Colloques en ligne

Julien Jeusette

Le partage du littéraire

The distribution of the literary

1Pendant longtemps, la littérature contemporaine a été présentée comme le fruit d’une séparation d’avec une période antérieure : les discours critiques ont davantage insisté sur les discontinuités que sur les continuités historiques. L’accent mis sur le motif du retour, en particulier, a façonné l’image d’une littérature en rupture qui pourtant renoue : rupture avec les « formalismes » des années 1960-70, renouement avec une continuité anhistorique, à savoir la « narration », qui constituerait son essence véritable. Est-ce un hasard, pourtant, si ce retour au réel et au récit, salué avec soulagement par de nombreux journalistes et spécialistes de littérature, date des années 1980, une décennie que François Cusset qualifie de « grand cauchemar » intellectuel, social et politique (Cusset, 2008) ? Si la littérature retrouve sa vocation première au moment même où s’achèvent les années 68 et où s’ouvre une « période de restauration » (Quintane, 2011, p. 195) ? Fin de l’Histoire, fin du Formalisme – tandis que la pensée critique s’arrache les cheveux, une certaine critique littéraire jubile.

2Si chaque époque historique voit s’affronter différentes politiques de la littérature, des politiques de la critique, divergentes elles aussi, leur correspondent1. Sans nier le tournant narratif qui s’opère à partir des années 1980 dans la littérature française, le motif normatif du « retour » ainsi que le partage tranché entre formalisme (avant) et narration (maintenant) ont été remis en question. C’est notamment à la suite de la publication du manifeste « Pour une littérature-monde en français » (2007) dans le journal Le Monde qu’une série de prises de position contradictoires se sont fait entendre – sans doute parce que les déclarations grandiloquentes du texte cristallisaient, dans leur nudité manifestaire, une série de lieux communs traversant le champ de manière moins affirmée. Des écrivains et des chercheurs, comme Camille de Toledo (2008), Mathieu Larnaudie (2009), Jean-Marie Gleize (2009) ou encore Bruno Blanckeman (2010), se sont ainsi attachés à complexifier un tel discours (parfois en se référant au manifeste, parfois non), en soulignant les continuités entre l’époque du Nouveau roman et la littérature contemporaine, en mettant en avant d’autres corpus, en insistant sur d’autres généalogies2.

3Erika Fülop a par ailleurs mis en évidence les présupposés moraux qui sous-tendent l’insistance sur le motif du retour : « puisque le récit peut, il doit servir la bonne cause qui consiste à nous préparer à faire face au monde dans sa multiplicité déroutante et à prendre des décisions éthiques. Tout récit qui ne profite pas de cette capacité manque quelque chose, manque à son devoir, et se voit attribuer une moindre valeur. » (Fülop, 2018) Dans cette perspective, les œuvres qui privilégient l’expérimentation formelle au détriment de la narration apparaissent de facto comme narcissiques et vaines3. Comme le note Fülop, un tel manichéisme relève du storytelling, ou du « grand récit » critique – et celui-ci imprègne encore une part non négligeable des discours sur la littérature contemporaine. En 2021, dans l’introduction au dossier « Politiques de la littérature » de la revue Esprit, Anne Dujin et Alexandre Gefen le condensent en une phrase : « Revenue de l’impasse formaliste depuis le tournant du XXe siècle, la littérature est redevenue le lieu privilégié où peut être pensée une expérience humaine partageable. » (Dujin et Gefen, 2021)

4Cet article se propose de réfléchir aux politiques de la critique, formule qui recouvrira ici deux sens différents et complémentaires : 1° toute critique est politique, en ce sens qu’elle influe sur ce que l’on appellera (en adaptant une formule bien connue de Jacques Rancière) le partage du littéraire ; 2° à chaque époque, différents discours critiques luttent pour fixer, ou pour modifier, un certain partage du littéraire.

Le partage du littéraire

5La notion de « partage du sensible » de Rancière permet de saisir ce qu’a de politique un discours critique, et ce d’autant plus que le mot « critique » implique en tant que tel le discernement et le partage :

Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait et du lieu où il est. […] Cela définit le fait d’être ou non visible dans un espace commun, doué d’une parole commune, etc. Il y a donc, à la base de la politique une « esthétique » […] : un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. (Rancière 1999)

6Transposée au champ littéraire, cette conceptualisation engage les questions suivantes : quels textes sont visibles ou invisibles, audibles ou inaudibles dans tel espace commun ? Quels textes méritent ou ne méritent pas d’être lus, et par qui ? Comme le marché, l’institution scolaire, les maisons d’édition ou les prix, mais sur un mode différent, la critique littéraire – au sens général d’un discours public qui porte sur des œuvres (de l’essai universitaire à la recension en ligne) – est politique en ce sens qu’elle influe sur ce qu’on pourrait appeler le partage du littéraire. En sélectionnant un corpus, en décrivant une tendance, en élisant un roman à chroniquer, en dé/valorisant un genre, un auteur ou un mouvement, le discours critique contribue à départager les textes qui peuvent ou ne peuvent pas « avoir part au commun ». En ce sens, le descriptif y est toujours déjà normatif.

7Il y a « politique de la critique » en ce sens que différents types de partages coexistent sur un mode agonistique – de manière interne, mais aussi de manière externe (contre la logique du marché, par exemple). À chaque époque, certaines positions dominent au point de fixer, provisoirement, un partage donné, tandis que d’autres s’emploient, tant bien que mal, à le remettre en cause. Aujourd’hui, comme on l’a vu, le discours métalittéraire qui valorise plus ou moins implicitement le narratif et l’éthique (en l’appelant parfois « politique ») a tendance à dominer l’espace public. Une telle hégémonie est pourtant sans cesse contestée, et le reste de cet article se penchera sur un ensemble de discours critiques qui s’affichent en décalage par rapport à ce « grand récit », et qui s’efforcent, par diverses stratégies, de faire valoir un partage du littéraire différent.

8Avant d’y venir, notons que Rancière lui-même prend rarement en considération un tel partage dans ses réflexions sur la littérature : lorsqu’il examine la capacité d’un texte à bouleverser la distribution hégémonique du sensible, il s’y intéresse uniquement de manière interne. En d’autres termes, les lectrices et lecteurs sont présupposés. Il est évident, pourtant, que l’œuvre la plus politique (au sens où il l’entend) n’a aucun effet sur le partage du sensible si elle n’est pas lue ou entendue.

Mode d’existence du sous-champ d’un sous-champ

9Tout en déplorant le « vide critique abyssal » (Cusset, 2008, p. 21) des deux dernières décennies du XXe siècle, François Cusset y perçoit quelques poches de résistance, et notamment du côté du champ littéraire : en marge du roman français qui « ronronne, englué dans le psychologisme des intrigues bourgeoises et le naturalisme à l’ancienne » (Cusset, 2014, p. 104), une série de textes ouvrent des voies nouvelles, expérimentales et hétéroclites. Toutefois, situés dans un sous-champ du sous-champ littéraire qu’est la production poétique, ils demeurent sous les radars médiatiques et universitaires. L’opérateur majeur qui en intensifie alors l’existence est la Revue de littérature générale (RLG), que montent en 1994-1995 Pierre Alferi et Olivier Cadiot. Le geste critique de Cusset, qui consiste à faire entendre les « propositions inaudibles » (Cusset, 2014, p. 112) de la revue en les opposant à l’ensemble de la production romanesque de l’époque, est sans doute tout aussi réducteur que celui qui (sur)valorise le tournant narratif – il est toutefois politique, au sens où il suggère, par la mise en lumière de textes quasiment invisibles, un autre partage du littéraire.

10Pour amplifier le geste de Cusset, il convient d’ajouter à la RLG d’autres revues créées au cours de cette décennie, comme Java, Nioques, ou Poézi prolétèr, qui toutes s’emploient à faire exister et à promouvoir des textes ne s’inscrivant ni dans le retour au récit ni dans le retour au lyrisme, sans pour autant verser dans l’autoréférentialité. Bien souvent, au contraire, ces œuvres conçoivent l’expérimentation formelle comme indissociable d’une prise de position politique4. En dehors de ces revues, deux ouvrages font alors date : Heroes are heroes (1994) de Manuel Joseph et Un ABC de la Barbarie (1998) de Jacques-Henri Michot. Revendiqués plus tard comme modèles ou précurseurs par toute une génération d’écrivains politiques – de Christophe Hanna à Sandra Lucbert, en passant par Nathalie Quintane, Frank Smith ou Charles Pennequin –, ces textes sont alors publiés dans un silence critique presque absolu. Ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard, en 2009, que Jean-Marie Gleize propose l’étiquette de « post-poésie » (Gleize, 2009, p. 38), dont il se revendique lui-même en partie, pour nommer et décrire une série d’œuvres qui s’inscrivent dans le sillage de Joseph et de Michot. En 2011, la parution du recueil « Toi aussi tu as des armes ». Poésie et politique aux éditions La fabrique constitue une nouvelle étape, déterminante, dans le processus de reconnaissance et de légitimation de cette production. Dans un entretien enregistré la même année, Christophe Hanna note un changement dans le regard porté sur ces « nouvelles écritures politiques », et remarque que la presse s’y intéresse davantage qu’auparavant5.

11Concernant ce corpus post-poétique6, il y aurait donc un long moment de relative invisibilité, suivi d’un début de reconnaissance publique au tournant des années 2010. S’il est évident que le partage du littéraire n’a pas été radicalement bouleversé, la critique universitaire se montre désormais plus attentive à ces œuvres, comme en témoignent articles (de Jean-François Hamel et d’Yves Citton, notamment), livres d’entretien, dossiers de revue, thèses, colloques, et ainsi de suite7. Dans le point suivant, je m’intéresserai aux stratégies qu’ont employé les écrivains de ce corpus pour faire valoir un partage du littéraire différent, précisément au moment où ils n’attendent rien du monde universitaire ni de la critique médiatique – c’est-à-dire entre le milieu des années 1990 et 2011.

La critique autochtone

12Florent Coste et Justine Huppe se sont récemment penchés sur les « enquêtes, rapports et autres expertises sauvages » (Coste & Huppe, 2022, p. 16) produits par une série de post-poètes au sujet de leur propre condition. À côté de ces fascinantes « sociologies autochtones » (Coste & Huppe, 2022, p. 11), les écrivains de ce corpus produisent également une somme imposante de discours critiques autochtones – dans des préfaces, sur des blogs, mais aussi dans des ouvrages théoriques publiés aux éditions Questions théoriques, Al Dante, et aux Presses du Réel. À chaque fois, il s’agit de répondre à deux problèmes principaux auxquels leurs textes sont confrontés au sein du partage du littéraire dominant : une situation de relative invisibilité sociale et une dimension expérimentale qui ne cadre pas avec l’horizon d’attente habituel des lectrices et lecteurs. Si le degré d’existence d’une œuvre importe à tout écrivain, celui-ci prend une importance supplémentaire lorsque les textes en question ont une vocation politique et se vouent, même modestement, à transformer le monde.

13La stratégie principale de ces auteurs pour amplifier le degré d’existence de leurs œuvres consiste ainsi à produire eux-mêmes les discours d’escorte qui les accompagnent. Il est impossible d’entrer ici dans le détail de ces discours qui prennent des formes très différentes (de l’article pamphlétaire à l’essai théorique), mais notons que l’effort critique est considérable8. Christophe Hanna, par exemple, a publié deux ouvrages de théorie littéraire (2002, 2010), un nombre important d’articles, et il a préfacé un ou plusieurs ouvrages poétiques ou théoriques de Franck Leibovici, Jean-Marie Gleize, Dominiq Jenvrey, Olivier Quintyn, et Cyrille Martinez9. Dans ce sous-champ où tombe la partition entre les écrivains et les critiques, entre les praticiens et les théoriciens, les discours d’escorte visent à rassembler une constellation d’œuvres singulières autour d’un projet commun de refonte et de repolitisation de la littérature, tout en cherchant à apporter une certaine légitimité à ce projet, en établissant des filiations, en décrivant les traits communs entre des pratiques d’une grande diversité, et en réfléchissant à l’efficacité sociale de ces productions.

14Nombreux sont les auteurs qui, constatant l’inaptitude de la théorie littéraire à saisir leurs œuvres, se proposent de réinventer cette même théorie, tout en revendiquant une extension du domaine du littéraire. « Qui voudra étudier un certain pan de la poésie de ce début de 21e siècle, note Franck Leibovici, devra le faire, non pas en suivant des études littéraires, mais en lisant des ouvrages d’anthropologie et de media studies » (Leibovici, 2020, p. 10). De tels textes réflexifs sont d’autant plus intéressants que la situation marginale dont ils sont issus leur confère une liberté formelle qui décloisonne, encore une fois, les frontières entre l’écriture théorique et l’écriture créative. Quand Leibovici rédige son essai exclusivement en minuscules, Christophe Hanna ajoute, dans Poésie action directe (2002), des encadrés en marge de son texte qui reprennent des critiques lui ayant été adressées lors de conférences ou de discussions informelles.

15Loin de se réduire au témoignage d’un petit monde fonctionnant en quasi-autarcie, ces discours autochtones constituent autant d’efforts politiques pour sortir les œuvres de l’entre-soi où elles se trouvent reléguées malgré elles, du fait de la puissance structurante du partage du littéraire hégémonique.