Colloques en ligne

Laure Sauvage

Carnets de notes de poètes-chercheurs contemporains

Notebooks of contemporary poet-researchers

1« Poètes-professeurs. Mauvais poètes, mauvais professeurs », écrit Christian Doumet dans Rumeur de la fabrique du monde, pointant, avec toute la distance que suggère le caractère péremptoire de l’affirmation et que laisse supposer son propre statut1, une certaine « discorde » entre les deux activités et identités (2004a, p. 132). Ce cumul, pourtant, est effectif : Sébastien Dubois, dans La Vie sociale des poètes, note que parmi les 81,5 % de poètes nés après 1920 exerçant un second métier, 45 % sont enseignants, proportion qui monte à 55 % si l’on s’intéresse à ceux nés après 1945, dont 29,1 % dans l’enseignement supérieur2 (2023, p. 240-241). De nombreux poètes, ainsi, sont également des enseignants : cette situation était déjà appréhendée avec virulence il y a plus de trente ans par Dana Gioia, à propos des États-Unis, dans Que reste-t-il de la poésie Elle y déplore de façon polémique en ouverture de ce texte que la poésie américaine soit « désormais l’apanage d’une coterie », évoquant « le vase clos » dans lequel elle évolue désormais ([1991] 2021, p. 7 puis p. 103). Ceux, parmi eux, qui sont enseignants en littérature suscitent des questionnements particuliers en raison des interactions entre cette spécialisation et leur écriture créative. Jacques Dubois se demande ainsi s’il y a « clivage » ou « contamination » entre les deux occupations ([1978] 2019, p. 168). La distinction entre les pratiques de la poésie et de la recherche s’adosse à une séparation théorique de deux fonctions. Celle-ci tient d’abord à d’évidentes différences de praxis mais aussi – entre autres – de voies de production, de légitimation et de rapport au public.

2La méfiance traditionnelle réciproque entre les deux pratiques vient des deux champs, littéraire comme académique4, mais cette dépréciation est tout à fait ambivalente et elle gagnerait à être nettement nuancée aujourd’hui5. Elle peut notamment s’expliquer par certains effets de l’interaction entre logiques sociale et scientifique. Le recul sur son objet qu’exige une approche académique ainsi que les problèmes de légitimité de l’étude littéraire comme science6 amèneraient par exemple les acteurs du champ à forcer le trait d’une objectivité hâtivement assimilée à une distance. Toujours est-il que ceux que Pierre Mertens appelle les « agents-doubles » (19897) sont nombreux, malgré les réserves, et c’est cette dualité ou cette duplicité que nous nous employons à questionner. Si l’hybridation entre théorie et pratique est un poncif au moins depuis le Romantisme d’Iéna, ses infléchissements sont importants, et c’est la spécificité de sa mise en œuvre chez des poètes-chercheurs contemporains dont la pratique fait montre d’une interaction entre leur spécialisation et leur écriture créative que nous interrogeons ici.

3Les carnets de notes de poètes-chercheurs constituent de vifs lieux d’hybridation et de tension : s’y négocie de façon particulièrement aiguë cette double fonction. Nous nous intéresserons donc à l’œuvre notulaire de deux poètes qui ont aussi une pratique de recherche, même si elle diffère sensiblement. Docteur en littérature française et enseignant dans un lycée d’Angers, Antoine Émaz (1955-2019) pratique la recherche en partie à l’écart de l’Université. Exploratoire, plus libre, elle ne s’astreint pas forcément aux exigences académiques et passe notamment par des notes de lecture et des textes hybrides, entre critique et essai. Le poète mène également à bien des travaux qui s’inscrivent dans le champ académique. Sa thèse d’abord, tardive, qui porte sur les notes de Reverdy, mais aussi, à la frontière du champ, un court essai sur du Bouchet (2003b) ainsi que sa direction d’une revue sur Reverdy (2008b). La pratique de recherche de Christian Doumet (1953-), enseignant-chercheur à l’Université et plus précisément en Sorbonne, s’inscrit pleinement dans le champ académique. Cette brève présentation met d’emblée en évidence une importante différence de positionnement au sein des champs académique comme littéraire. Sociologiquement, notons également une dichotomie entre Paris et la province, entre l’enseignement à l’Université et l’enseignement en lycée. Christian Doumet est avant tout connu comme universitaire, Antoine Émaz comme poète : le contraste entre ces figures de chercheurs est accusé. Un certain nombre de convergences entre ces deux pratiques contemporaines de la note émerge pourtant dans les textes. Antoine Émaz publie sept recueils notulaires entre 2003 et 2018 ; Christian Doumet, trois, entre 2004 et 2014. Ils proposent aussi bien, et à des degrés divers, des questionnements et remarques littéraires – du point de vue de la lecture comme de l’écriture – que des notes sur la vie quotidienne des auteurs, dans sa dimension intérieure comme matérielle. Mais leur diversité excède cette dimension thématique : elle concerne en outre une énonciation qui s’inscrit dans différents gestes notulaires. Se mêlent alors bribes théoriques, développements réflexifs méditatifs, micro-anecdotes à caractère autobiographique, aphorismes, notations d’instants sur le vif… Polymorphes, les recueils agrègent différentes fonctions et sont alors un lieu d’observation d’une tension qui s’y inscrit de façon plurielle et d’une hybridation entre leurs pratiques de poète et de chercheur. Comme la recherche en littérature, la note est une écriture littéralement marginale. Les carnets de notes, Ariane Lüthi le rappelle, relèvent de ce que Genette appelle le régime « conditionnel » de la littérature (2009, p. 17) ; ils illustrent la porosité entre littérature et théorie ou critique. Leur négociation et donc leur interpénétration permet d’envisager sous un angle particulier la question de la littérarité des notes : par quels phénomènes peut-on y appréhender la tension que suscite cette double fonction ? Quels rôles les carnets de notes et plus particulièrement l’image que leurs auteurs y élaborent d’eux-mêmes tiennent-ils dans les processus de légitimation ?

Pratiques de la note, pratiques de la recherche : tensions et hybridations

4Nous pouvons d’abord aborder ce métissage en interrogeant la manière dont l'écriture notulaire des deux auteurs est imprégnée de leurs activités de recherche. La pratique de la note et celle de la recherche en littérature se rejoignent d’abord chez ces deux poètes par leur objet : elles traitent massivement de littérature, notamment de poésie moderne et contemporaine, et plus largement des autres arts. Mais au-delà et plus fondamentalement, ce sont leur gestes qui présentent un certain nombre de similitudes : le traitement de ces sujets sollicite certaines méthodes et angles d’approche. On peut alors isoler deux inscriptions de démarches de recherche au sein des notes en distinguant une pente théorique – qui se traduit par des abstractions, des généralisations – d’une pente critique – qui passe, elle, par des questionnements poétiques, des analyses littéraires, mais aussi certaines prises de position par lesquelles apparaît également une proximité avec une critique de type journalistique. L’exigence de réflexivité propre à la recherche habite de plus ces recueils spéculatifs. Le travail de recherche, et donc l’élaboration d’un discours sur la littérature et les œuvres, n’est alors bien sûr plus à envisager dans son sens académique ; il ne s’astreint pas aux attendus et contraintes de la scientificité mais place en son centre la subjectivité et l’intuition, s’autorise l’allusion tout comme le recours à des figures, ne se plie pas au développement ni même à la cohérence. C’est ainsi au sein d’une forme essentiellement hybride que se donne à voir un véritable mélange entre recherche et écriture littéraire, et une négociation qui tient à distance toutes les dichotomies étanches.

5D’abord, les notes construisent une forme de savoir qui assume et même exhibe sa subjectivité. Celle-ci se manifeste notamment dans le rapport que les recueils entretiennent avec les textes commentés : leur lecture y est prise en charge par un sujet et se conçoit comme une tension – qui est simultanément écho et hiatus – vers eux. La lecture comme l’écriture sont alors présentées comme incarnées et accueillent donc les émotions, ou ce que Georges Mounin appelle « le moment du vécu esthétique à l’état naissant », dont il souligne qu’il n’est presque jamais présent sous la plume des critiques, ceux-ci se concentrant sur le moment suivant de la « construction intellectuelle qu’ils superposent à l’œuvre – souvent aussi celui seulement des rationalisations prématurées sur ce qu’ils ont ressenti ou cru ressentir à la lecture » (cité par Jacques Brault, dans Lise Gauvin 1997, p. 13). La représentation de ces pratiques ne néglige ainsi pas la place de l’expérience personnelle et la singularité d’une rencontre, ce dont témoigne la mise en avant des circonstances de lecture et de leur place dans la réception des œuvres. Ainsi, chez Christian Doumet, le fond de piano sur lequel on lit Roubaud met en avant la dialectique entre répétition et invention au sein du recueil du poète. Mais cette remarque reste en suspens, en vertu d’une dérobade finale : « J’en tire, sur la confrontation des formes hétérogènes et leur parenté obligée, des conclusions que j’ai maintenant oubliées. » (2014, p. 209) La lecture que les deux noteurs avancent des œuvres accorde une place importante à l’intuition et s’autorise un jugement non forcément étayé8. C’est par ailleurs vis-à-vis de leurs propres œuvres et démarches qu’ils adoptent un angle critique et théorique : l’autothéorie est omniprésente dans les notes, tout particulièrement dans les deux Lichen et D’écrire, un peu d’Antoine Émaz et dans Poètes, mœurs et confins de Christian Doumet, mais ne s’accompagne pas d’un protocole permettant d’établir les modalités d’un recul sur l’objet qu’appellerait une approche scientifique de ce cumul des positions.

6La critique et la théorie chez les deux noteurs présentent de plus une dimension créative et ce que l’on peut appeler un phénomène de « lyricisation » par lequel les notes se rapprochent des textes auxquels elles s’intéressent. Isabelle Perreault lie ce qu’elle appelle un « engagement sensible de la pensée » à « la révolution, au cœur des années 1950-1970, des façons d’envisager l’écriture, la pensée et les pratiques de lecture ». Elle parle d’une « tentation lyrique de la critique » au moment où le structuralisme « signe l’impersonnalité de son langage » qui « répondrait d’un sujet plus que jamais en défaut de consistance, se ressaisissant dans les survivances, les traces d’une sensibilité engagée, faute d’être incarnée dans une identité établie » (2023, p. 51). De cette mutation épistémique témoigne la dimension créative qui s’inscrit dans les bribes critiques et théoriques des notes. Celle-ci apparaît concrètement dans de nombreux phénomènes.

7La distance prise avec le concept, sans renoncement à une certaine forme de pensée, est l’un d’eux ; celle-ci se traduit par l’élaboration de formes alternatives au concept, qui tendent vers lui sans l’atteindre, notamment l’image et la substantivation. Du concept, c’est en tout premier lieu l’univocité et la clarté qui sont récusés au profit d’une heureuse polysémie qui fonde une progression analogique. Des métaphores sont alors fréquemment convoquées : le tiret devient par exemple « une sorte de pause chewing-gum » au sein d’une « prose boueuse » chez Antoine Émaz (2009a, p. 1919) et Christian Doumet évoque ainsi ses notes : « Ma grange, ma resserre. La dépendance d’un bâtiment qui ne verra jamais le jour : comme si, dans la fièvre de l’exploitation, il avait semblé plus urgent de prévoir les communs que le château. » (2014, p. 27) Les métaphores architecturales permettent ici d’agréger un certain nombre de connotations – notamment la marginalité, un renversement de la secondarité ou un certain encombrement pour les deux premières déclinaisons – qui ne sont jamais explicitées. Les images ne récusent donc pas l’ambiguïté mais la ménagent au contraire, d’autant plus qu’elles sont plurielles. Les substantivations ou néologismes relèvent d’une même tension, mais plus accusée, vers la conceptualisation. Citons par exemple, dans le même recueil de Christian Doumet : « On voit poindre en eux la petite interrogation mêlée de repentir et de stupeur, formulée sur le mode d’un après tout… », écrit le noteur à propos de la tentation d’anciens mécréants face à un « aguicheur viens-chez-moi-y’a-du-dieu » (2014, p. 21). La substantivation de la première locution que signale l’italique allie, en tirant parti de la concision qu’elle lui confère, la résignation dubitative et conclusive à un certain goût de l’aventure voire du défi. Il en va de même, chez Antoine Émaz, du néologisme « force-forme » qui revient régulièrement sous sa plume (1999, p. 29 ; 2003a, p. 51 ; 2013, p. 1010). La notion, qui cherche à cerner une certaine énergétique du poème, tend vers le concept sans jamais faire l’objet d’une définition conforme aux attendus de la pensée théorique et rationnelle. Aussi se situe-t-elle simultanément en deçà et au-delà de lui.

8On peut en outre parler de créativité et de lyricisation de la pensée en vertu de l’association entre lyrisme et musique : les notes déploient une pensée qui accorde une place privilégiée au rythme et aux sonorités. Cela se manifeste d’abord au niveau de leur structure : la brièveté notulaire entraîne parfois l’accentuation de la binarité de certaines distinctions ou polarisations. Elles sont alors présentées de façon particulièrement frontale en raison de cette dualité même. Ainsi, on peut lire chez Antoine Émaz, en conclusion d’une note sur la place différente du silence en poésie et en prose : « En simplifiant, on pourrait peut-être dire qu’en vers, il y a une saisie verticale du mot, alors qu’elle est horizontale en prose. » (2009a, p. 9) La brièveté de la note tend alors, non sans un soulignement par un prudent gérondif initial, à radicaliser la distinction. Le caractère sensible de l’écriture apparaît également en ce que ce sont les mots qui, parfois, meuvent la pensée, en un effet mimétique des textes commentés auquel Florian Pennanech donne le nom de « principe de Béguin11 » (2019, p. 81), et qui est souvent contre-modèle pour la critique universitaire12. Les notes proposent alors une pensée par les mots (leurs sonorités, mais aussi leurs connotations, et les associations qu’ils mobilisent), à même les mots pour reprendre l’expression barthésienne13. Cela apparaît à plusieurs reprises à la faveur de défigements d’expressions ou de jeux de mots. Christian Doumet écrit par exemple : « Chacun ne pensant, la plupart du temps, que dans son for extérieur. » (2014, p. 7114) Se manifeste, dans cette affirmation dont le moteur semble être d’abord le jeu sur les mots, le plaisir du retournement, sans qu’il soit question de l’y réduire.

9C’est en outre une forme de pensée inconséquente que les notes proposent : d’abord, en ce qu’elle refuse l’argumentation. Ensuite et corrélativement, en ce qu’elle ne se déploie pas de façon suivie, logique et hiérarchique. Antoine Émaz récuse explicitement et à plusieurs reprises la pensée ; par exemple par sa fréquente reprise du mot de Reverdy « Je ne pense pas, je note » (1999 ; 2020, p. 13), mais aussi par une image réflexive, dans Lichen, encore : « Grouillement d’idées ne dépassant pas le stade de la larve » (2009b, p. 53). Les recueils notulaires de ces deux poètes mettent en jeu non une pensée, hiérarchique et ordonnée, mais bien plutôt de la pensée, anarchique, qui ne développe pas, mais se présente davantage comme la masse dynamique, informe et plurielle que suggère l’image du « grouillement ». Cette pensée qui se refuse à l’argumentation comporte une dimension partiale et littéralement injustifiée. Les noteurs exhibent cette vitesse en des gestes théoriques dans lesquels point une certaine insolence. Certaines assertions, qui peuvent avoir une dimension provocatrice, ne sont alors ni développées ni étayées15. La note s’autorise un savoir allusif, comme lorsqu’Antoine Émaz écrit : « Retrouver la nuit, l’épais de la nuit. Michaux. » (2009b, p. 73) ou Christian Doumet : « Bruckner : la volonté de vouloir. » (2004a, p. 20516). La brièveté s’accompagne en outre souvent d’une négligence vis-à-vis de la nuance qui amène à des généralisations, parfois hâtives, mais aussi des glissements logiques qui proposent par exemple des éléments particuliers sous l’apparence du général. Antoine Émaz écrit, dans son premier recueil de notes : « Dans chaque poème, il y a au moins un point où si l’on poussait plus loin, tout s’effondrerait, et nous avec. On retournerait, plus bas, dans l’agitation muette qui a précédé. / Écrire reviendrait donc à s’écarter, puis se rapprocher sans rejoindre, sous peine de se perdre à nouveau. » (2003a, p. 28) Cette courte méditation métaphorique coupe court à tout délaiement, se passe de justification comme d’exemple. Le glissement du présent au conditionnel en marque le caractère hypothétique, et la référence du pronom « nous » demeure incertaine. Souvent également, la note affiche sa contingence et manifeste son caractère construit, ce dont témoignent encore les expressions familières, oralisantes, qui ponctuent les textes émaziens : « À peu près ça » (2003a, p. 47) par exemple, à la fin d’une note qui énonce quelques interdits en poétique, « d’une certaine façon » (2009b, p. 46), l’adverbe « oui » qui ponctue souvent des affirmations (2003a, p. 13 et 50 ; 2016, p. 14) ou encore « Faux » qui introduit une rectification (2016, p. 59). Comme l’est l’essai pour Adorno, la note est « hérétique » ; sa pensée, légère, assume et même met en scène son caractère changeant et partial. Recherche tâtonnante, les recueils accueillent le hiatus, le trouble, ne lissent pas les aspérités. Les noteurs refusent de s’y contraindre aux exigences de précaution, rigueur, étayage et même cohérence qui sont l’apanage de la pensée logique.

10Les recueils ne s’astreignent pas davantage à une pensée continue, mais celle-ci se développe au sein du texte fragmentaire via un processus particulier qui n’est pas une architecture mais davantage une élaboration qui procède de façon spiralaire. Les notes produisent structurellement un nivellement et désamorcent la hiérarchie pour se développer selon une logique d’accumulation. En témoignent leur numérotation chez Christian Doumet, les signes typographiques entre elles chez Antoine Émaz : la suite n’est jamais close, toujours susceptible d’être poursuivie, caractère par lequel elle se tient aux antipodes de toute démonstration mais progresse par variation. C’est en effet par une série de déplacements et non par les opérations logiques, notamment l’induction et la déduction, que procède une pensée qui récuse tout cheminement de raisonnement et qui, en cela, se positionne en porte-à-faux par rapport au système. Cette progression spiralaire de la pensée est thématisée par Christian Doumet dans la note liminaire de L’Attention aux choses écrites : le noteur y évoque une forme de ressassement, en reprenant l’image, nietzschéenne, de la « rumination ». Il poursuit : « les notes ne se succèdent qu’en vertu d’assez lâches associations, parfois par rupture pure et simple, sans jamais perdre de vue, en tout cas, la singularité de leur venue » (2014, p. 917). L’ensemble de ces caractéristiques de la note désamorce toute exclusivité et toute antinomie entre savoir et création pour faire de leur rapport une tension productive. Les recueils de notes participent simultanément de la recherche et de la poésie : ils présentent certains mécanismes de pensée qui les apparentent à une recherche tout en se situant en contrepoint vis-à-vis des exigences de scientificité et en mobilisant des ressorts poétiques. Ils reposent ainsi sur une hybridation entre démarches poétique et herméneutique. Cette pensée, alors, se définit-elle par une forme d’amateurisme revendiqué ? Quel éthos construit-elle ?

Réflexions de et sur cette double valence de créateur-chercheur

11La place de la réflexion, au sens littéral comme figuré, est centrale au sein de ce qui apparaît dans les œuvres comme une véritable négociation entre les deux fonctions de créateur et de chercheur. L’expression d’« agent-double » de Pierre Mertens doit alors être dépassée, aussi bien en raison de la duplicité qu’elle dénote que de sa connotation dépréciative. Il y a certes deux positionnements différents mais il importe, davantage que de s’aviser d’une dualité, de penser cette friction. La réflexivité passe par une mise en scène de soi, implicite et explicite, qui peut être approchée par les notions d’analyse du discours d’éthos dits et montrés (Maingueneau, 2014, p. 34) et dont la construction tient un rôle différent dans les processus de légitimation des deux noteurs. Les deux éthos qu’élaborent les recueils notulaires d’Antoine Émaz et de Christian Doumet sont contrastés dans le rapport au savoir qu’ils affichent, qui constituera ici notre angle privilégié. Les lieux d’observation de ces éthos sont nombreux : nous en avons sélectionné ici quelques-uns pour lesquels la dissemblance entre les deux écrivains est particulièrement accusée.

12Les noteurs s’inscrivent d’abord dans une géographie symbolique contrastée, qui renvoie à une différence de positionnement dans les champs de l’enseignement et/ou de la recherche comme du champ littéraire. Celle-ci se cristallise autour d’une double opposition entre Paris18 et la province et entre l’enseignement secondaire et supérieur. Dans ses recueils notulaires, c’est avant tout un éthos de chercheur que Christian Doumet donne à voir par des multiples mentions, parfois allusives : celle de la Bibliothèque Nationale de France (2004a, p. 9, p. 205, p. 233), de la rue d’Ulm (2004a, p. 36), de la Sorbonne (2014, p. 34) de colloques et séminaires (2004a, p. 128 et 195 ; 2014, p. 64). L’univers parisien est omniprésent et le retour de motifs – le métro (2004a, p. 155), les librairies (2004a, p. 87, p. 243, p. 312), les cafés (2004a, p. 310) ou encore les taxis (2014, p. 87) – relève, par leur caractère topique, d’une mythification. L’espace est investi de cette légitimité symbolique : les ciels parisiens sont par exemple dits « baudelairiens par essence » (2014, p. 55). Mais le noteur se montre également en nomade mentionnant, en l’espace d’une trentaine de pages seulement de L’Attention aux choses écrites, des voyages à Tokyo, New-York, en Toscane, en Indonésie, à San Francisco ou Genève (2014, p. 16, 35, 45, 47). La figure de l’universitaire parisien en déplacement se complexifie alors pour se mêler à celle du poète, flâneur ou voyageur.

13Dans les recueils émaziens, c’est davantage la sédentarité qui prévaut. Le poète donne massivement à voir son métier de professeur de lycée dans toute sa dimension laborieuse en évoquant la préparation des cours, la correction de copies et les oraux du bac tout autant que son rapport aux élèves, aux collègues à l’administration et son engagement syndical (par exemple : 2009a, p. 47 ; [2011] 2012, p. 13, p. 28, et p. 51 ; 2016, p. 59). Ses éthos dit et montré se situent en net hiatus vis-à-vis de la réalité biographique : le noteur évoque sa « médiocrité sociale de petit prof de province » (2009a, p. 58) – cette réflexion, nous l’apprenons dans l’un de ses carnets autographes, est d’ailleurs née d’une rencontre avec un poète-universitaire parisien19 – mais, professeur agrégé, il est aussi docteur et poète reconnu, participant à ce titre à plusieurs revues, invité à de très nombreuses manifestations culturelles dans des lieux particulièrement légitimes : un colloque à Pau sur l’ensemble de son œuvre en 200820, la Bibliothèque nationale de France en 2010, une rencontre organisée par la Maison des Écrivains et de la Littérature au Petit-Palais en 2010 – pour ne donner que trois exemples. Il fait de plus partie, aux côtés de Christian Doumet d’ailleurs, de la commission « Poésie » du Centre National du Livre (Baillieu, [1999] 2004, p. 18) avant qu’il ne la préside, de 2009 à 2013. L’ensemble de ces marqueurs de reconnaissance porte pourtant sur son activité de poète, aussi bien en tant que créateur que connaisseur du champ ; or, cette légitimité symbolique n’est pas donnée à voir dans des recueils notulaires centrés, du point de vue de l’ancrage institutionnel, sur le métier de professeur de lycée d’Antoine Émaz. En mettant en avant une « médiocrité sociale », le poète construit donc un éthos par dénégation qui élude une dimension de son existence sociale, angle de vue qui a pour effet de valoriser en négatif, non tant sa reconnaissance au sein du champ littéraire que son activité même de poète, qui s’ancre au plus près du vivre et du « plat du jour » ([2011] 2012, p. 183).

14La mobilisation des références intertextuelles et culturelles participe également de la construction de ces éthos. Elles sont nombreuses chez Christian Doumet qui contribuent à l’élaboration d’une image de lettré et d’érudit et tout particulièrement, le titre l’annonce, dans L’Attention aux choses écrites 21. Le poète y écrit : « Érudition est forme de croyance. » (2014, p. 2122) Ces multiples références ne se cantonnent pas à la littérature, mais concernent également des penseurs et artistes avec notamment une grande place accordée à la peinture23 et à la musique24. Si leur éclectisme frappe, elles renvoient toutefois à des acteurs du champ de production restreinte et convoquent en cela une culture particulièrement légitimée. Les allusions ou mentions intertextuelles sont également légion dans l’œuvre émazienne, mais le noteur mobilise des références plus marginales et une culture globalement moins légitimée, et même populaire25. De façon symptomatique, il gomme parfois même le potentiel de légitimation sociale dans le passage du manuscrit au recueil publié : la mention de « France culture » dans l’un de ses carnets autographes (2002, np) devient, dans Cambouis, celle d’une « [é]mission de radio » (2009a, p. 23). Un tel désamorçage intervient encore dans le traitement que le poète propose de ces références : alors qu’il évoque le « bouquin d’Auerbach », Mimesis, qu’il songe à relire, le noteur souligne qu’il « se trouve à la cave, c’est loin » (2009a, p. 75). Par l’éclectisme des références, mais aussi par ce positionnement vis-à-vis d’elles, Antoine Émaz construit dans ses recueils un éthos non de savant ou d’érudit, mais davantage d’autodidacte26 et de grand lecteur, qui brasse un nombre considérable d’œuvres, notamment celle de dizaines de poètes modernes et contemporains27.

15Enfin et bien plus largement, on peut noter une grande différence dans la façon qu’ont les noteurs de représenter leur quotidien, qui a une incidence sur l’élaboration de leur éthos. D’abord, ce que Christian Doumet en donne à voir est beaucoup plus restreint que ce que l'on peut lire dans les recueils émaziens. Chez le premier en effet, les notes demeurent assez focalisées sur l’intime relation aux objets littéraires et artistiques. Le quotidien dont le noteur rend compte se refuse à la trivialité pour se borner à la vie intérieure et aux rêveries dans un mouvement d’esthétisation qui tient à distance la « chute dans la matière » (2014, p. 67) tout en la convoquant parfois. Le noteur s’y représente en flâneur, dans une ville hantée par des figures littéraires : celle de Baudelaire notamment (2014, p. 42), mais aussi celle de Proust (2004a, p. 208). D’Arts et métiers à Place Clichy, de la rue de l’Odéon au parc Monceau (2004a, p. 238 et p. 262 ; 2014, p. 77 et p. 81), il se montre disponible aux phrases entendues dans la rue (2014, p. 44 ou p. 178), aux voitures (2004a, p. 238-239), comme à d’autres détails plus infimes : les parfums (2004a, p. 284), la carnation d’une jeune femme dans le métro (2004a, p. 198) par exemple. Chez Antoine Émaz en revanche, on dégage un mouvement, au fil des recueils28, qui va de notes plutôt centrées sur l’écriture à d’autres qui intègrent davantage la dimension triviale de la vie quotidienne. Prend ainsi place la vie familiale et domestique : la préparation des repas par exemple et donc la caisse d’Intermarché ou celle de Carrefour (2013, p. 59 ; 2016, p. 67) mais aussi la « cuisine », comme le signale le titre du recueil de 2011 : le « bip du micro-ondes » (2009a, p. 100), la « toile cirée » (2009a, p. 106) ou encore le changement des essuie-mains (2009a, p. 31). Par cet empan thématique très large, Antoine Émaz ancre résolument ses recueils dans la représentation d’une réalité sociale domestique qui n’apparaît pas chez Christian Doumet. Ces deux éthos en contraste – et ce non indépendamment, mais bien parallèlement à la réalité biographique des deux auteurs – sont au service de deux inscriptions différentes dans les champs de la poésie et de la recherche.

16L’élaboration de ces éthos au sein des recueils notulaires participe de deux processus de légitimation bien différents et doit être mis en rapport avec les positionnements respectifs des auteurs vis-à-vis de leurs activités de recherche et littéraires. L’éthos de chercheur qui apparaît chez Christian Doumet n’est pas exclusif mais, tout en étant le plus manifeste, il est aussi détourné. La figure fantaisiste, récurrente, du « prof. Yé » constitue alors un alter ego du noteur : il s’interroge sur la signification des vagues en s’y immergeant (2004a, p. 280), « croit en la vertu exclusive des amorces29 » (2014, p. 120) et s’exclame, en l’absence de tout contexte : « Si vous saviez ! » (2004a, p. 226). La figure, qui affiche ainsi un mélange de didactisme annoncé par son titre et de décalage vis-à-vis de l’attente soulevée, est le support d’une approche philosophisante du quotidien. Cet éthos se mêle à celui d’un poète qui se brosse en flâneur méditatif ou pensif, mais celui-ci également est, sinon évidé, du moins considéré avec recul par un jeu sur la figure du poète maudit ou incompris : « Un éditeur a vendu, l’an passé, 7 exemplaires de mon dernier livre. » (2014, p. 136) Par ces hiatus et détournements, Christian Doumet présente la tension de ces deux figures comme une hybridation heureuse30.

17La conflictualité entre les deux activités et les éthos qui leur sont associées est plus apparente chez Antoine Émaz, antagonisme allant dans le sens de la remarque de Jacques Dubois qui écrivait que dans plusieurs cas notables de double occupation, il y a « pression de l’un sur l’autre31 » ([1978] 2019, p. 168). L’éthos qui s’inscrit dans les recueils tend alors à consolider le poète dans son champ de prédilection. En effet, l’intégration de la vie quotidienne, la revendication d’une appartenance à la classe moyenne à laquelle renvoie l’usage du nom « médiocrité » constituent un éthos d’humilité cohérent avec celui qui apparaît dans ses poèmes32. Celui-ci, allié au rapport désinvolte aux références intertextuelles ainsi qu’au refus réitéré de ce qu’il appelle « l’intellectualisme » (2009b, p. 39), correspondent à un renforcement de son éthos de poète, que le noteur lie explicitement à sa distance vis-à-vis du monde académique : « Si j’avais été prof de fac à vingt-cinq ans, je n’aurais pas écrit de même, peut-être pas écrit du tout, ou bien seulement de la critique. Je n’en sais rien. » (2009b, p. 21533). Cela est apparu au fil des exemples, le dilettantisme dans le rapport à la pensée qui se manifeste dans les recueils relève de ce que nous pourrions appeler un amateurisme notulaire. En lien avec ces deux éthos contrastés, celui-ci fonctionne pourtant très différemment du point de vue de la légitimation : le positionnement de Christian Doumet est celui de quelqu’un qui, depuis l’intérieur du champ académique et parce qu’il y est particulièrement reconnu, s’autorise un certain détachement à son égard ; Antoine Émaz, en s’inscrivant à l’extérieur de ce champ, revendique plutôt une certaine distance vis-à-vis de lui.

18Les recueils de notes, récusant toute pureté, participent donc pleinement d’une démarche de recherche et développent un rapport au savoir tout autant qu’ils sont des objets littéraires, au sein de ce qui est apparu comme une véritable tension productive. S’ils se tiennent ostensiblement à l’écart des exigences de scientificité et des institutions propres à la recherche et se situent, en cela, bien davantage du côté de la littérature que de la science, les activités d’une recherche comprise largement irriguent ces œuvres qui négocient en outre, tout en se plaçant en contre-point vis-à-vis de lui, un positionnement dans ce champ. Mobiliser le concept de posture avancé par Jérôme Meizoz (2007) permettrait de lier les faits discursifs, sur lesquels nous nous sommes ici concentrée, à des conduites de vie dans le champ littéraire pour interroger par exemple, à l’aune de la notion de négociation ici convoquée, la pratique pseudonymique d’Antoine Émaz ou les représentations photographiques des deux poètes.