1.

7Tout au long de son récit, Aylmer-Roubenne met l’accent sur la sororité et l’entraide entre déportées françaises, ayant rendu sa survie et celle de Sylvie possibles, évoquant à chaque étape de son parcours d’innombrables exemples de camarades déportées enceintes qui furent moins chanceuses qu’elle (Aylmer-Roubenne, [1997] 1999, p. 170 et p. 81). Ce basculement du récit de survie individuelle vers un récit communautaire mettant en exergue la sororité unissant les détenues est caractéristique des témoignages tardifs, comme le remarque Sharon Kangisser Cohen (2014, p. 81). Madeleine explique qu’aux yeux de ses camarades, « Sylvie représentait le triomphe de la vie » (Aylmer-Roubenne, [1997] 1999, p. 189). Cette affirmation est un leitmotiv de son témoignage : le nouveau-né est une preuve de survie et il se trouve investi d’emblée d’une mission qui dépasse sa seule existence, comme l’a repéré Helen Epstein dans plusieurs témoignages de fils et filles de rescapés nés après la guerre (Epstein, [1979] 2012, p. 101). D’ailleurs, le récit du traumatisme de l’accouchement à Ravensbrück devient progressivement un récit de résistance, dans lequel être enceinte et enfanter permettent de combattre la déshumanisation de l’univers concentrationnaire.

8Venant tempérer ce récit de maternité triomphale qui présente la grossesse comme un acte de résistance2, la voix de Sylvie s’élève, évoquant une mère émotionnellement distante (Aylmer-Roubenne, [1997] 1999, p. 197). Ce témoignage d’Aylmer-Roubenne est rendu particulièrement intéressant par les multiples détours et remaniements qu’il subit, ayant également été mis en fiction par l’écrivaine Valentine Goby dans son roman intitulé Kinderzimmer (2013). Construit à partir d’archives et de témoignages de survivantes, il porte sur la pouponnière de Ravensbrück entre septembre 1944 et mars 1945, par laquelle 522 nouveau-nés transitèrent. Ce roman met en scène Mila, une jeune résistante française dont le personnage s’inspire de Madeleine. Après avoir mis au monde son bébé, elle le laisse dans la Kinderzimmer, où celui-ci finit par mourir de faim et de froid. Mila décide alors d’adopter le bébé d’une camarade décédée. La mère et l’enfant survivent tous deux jusqu’à la libération et retournent à Paris, où Mila élève cet enfant comme s’il était son fils biologique. Le roman met en scène les problématiques de genre à travers la maternité et le corps féminin, soulignant l’expérience intrinsèquement sexuée et incarnée de la Shoah (voir Ségeral, 2020). La maternité d’adoption permet à la narratrice de survivre puis de revivre après la déportation.

9Goby choisit d’omettre l’aspect du témoignage de Sylvie portant sur le manque d’amour dont elle dit avoir souffert de la part de sa mère, et de le remplacer par une histoire de maternité « réussie », selon les critères énoncés par la psychiatre Barbara Almond (2010, p. 57). Interviewée pour l’INA en 1965, Sylvie Aylmer explique dans J’ai donné la vie dans un camp de la mort que ce n’est qu’à treize ans qu’elle a compris ce qu’impliquait le fait d’être née dans un camp de concentration (Aylmer-Roubenne, 1997, p. 193). Elle choisit ensuite de se retirer de la vie publique jusqu’à une interview accordée en 2013 dans le sillage de la mort de sa mère et de la publication de l’ouvrage de Goby. Dans l’entretien, Aylmer déclare avoir particulièrement aimé Kinderzimmer et ajoute que le choix de Goby de faire adopter par la narratrice le bébé d’une autre déportée suite à la mort de son nourrisson biologique l’a poussée à se demander si, peut-être, elle n’avait pas elle aussi été adoptée et si Madeleine ne lui aurait pas caché ne pas être sa mère biologique (Aylmer, 2013). Ainsi, la fiction influence ici la réalité, lui substituant un récit mère-fille plus satisfaisant.

10J’ai donné la vie dans un camp de la mort donne à entendre deux voix, la première partie du récit étant écrite par Madeleine et la deuxième par sa fille Sylvie. Cette dernière partie imagine un dialogue entre Madeleine et Sylvie, dont Madeleine regrette l’impossibilité dans la vraie vie : « Combien d’années nous faudra-t-il attendre pour qu’entre elle et moi s’ouvre le dialogue ? / Ainsi, j’ai pensé laisser la parole à ma fille Sylvie : ne lui revenait-elle pas ? » (Aylmer-Roubenne, 1997, p. 191). Bien qu’Aylmer-Roubenne n’ait de cesse de proclamer son désir d’affirmer le triomphe de la vie et de transmettre un message d’espoir, il s’avère que son témoignage sert à donner à sa fille une voix, qui avait été étouffée sous le poids des nombreux témoignages de Madeleine. Il s’agit aussi d’un récit de double naissance : celle de Sylvie et celle de sa mère. Madeleine achève d’ailleurs son récit sur l’énoncé suivant : « Et je puis dire maintenant, seulement maintenant : ‟Je ne regrette pas mon passage au camp de Ravensbrückˮ […] C’est cette transformation qui constitue l’initiation, celle de la seconde naissance. À Ravensbrück, je suis née une seconde fois » (Aylmer-Roubenne, 1997, p. 220). Cette conclusion fait écho à la description, par Aylmer-Roubenne, du passage par la Suède à la Libération, lors de son rapatriement vers la France, et qu’elle qualifie « [d’]initiation à la seconde naissance » (Aylmer-Roubenne, 1997, p. 151). La naissance, et la réappropriation d’une « subjectivité incarnée » (Stone, 2012, p. 3), constituent donc bien tout l’enjeu de ce témoignage tardif.

Yvonne Salamon : témoigner pour renaître

11Le témoignage d’Yvonne Salamon s’articule lui aussi autour de l’enjeu de la naissance et il est également raconté à deux voix, puisqu’il est co-écrit avec la journaliste Frédérique Agnès, adoptant la posture narrative de la mère de la narratrice. Le livre alterne entre chapitres autobiographiques rédigés par Salamon et chapitres écrits par Agnès. En ce sens, bien que Je suis née à Bergen-Belsen soit présenté comme un témoignage, il s’agit d’une fiction. Le récit est d’ailleurs décrit comme étant « [f]ondé sur toutes ces sources [entretiens enregistrés, sources historiques, archives biographiques personnelles et lettres laissées par Hélène] […] un dialogue imaginaire et reconstitué entre […] une mère et sa fille, à jamais liées par un amour fusionnel » (Salamon et Agnès, 2020, p. 10, italiques du texte). Ainsi, la préface place d’emblée la relation mère-fille au centre du projet testimonial. Cependant, nous verrons que le but ultime du témoignage concerne la (re)naissance d’Yvonne grâce à l’écriture de ce récit.

12La mère d’Yvonne, Hélène (de son vrai nom Ida), sage-femme de formation, était arrivée de Pologne en France, à Marseille, à l’âge de vingt-et-un ans avec son mari. Avant d’entrer dans la Résistance, Hélène avait pris soin de cacher ses deux premiers enfants à la campagne. Elle est arrêtée en février 1944 par la Milice française, alors qu’elle n’est enceinte que d’un mois. Après avoir été torturée, elle est transférée à l’autorité de la Gestapo du fait de sa judéité, puis envoyée à Drancy et Bergen-Belsen, où elle donne naissance à Yvonne le 20 octobre 1944, dans la solitude la plus totale. Elle réussit même à allaiter un peu : « Miracle, alors que tu n’en as pas eu après tes premières grossesses, tu découvres que tu as un peu de lait. Et je tète. Un moment de pure grâce » (Salamon et Agnès, 2020, p. 79, italiques du texte). Or, le témoignage de Francine Christophe, alors âgée de 11 ans, vient contredire ce témoignage romancé : « Madame Salamon, épuisée, n’a pas de lait » (Christophe et Marlière, 2021, p. 66). Dans ce témoignage, la mère de Francine décide même de donner à Hélène Salamon le précieux carré de chocolat qu’elle avait conservé pour sa propre fille depuis le départ de Drancy.

13Après sa naissance, Yvonne survit au camp pendant six mois, cachée sous la blouse de sa mère, emmaillottée sur sa poitrine grâce à des langes que ses camarades avaient réussi à coudre. Faisant écho aux témoignages d’Aylmer-Roubenne et de Chombart de Lauwe, qui convergent sur le silence des nourrissons dans les camps, jamais Yvonne ne pleura, y compris à sa naissance. En avril 1945, à la Libération, Hélène défait pour la toute première fois l’emmaillotage d’Yvonne, qui se met à pleurer, comme si elle naissait soudain enfin (Christophe et Marlière, 2021, p. 66 ; Salamon et Agnès, 2020, p. 131).

14À ces circonstances extrêmes s’ajoute que le père d’Yvonne n’est pas le mari d’Hélène. Hélène ne mentionne pas son accouchement à Bergen-Belsen dans les écrits retrouvés à sa mort (Salamon et Agnès 2020, p. 77), ce que sa fille interprète comme une forme de honte autour de sa conception. Cependant, il est possible également que le traumatisme de l’accouchement ait été trop violent pour être énoncé, laissant place à un silence salvateur, comme l’explique la psychiatre et psychanalyste Rachel Rosenblum à propos de certains traumatismes de la Shoah (Rosenblum, 2009, p. 1321).

15Le témoignage d’Yvonne est donc construit autour d’une histoire manquante, celle de sa naissance, dont elle regrette amèrement que sa mère ait choisi de ne jamais lui parler. La narratrice résume ainsi l’enjeu de ses multiples naissances : « Je suis née trois fois : le 20 octobre 1944 à Bergen-Belsen, puis à la Libération en avril 1945, puis officiellement lorsque j’ai été déclarée en mairie le 15 août 1945 à Marseille » (Salamon, 2021). Après la guerre, lorsqu’Hélène retrouve son mari qui a lui aussi survécu à la déportation, elle lui annonce que la petite Yvonne, alors âgée de six mois, est un bébé hollandais adopté à la mort d’une camarade de déportation (Salamon et Agnès, 2020, p. 90). Plus tard, elle avoue la vérité à son mari mais dit à Yvonne qu’elle a le même père que ses frères et sœurs et qu’elle est née après la Libération. Jusqu’à l’âge de seize ans, Yvonne a donc cru être née le 15 août 1945. Lorsqu’elle finit par calculer qu’il est impossible que ses parents aient été ensemble au moment de sa date supposée de conception, sa mère, persévérant dans le mensonge, élabore un conte de fées selon lequel son mari aurait réussi à s’échapper de son camp pour une nuit et à se glisser à Bergen-Belsen pour retrouver sa femme avant de repartir subrepticement au petit matin (Salamon et Agnès, 2020, p. 90). Ce recours à un récit féerique fait écho au processus de sublimation évoqué par Rosenblum dans le cas de sa patiente surnommée « Boucles d’Or » (Rosenblum, 2009, p. 1328), qui transforme l’histoire de son adoption suite à la déportation de ses parents en un conte de fées lui permettant de tenir à distance toute émotion négative.

16Yvonne a vingt-huit ans lorsqu’elle apprend que son père n’est pas son géniteur, ce qu’elle définit comme le traumatisme fondateur de son existence, déplaçant le traumatisme de la naissance à Bergen-Belsen vers celui du mensonge : « quelle déflagration dans ma vie ! […] Quelque temps plus tard, on m’a diagnostiqué une maladie – le diabète – et je n’ai aucun doute sur le fait que ce choc y est pour quelque chose » (Salamon et Agnès, 2020, p. 92, italiques du texte). Le choix des termes « déflagration » et, auparavant, « séisme » (p. 55), évoquant le terrorisme ou une catastrophe naturelle, souligne l’ampleur du traumatisme causé par cette révélation sur les circonstances de sa naissance. Yvonne Salamon explique qu’elle ne réussit jamais à accepter le mensonge de sa mère. Ainsi, le silence et le mensonge entourant la relation mère-fille biaisée par la mise au monde dans un camp de concentration viennent ébranler, voire détruire, le récit de maternité pourtant présenté comme triomphal dans la préface de l’ouvrage.

17L’enjeu de la narration semble donc être, pour Yvonne, la réappropriation de sa naissance. Elle s’adresse à sa mère décédée en ces termes : « je le sens, tu veux […] me rendre officiellement ma vraie naissance […] Mais, aujourd’hui encore, je ne sais pas si je suis véritablement née ce jour-là. Pourquoi ? Parce que c’est aussi ta date de naissance » (Salamon et Agnès, 2020, p. 109, italiques du texte). Par ces mots, Yvonne entreprend de recréer la subjectivité de sa mère tout en luttant pour se dissocier d’elle, la forme exclamative et la coïncidence des dates de naissance pouvant être lues comme une tentative infructueuse de la part de la narratrice de couper ce cordon ombilical qui la relie à sa mère depuis plus de soixante-dix ans. Le récit est d’ailleurs ponctué de points de suspension et d’interrogation, faisant écho aux techniques d’évitement et de distanciation décrites par Rosenblum (2009, p. 1320). Le traumatisme concernant la naissance d’Yvonne est tel qu’il ne peut être livré que par le truchement de multiples médiations. Le catalyseur en est le témoignage de Francine Christophe. C’est en assistant à la pièce de théâtre adaptée du témoignage de Christophe (Salamon et Agnès, 2020, p. 82), sur sa déportation à Bergen-Belsen avec sa mère à l’âge de neuf ans, qu’Yvonne reconnaît l’histoire de sa naissance sous les traits de la déportée « Madame S. » (Christophe et Marlière, 2021, p. 65).

18Le chapitre central du texte d’Yvonne est constitué de son propre récit de naissance imaginaire qui vient combler les lacunes du récit laissé par sa mère. À ce stade du récit, l’acte de raconter revêt une fonction cathartique, dans la mesure où Yvonne a désespérément besoin de combler cette lacune de son histoire afin de pouvoir surmonter le traumatisme du mensonge et reprendre le cours de sa vie. Par conséquent, l’acte d’imaginer l’histoire de sa naissance à Bergen-Belsen, et de la raconter à la première personne du singulier, lui permet de se la réapproprier : « Le travail est très long. Et très difficile. Mais dans la nuit, je finis par sortir sans un cri, sans un pleur, comme si j’avais intégré le fait qu’il fallait se cacher. […] Tu coupes toi-même le cordon ombilical et me serres sur ta poitrine. » (Salamon et Agnès, 2020, p. 78-79, italiques du texte). L’impossibilité pour Yvonne de se construire pourrait également être attribuée à ce que Rosenblum décrit comme un évitement de l’horreur qui se transforme en évitement de la vie (Rosenblum, 2009, p. 1318), dans la mesure où Yvonne aurait, inconsciemment, pressenti la vérité entourant sa naissance mais se serait protégée par une conduite d’évitement l’empêchant de l’entendre, d’où son recours aux paroles d’une tierce personne (Francine Christophe) caractéristique du langage dés-affecté, bannissant les émotions et recourant aux paroles d’autrui [« dis-affected language [...] banishing affect and using the words of others »] (Rosenblum, 2009, p. 1320).

19Ce récit imaginé et recréé par Yvonne, soixante-dix ans après les faits, nous renvoie, par ses multiples échos, à certains détails présents dans le témoignage d’Aylmer-Roubenne et dans le roman de Goby dont il semble qu’ils aient servi à Salamon et Agnès pour combler les lacunes de l’histoire d’Yvonne. Ici, fiction et témoignages viennent nourrir un témoignage défaillant. Après avoir recréé l’histoire manquante de sa naissance, Salamon peut à son tour se réapproprier sa subjectivité et adopter un rôle maternel envers sa mère, devenant actrice de son récit de survie : « Maintenant, maman, je vais te raconter une histoire extraordinaire. Qui m’est arrivée. Et qui m’a permis d’apprendre des détails sur le moment où tu as accouché dans le camp » (Salamon et Agnès, 2020, p. 81, italiques du texte). Le chapitre qui suit est construit autour de la mise en abyme du témoignage de Francine Christophe, ce qui permet à l’histoire de la naissance d’Yvonne d’être racontée par une tierce personne, un témoin, lui conférant par ce biais la légitimité recherchée. Francine Christophe, tout comme Frédérique Agnès, adopte ainsi le rôle de sage-femme permettant la (re)naissance d’Yvonne, Francine devenant également mère de substitution pour Yvonne : « Quelques jours plus tard, [Francine] m’appelle. […] Elle fait ce que tu n’as jamais pu faire avec moi, maman. Elle me raconte l’Histoire et, en l’occurrence, mon histoire » (p. 83).

Témoignages tardifs et maternité reconstruite

20Cette étude a exploré les enjeux du témoignage tardif (chez Aylmer-Roubenne) et reconstruit (chez Salamon) entourant deux naissances dans les camps. Chez Aylmer-Roubenne, le traumatisme de l’accouchement à Ravensbrück et la survie dans des conditions inhumaines sont sublimés, faisant de la grossesse un acte de résistance. Chez Salamon, le témoignage fictif permet la renaissance de la narratrice et la coupure symbolique du cordon ombilical la reliant à sa mère et l’ayant jusqu’alors empêchée de vivre. Le témoignage sert également à combler les lacunes d’une histoire incomplète – incomplète soit parce qu’elle ne peut être entièrement appréhendée soit parce qu’elle a été marquée au sceau du secret.

21Dans un texte autobiographique, la psychanalyste Françoise Davoine explique que ce n’est qu’après la mort de sa mère qu’elle a compris que celle-ci s’était montrée dure parce qu’elle avait été traumatisée. Évoquant sa pratique psychanalytique auprès de survivants de la Shoah, elle ajoute : « [J’]ai été poussée et convaincue malgré moi du fait que je pouvais être témoin d’événements sans témoins3 ». Cette citation fait écho au texte de Salamon, en ce que Frédérique Agnès et Francine Christophe font toutes deux symboliquement office de témoins d’un événement sans témoins, à savoir la naissance d’Yvonne à Bergen-Belsen, afin que celle-ci puisse naître une quatrième fois. Salamon peut enfin « couper le cordon invisible qui [la] reliait) » à sa mère (Salamon et Agnès, 2020, p. 41, italiques du texte) et commencer à vivre. « Mais, soudain, après avoir appris cela, j’ai pris les grandes décisions de ma vie. J’ai commencé médecine à 32 ans. Et j’ai acheté ma maison de la Treille. Comme si je ne pouvais pas avant » (Salamon 2021), précise-t-elle. Ainsi, ce n’est qu’après avoir enfin entendu les paroles comblant les lacunes de son histoire qu’Yvonne peut commencer sa vie. Dans le témoignage d’Aylmer-Roubenne, sa fille Sylvie est investie du rôle de témoin de l’histoire de sa mère, histoire dont s’empare Valentine Goby dans sa fiction, créant ainsi un récit cohérent et satisfaisant d’espoir et de survie, ce qui permet à Madeleine de conclure son témoignage sur ces lignes : « À Ravensbrück je suis née une seconde fois » (Aylmer-Roubenne, [1997] 1999, p. 220). En ce sens, ces deux témoignages tardifs de naissance dans les camps s’articulent autour de problématiques de naissance et renaissance, où la maternité réécrite fait office de réparation et où, dans le cas d’Yvonne Salamon, en dépit de trois naissances consécutives, seul le passage par la mise en littérature du récit personnel lacunaire permet la véritable naissance. De plus, Hélène Salamon (la mère d’Yvonne), dont la voix n’avait jamais été entendue à propos de son accouchement à Bergen-Belsen, peut enfin se faire entendre par le truchement de sa fille et, de là, retrouver la subjectivité maternelle dont elle avait été privée.