Études sur le livre et politiques de la littérature
1Dans mon travail, je pars de l’histoire du livre et la fais entrer en écho avec le travail de Jean-François Hamel (2014), en m’intéressant aux rapports généraux entre les instances de diffusion des textes et leur signification politique. La rencontre entre des pratiques de savoir et leur matérialité exige des méthodologies hybrides, nous apprend Leslie Howsam dans une définition éclairante de la discipline de l’histoire du livre :
À mon avis, la contribution de notre « interdiscipline » peut être significative, si l’on se fie à ce qui s’y est accompli jusqu’ici et à ce qui s’y annonce de très prometteur. Par exemple, en matière d’élaboration des politiques, nous aurions beaucoup à dire sur des enjeux contemporains comme le libre accès, la propriété intellectuelle, la préservation textuelle des cultures minoritaires et, fondamentalement, sur la façon dont la circulation des idées contribue à leur transformation. Dans certaines universités, l’histoire du livre pourrait également participer au renouvellement des humanités en proposant aux étudiants une façon inédite d’acquérir des savoirs dont ils ont soif. (Howsam, 2016)
2Elle rend compte du caractère poreux des études sur le livre : les chercheurs et chercheuses œuvrant dans ce champ doivent se montrer sensibles aux différents savoirs contenus dans les livres, nécessaires à leur production et à leur diffusion, ou essentiels à la compréhension de leur inscription dans l’espace public. Howsam dit bien que la connaissance de l’histoire de l’imprimé, ses mutabilités technologiques, l’évolution du lectorat, peut facilement être abordée. L’appellation « études sur le livre » que je convoque dans cette notice se tient en tension entre une perspective strictement historique (disons archivistique) et une autre purement sociologique. Certains chercheurs vont préférer par ailleurs, de manière justifiée, la désignation « études sur l’imprimé », qui a l’avantage de mettre en relation le livre avec d’autres formes de l’imprimé : revues, magazines, fanzines, journaux de masse, presse alternative, tracts, littérature grise, etc. Toute une constellation de brillants chercheurs explorent différentes facettes des rapports entre le livre et le politique. Signalons des travaux sur les journaux jaunes (Nadon, 2021), sur les romans sentimentaux (Luneau et Warren, 2022, 2023), sur les pratiques narratives dans les reportages dans une perspective féministe (Simard-Houde, 2022), sur la sérialité (Letourneux, 2017) ; autant de recherches qui s’intéressent aux pratiques de lecture et de consommation culturelle et qui remettent en question les hiérarchies culturelles. Les travaux de Sophie Noël sur l’indépendance éditoriale et l’édition engagée (2012), de Tanguy Habrand sur l’édition indépendante en Belgique (2011) de Rachel Noorda (2016, 2019) sur l’édition indépendante aux États-Unis et sur l’état de la discipline de l’histoire du livre au XXIe siècle, de Beth Driscoll et Claire Squires (2018) sur les sociabilités littéraires en lien avec les institutions et les événements, et de manière notable, les travaux de Sherrin Frances (2020) sur l’activisme dans les bibliothèques ou de Squires et Driscoll (2018) sur le harcèlement sexuel dans l’industrie du livre, ainsi que le numéro de Mémoires du livre/Studies in Book Culture en préparation (LeRoux, Noorda, Norrick-Rühl, 2023) sur l’activisme transnational dans la culture du livre montrent une politisation des études sociologiques et historiques sur le livre.
3 Jean-François Hamel en appelle à une étude diachronique et synchronique des « pratiques de lecture par lesquelles les politiques de la littérature se matérialisent » et « aux médiations qui en déterminent la visibilité dans l’espace public » (Hamel, 2014, p. 18). L’éditeur apparaît évidemment comme une médiation primordiale. C’est par son catalogue qu’il se positionne d’abord, par la mise en visibilité de certains textes plutôt que d’autres, par les lignes de partage qu’il trace ainsi dans le champ littéraire. Il existe par ailleurs un corpus important de discours d’éditeurs (Glinoer et Lefort-Favreau, 2019) qui viennent mettre en relief leurs prises de position politiques, les débats intellectuels auxquels ils prennent part à titre d’intellectuels eux-mêmes. Ces discours (articles, interventions publiques, mémoires, documents administratifs, etc.) nous montrent une figure double, occupée à la fois par le monde des idées et par celui du commerce, par les contraintes financières et la postérité artistique, par le salaire du personnel et par l’avant-garde. L’éditeur n’est pas qu’impliqué dans les débats intellectuels, il l’est aussi dans des discours internes à son industrie concernant le prix des livres, les approvisionnements en papier, les problèmes de distribution. Dans la perspective dans laquelle je m’inscris, il s’agit de considérer les différents acteurs comme des figures intellectuelles centrales dans l’élaboration et la diffusion des idées. Les différent·e·s agent·e·s ne sont jamais totalement autonomes, toujours contraints par les règles du marché, par les nécessités commerciales.
4J’aimerais ici attirer l’attention sur trois nouages entre les études sur le livre et les politiques de la littérature : l’indépendance éditoriale, la bibliodiversité, et l’espace public. À chaque fois, il s’agit de voir comment conflits d’interprétation, jeux d’« alliance » et de « conflit » (Gobille, 2005, p. 32) font de l’imprimé un lieu d’élaboration des politiques de la littérature qui ne sont pas le fait que des écrivains.
Indépendance éditoriale
5La notion d’indépendance éditoriale est l’une des pierres de touche de l’arrimage théorique proposé ici (Lefort-Favreau, 2021). Elle désigne un ensemble de discours et de pratiques, qui sont le fait d’un « milieu » (et non pas seulement d’un agent spécifique) qui ont une influence sur la circulation des livres dans l’espace public, et incidemment, sur les pratiques de lectures, et ont pour effet de justifier et de défendre la « croyance » que l’édition est dans certaines circonstances une pratique engagée. L’indépendance désigne tour à tour :
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Un état de fait économique qui renvoie à la propriété d’une maison. Les éditions de Minuit constituent un bon exemple des négociations entre divers courants esthétiques, des idées politiques, des contraintes commerciales, des stratégies de légitimation en parallèle du maintien de l’autonomie économique d’une entreprise éditoriale (Simonin, 1991, 1996, 2000, 2004, 2008). Notons que Minuit a été racheté par le groupe Madrigall (Gallimard) en 2021, mettant fin de facto à cette indépendance économique.
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Une indépendance politique : les écrits d’André Schiffrin, parmi d’autres, rendent visibles la manière dont l’indépendance se construit dans et par le discours, à des fins politiques, et constituent une résistance à l’État, au système judiciaire, ou plus largement, au capitalisme.
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Une indépendance esthétique : les éditions P.O.L ont depuis longtemps bradé leur indépendance économique au nom d’une indépendance esthétique, soit la défense d’un ensemble d’idées et des formes par la constitution d’un catalogue. Cette dimension est conceptuellement proche de la notion d’avant-garde.
6L’indépendance éditoriale est une fiction utile dans le monde du livre, lorsque les éditeurs entendent (et prétendent) engager leur pratique contre les méfaits du capitalisme.
Équité et bibliodiversité
7Il semble également nécessaire d’articuler les politiques de la littérature à la circulation de valeurs et de débats (de débats autour de valeurs) liés à l’équité économique, environnementale et sociale dans le monde du livre. La notion de « bibliodiversité », qui est née en Amérique du Sud dans la foulée des mouvements altermondialistes, et qui visait à ses origines à dénoncer les dynamiques coloniales persistantes dans la distribution de livre, est utile pour se saisir des mouvements complexes qui concerne une vaste « écologie » du livre en régime contemporain. L’éditrice féministe australienne Susan Hawthorne (2016) définit la bibliodiversité comme un réseau complexe de narrations où les écrivain·e·s et les artisan·e·s du livre sont vu·e·s comme les habitant·e·s d’un écosystème. Il est certes dangereux de fétichiser l’objet livre et de le considérer systématiquement comme un objet d’émancipation – la réalité est plus nuancée, mais gardons en tête que le concept est lié à la défense de cultures minorisées.
8L’univers du livre est un lieu de double politisation, et c’est bien ce que la notion de bibliodiversité permet de rendre visible : d’une part, parce qu’il est un univers médiatique qui fait circuler les idées ; d’autre part, parce que les modes d’économies dont il fait partie sont eux-mêmes soumis à des tensions politiques. Fédérer ces enjeux politiques autour de la notion d’équité vise à reconnaître l’importance de la lecture comme activité culturelle, sociale et politique ; à historiciser l’importance de la démocratisation des livres dans nos sociétés ; à objectiver la visée émancipatrice et citoyenne du livre. L’édition indépendante est souvent considérée comme un vecteur de diversité culturelle (même si l’indépendance n’est pas essentiellement une vertu politique : il est des éditeurs indépendants « politiquement neutres », ou encore d’extrême-droite), comme un moyen de résistance aux menaces pour le monde de l’édition que représentent les changements technologiques, la désagrégation des conditions de travail, et la concentration du marché (Thompson, 2021; Srnicek, 2016; Carrion, 2019, MacGillis, 2021, Malet, 2013). L’industrie du livre reconduit des iniquités systémiques et des formes de censure qui persistent à ce jour et qui vont à l’encontre des différentes acceptions du concept d’équité.
9Trois publications récentes sont également utiles pour penser les possibles articulations entre les études sur le livre et les politiques de la littérature. Le livre est-il écologique ? Matières, artisans, fictions (2020) propose une synthèse essentielle des travaux collectifs menés par l’Association pour l’écologie du livre ; Les alternatives (2021) et Inclusi(f.v.e.s) (2022), témoignent du développement des études sur l’équité dans le milieu du livre en français, dans une perspective qui fait la part belle aux rapports Nord-Sud. Les définitions qui circulent dans ces différents ouvrages disent éloquemment la manière dont sont intriqués les nombreux enjeux relatifs à l’équité sociale, économique et environnementale. Ces récentes contributions montrent bien les mouvements centripètes, des périphéries culturelles jusqu’aux centres hégémoniques, et les différentes dominations dont l’industrie du livre se fait le relais. Il est nécessaire, dans cette perspective, d’intégrer des travaux sociologiques et économiques sur la décroissance (Keucheyan, 2019; Abraham et al, 201; Abraham, 2019), afin de mieux comprendre l’équilibre entre les ressources humaines et naturelles mises à contribution dans la fabrication de livres, de mieux saisir les phénomènes de surproduction. La pensée de la décroissance problématise également les rapports conflictuels entre les évolutions technologiques et la notion de travail ; il s’agit là d’un enjeu central dans le monde du livre contemporain.
10La contribution de François Paré reste essentielle à la compréhension de la bibliodiversité et permet de penser les relations entre les cultures francophones du Canada, les cultures autochtones francophones et anglophones du Canada et, de manière générale, l’institutionnalisation, la légitimation et la pérennisation des cultures minorées (2021). Paré place l’objet livre au cœur de son argumentaire et, sous la gouverne d’Édouard Glissant, il soutient que la diversité culturelle et linguistique passe « par la promotion d’un espace équitable pour la parole orale et écrite des écrivains » par le biais d’une « écologie des langues et des cultures qui s’appuierait sur la reconnaissance mutuelle » (Paré, Carré, 2021, p. 88). Il s’agit dès lors de mesurer comment la protection des cultures minorées – et de la culture livresque en général – peut constituer un puissant levier pour l’équité dans une société démocratique, en cela que les livres sont au cœur même de la liberté d’expression. Il serait important d’ajouter que la bibliodiversité est une notion intéressante, à condition de reconnaître le caractère idéologiquement nocif de certains livres. Comment promouvoir la diversité de la production éditoriale sans pour autant basculer dans un relativisme idéologique ? Quels sont les mécanismes qui peuvent régir ces arbitrages ? Autrement dit, la diversité est une valeur politique qu’il faut défendre dans le monde du livre lorsqu’elle vise à une plus grande représentation dans le système éditorial, et non pas à un détournement de la notion de liberté d’expression.
Espace public
11Un dernier aspect qui est central dans l’articulation entre études sur le livre et politiques de la littérature, est tout ce qui concerne largement la place spécifique de la circulation du livre dans l’espace public, et la place du livre dans une société démocratique et pluraliste. En quoi les valeurs d’équité qui circulent dans le monde du livre, à la fois dans les idées diffusées et dans les pratiques prescrites, ont-elles un effet sur la défense de la liberté d’expression ? En quoi cette liberté d’expression est-elle une condition essentielle à la constitution d’un espace public pluraliste et d’une démocratie équitable ? Différentes conceptions de l’espace public (Habermas, 1978; Fraser, 1992; Mouffe, 2012) permettent de voir les mouvements depuis les marges de la culture jusqu’au centre de l’hégémonie économique. Il est essentiel de voir si les discussions politiques autour de l’équité dans le monde du livre, et les changements de pratiques qui en découlent ont une réelle incidence sur la formation de l’espace public et des idées qui y circulent et qui deviennent hégémoniques. La question du lectorat reste toujours évanescente dans les études littéraires plus classiques (qui lit ? selon quels usages ?), et nombreux sont ceux et celles dans le secteur des études sur le livre qui s’interrogent sur les consommations culturelles, les habitudes de lectures, les habitudes d’achat, sur la prescription littéraire (Wiart, 2017). Autrement dit, les processus de légitimation et les habitudes de lecture sont en constante évolution, et il s’agit d’un objet d’analyse potentiel pour les politiques de la littérature.
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12Voici quelques remarques conclusives sur les possibles ramifications des politiques de la littérature dans les études sur le livre. Il s’agit d’abord de réitérer que si, en apparence, il y a une contradiction entre l’examen des politiques de la littérature et l’étude des conflits politiques dans le monde du livre et les valeurs qui y circulent, ou à tout le moins une différence essentielle dans l’objet d’investigation, il m’est d’avis que le décentrement de la littérature que je propose, en portant mon attention sur la matérialité des idées et des formes esthétiques, participe à une remise en cause des conditions de la constitution du canon, et donc de la « grandeur sociale » de la littérature. Il faut bien dire également qu’il existe une fausse opposition dans le champ francophone des perspectives sociales du texte qui suppose une division entre approche externaliste et internaliste. L’histoire du livre et la sociologie de la littérature seraient, selon cette perspective, externalistes, et la sociocritique, qui procède à une herméneutique du texte, internaliste. Les recherches de Hamel visent justement à défaire ce postulat théorique, par le rapprochement qu’elle opère avec l’histoire culturelle. J’ajouterai que les études sur le livre impliquent aussi un profond examen des conditions de l’auctorialité ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard que la principale association internationale dans la discipline a pour nom « Society for the History of Authorship, Reading and Publishing ». Le récent Dictionnaire des gens du livre, dirigé par Josée Vincent et Marie-Pier Luneau (2022), rend visible le travail de différents acteurs du système-livre derrière les figures publiques de l’auteur et de l’éditeur. Sous chaque livre se cachent de nombreuses petites mains, et cette division du travail obéit sans surprise à des inégalités de reconnaissance liée au genre et aux appartenances raciales. Pour le dire plus candidement, derrière les phénomènes d’auctorialité et d’autorité intellectuelle se jouent des dynamiques de travail collectif qui reposent aussi trop souvent sur une invisibilisation du travail réel exigé par la « production » d’idées.
13Dernière remarque pour dire qu’il n’est pas interdit, en si bon chemin, d’adopter une perspective marxiste et de voir l’occasion de remettre en jeu les divisions archaïques entre travail intellectuel et travail manuel dans l’édition (dans l’imaginaire de l’édition parfois davantage que dans la réalité), et de réfléchir aux rapports conflictuels entre les rapports de production et les contenus idéologiques. Il n’est aucun mode de production qui soit neutre, ce que tend à observer une perspective qui agence histoire du livre, sociologie de l’édition et politique de la littérature. Il est une nécessité, en 2025, de pleinement comprendre quels sont les rouages économiques, les discours et les pratiques qui infléchissent le chemin complexe que parcourt une idée depuis un auteur jusqu’au lectorat.