Colloques en ligne

Anne Besson

Les listes de personnages dans les cycles de fantasy romanesque sont-elles si annexes ?

Lists of Characters in Literary Fantasy Cycles: Secondary Appendices?

La rive mythologique […] s’est récemment accrue de façon exponentielle avec l’arrivée des créatures de la fantasy : Hobbits, Taurens, Draenaï, zombies, gobelins, orques […], des myriades de créatures ne cessent d’arriver journellement, et leur nombre, depuis une dizaine d’années, a dépassé celui des créatures de tous les contes et légendes du monde. Les dragons sont tellement nombreux qu’on les a relégués sur une petite planète satellite, car ils auraient menacé l’équilibre démographique de la planète Fiction. Une autre planète jumelle de celle-ci a été mise à disposition des créatures issues des univers de Lovecraft, Tolkien et Howard. Mais sur la planète Fiction même, la population féerique croît à une telle allure que les autorités de Shadavar soupçonnent qu’elle parvient à se reproduire, alors que cette faculté, tout humaine, n’est normalement pas donnée aux personnages retirés sur cette planète. Mais qui sait à quoi peuvent arriver des créatures issues de la magie ? (Françoise Lavocat, Les Personnages rêvent aussi, 2020, p. 63)

1La fantasy est sans doute l’espace générique contemporain où se déploient les populations fictionnelles les plus importantes (à la fois nombreuses et visibles, influentes) – et donc l’un des principaux pourvoyeurs de nouveaux habitants arrivés en masse sur la planète Fiction, au point d’en bouleverser l’équilibre démographique et même l’écosystème dans l’ouvrage de Françoise Lavocat, Les Personnages rêvent aussi, que nous citons en épigraphe1. Les œuvres de fantasy, dont nous intéresseront ici les formes romanesques, attirent des foules de lectrices, spectateurs, joueuses, pratiquants, et mobilisent également, au sein de leurs univers de fiction, des personnages nombreux et variés. Ces récits, mêlant les veines épiques, historiques et merveilleuses2, orchestrent en effet des intrigues à l’échelle de peuples entiers, mettant ainsi en valeur la vastitude ou le foisonnement, la diversité chatoyante ou impressionnante de ce que leurs mondes ont à offrir. Les personnages principaux, déjà pluriels, groupes de héros-quêteurs, représentants de points de vue et d’origines différents, voyagent à travers les paysages naturels et urbains qu’ils nous permettent de découvrir, donnant l’occasion de scènes de groupe ou de foule dans les auberges, les marchés, les rues, et se trouvent souvent au cœur d’immenses batailles jetant les unes contre les autres des armées innombrables.

2L’usage de listes de personnages, ou dramatis personae, fournis au lectorat en annexe, en début ou le plus souvent en fin d’ouvrage, assez spécifique à la fantasy au sein des littératures de genre3, s’explique en partie par ces considérations toutes quantitatives. Sans doute moins frappantes que les cartes ou généalogies, elles n’ont pas fait l’objet de recherches jusqu’ici. Or si de telles listes peuvent être considérées comme mineures, sous-catégorie au sein des annexes de fantasy, au caractère à la fois accessoire et fonctionnel, nous nous attacherons à faire ressortir en quoi elles apparaissent cependant significatives d’un rapport au genre et au personnage. La fantasy – comme les autres genres populaires – s’est développée en embrassant ses propres normes et codes, les reprenant en même temps qu’elle les retravaillait ou les interrogeait ; il se trouve que le caractère presque interchangeable de personnages tous plus ou moins semblables en fait partie. En prenant appui sur un large corpus représentatif des sous-genres concernés par ce procédé, largement composé de cycles anglophones et de leurs traductions, on verra quelle place tient le dramatis personae parmi les marqueurs du genre et ce que cette annexe nous apprend du statut qu’y occupe le personnage.

Le dramatis personae comme marqueur dans l’histoire des sous-genres de la fantasy

3La fantasy met de manière générale l’accent sur les opérations de world building4, de manière encore plus nette en ce qui concerne ses sous-genres centraux5, qu’on qualifie, sans que les frontières soient nettes entre chacune des appellations, de fantasy « épique », « historique », « médiévale » ou encore de high fantasy ou de medfan dans le domaine des jeux. Les œuvres s’y attachent à présenter un « monde secondaire6 » qui doit apparaître autant que possible complet, autonome et cohérent ; c’est pourquoi sous sa forme littéraire elle privilégie la constitution de cycles, ensembles de romans longs dont les volumes successifs présentent le développement expansif d’un monde fictionnel au fur et à mesure de son exploration pour les besoins d’une quête ou d’un conflit. Cet échafaudage mondain tend à être étayé, pour lui conférer la plus grande solidité, par le biais de pseudo-documents ou d’artefacts fictionnels7, qui vont nous donner accès à l’histoire, à la géographie, aux travaux scientifiques ou à la production culturelle de ces univers. Ainsi, parmi les traits distinctifs du genre tels qu’ils se sont progressivement fixés à partir d’une origine principale, Le Seigneur des Anneaux de Tolkien (The Lord of the Rings, 1954-1955), figurent un certain nombre d’annexes ou appendices qui dans leur forme et leur fond se présentent comme autant de « documents sur le monde », en ouverture des volumes (les nombreuses cartes) ou à leur fin (chroniques historiques, lexiques). Tolkien n’avait pas inclus de dramatis personae en conclusion de son grand roman, leur préférant des arbres généalogiques (Appendice C) justifiés en perspective interne par la passion des Hobbits pour leur histoire familiale8. On voit en revanche de telles listes figurer, de manière extrêmement développée, dans le cycle en cours de publication qui concurrence aujourd’hui celui de Tolkien comme parangon du genre, Le Trône de Fer (A Song of Ice and Fire) de George Martin, dont le premier volume est publié en 1996.

4Leurs premières apparitions semblent se faire sous une forme mixte, celle du « Glossaire » en fin d’ouvrage, dans plusieurs grands cycles de la période d’expansion du genre de la fantasy dans l’aire anglophone, qui s’amorce dans les années 1970 (trilogies des Derynis de Katherine Kurtz à partir de 1970, cycle de Shannara de Terry Brooks à partir de 1977), et prend son ampleur dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990, dans le prolongement direct du modèle tolkienien alors hégémonique, avec par exemple L’Arcane des Épées (Memory, Sorrow and Thorn) de Tad Williams (3 volumes en anglais, 1988-1993) ou La Roue du Temps (The Wheel of Time) de Robert Jordan (14 volumes, dont 3 posthumes, 1990-2013). Les glossaires, sur une quinzaine de pages, s’y présentent bien sous forme de liste, classée par ordre alphabétique ; mais chez Jordan se mêlent noms propres, noms communs inventés et extraits de langues imaginaires9, et chez Williams s’associent aux « Personnages » (« People ») d’autres catégories classées exactement sur le même plan, « Géographie » (« Places », noms de lieux), « Créatures » (« Creatures »), « Choses et objets » (« Things »), « Prononciation » (« A Guide to Pronunciation ») et « Vocabulaire » (« Words and Phrases »)10. Il s’agit à la fois de rendre hommage à l’inventivité du world building de Tolkien et de le concurrencer sans toutefois en approcher du tout le niveau de précision, notamment linguistique, si bien que les noms propres, les plus nombreux, semblent presque là pour faire masse et étoffer un lexique aux occurrences assez pauvres.

5Ce long mouvement « post-tolkienien » de la fantasy, durant lequel chaque saga importante s’éloigne un peu plus du modèle en développant des pistes nouvelles pour s’en démarquer, aboutit, après son expansion, à l’explosion du genre au tournant du siècle (reconnaissance du grand public, développement quantitatif majeur, multiplication des sous-genres et des lectorats visés). A Song of Ice and Fire, qui paraît à partir de 1996, s’inscrit dans la lignée de nos premiers exemples tout en donnant la première impulsion de cette nouvelle séquence. Chaque volume du cycle de Martin comprend cette fois un appendice final d’une tout autre ampleur : plusieurs centaines de personnages y sont répertoriés, classés par « maison » d’appartenance (groupe familial et clanique : « House Arryn », « House Frey », « The Wildlings, or the Free Folks »…) puis également par région ou localisation (« In Braavos », « Beyond the Wall », par exemple), aux subdivisions multiples et sur plusieurs dizaines de pages – 70 pages environ pour le volume 4 par exemple11.

6Cette longue annexe est systématiquement mise à jour dans chaque volume, dans son contenu mais aussi dans son organisation, proposant ainsi, en dépit de sa forme non-narrative, des informations sur l’avancée du récit dont elle donne une synthèse et un point d’étape dans la perspective des suites à venir. La liste de A Game of Thrones (vol. 1) n’est pas la même que celle de A Storm of Sword (vol. 3) ou de A Dance with Dragons (vol. 5), et ce dès les premières lignes. Le segment initial et principal, intitulé « The Kings and Their Courts » pour les volumes 2, 3 et 4, décisif tant la question de savoir qui à ce moment-là règne sur telle ou telle zone de Westeros résume les enjeux du récit, disparaît sous cette forme dans le volume 5, la plupart des clans impliqués dans la Guerre des Rois basculant alors, faute de combattants, dans les « Familles petites et grandes ».

7La même ambition réorientant la fantasy vers des intrigues politiques, dynastiques et stratégiques ou militaires12, se lit également dans l’autre grand cycle démarré durant cette même période, le Livre malazéen des Glorieux Défunts ou Livre des Martyrs (Malazan Books of the Fallen de Steven Erikson, à partir de 1999), et ce n’est donc pas un hasard si lui aussi comporte un dramatis personae, en ouverture de volumes cette fois, regroupant les personnages selon leur zone d’action (« The Malazan Empire », « In Darujhistan ») et leur affiliation ou compagnie militaire (« The Bridgeburners », « The Imperial Command », « The T’orrud Cabal », « The Guild of Assassins »…). Dans un cadre générique aussi codifié que la fantasy, chaque variante sur les attendus constitue en soi une prise de position – littéralement une manière de se positionner dans l’espace contraint du genre –, et le choix de l’annexe de type « liste », associé à des personnages presque exclusivement humains13, en vient dès lors à connoter assez nettement le sous-genre de fantasy « historique » et politique sombre, dite aussi gritty ou grimdark fantasy, qui s’impose dans le secteur de la littérature pour adultes depuis le tournant du siècle et la décennie 2010 en particulier (voir Kergoat, 2021).

8Ainsi, entre autres, la trilogie Blood Song (Raven’s Shadow) d’Anthony Ryan (2012-2015) modèle-t-elle son « Appendice 1. Dramatis Personae » (Ryan, [2012] 2014, p. 641-643) sur l’exemple du cycle de Martin désormais prédominant. « Royaume unifié » décliné en « Maison Sorna », « Maison Myrna », « Maison Sendhal », « Ordres de la Foi » et « Empire Alpiran », évolution du contenu en fonction des avancées de la narration (dans le troisième volume, le même « Royaume Unifié » comprend désormais « La Cour de la Reine » et « Les hôtes de la reine ») – ces similarités indiquent à quel point, s’inscrivant dans le même sous-genre précis, Ryan reprend sans nette évolution les codes singuliers que Martin avait mis en place, sans rivaliser du tout en ampleur (trois pages contre soixante à soixante-dix). Autrement dit, la même logique parangon/épigones14, qui pouvait dans les décennies précédentes être observée avec le cas de Tolkien et ses successeurs, confirme avec le cas précis des péritextes pseudo-documentaires la manière dont le cycle de Martin, à son tour copié à échelle beaucoup plus modeste, a véritablement imposé un nouveau modèle pour la fantasy à la suite du succès de son adaptation télévisée Game of Thrones (2011-2019)15.

9Cette évolution significative des annexes comme marqueurs de l’émergence d’un nouveau sous-genre a pu passer largement inaperçue auprès du lectorat francophone, faute que celles-ci aient été mises à disposition lors des traductions : à l’instar de l’œuvre de Tolkien là encore, qui avant sa récente retraduction ne comportait pas de version complète des Appendices dans les éditions françaises les plus courantes16, les volumes de « L’Intégrale » du Trône de Fer, édition de référence chez J’ai Lu, n’intègrent tout simplement aucun appendice final17. À la place, on y trouve sur une seule page, au début des tomes (hors-pagination), une liste intitulée « Principaux personnages », énumérant une quinzaine d’entre eux. Quant aux Malazan Books of the Fallen de Steven Erikson, les romans eux-mêmes n’avaient été traduits que très partiellement avant la reprise de la publication en France chez un nouvel éditeur en 201818.

10Il reste toutefois possible, pour l’amateur curieux, de les retrouver sans trop de difficultés, en ligne, où – dans un contexte numérique où l’érudition des amateurs couvre le moindre recoin des mondes transmédiatiques – les listes de personnages sont bien entendu mises à disposition, qu’elles existent d’ailleurs dans les romans publiés ou qu’il s’agisse au contraire de pallier ce manque. En effet, le renouveau de la fantasy et de ses sous-genres depuis le tournant du xxie siècle s’est accompagné d’un mouvement d’appropriation collective par les publics sur les écrans connectés. Le développement des communautés de fans organisés sur le Web s’est notamment traduit dans l’activité consistant à créer et faire croître des Wikis, ces encyclopédies participatives de plus ou moins grande ampleur se présentant sous la forme de listes d’items cliquables. À mesure que les listes de personnages se font moins rares dans les romans des années 2000, et alors que les sagas se veulent toujours plus ambitieuses dans l’ampleur des diégèses, espaces-temps et enjeux géopolitiques qu’elles entendent embrasser, le développement des Wikis en propose une sorte d’équivalent numérique.

11Les personnages y occupent en effet une place privilégiée, car ils se prêtent parfaitement à l’exercice d’érudition fanique de la synthèse non-créative19 – ce type d’entreprises issues du lectorat existait d’ailleurs déjà sous la forme de « Dictionnaire des personnages », pour La Comédie humaine par exemple20. L’article de Wiki permet une forme d’accès aux contenus fictionnels qui ne peut exister dans les romans eux-mêmes : si on clique sur tel ou tel nom, on se voit rappeler à quel moment de quel roman le personnage apparaît, et retracer son parcours de l’un à l’autre s’il y a lieu. La catégorie « Characters » du Wiki relatif à l’un des plus vastes cycles romanesques de fantasy actuels, Les Archives de Roshar de Brandon Sanderson (Stormlight Archives, à partir de 2010), prenant lui-même place dans l’univers du Cosmère, comporte ainsi 708 articles pour autant de personnages : l’en-tête de la page prévient l’internaute, « This is a very large category! », invitant à préciser la recherche21. Les annexes du Trône du fer, manquantes dans la traduction française, sont mises à disposition sur le Wiki de l’association « La Garde de Nuit »22, tandis qu’Anthony Ryan fait de même sur son propre site pour compenser une difficulté plus récente, celle de la reproduction correcte des annexes dans les formats numériques des ouvrages, pour des raisons de compatibilité des formats et de traitement des images23.

La liste et le statut du personnage

12La relative rareté des listes de personnages dans un premier temps de l’histoire de la fantasy (celui des épigones de Tolkien), puis leur multiplication actuelle (accompagnant la vogue de la gritty fantasy dans le sillage de Martin), en particulier si l’on tient compte des innombrables Wikis, correspondent de manière plus large à une tension fondatrice du genre : le statut des personnages est en effet directement corrélé à l’équilibre relatif entre « story » et « world », l’importance prédominante de la construction de mondes en fantasy pouvant tendre à reléguer au second plan l’enjeu de l’histoire particulière qui y prend place, et donc de ses acteurs à plus forte raison. Cette question délicate est souvent soulevée dans les tables rondes de créateurs et créatrices, les guides d’écriture ou les forums de passionnés, comme un des écueils à connaître et si possible à éviter24. L’origine de cette tentation réside sans doute pour une bonne part dans la proximité immédiate entre la fantasy romanesque et le jeu de rôle sous ses différentes formes : beaucoup d’auteurs et autrices sont venus à l’écriture alors que leur passion prenait sa source dans cette pratique, et ce depuis le milieu des années 1970.

13Les grands univers comme ceux du jeu de rôle Donjons et Dragons (depuis 1974) ou des figurines Warhammer (depuis 1983), s’accompagnent d’expansions romanesques également vastes, le secteur de la ludic fantasy – si bien qu’on va tendre à penser le personnage de fantasy, via ses avatars ludiques, en tant que membre peu spécifié d’un ensemble plus vaste (à l’image de chaque œuvre du genre), représentant d’un peuple, tenant d’une fonction, de pouvoirs associés, membre d’unités de combat… Le personnage de jeu n’est en effet pas créé en tant qu’individu, car c’est au joueur ou à la joueuse qu’il revient de lui conférer, le cas échéant, des attributs singuliers ; avant cette appropriation, il reste largement une forme vide. Mais le roman de son côté a pour rôle, dans la construction transmédiatique, de raconter des histoires dans ce monde, et donc il va tendre à élire des caractères choisis, à doter ses personnages de noms propres et d’une épaisseur psychologique et temporelle, pour dire leur destin. Plot driven, voire character driven selon une opposition récurrente dans les conseils d’écriture, le roman pris dans ce contexte médiatique, qui a particulièrement modelé la fantasy des années 1980-1990, peut avoir intérêt à faire valoir sa spécificité, sa capacité à donner forme à la narration latente du monde fictionnel – et donc à proposer des personnages qui soient davantage que des figurines, qu’on puisse partager, dont on puisse se souvenir en inscrivant leurs noms. Ainsi des romans Warhammer 40 000, ou des volumes du vaste univers étendu Star Wars, vont-ils inclure en début d’ouvrage une courte liste de leurs personnages.

14Reste qu’en dépit de ces efforts pour produire dans les récits autre chose qu’un manuel de jeu de rôle, une perception partagée continue d’associer le personnel nombreux de la fantasy narrative à une masse indistincte d’êtres en grande partie interchangeables ; et ce d’autant plus qu’ils présentent une tendance agaçante à porter tous plus ou moins le même nom… En effet, l’onomastique de la fantasy, spécifique au point de faire l’objet de parodies et de nombreux générateurs automatiques de noms propres, produit un effet d’exotisme uniformisé, si bien que les noms y sont doublement difficiles à distinguer et à retenir – un peu à la façon de l’effet que peuvent produire ceux des personnages des romans russes sur le public français. Un petit échantillon de la liste de La Reine de Feu, troisième et dernier volume de Blood Song d’Anthony Ryan, permettra d’en convenir : Lyrna Al Nieren, Iltis Al Adral, Orena Al Vardrian, Murel Al Harten, Vaelin Al Sorna, Caenis Al Nysa, Dahrena Al Myrna… Les créateurs des clips parodiques « Honest Trailers » ne s’y sont pas trompés : la partie « Starring… », qui forme toujours la dernière séquence de ces vidéos, nous présente, dans leur épisode consacré aux saisons 1 à 3 de Game of Thrones, « les dix personnages dont vous avez retenu le nom, et tous ces autres personnages dont en fait le nom vous échappe [Starring… the ten characters whose names you actually remember, and all these other characters whose names you actually don’t remember] » (Honest Trailers, S3E03 « Game of Thrones vol. 1 », 3’31 sq, ma traduction). Une page intitulée « Loads and Loads of Characters » (« Des tas et des tas de personnages ») est consacrée au procédé sur le site TV Tropes25, énorme Wiki qui s’est donné pour mission de recenser les « tropes » de la culture populaire, procédés ou segments de scénario récurrents qui voyagent de médias en médias. Il est clair que les longs cycles de fantasy relèvent de cette catégorie, où les personnages sont dès le départ très nombreux, à plus forte raison quand on choisit de multiplier les lignes d’intrigue comme Tolkien le faisait déjà, selon une technique d’entrelacement que Martin a développé au point que chacun s’inquiète de savoir comment il va pouvoir rassembler un jour tant de pistes divergentes et de personnages géographiquement éloignés ; ils deviennent même toujours plus nombreux, alors même que leur taux de mortalité est grand, car l’espace qu’ils couvrent et qui ne cesse de s’étendre est synonyme de découvertes et de nouvelles rencontres.

15Le rôle des listes de personnages dans un tel contexte s’avère donc d’abord pratique – il s’agirait tout simplement d’un moyen de s’y retrouver en cours de lecture dans la touffeur d’un monde fictionnel surpeuplé. Certains cas l’exigent, par exemple pour des raisons d’onomastique historique, comme l’explique Neal Stephenson dont le Baroque Cycle (trilogie, 2003-2004) se déroule durant la deuxième moitié du xviie siècle en France et en Angleterre :

Les membres de la noblesse portaient plus d’un nom : à leur nom de famille et leur prénom, s’ajoutait leur titre.

Par exemple, le frère cadet du roi Charles ii portait pour nom de famille « Stuart » et avait été baptisé « James », et pouvait donc être appelé « James Stuart » ; mais pendant la majeure partie de sa vie, il a été « duc d’York », et pouvait donc également être appelé, à la troisième personne en tout cas, « York » (mais à la deuxième personne « Votre Altesse Royale »). Les titres changeaient fréquemment au cours de la vie d’une personne, car il était courant à cette époque que les roturiers soient anoblis et que les nobles de rang inférieur soient promus. Ainsi, non seulement une personne pouvait avoir plusieurs noms à un moment donné, mais certains de ces noms pouvaient changer à mesure qu’elle acquérait de nouveaux titres par anoblissement, promotion, conquête ou (ce qui peut être considéré comme une combinaison des trois) mariage.

Cette multiplicité de noms sera sans doute familière à de nombreux lecteurs […] mais pour d’autres, elle peut être déroutante, voire exaspérante. Le Dramatis Personae ci-dessous est là pour aider à résoudre les ambiguïtés.

[MEMBERS OF THE NOBILITY went by more than one name: their family surnames and Christian names, but also their titles.

For example, the younger brother of King Charles ii had the family name Stuart and was baptized James, and so might be called James Stuart ; but for most of his life he was the Duke of York, and so might also be referred to, in the third person anyway, as “York” (but in the second person as “Your Royal Highness”). Titles frequently changed during a person’s lifetime, as it was common during this period for commoners to be ennobled, and nobles of lower rank to be promoted. And so not only might a person have several names at any one moment, but certain of those names might change as he acquired new titles through ennoblement, promotion, conquest, or (what might be considered a combination of all three) marriage.

This multiplicity of names will be familiar to many readers […] To others it may be confusing or even maddening. The following Dramatis Personae may be of help in resolving ambiguities.] (Stephenson, [2003] 2004, p. 917, ma traduction)

16Si dans ce cas Stephenson opte pour un ordre alphabétique, moins simple qu’il n’y paraît (lequel de ces nombreux noms privilégier et selon quels critères ?), les modalités de classement des listes de personnages reflètent le plus souvent les spécificités du genre fantasy, et notamment le lien persistant entre les cycles romanesques et les jeux de rôle qui les inspirent ou les adaptent. Les principes qui prévalent dans les dramatis personae au théâtre, à savoir l’ordre d’importance dans l’action combiné à l’ordre de préséance ou de noblesse26, s’appliquent bien, mais seulement au sein d’une catégorie première, la répartition par groupes sociaux ou politiques (famille, clan, peuple, unité militaire ou ordre religieux) et/ou par lieu, présente, on l’a vu, chez Martin comme chez Steven Erikson et Anthony Ryan, mais aussi Guillaume Chamardjian et Claire Duvivier27 par exemple, ou encore Erin Hunter et sa tentaculaire Guerre des Clans entre chats sauvages28. C’est dire que les personnages apparaissent fondamentalement comme parties d’un ensemble (une catégorie « Autres » apparaît en général en fin de liste pour s’assurer de n’oublier personne), conformément aux logiques mondaines pérennisées par le jeu – non seulement le personnage correspond à une « classe » ou à des capacités d’action particulières, mais encore il convient en fantasy de faire équipe pour l’emporter, quel que soit le jeu : « jeu des trônes » chez Martin et ses épigones, jeu de rôle qui se pratique à plusieurs autour d’une table ou d’un serveur, jeu de combat imposant le collectif de type League of Legends, mais aussi mécaniques de jeu fondées sur la collection, comme pour Magic : L’Assemblée, les Pokemon ou les Yugi-Oh, qui paradoxalement se jouent chacun pour soi, en duel, mais à l’aide d’un paquet de cartes représentant toutes les créatures qu’on a su se rallier, elles-mêmes réparties selon de savants classements (Cuvelier, 2011). En outre, ces grands groupes en dehors desquels le personnage de fantasy peine à exister renvoient à des ancrages et dynamiques géographiques et généalogiques ou dynastiques, conformément à un imaginaire pré-social des communautés fondées sur le partage de liens organiques, terre et sang29, très partagé dans le genre, au point d’en constituer un impensé.

17Dans un cadre générique légèrement différent comme celui du cycle de Neal Stephenson, qui relève de l’uchronie historique, la distinction pertinente au sein de la foule des personnages, marquée par un usage diacritique de la typographie, passera cette fois par des degrés d’historicité, entre acteurs répertoriés de l’Histoire et figures inventées ou réinventées :

Les entrées relativement fiables selon les sources savantes sont en caractères romains. Les entrées en italiques contiennent des informations plus susceptibles d’occasionner confusions, malentendus, blessures graves ou même la mort si elles venaient à être utilisées par des voyageurs du temps visitant l’époque et le lieu en question. [Entries that are relatively reliable, according to scholarly sources, are in Roman type. Entries in italics contain information that is more likely to produce confusion, misunderstanding, severe injury, and death if relied upon by time travelers visiting the time and place in question.] (Stephenson, [2003] 2004, p. 918, ma traduction) 

18Il s’agit donc en l’occurrence d’un moyen ingénieux de réguler l’accès à l’information historique, et à la discrimination du vrai et du faux, qui figurent au premier rang des préoccupations de la poétique de l’uchronie (comme elles l’étaient pour le roman historique au xixe siècle), celle-ci ne pouvant attendre de ses lecteurs un même degré de savoir alors même qu’elle travaille sur de petites différences dans la trame des temps.

19Manière de délivrer de l’information à qui en ressent le besoin, et support mémoriel mis à disposition des oublieux, le dramatis personae suscite pour ces mêmes raisons une critique principale en sa défaveur, le risque de spoiler, de divulgâchage. En effet, si la condition du personnage est amenée à évoluer en cours de romans (si il ou elle meurt, se marie, se déplace à l’autre bout du monde, est fait prisonnier par l’autre camp, etc.), la ligne le ou la concernant dans la liste finale peut mentionner cet événement. Pris très au sérieux par les communautés de fans dont la conception du récit est inséparablement illusionniste (la narration doit sans cesse nous surprendre, comme le ferait la vie) et ludique (la narration, savamment construite, est le lieu d’une compétition d’hypothèses), ce danger est souligné dans les discussions en ligne sur la question de l’utilité des listes de personnages30, et les textes de présentation de Neal Stephenson comme d’Anthony Ryan contiennent les « alertes » appropriées31.

20Peut-être conviendrait-il d’ailleurs, à l’aune de cet équilibre entre intérêt et risque, de réévaluer de manière plus radicale le rôle utilitaire des dramatis personae, et ce au profit de leur dimension spectaculaire. Après tout, on a vu d’énormes cycles, comme celui de Brandon Sanderson, choisissant d’en faire l’économie alors qu’un petit rappel ne serait pas toujours inutile ; après tout, les Wikis de fans peuvent tout à fait suppléer cette absence ; après tout, ces listes font partie des zones de lecture optionnelles qui entourent l’intrigue principale et, sur les fils de discussion à ce sujet, des lecteurs et lectrices disent les sauter, et notent que si un tel outil s’avérait nécessaire au bon suivi ce serait fort mauvais signe pour la qualité du roman. Les longs cycles, à plus forte raison lorsqu’ils comptent déjà de nombreux tomes sur de nombreuses années, s’adressent à un public large mais expert, passionné, impliqué, dont la mémoire et la capacité de traitement de l’onomastique de fantasy sont affutées par la pratique, qui n’hésite pas à relire s’il le juge utile. Il ne faut donc pas négliger d’une part le plaisir que ce lectorat pour une part va tirer d’une lecture de fiction non-narrative et non-linéaire32, d’autre part et surtout, du côté de l’auteur ou de l’autrice, ce qu’une telle démarche exhibe de virtuosité quand il s’agit d’orchestrer les destins croisés d’une population qui vaut pour « tout un monde ».

21Dimension spectaculaire donc, tant les listes du Trône de fer par exemple sont avant tout impressionnantes, comme l’étaient les Appendices de Tolkien, par l’image qu’elles donnent de l’ampleur de l’univers représenté, cette fois sous l’angle privilégié des personnages et de leurs regroupements. On se rappelle que George Martin a commencé à écrire son grand œuvre à une époque de sa carrière où, lassé de son activité frustrante de scénariste de séries télévisées, il revenait au roman pour donner à ses créations toute l’ampleur que les contraintes du média audiovisuel lui interdisaient. La liste des personnages en fin de volume constitue comme un casting géant rêvé, l’équivalent d’un générique de dix minutes, et l’ironie que justement ce cycle ait été adapté à la télévision avec le succès qu’on connaît a été d’emblée relevée (Bortzmeyer, 2015, p. 29).

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22L’entrée modeste que représente la liste de personnages, aux occurrences assez peu nombreuses dans les corpus mais présentant de nettes spécificités d’emploi, nous a donc permis de suivre de multiples pistes pour éclairer le genre de la fantasy et son rapport à la catégorie du personnage : toujours pluriel, inscrit dans un groupe clanique, familial et géographique, individuellement moins important que dans des genres qui en sont plus économes car facilement remplaçables par promotion au sein d’une foule d’autres protagonistes potentiels, le personnage de fantasy est en outre toujours susceptible d’une saisie transmédiatique dont on peut même dire qu’il procède ; il est d’emblée disponible à la re-médiation, entre romans, jeux et adaptations audiovisuelles. Nos listes de personnages ne disent pas autre chose : elles nous montrent que le personnage est une entrée – une entrée de Wiki, de dictionnaire, une notice descriptive, mais aussi une porte d’entrée dans le monde, une invitation à imaginer et à créer, entre avatar ludique et héros de fanfiction, érudition et identification, support innombrable pour autant de vies possibles.