Le chœur de la population en territoires Zombies. Ou de la catharsis antique en poétique postmoderne
L’insignifiance de l’arpenteur lui ôte jusqu’à sa plus petite singularité. C’est ce qui le rend indigne, de toute fonction et de toute introduction. Son bannissement essentiel entraîne aussi une exclusion existentielle. (Tiphaine Samoyault, « La Banlieue du roman », 2013, § 12)
Le seul mythe moderne est celui des Zombies. (Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et Schizophrénie i, 1972, p. 401)
Les malheurs humains suscitent des larmes et touchent les cœurs. (Virgile, L’Énéide, i, v. 462)
1Pour saisir en quoi aborder la question des « populations fictionnelles » à travers le prisme des groupes ou personnages des fictions Zombies1 interroge à nouveaux frais la question des personnages de fiction en général, il importe de poser d’emblée trois présupposés : d’abord, les récits en question sont des descendants en ligne indirecte des tragédies antiques – je reviendrai sur ce point dans mon développement – et donc des épopées qui ont précédé la création du genre théâtral à Athènes. Ensuite, ces fictions télévisées ébranlent en leurs fondements les habitudes de lecture/spectatorielles du genre sériel qui ont nourri les habitus de réception du genre depuis sa création. Et, surtout, elles remettent en cause le statut du héros solitaire, ou principal, qui laisse place à un héros collectif, ou pour mieux dire, à une polyphonie de personnages, dont la position dans le temps long de la fiction sérielle n’est plus assurée. En effet, a contrario des principes régissant les pratiques sérielles précédant l’apparition des fictions Zombies, à de très rares exceptions près, dans ces séries, plus aucun personnage n’est assuré d’arriver indemne au dernier épisode. Quand bien même lesdits personnages auraient été présentés comme « principaux » ou « essentiels » à la narration dans la première saison.
2Afin de mettre en relief en quoi ces fictions renouent avec le genre tragique – ce qui pourrait sembler, à première vue, un peu osé –, j’aimerais d’abord faire entendre le propos de l’anthropologue de l’antiquité Marcel Detienne qui porte précisément sur la question de la comparaison :
Oui, comparons. Non pas pour trouver ou imposer des lois générales qui nous expliqueraient enfin la variabilité des inventions culturelles de l’espèce humaine, le comment et le pourquoi des variables et des constantes. Comparons entre historiens et anthropologues pour construire des comparables, analyser des microsystèmes de pensée, ces enchaînements découlant d’un choix initial, un choix que nous avons la liberté de mettre en regard d’autres, des choix exercés par des sociétés qui, le plus souvent, ne se connaissent pas entre elles. (Detienne, [2000] 2009, p. 60)
3Par suite, il semble important, afin de poser les jalons d’une étude qui mériterait d’être plus vaste, d’établir dans un premier temps selon quels critères il est possible de poser une correspondance entre genre tragique et fictions Zombies – qui s’apparentent à un genre en soi. Dans un second temps, il importe de mettre en relief les éléments structurels et anthropologiques du personnage propres au genre de la fiction Zombie, notamment dans son versant collectif, qui permettent que la comparaison fonctionne. Enfin, ce sera la question des relations entre transcendance et populations fictives qui permettra de mettre au jour un ultime lien, spirituel celui-là, entre tragédies antiques et fictions Zombies contemporaines. Afin de poser les jalons de sa démonstration, cet article s’appuiera sur trois des fictions Zombies les plus populaires du genre : The Walking Dead (2010-2022), Z Nation (2014-2018) et Kingdom (2019-2020)2.
De la tragédie antique au tragique post-moderne
4Pour peu que l’on s’attarde sur les personnages secondaires fictifs, on se rend compte que cette « figure », parfois plurielle, et souvent anonyme, n’est pas récente dans la littérature, puisqu’on en trouve les prémices dans le chœur des habitants des tragédies antiques. Ce sont sans doute les choreutes d’Eschyle, Sophocle ou Euripide qui impriment leur spécificité au genre tragique. Car ce « personnage pluriel », s’il semble souvent secondaire, n’en reste pas moins essentiel à la progression de l’action – que celle-ci soit narrative ou scénique. En effet, l’introduction de ce personnage pluriel, dans les pièces qui reviennent à nouveaux frais sur les figures léguées par la mythologie épique de la période archaïque, entraîne, du même geste, l’introduction du politique dans l’art de la mimèsis, ce chœur métaphorisant l’assemblée de l’ekklésia – ou de la Boulè, les avis divergent – sur le théâtre. Et c’est grâce aux interventions régulières du chœur que les spectateurs suivent les rebondissements qui entraînent les protagonistes principaux à passer à l’action.
5Si les spécialistes s’accordent pour dire que la tragédie grecque trouve ses sources dans l’épopée qui la précède3, et pour établir que des pratiques religieuses président à sa naissance, certains n’en signalent pas moins que la notion même de tragique ne doit pas être entendue comme monolithique, mais qu’au contraire chaque auteur a eu une approche différente de la notion, et, par suite, que celle-ci ne doit pas être comprise comme uniforme, ni même définitivement arrêtée par le genre même de la tragédie antique4. D’ailleurs, on sait que les littératures classiques des xvie-xviie siècles ont su reprendre les motifs les plus connus du genre afin de leur donner un nouveau souffle, à travers une ré-interprétation éthique de la morale chrétienne5. Qui plus est, si l’étude du personnage s’est longtemps cantonnée aux figures dominantes des récits – au détriment des personnages de « seconde zone » –, il n’en reste pas moins que ceux-ci servent à la progression de l’intrigue et à la mise en avant de ceux qu’on appelle souvent « héros ». Tendance sans aucun doute due, aussi, à la valorisation des actions individuelles sur celles de groupes dans les sociétés occidentales.
6En d’autres termes, s’il n’est évidemment pas question de soutenir l’idée qu’il est possible de superposer exactement le genre tragique antique et les fictions Zombies, il est possible, en revanche, de les situer en miroir l’un de l’autre. En effet, pour reprendre certaines analyses de Jean-Pierre Vernant, si la tragédie naît avec la démocratie athénienne, et donc la polis grecque, où « se développent tout ensemble un système d’institutions, des conduites, une pensée proprement politiques » (Vernant et Vidal-Naquet, [1972] 2001a, p. 22-23), à l’autre extrême temporel, c’est une fois que ces institutions politiques et judiciaires se sont effondrées, que l’épopée des survivants de l’apocalypse commence et qu’ils tentent, à leur façon, de les reconstruire. Quoi de plus tragique, en effet, que l’annihilation de l’espèce humaine que nous offrent ces représentations de l’ère post-humaine ?
7L’autre principe esthétique qui permet d’établir cette mise en miroir des deux genres narratifs relève, lui, du sublime tel que l’analyse Emmanuel Kant dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime. En l’espèce, ce n’est pas seulement une catégorie du sublime, à laquelle il est possible de se référer, qui permet ce rapprochement : « Le sentiment du sublime, tantôt s’accompagne de tristesse ou d’effroi, tantôt de tranquille admiration, et tantôt s’allie au sentiment d’une auguste beauté. J’appellerai sublime-terrible la première sorte de sublime […] » (Kant, [1764] 2008, p. 20, souligné dans le texte). Mais, c’est sans doute dans son rapport à la temporalité que cette notion prend tout son sens concernant le genre de la fiction Zombie. En effet, comme l’explique Kant un peu plus loin : « Une longue durée est sublime. Appartient-elle au passé, elle est noble. La situe-t-on dans un futur indéfini, elle effraye quelque peu » (p. 21). Ainsi, si la temporalité à laquelle renvoient les tragédies grecques relève bien du passé « noble » des épopées, celle dont il s’agit dans les fictions Zombies relève, elle, de cette « durée indéfinie » d’un futur hypothétique, mais bien plausible et, par suite, effrayant.
8Cette sérialité et la durée longue des séries télévisées trouve aussi l’une de ses racines dans la tragédie grecque, puisqu’on peut considérer que c’est à ce moment clé de création de ce genre nouveau qu’est la tragédie, que la notion de sérialité fait son apparition. En effet, comme le rappelle Jacqueline de Romilly, ce n’est pas seulement la reprise des mythes et des figures héroïques des épopées qui fonde le genre, mais bien le fait que, du moins à l’époque d’Eschyle, la création théâtrale participe toujours d’une célébration tripartite : trois pièces se font écho les unes aux autres, puisque la troisième pièce apporte le « dénouement » attendu aux événements posés dans la première et la deuxième6. Il n’est donc pas interdit de penser que ce sont les concours des festivités qui avaient imposé un tel principe créateur7.
9Par ailleurs, pour ce qui concerne les personnages eux-mêmes, à l’instar des personnages des tragédies grecques, ceux des séries Zombies n’offrant plus le visage d’un « héros » au comportement irréprochable, ou sinon justifié par les circonstances, la question de leur survie dans/pour l’action générale se pose dès lors selon d’autres dispositifs narratifs. De fait, pour reprendre les termes de Vincent Jouve, les fictions Zombies proposent de suivre les déambulations – errances – de héros qui « [ne sont] pas admirable[s], mais [qui sont] le prétexte à une histoire qui est riche en enseignements » (1995, p. 253). En territoires Zombies, plus de place pour le « héros convexe » donc, qu’il soit « champion » ou « modèle », pour continuer d’employer le vocabulaire de Jouve, mais uniquement pour des héros « concaves », « cobayes » ou « révélateurs ». Ce qui, à nouveau, permet de tresser des liens entre personnages sériels et héros des tragédies grecques, puisque, ainsi que l’analyse Jean-Pierre Vernant : « Dans le cadre du jeu tragique, le héros a donc cessé d’être un modèle ; il est devenu, pour lui-même et pour les autres, un problème » (Vernant et Vidal-Naquet, [1972] 2001b, p. 14). Le héros de l’épopée laisse ainsi place à un être ancré dans sa cité, et c’est en cela que le chœur de la tragédie grecque présente toute son importance pour le déroulé de la pièce.
10Comme le rappelle Vernant dans le même chapitre, Louis Gernet s’était attardé à analyser le « vocabulaire » et les « structures de chaque œuvre tragique » (Vernant et Vidal-Naquet, [1972] 2001b, p. 15) afin de saisir « sur quel plan se situent, en Grèce, les oppositions tragiques » (p. 14). Ce qui a amené l’helléniste à la conclusion que : « […] la matière véritable de la tragédie, c’est la pensée sociale propre à la cité, spécialement la pensée juridique en plein travail d’élaboration » (p. 15) à la même époque. Pour résumer, les deux éléments structurels fondateurs de la tragédie grecque sont l’introduction de la population de la cité sur scène – métaphorisée par le chœur et son porte-parole, le coryphée –, d’une part, et l’introduction de la joute oratoire et du débat juridique qui nourrit les dialogues et entraîne l’action des uns et des autres. Cependant, pour être plus précis, il faut à nouveau citer Vernant, lorsqu’il explique : « Bien entendu la tragédie est tout autre chose qu’un débat juridique. Elle prend pour objet l’homme vivant lui-même ce débat, contraint de faire un choix décisif, d’orienter son action dans un univers de valeurs ambiguës, où rien jamais n’est stable ni univoque. » (p. 16) Et, en effet, quoi de plus instable et ambigu, de nos jours, que ces fictions où, la civilisation s’étant effondrée, l’homme ne sait plus à quelle loi ou morale se vouer ? Les « héros » de ces fictions Zombies, à l’instar de leurs lointains ancêtres, se trouvent ainsi confrontés à des questionnements philosophiques portant sur des problématiques essentielles de l’humanité. Par exemple, à quelle loi se référer en cas de conflit entre deux groupes s’opposant pour occuper un territoire considéré comme protégé des Zombies ? Doit-on en appeler à la loi dite « naturelle », autrement dit, celle du plus fort, ou bien à celle dite « positive » des droits de l’Homme ? De même, concernant l’application des lois, qui peut ou doit « rendre justice », lorsqu’il n’existe plus de système judiciaire8 ?
11Par exemple, qu’est-ce qui autorise Rick Grims dans The Walking Dead (TWD) à prendre le rôle de leader d’un groupe dont il est, de fait, un outsider lorsqu’il rejoint ce groupe informel constitué par Shane, son ancien co-équipier, avec sa femme Lorie et son fils Carl ? De même, bien qu’il porte sa tenue de sheriff de comté, sans instances ni gouvernementale ni juridique pour lui conférer cette fonction de maintien de l’ordre, de quel droit s’autorise-t-il pour occuper celui du « juge » dans les décisions à prendre ?
12Pour revenir sur la question de la place de la cité dans le contexte apocalyptique zombie, c’est sans aucun doute dans les saisons 5 et 6 de TWD, qui se passent dans la communauté d’Alexandria, que les liens avec la tragédie antique se révèlent les plus évidents. Et pas uniquement en raison de la référence évidente du nom de la ville à celle d’Alexandrie, la ville d’Égypte fondée par Alexandre le Grand en 331 av. J-C.
13Bien que le groupe de Rick ait déjà croisé d’autres groupes auparavant, notamment à travers la communauté administrée par celui qui s’est auto-proclamé « Gouverneur »9 (saisons 3 et 4), c’est ici la première fois que le groupe se confronte à une assemblée de gens non antagonistes et qui cherchent au contraire à s’agréger un maximum de nouvelles personnalités, afin que chacun y apporte une contribution permettant de reconstruire une civilisation. Ou du moins ses prémices. Or, c’est dans la confrontation entre les avis du groupe de Rick et ceux de la ville d’Alexandria qu’apparaissent les lignes de force, mais aussi de faiblesse, de chaque vision qui s’affronte tout au long de la saison 6. Deanna, leader d’Alexandria, mais surtout porte-voix/coryphée de sa communauté/cité, bien que volontaire dans l’accueil des étrangers que sont Rick et son groupe, ne saisit pas, initialement, l’amplitude de la distance qui existe entre les deux groupes. Pour résumer ici, d’un côté le groupe de Rick a vécu l’apocalypse zombie comme une perpétuelle lutte à mort entre survivants, alors que, de l’autre, celui de Deanna a une vision édénique de la vie de survivants ; dans un environnement surprotégé depuis le début de la pandémie, mais coupé des dures réalités extérieures.
14Cependant, les événements tragiques s’enchaînant suite à l’installation du groupe de Rick dans la ville – à croire qu’ils les provoquent, où qu’ils passent ! –, la petite communauté reconfigurée trouve alors la force de resserrer des liens qui existaient, même si perçus seulement de Deanna, mais surtout d’en créer de nouveaux, et qui vont faire d’Alexandria l’une des places fortes de cette nouvelle société apocalyptique. Pourtant, cette confirmation de la ville en tant que cité s’accompagne, du même geste, d’un changement radical de l’approche de ses habitants avec les humains extérieurs à son noyau. D’ailleurs, cette transformation se marque, au fil des épisodes, par la disparition de nombre de personnages initialement présentés comme majeurs dans la ville, notamment Deanna et son mari, les deux fondateurs de cette cité au nom explicitement d’origine grecque.
Du groupe à la meute
15Dans les films et séries télévisées, la présence narrative des personnages n’est plus dépendante d’une lecture linéaire du récit. Les personnages n’apparaissent plus les uns à la suite des autres dans le continuum du fil narratif du texte, mais bien en groupe à l’écran. C’est ce qui donne à voir, et donc à analyser, d’autres processus de la dynamique narrative en jeu. Cependant, l’arrière-plan social de ces récits reste ancré dans certains habitus culturels des créateurs : les groupes ou populations tendent à renforcer l’attention des spectateurs sur une poignée de personnages qui dominent, malgré tout, la narration.
16Cependant, si l’on reprend l’idée structurale du personnage en tant qu’actant (Greimas, Coquet10) ou en tant qu’agissant (prattôn, Aristote), rien n’empêche alors d’analyser ces fonctions afin d’interroger la place du groupe en tant qu’actant pluriel dans la dynamique générale du récit. En effet, les fictions Zombies mettent assez rapidement en évidence que la survie des individus est intrinsèquement dépendante de celle du groupe – et réciproquement. Plus d’espace disponible, dans ces fictions de la chute de la civilisation, pour l’individualisme ou, du moins, pour une survie d’êtres indépendants et solitaires. Le message finit par devenir clair, au fil des saisons : seule la vie en groupe, et pour le groupe, autorise les individus à survivre. Dès lors, pour reprendre les catégories proposées par Philippe Hamon dans son article séminal sur la question du personnage, dans le cadre des fictions Zombies, il n’existe plus à proprement parler de séparation radicale entre « personnages-embrayeurs » – catégorie dans laquelle Hamon classe d’ailleurs les chœurs antiques, mais que l’on peut, dans le cadre des séries télévisées qui nous occupent, identifier à la foule ou aux groupes, et qui seraient des « personnages “porte-parole” » ([1972] 1977, p. 123) « de la présence en texte de l’auteur, du lecteur [spectateur], ou de leurs délégués » (p. 122-123) – et « personnages-anaphores », « éléments à fonction essentiellement organisatrice et cohésive » (p. 123, italiques dans le texte).
17Car, même si Hamon précise un peu plus loin : « il est bien entendu qu’un personnage peut faire partie, simultanément ou en alternance, de plusieurs de ces […] catégories sommaires : toute unité se caractérise par sa polyvalence fonctionnelle » (p. 123-12411), c’est certainement dans le contexte des fictions Zombies que la porosité entre ces deux catégories atteint son comble. De fait, la mort pouvant frapper les personnages de façon parfaitement aléatoire – ou presque –, les glissements d’une catégorie de personnage à l’autre s’avèrent bien plus rapides – voire expéditifs – dans les fictions Zombies que dans les autres types de fictions. Dès lors, le support visuel et la durée longue des séries télés ou des films de franchise du genre impliquent un changement radical dans la conceptualisation du rapport aux personnages en général, et aux populations fictives en particulier.
18Ainsi, pour reprendre les analyses de Pascal Couté portant sur les films de George Romero, il est intéressant d’en adapter certains propos pour mieux saisir ce qui se passe dans le cadre des fictions Zombies concernant les personnages collectifs. Couté, dans son article, oppose la « masse indifférenciée » des Zombies à la « meute » des groupes qui tentent de les exterminer ainsi qu’aux « individus » – les personnages principaux – qui conservent leur identité dans ces histoires. Pour l’auteur, si « [p]ar essence la masse vise à augmenter à l’infini, sans connaître de limites, intégrant à elle tous ceux qui passent à sa portée » ([2007] 2015, p. 140), du côté de la meute, en revanche on a affaire à « un petit groupe limité d’hommes doté d’une forte unité issue de leur but commun et des opérations collectives qu’ils mènent pour l’atteindre » (p. 149). Qui plus est : « l’unité de la meute n’anéantit pas l’individualité de ses membres quoiqu’elle soit reléguée au second plan face à l’objectif visé. En outre les membres de la meute se connaissent parce qu’ils opèrent toujours ensemble » (p. 149).
19Or, si ces groupes peuvent apparaître distincts dans les films de Romero, le temps long de la narration sérielle entraîne, lui, une porosité plus grande concernant les trois groupes, puisque les personnages peuvent à tout moment glisser de l’un dans l’autre. Les morts brutales de certains personnages entraînent ceux-là immanquablement du côté de la « masse » zombiesque tandis que les changements de positions des uns et des autres dans les différents arcs narratifs offerts par les séries tendent à faire glisser certains personnages de la « meute » vers celle de « l’individu » et inversement. Ainsi, les groupes principaux que l’on suit dans TWD et Z Nation finissent, au fil du récit, par fonctionner eux-mêmes comme les groupes « meutes » qu’ils rencontrent sur leur chemin. Cette modification apparaît de façon exemplaire à travers le personnage de Glenn dans TWD qui est d’abord le premier à risquer sa vie pour sauver les inconnus rencontrés dans les premiers épisodes de la série – c’est grâce à lui, notamment que Rick est sauvé de la « masse » des Zombies qui occupent le centre-ville d’Atlanta. Or, dans l’épisode 11 de la deuxième saison, alors que Dale tente de sauver la vie d’un personnage antagoniste au groupe (Randall), Glenn lui réplique : « Il n’est pas des nôtres, et on a déjà perdu trop de monde ! [He’s not one of us, and we lost already too many people!] » (The Walking Dead, S2E11).
20S’il n’est pas possible de suivre Pascal Couté lorsqu’il explique que « ces groupes n’ont pas de réelle existence collective » ([2007] 2015, p. 150) dans le cadre des séries Zombies, du fait que, dans ce cadre, les groupes sont justement très structurés afin d’organiser leur survie, il est en revanche tout à fait possible de le suivre à nouveau lorsqu’il explique : « Si tous ces individus ont en commun le désir de survivre aux assauts des morts-vivants, aucune action d’ensemble ne se dessine, aucune finalité unique ne s’impose » (p. 151). En fait, dans les fictions Zombies, l’action concertée restant limitée à celle du groupe de la meute, les différents groupes mis en présence finissent par s’opposer entre eux pour des questions de domination et de pouvoir des uns sur les autres.
Populations fictionnelles et transcendance
21Enfin, il serait trop rapide de considérer que la tragédie antique ne peut être sous-jacente aux œuvres de fictions Zombies au prétexte que ces dernières auraient perdu l’aspect religieux qui informe les premières. En réalité, toutes les séries Zombies offrent en arrière-plan de leur fiction cette part qui laisse planer le doute sur l’origine exacte de la contamination. Ainsi, le virus est-il le résultat de l’action de l’homme, à force de pollution, dégradation de l’environnement naturel ou destruction massive de la faune et la flore qui l’entourent ? Ou bien s’agit-il de la Moïra (fatum) – qui peut s’apparenter à une punition divine – produite pour châtier cet humain qui finit par se prendre pour un dieu – en raison de cette hubris, ou démesure, qui finit par le gagner ? Ces questionnements sont présents de façon plus ou moins explicite dans chaque série Zombie, aussi bien les américaines que la coréenne, puisque, bien que sous d’autres notions, les questions de destin – ou Karma dans la tradition bouddhiste – et de la place de l’Homme sur terre, et dans ses interrelations avec le monde, se posent in fine en des termes proches12. Et c’est en cela, non moins, que la part tragique trouve sa place dans ces œuvres. Ainsi, dans ces séries, les personnages, à l’instar de leurs « ancêtres » fictionnels antiques ou classiques, se situent très exactement sur la frontière entre responsabilité humaine et fatalité, puisque, ainsi que le résume Jacqueline de Romilly :
Plus que le mot de fatalité, il faudrait donc employer celui que proposait récemment un philosophe et parler de transcendance. Car ce qui donne aux désastres de la tragédie grecque cette dimension particulière sans laquelle il n’y a pas de tragédie n’est point le fait qu’ils aient été, d’avance, voulus par les dieux, mais qu’ils prennent un sens par rapport aux plus grands problèmes concernant la condition humaine. La tragédie se définit plus par la nature des questions qu’elle pose que par celle des réponses qu’elle fournit. ([1970] 2014, p. 17313)
22La notion de transcendance, ainsi que le lien entre destinée et responsabilité humaine, trouve par ailleurs son écho le plus flagrant dans l’épisode 9 de la saison 6 « No Way Out », lorsqu’Alexandria se trouve envahie par les Zombies, suite à l’attaque des Wolves, et que les habitants tentent de se cacher tant bien que mal afin d’éviter le massacre, à la recherche d’une solution pour reprendre la main.
23Pendant cet épisode, tandis que certains personnages – initialement ceux du groupe de Rick –, tentent d’éliminer autant de Zombies que possible, un groupe s’est enfermé dans la chapelle pour prier avec le pasteur Gabriel, personnage ambigu et qui n’est, jusqu’à ce moment-là, ni vraiment intégré au groupe de Rick, ni à celui de la ville. Pourtant, c’est ce personnage intermédiaire qui va finalement transformer les rapports de force entre les deux groupes, et permettre, in fine, qu’ils finissent leur fusion en tant qu’assemblée qui fait cité. Le révérend Gabriel, apercevant les habitants en lutte contre les Zombies, déclare à ceux qui prient avec lui :
Nous étions en train de prier ensemble. Prier que Dieu vienne sauver notre ville. Nos prières ont été entendues. Dieu va sauver Alexandria. Parce que Dieu nous a donné le courage de la sauver nous-mêmes. [We’ve been praying together. Praying that God will save our town. Our prayers have been answered. God will save Alexandria. Because God has given us the courage to save it ourselves.] (The Walking Dead, S6E09, « No Way Out », ma traduction)
24De même, avant de mourir (S6E08, « Nothing is Unfair Anymore »), Deanna fait pour la seconde fois une citation latine en parlant à Michonne de l’avenir d’Alexandria : « Dolor hic tibi proderit olim14 ». Bien sûr, ici, la citation n’est pas grecque, mais certainement issue de l’un des plus grecs des poètes latins, puisqu’il a vécu à l’époque où la civilisation romaine est complètement imprégnée par la culture grecque : Ovide. En d’autres termes, à l’image des « héros » des tragédies grecques, les personnages des séries Zombies se trouvent pris en étau entre leur volonté, et les conséquences que chacune de leurs décisions fait peser sur l’ensemble de la communauté, et la part qui revient à la destinée présidant à la trajectoire des survivants.
25Bien évidemment, il n’est pas question, ici, de substituer une pensée mystique qui présiderait à l’existence de ces êtres de papier, subordonnés en premier lieu à l’écriture scénaristique de leurs aventures. Cependant, dans un cas comme dans l’autre de ces deux genres, cette présence spirituelle, qui informe le parcours de l’ensemble des personnages, qu’il s’agisse des individus comme des populations, reste une clé de lecture essentielle à la compréhension de l’épopée de ces êtres de fiction, puisqu’elle offre une alternative toujours pratique afin d’expliquer certains événements de ces histoires, de même qu’elle introduit dans le cours de la narration l’une des notions anthropologiques les plus importantes de l’Histoire de l’humanité.
26Enfin, pour revenir sur l’exergue tiré de l’article de Tiphaine Samoyault, il reste important de s’attarder sur la relation des personnages dans ces univers apocalyptiques Zombies avec leur environnement, dans lequel le rapport à l’errance se trouve inversé15. Car, si dans les fictions traditionnelles « [l]’insignifiance de l’arpenteur lui ôte jusqu’à sa plus petite singularité », dans les fictions Zombie, c’est cette « insignifiance » même qui lui permet sans doute de survivre et de tirer son épingle du jeu. L’arpenteur de ces fictions, en effet, n’est plus celui qui est laissé pour compte d’une narration ancrée dans une conception sédentaire de l’existence des personnages rencontrés, mais bien le centre de l’attention des spectateurs : les populations fictives des séries Zombies se retrouvent en effet mises en miroir avec les arpenteurs que sont, non moins, les Zombies eux-mêmes. Si d’un côté la masse Zombie avance sans aucun frein ni obstacle réel puisque la fatigue, la faim et la mort ne signifient plus rien pour eux, de l’autre côté, les meutes de survivants groupés en collectivités recomposées plus ou moins familiales et démocratiques sont confrontées régulièrement à l’effondrement des communautés qu’ils ont tenté de reconstruire et ce le plus souvent à cause d’oppositions avec d’autres survivants plutôt qu’à cause des morts-vivants eux-mêmes.
27Et c’est donc sur ce point que l’avenir de l’espèce humaine repose. Car, ainsi que le formule Tony Williams, spécialiste de l’œuvre de George Romero : « existe-t-il des survivants capables de survivre à l’effondrement des idéaux réprouvés par l’ordre ancien, et de constituer une société nouvelle non contaminée par les modèles de comportement du passé ? » (Williams, [2007] 2015, p. 47). Le critique ajoute un peu plus loin :
Les liens familiaux d’autrefois n’ont plus aucune valeur. Désormais, il s’agit de réfléchir à de nouvelles formes de vie sociale. Peu nombreux sont ceux capables de concevoir qu’il faut impérativement rompre avec les anciens modèles de comportement. (p. 48)
28C’est donc pris entre les habitus appris de leur « vie d’avant » et la transcendance d’une destinée tracée par la trajectoire même de l’épopée qu’ils embrassent au fil des épisodes, que ces populations fictives doivent naviguer, afin que les arpenteurs qu’ils sont parviennent à retrouver une forme d’inclusion existentielle qui refasse sens pour une communauté humaine libérée de ses travers égoïstes.
29Cependant, cette victoire des survivants sur les Zombies et sur eux-mêmes ne va pas de soi, comme le laisse entendre l’ensemble des titres de ces fictions, dont l’ambiguïté de sens relève de l’aporie. Car, de qui parlent ces fictions véritablement, lorsqu’elles s’affichent sous les auspices de titres tels que The Walking Dead, Z Nation ou même Kingdom ? En réalité, ces titres font référence autant aux Zombies eux-mêmes qu’aux survivants qui les affrontent, puisque dans toutes ces séries la frontière entre vivants et morts relève d’une porosité inconnue de fictions plus traditionnelles. Ainsi, Kingdom, la série Netflix coréenne, comme ses homologues américaines, laisse planer le doute quant au « Royaume » auquel son titre fait référence : est-ce celui des vivants ? Ou déjà celui des morts-vivants ? De même que l’expression « Les Marcheurs morts » – en bon français – entretient un doute constant, en son génitif même, quant à savoir si ces « marcheurs » caractérisent la masse des « morts-vivants-déjà-morts » ou la population des « vivants-presque-morts » qui ne peuvent s’empêcher de s’entretuer plutôt que de s’unir afin de lutter contre le seul véritable ennemi commun : le virus Zombie.