Colloques en ligne

Iulian Toma

Michael Edwards : poésie et poétique

Michael Edwards: poetry and poetics

1L’œuvre multiforme du Franco-britannique Michael Edwards, auteur bilingue pratiquant l’essai, le poème, la traduction, mêlant réflexion poétique, esthétique, philosophique et théologique, étonne toutefois par son homogénéité. Quel que soit le type de discours, le thème ou le champ de savoir choisi, cette œuvre s’interroge constamment sur le sens de l’activité créatrice dont elle trouve le principe dans la conscience que nous avons de notre condition et qu’il interprète à la lumière de la Bible. C’est effectivement un penseur et un poète existentialiste et chrétien que révèlent les écrits d’Edwards, qu’il s’agisse de ses essais (souvent issus de ses cours, conférences et articles et centrés autour de quelques thèmes fédérateurs : l’attente, le bonheur, l’émerveillement, la répétition, la ressemblance, la langue) ou bien de ses recueils poétiques (où le vers et la prose, le français et l’anglais se côtoient). Il ne faut pourtant pas se méprendre : ce n’est pas un philosophe stricto sensu qui nous accueille dans ses œuvres de réflexion, mais un critique littéraire doublé d’un poéticien qui médite sur la raison d’être de l’art et de la littérature. Quant à sa poésie, qui se rattache par la mise à profit de l’image à la vague du néo-lyrisme, elle se saisit de l’expérience sensible pour en faire la scène où se manifeste le refus humain de pactiser avec la limite. Vraisemblablement, entre l’activité du chercheur et celle du poète Michael Edwards il y a plus qu’une relation de contiguïté : les deux postures, chez lui, se font écho et s’interpénètrent, si bien qu’il semble inconcevable de traiter de l’une sans évoquer l’autre.

2Michel Edwards est avant tout un penseur du retour jamais tout à fait identique du même, de la différence dans la répétition, de l’itération créatrice. Dans ce vécu, dont l’art et la littérature lui semblent constituer l’expression la plus tangible, il voit une façon de renouveler notre rapport au monde, une réponse au besoin existentiel d’augmenter et de diversifier la réalité humaine. Bien qu’Edwards ne se réclame explicitement d’aucune tradition philosophique, c’est en héritier de Schopenhauer qu’il se comporte en plaçant la répétition au cœur de sa réflexion sur ce qui nous détermine, et la genèse de l’expérience esthétique, dans notre aspiration à mettre à distance la souffrance et à vaincre la monotonie de l’existence.

3À l’œuvre dans la contemplation d’un paysage, dans l’art, dans la littérature, dans la traduction ou dans le fait de pratiquer une langue étrangère1, la répétition est hautement créatrice selon Edwards. N’étant pas subie, comme dans les paradigmes conçus par Schopenhauer, Nietzsche ou Freud2, mais convoitée, imaginée, rêvée, elle transforme par son pouvoir de variation non seulement son objet, le faisant apparaître sous un nouveau jour, mais aussi le sujet qui en fait l’expérience. Il ne faut pourtant pas entendre par là qu’Edwards s’en prend au concept d’identité comme vecteur d’une vision rationaliste du monde. Son ontologie concerne non pas l’ordre de ce qui est, mais exclusivement le domaine du possible, du devenir.

4Au début de son livre Un monde même et autre, Edwards relate une expérience de nature quasi extrasensorielle qui lui fait soudain entrevoir les composants du paysage s’étalant sous son regard sous une forme inédite :

J’entrai une fois dans le parc de Richmond au sud de Londres, par une porte que je connaissais depuis mon enfance, et après avoir fait quelques pas je regardais, je ne sais pourquoi, en arrière. Il me sembla tout à coup que l’herbe, les arbres, le vieux mur, avaient quelque chose d’insolite, qu’ils appartenaient à un réel plus profond et plus attirant, situé au cœur de l’espace et comme retiré en lui-même. […] Les ornes, les frênes, l’herbe […], ainsi que la haute enceinte du parc, n’étaient plus ce qu’ils sont d’habitude, mais paraissaient ce qu’ils pourraient être […]. Ils n’avaient pas du tout été transfigurés, mais c’était moi qui les voyais mieux, qui les voyais, me semblait-il, […] entre deux états de l’être. […] Sans être prophète, et sans autre mérite que d’avoir regardé, je voyais l’avenir. (Edwards, 2002, p. 7-9)

5Ce récit de vision extatique ne représente pas un cas isolé dans l’univers des essais d’Edwards. Dans le même livre il remonte, à travers une évocation poético-biographique, au premier de ces instants privilégiés qui lui ont révélé la capacité de l’esprit à contempler le réel à travers le prisme du possible :

Étudiant à Cambridge, je me trouvais en haut de la bibliothèque de l’université, et j’hésitais, je crois, pour savoir à quel livre ennuyeux de critique littéraire me vouer, lorsque l’idée me vint de regarder par la fenêtre. Il pleuvait depuis longtemps, et je m’attendais à voir le monde gris auquel je m’étais habitué, mais à cet instant la pluie cessa, l’ombre descendant de la masse nuageuse fuit vers la gauche comme un rideau que l’on tire, et la lumière du soleil envahit rapidement l’espace. Et il se passa autre chose, car partout où je regardais, sur le jardins, les petits vergers, les sentiers, la brique des maisons, la lumière n’était pas seulement douce et humide mais glorieuse, comme si, grâce à sa présence, les choses se transformaient. La terre semblait émerger peu à peu d’elle-même, […] et je suivais des yeux la lente apparition d’une terre nouvelle. (Edwards, 2002, p. 63-64)

6Il ne s’agit pas pour Edwards de déréaliser le perceptible, de le rapporter à une forme idéale dont il serait le reflet. La rêverie qui rend visible la potentialité du réel ne relève pas de la métaphysique, mais du pressentiment ; sans nier ou mettre entre parenthèses le phénomène, ce vécu singulier capte son devenir, la « terre nouvelle ». De cette reproduction de l’état présent des choses sous l’angle du possible, « il me semble, déclare Edwards, trouver les indices partout sur mon chemin, que je sorte de la maison, que je me promène, ou que je reste ici, dans la pièce où j’écris ce livre » (Edwards, 2002, p. 53).

Écrire le possible

7Si les essais d’Edwards n’offrent qu’un aperçu de ces représentations nées du regard frais porté sur le monde par le sujet, astreintes par les codes du genre à une fonction anecdotique, ses volumes poétiques leur ouvrent en revanche grand la porte. Nulle surprise à voir ainsi s’épanouir ces ressentis et ces produits de l’imagination avoisinant la vaticination dans un environnement discursif on ne peut plus propice à l’expression lyrique.

8C’est une poésie du quotidien, cultivant le paysage, que proposent les recueils d’Edwards ; une poésie où il suffit d’un éclat de lumière, d’un assombrissement, d’un écho, d’un frémissement pour que l’ordinaire, tout en restant le même, change subitement d’apparence. On a affaire à une métamorphose qui affecte non pas les choses elles-mêmes, mais l’image qu’elles projettent sur le plan sensoriel. Un poème du recueil bilingue Rivage mobile, « Vers la Lance », offre un panorama de cette montagne du sud de la Drôme par un jour nuageux :

Les ombres des nuages
Qui manœuvrent là-haut
Rôdent sur les versants,
Éteignent tour à tour
Les arbres, les maisons.

Le noir de la lumière
Creuse des puits profonds
Dans la terre surprise,
Et libère en partant
D’éclatantes collines. (Edwards, 2003a, p. 53)

9C’est le caractère mouvant de ce paysage, accentué par la présence exclusive des verbes d’action (« manœuvrer », « rôder », « éteindre », « creuser », « libérer »), qui retient l’attention : la migration les nuages entraîne celle de l’ombre qui, à son tour, s’éloignant, cède la place aux éclaircies. Entre le premier et le dernier vers tout a changé, les « éclatantes collines » qui émergent prodigieusement de l’ombre venant consacrer cette transfiguration de l’espace qui se donne à lire comme une représentation allégorique du possible. C’est une véritable « pensée-paysage », dans le sens proposé par Michel Collot (2011), qui se déploie dans ce poème ; s’adressant au regard autant qu’à l’intellect, le paysage invite à réfléchir, à prendre conscience de ce qu’il préfigure. À travers la dialectique clarté-obscurité, qui constitue un des motifs privilégiés de la poésie d’Edwards, il laisse entrevoir l’autre du même et ouvre la voie, symboliquement, à un regard neuf sur le monde.

10Motif récurrent dans la poésie d’Edwards, le soleil qui métamorphose êtres et choses invite l’esprit, comme dans « Place de la Concorde », poème du recueil Paris aubaine, à ne pas rester prisonnier du visible, à le transcender :

Soleil sourire absolu
peintre qui illumine les pierres nos idées
sculpteur qui forme les volumes les ombres
qui fait briller les ors et qui dore les gris
maître
dont l’arrivée soudaine transfigure
le grand espace la foule qui s’anime
les arbres dont le vert flamboie dans les allées

apprends-moi poète
quand les nuages noircissent
à sourire ainsi. (Edwards, 2012, p. 56)

11Tel le soleil qui rend le même autre, le poète, dans la vision d’Edwards, est celui qui détient l’art de saisir dans le quotidien le détail qui fait apparaître celui-ci dans toute sa fraîcheur.

12Dans un poème de la section « Au fond du puits » du volume L’Infiniment proche, les manifestations de la lumière entraînent une sensation qui extrapole la transformation du lieu perçu par le regard à celle du monde entier. La métamorphose du jardin éclairé par l’astre de la nuit dont les reflets viennent remplacer la lumière du soleil, prend dans les deux derniers des six distiques de ce poème une dimension hyperbolique :

Le clair de lune endort les arbres
Plonge dans le sommeil les ombres.

Tout autour, une autre lumière,
Et sous mes pieds, une autre terre. (Edwards, 2016b, p. 89)

13Ce tableau, où les rayons lunaires modifient le paysage, suggère par la vision de cette « autre terre » qui jaillit à l’extrémité du poème le besoin de l’individu de varier son expérience ici-bas. Et c’est en vain qu’on chercherait au lyrisme d’Edwards une raison d’être plus profonde que celle d’offrir une illustration sensible de cette capacité de l’esprit à reproduire et à moduler le réel.

14L’expérience poétique ne traduit rien d’autre que cette aspiration du sujet à amplifier sans cesse le vécu. « La poésie… », comme d’autres créations à caractère métapoétique d’Edwards, rappelle cette vérité du poème :

La poésie, rêveuse, lunaire,
Verse par les déchirures des nuages
Sur nos cœurs
Sur nos villes
Sur l’ample tapis volant du réel
De pâles rayons d’une autre lumière. (Edwards, 2016b, p. 26)

15« Verbe », un autre poème autoréférentiel, illustre lui aussi l’interaction féconde entre le réel et la contemplation poétique :

Le poème, verbe au futur présent, écoute, sous l’œil vital, le contrepoint des ombres, des rehauts, touche le vert des platanes, les finesses de l’écorce, et peuple la Seine de lumières qui frétillent. (Edwards, 2012, p. 111)

16La périphrase « verbe au futur présent » désigne distinctement le pouvoir dont dispose le poème de figurer le possible. Indissociable de l’image du soleil transfigurateur (« l’œil vital »), celui-ci compose un tableau fait de sons, de formes, de couleurs, d’ombres et de lumières, où la rive du fleuve se profile à la fois reconnaissable et insolite.

17À l’instar de poètes comme Bonnefoy, Jaccottet ou Réda, Edwards part à la redécouverte du réel en proposant un lyrisme qui fait entrevoir l’ailleurs du quotidien, l’étrangeté du familier. Dans l’acte d’écriture, le sujet se réapproprie un lieu où se renouvelle son expérience du monde.

Penser le possible

18Cette aptitude du sujet à contempler l’univers avec des yeux toujours neufs, qui n’est rien d’autre que l’émerveillement, semble représenter la pièce maîtresse du système de pensée d’Edwards. Si un seul de ses livres, De l’émerveillement, lui est consacré explicitement, ce vécu particulier, qu’il soit nommé « répétition », « redécouverte » ou « renouvellement », qu’il fasse figure d’objet de réflexion ou de moteur de l’imagination poétique, traverse en réalité toute son œuvre. Lecteur assidu et admirateur de poètes du ressentir et de l’étonnement devant l’immédiateté des choses tels que Bonnefoy et Jaccottet, Edwards joint sa parole poétique à celle de confrères et s’interroge dans ses essais sur la nature et la finalité de cette disposition qui nous rend la présence des choses, même des plus ordinaires, dépaysante.

19Parmi les philosophes s’étant interrogés sur la raison d’être de l’émerveillement, Edwards prend le parti de Platon, au détriment d’Aristote et de Descartes. À la différence de ces derniers, qui tiennent cette expérience subjective pour un simple adjuvant de la connaissance, pour un déclencheur du désir de savoir3, qui cesse une fois que l’objet à découvrir n’a plus de secrets, Platon, qui, dans le Théétète, place lui aussi l’émerveillement (θαυμάζειν) à l’origine de la philosophie, met en même temps l’accent, dans la lecture d’Edwards du moins, sur sa dimension existentielle. Il faudrait, estime-t-il, « entendre les idées que le dialogue remue dans la perspective de la mort, le débat sur le savoir, la vérité et l’être trouvant sa pleine signification dans la condition mortelle » de l’homme et voir dans la quête philosophique telle qu’envisagée par Platon « l’affaire non pas d’une intelligence pure mais d’un homme entier dans les circonstances particulières de sa vie » (Edwards, 2008, p. 24). Tout en mettant en avant son pouvoir d’accroître l’intelligibilité du monde, de faire advenir du sens, Edwards suggère que l’émerveillement ne devrait pas constituer l’objet exclusif de la pensée gnoséologique. Son rapport à la littérature et à l’art, au bonheur, au bien, à l’angoisse devant l’illimité serait à prendre en considération par quiconque voudrait saisir sa nature profonde.

20Dans la théorie poïétique d’Edwards, l’émerveillement, cette « vision du nouveau dans le familier et du possible au cœur du donné » (Edwards, 2008, p. 8), cette « incitation à chercher », à « désirer autre chose » (Edwards, 2008, p. 164), ce « pressentiment d’autre chose », cette « conviction d’un possible à réaliser », cette intuition qu’il existe « une autre façon de vivre », cette révélation « de ce que pourrait être le monde si nous le vivions à une autre profondeur » (Edwards, 2008, p. 282-283) constitue le point de départ de l’écriture. Faire de la littérature suppose avant tout de se laisser ravir par l’univers phénoménal ; c’est dans le champ de l’expérience qu’il faut chercher le stimulus initial du processus créateur : « Avant d’écrire on s’émerveille. […] L’émerveillement est une des raisons d’être de la littérature, une des raisons pour lesquelles elle existe. » (Edwards, 2008, p. 163) C’est l’émerveillement qui sème dans l’âme du créateur la hantise du renouvellement du monde. Nourrie par ce rêve, la littérature tente de refaire l’ici. Manifestement, pour Edwards, « écrire » est un verbe essentiellement transitif : l’écrivain dit le monde, non pas en le restituant tel quel, non pas en le répétant de manière tautologique et stérile, mais en le faisant apparaître sous un jour nouveau, à la lumière du possible. « La littérature […] ne décrit pas le monde ; elle l’écrit. » (Edwards, 2001, p. 279) « Le travail de la poésie […] ne consiste pas à pratiquer la mimesis du réel, mais à viser son anaktisis […]. » (Edwards, 2011, p. 271) « Ανακτώ, ανακτώμαι » signifie en grec moderne, comme en grec ancien, le fait de récupérer, de retrouver, de reprendre possession. Cette idée que la littérature et l’art en général renouvellent notre expérience du monde traverse toute l’œuvre théorique et critique d’Edwards. « Dans la poésie, art du possible, on fait se répéter le monde […] » (Edwards, 2001, p. 14). « La fonction de la poésie, comme de la peinture, de la sculpture – de l’architecture aussi, de la musique – sera […] d’écrire le monde, de répéter la terre […]. » (Edwards, 2001, p. 125) « Le poème tente d’arriver à la chose elle-même en la réitérant […], en la rapprochant de ce qu’elle pourrait être, et ce qui paraît enfin me surprend par la lumière neuve et imprévue qui la baigne. » (Edwards, 2002, p. 84)

21En remontant à la naissance de l’œuvre, à l’émerveillement initial, en faisant de celui-ci le déclencheur de l’anaktisis, Edwards inscrit sa lecture dans une interrogation de nature poïétique. Certes, l’élaboration de sa réflexion sur les conditions de possibilité de la création littéraire ne comporte pas une rigoureuse systématisation ; ce n’est pas une théorie en bonne et due forme qu’on trouvera dans ses livres, mais des considérations et des commentaires sur des œuvres littéraires aussi diverses que celles d’Ovide, Shakespeare, Racine, Molière, Mallarmé, Proust, Claudel, Beckett, Bonnefoy, Jaccottet, assortis de postulats relatifs au faire littéraire.

22S’il réfléchit, comme Valéry dans son Cours de poétique, sur l’origine et la raison d’être de l’acte créateur, Edwards se sépare de son prédécesseur sur la question de sa finalité. Loin de souscrire à l’idée de l’autonomie du fait esthétique, de son caractère autotélique, il met l’accent sur le renouvellement de notre conscience du monde qu’elle produit. Pour marquer cette divergence, il cite et commente un passage de « Poésie pure. Notes pour une conférence » de Valéry, où celui-ci explique que le travail du poète consiste à se servir du langage, qui a une fonction sociale bien précise, pour créer une œuvre de nature essentiellement non pratique. « L’erreur de Valéry », de l’avis d’Edwards, résiderait dans le fait de ne pas avoir saisi « à la fois la spécificité certaine de la poésie et son effet réel, sinon sur le monde, du moins sur notre façon de le concevoir et notre capacité à le vivre » (Edwards, 2003b, p. 261). Il faut préciser que Michael Edwards se réfère ici strictement à la poétique formaliste de Valéry, la seule qu’on connaissait avant la parution en 2023 du Cours de poétique édité par William Marx, qui révèle un penseur très attentif aux dimensions biologique, psychologique et sociologique de la création artistique.

23Cette position de Valéry qu’on découvre maintenant serait-elle plus proche de la manière dont Edwards envisage le « pourquoi » de l’art et de la littérature ? Nullement. La perspective qu’il adopte est celle d’un existentialisme qui situe l’impulsion créatrice dans la conscience malheureuse de la réalité de notre vie ici-bas. Aussi peut-il formuler l’hypothèse que « le bonheur de l’art » consiste dans « l’impression de ne plus se trouver sur une terre mortelle, où règnent la douleur, la maladie, le deuil » (Edwards, 2001, p. 289), que l’art et la littérature existent « parce que nous ne désirons pas que la condition humaine reste indéfiniment ce qu’elle est » (Edwards, 2003b, p. 119), se demander si ce n’est pas « à cause de l’imperfection du réel que nous avons inventé la littérature » (Edwards, 2003b, p. 273) ou avancer que « [u]ne idée de la littérature doit s’intégrer à une idée générale de la situation des hommes sur la terre entre la vie et la mort » (Edwards, 2003b, p. 282). Le poète écrit pour « parfaire le réel » (Edwards, 2003b, p. 216) ; sa tâche consiste à faire en sorte que son vers « réponde […] à la douleur des hommes, à un monde déserté. » (Edwards, 2003b, p. 253). La conception poïétique d’Edwards est existentielle en ceci qu’elle fait procéder la création littéraire de l’incapacité de s’accommoder d’une vie imparfaite. Dans le sillage de Schopenhauer, qui définit le plaisir esthétique comme une « consolation […] qui efface les peines de la vie » (Schopenhauer, 1966, p. 341), Edwards attribue à la chose littéraire une fonction de remède.

24Ultimement, la poétique existentialiste envisagée par Edwards d’un chrétien revêt la forme d’une méditation chrétienne sur la place de l’homme dans le monde. Lecteur de la Bible, il voit dans notre malheur une conséquence de la Chute, et dans le rêve poétique de renouveler notre regard sur ce qui nous entoure, la nostalgie de la condition édénique. La perfection recherchée par la littérature ne pourrait découler, dans sa vision, que de notre conscience de vivre dans un « monde déchu » (Edwards, 2003b, p. 273), de notre « culpabilité » (Edwards, 2003b, p. 275). Son postulat ne signifie nullement, cela va sans dire, qu’il invite à évaluer les textes littéraires « selon leur conformité plus ou moins grande à l’esprit évangélique » (Edwards, 2001, p. 269) ou à pratiquer une lecture des œuvres qui dégagerait les thèmes et l’imaginaire chrétiens qui les nourrit. Il s’agit pour lui tout simplement de réfléchir sur le principe de l’acte poétique et artistique en adoptant le cadre de pensée du christianisme ; de la même manière que Descartes qui déduit dans son Discours de la méthode l’existence de Dieu de la présence dans notre esprit de l’idée de perfection, Edwards attribue notre quête d’idéalité à travers l’art et la littérature à la nostalgie du paradis perdu.

25Chez Michael Edwards, les deux activités qu’il mène de front depuis un demi-siècle, de poète et de chercheur, ne se confondent nullement avec des chemins parallèles. Les deux genres qu’il pratique, l’essai et la poésie, se rencontrent dans ce lieu de l’écriture où se joignent le concept et l’image, l’intelligible et le sensible, le déploiement d’un raisonnement et l’expression lyrique. D’un côté, sa poésie, subtilement autoréférentielle, souvent métadiscursive, s’ouvre à l’idée, à la démarche réflexive, faisant ainsi écho à ses écrits sur la littérature. De l’autre côté, ses essais, par le genre même qu’ils représentent, genre hétérogène propice à la pensée introspective, à l’invention et aux effets de style, manifestent la volonté de ne pas se laisser entraîner par la parole discursive trop loin du littéraire. Si Michael Edwards incarne la figure du critique-écrivain (concept proposé par Tzvetan Todorov dans Critique de la critique), c’est non seulement parce qu’il écrit à la fois de la « littérature secondaire » et de la poésie, mais aussi en raison de l’intrication qui se produit chez lui entre ces deux activités.