Colloques en ligne

Cécile Yapaudjian-Labat

Une enquête ethnographique de Michel Naepels avec la littérature

An ethnographic survey of Michel Naepels with literature

1Directeur d’études à l’EHESS où il possède la chaire d’anthropologie de la violence et directeur de recherche au CNRS, Michel Naepels est un ethnologue spécialiste de la question foncière en Nouvelle-Calédonie (Naepels, 2017, 2018a). À travers ses différents travaux, il cherche à réaliser « une anthropologie politique de la violence et de ses effets différés » (2019a, 4e de couverture). Telle est la visée de l’un de ses derniers essais paru en 2019, Dans la détresse. Une anthropologie de la vulnérabilité. En s’appuyant sur deux enquêtes de terrain menées en zone rurale, l’une en Nouvelle-Calédonie, l’autre au Katanga, en République démocratique du Congo, il a pour projet, comme il l’énonce dans une note d’intention, de

[c]omprendre les vies exposées [...] à la violence du monde. Trouver les bons moyens pour cela, et définir un objectif de pensée qui soit aussi un programme pour les sciences sociales, avec la littérature. Ne pas pour autant brouiller la frontière : dire plutôt qu’il n’y a aucune raison de s’empêcher d’accéder aux registres de vérité particulièrement parlants qu’ouvrent les œuvres littéraires (p. 9).

2Ces « vies exposées » renvoient pour Naepels à la vulnérabilité, c’est-à-dire à la précarité, la désaffiliation, la solitude, et leur pendant : la violence, le capitalisme extractif, la prédation (p. 11). Face à la difficulté à se saisir d’un objet aussi labile que celui de vulnérabilité, l’anthropologue s’interroge aussi sur les pouvoirs de sa science et sur les modalités les plus appropriées de construction de son savoir : il entend changer son mode d’approche pour tenter de circonscrire un objet qui résiste aux procédures traditionnelles du chercheur. Le livre est donc pensé également comme un laboratoire, un lieu de proposition de « certaines des conditions d’élaboration des sciences sociales et de la mise en ordre à laquelle elles procèdent » (p. 12). C’est à ce niveau qu’intervient la littérature. Naepels ne la confond pas avec les sciences sociales mais entend écrire « avec la littérature », construire son savoir avec elle1.

3Dans quelle mesure la littérature peut-elle orienter le travail de l’anthropologue ? À partir de la lecture de Dans la détresse, il s’agira de relever les différentes manières de faire avec la littérature chez Naepels, manières qui seront ensuite mises à l’épreuve à partir de l’exemple du rapport entretenu par l’anthropologue avec l’œuvre de Claude Simon. L’étude de la réception critique de l’ouvrage de Naepels permettra enfin de mettre au jour les enjeux politiques d’une anthropologie qui sollicite la littérature.

Accéder aux positions subjectives

4Naepels revient à plusieurs reprises sur ce qu’il attend de la littérature dans son entreprise ethnographique. Selon lui, les « œuvres de création, notamment littéraires, [doivent être] prises comme autant de moyens de restituer des positions subjectives difficilement accessibles à l’enquête empirique des sciences sociales » (p. 11). Vouloir rendre compte de ces positions subjectives a d'abord conduit l'anthropologue à réfléchir au « problème éthique et politique que la critique postcoloniale a déjà largement théorisé », celui de

[c]ette position de l’anthropologue en voyeur compassionnel ou son identification fantasmatique à ses interlocuteurs dominés [...]. Cela étant, une anthropologie de la vulnérabilité ou de la violence met à distance le langage de la souffrance et de la victimisation en insistant sur la subjectivité et l’activité des interlocuteurs, des sujets, avec qui l’enquête est réalisée. Étudier les émotions et la subjectivation des rapports politiques dans les expériences ordinaires est un défi qui doit défaire toutes les positions de surplomb. (p. 22)

5Le souci d’un positionnement le plus juste possible (sans surplomb, sans compassion, sans identification) apparaît comme une constante dans sa réflexion pour des raisons d’éthique professionnelle mais aussi parce que cette justesse constitue l’une des conditions d’accès à l’objet difficile à cerner qu’est la vulnérabilité de l’interlocuteur. Dans cette quête, le recours à la littérature prend deux formes : l’appui sur des références et l’écriture créative.

6Pour étudier le mouvement de subjectivation dans la relation d’interlocution, Naepels a recours à plusieurs auteurs et à leurs théories relevant de différents champs des sciences sociales : Wittgenstein pour son exigence descriptive (p. 15), Judith Butler pour sa réflexion, entre autres, sur la vie précaire (p. 16), Winnicott pour ses analyses sur la capacité de l’homme à être seul (p. 46). Mais il puise aussi dans le réservoir que constitue pour lui la littérature. Dès l’exergue, il cite Le Grand Jeu de Céline Minard qui cherche à définir la détresse (p. 7). Il prend l’exemple des personnages des romans et récits de l’allemand Sebald qui presque tous subissent une « vie exposée » d’errants marquée par « l’exil, la solitude, l’impression de ne pas être à sa place, le sentiment que les abris ou les refuges sont constamment menacés » (p. 14). Il s’appuie sur la figure de Jean Genet, écrivain type de la désaffiliation selon lui (p. 45) ; il reproduit un poème de Charlotte Delbo dans lequel la résistante, évoquant sa déportation dans les camps d’Auschwitz-Birkenau et de Ravensbrück, témoigne de sa solitude liée au caractère indicible de sa rencontre avec la mort mais en même temps socialise cette expérience à travers le poème (p. 83-84) ; il fait écho au roman de Goethe, Les Affinités électives, par le biais des analyses de Georges Didi-Huberman qui décèle, dans la relation empathique à l’autre, la production d’un « savoir de l’hétérogène en tant qu’il “élit” domicile dans son affinité à l’autre, objet ou sujet [...]. Savoir de l’hétérogène en tant qu’il nous fait “élire” le dissemblable comme objet de connaissance [...] ou comme objet d’amour » (p. 165). Or pour Neapels, ces termes utilisés par Didi-Huberman devraient aussi « caractériser ce que produit l’ancrage du savoir anthropologique dans la relation ethnographique » (2019a, p. 113). L’ethnologue consacre enfin un chapitre entier à Claude Simon dont l’écriture joue un rôle de modèle, tout comme celle du poète Ezra Pound dans sa manière de juxtaposer des images, la « déliaison stylistique [faisant] écho [à] l’expérience de la guerre » (p. 66).

7En ayant recours à ces références littéraires qui constituent autant de clés d’entrée dans la compréhension de son objet, Naepels n’innove pas. Si, une fois la discipline constituée, à la fin du XIXe siècle, elle a cherché à se distinguer de la littérature et y a réussi en imposant ses méthodes (celles issues du positivisme puis du structuralisme), l’anthropologie française a toujours fait signe du côté de la littérature. Cette tradition littéraire a été étudiée par Vincent Debaene dans son essai L’Adieu au voyage. Le critique relève d’ailleurs une spécificité française : l’écriture d’un « deuxième livre des anthropologues » qui, à côté d’une première production savante, apparaît comme un texte plus littéraire, avec des références littéraires et consacré le plus souvent au récit et aux impressions du retour de terrain. Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss et L’Afrique fantôme de Michel Leiris constituent deux des plus fameux deuxièmes livres (Debaene, 2010). Héritier de ces deux anthropologues, Naepel partage leur intérêt pour la littérature, même si, d’eux à lui, les auteurs convoqués ont bien rajeuni. En outre, Naepels ne sépare plus la monographie savante du deuxième livre. Pour accéder à un savoir anthropologique, le texte hybride qu’est Dans la détresse s’appuie sur la référence littéraire, porteuse d’un savoir sur l’homme mais aussi sur soi dans la relation à l’autre observé et interrogé : la réflexion autour de la situation d’interlocution a sa place dans le livre savant avec la littérature.

8Mais l’usage de la littérature prend une seconde forme chez Naepels. Lorsqu’il s’agit de restituer la somme des éléments recueillis sur le terrain pour étudier les situations de vulnérabilité, il fait le choix de ne pas se limiter à des « opérations de recherche » mais privilégie plutôt la « création » (p. 23) : l’écriture créative tient un rôle essentiel dans ce dernier livre. Pendant sa rédaction, Naepels a mis en place des « ateliers d’écriture de l’ethnographie » (p. 54) qu’il a animés et qui lui ont aussi permis d’écrire certains passages de Dans la détresse qui ne trouvent pas leur place en principe dans un essai d’anthropologie. Le chapitre 3 débute par un assez long récit de quatre pages intitulé « 19 août 2012 : l’attaque de Pweto » (p. 51-54), écrit pendant l’une des séances d’atelier. Visuellement, le récit se distingue du reste du texte par le choix de la police, plus petite, et par une grande marge laissée à droite du pavé de texte. Une telle mise en valeur traduit le statut particulier que Naepels entend donner au passage, celui de document, au même niveau que les extraits d’entretiens qu’il a pu réaliser. Ce texte déroute à plus d’un titre : alors que le titre annonce le récit d’un événement, il s’agit moins d’une reconstitution en bonne et due forme de la chronologie des faits, que de la description d’une atmosphère. Or, cette description elle-même semble échapper à toute logique, ce qui se traduit par la présence de petits pavés de textes séparés par un saut de ligne, sans connexion apparente entre eux. Enfin, la position énonciative n’est pas claire. Plusieurs voix se mêlent dans le récit de cette journée au cours de laquelle un groupe d’adolescents appartenant au mouvement milicien du Katanga2 pénètrent, armés, dans la ville de Pweto, cherchent à attenter à la vie de l’administrateur des FARDC (Forces armées de la République démocratique du Congo), sont pris en chasse par les militaires, s’enfuient – trois sont tués. Naepels, en effet, au lieu d’adopter le regard de l’observateur, privilégie au contraire la polyphonie. C’est ainsi qu’il fait entendre la voix d’habitants de la ville terrés dans leurs maisons et voyant arriver le groupe des jeunes miliciens, entendant les coups de feu ; celle d’habitants justifiant l’action des miliciens ; celle d’autres habitants recherchant la fin de la violence et remerciant les militaires d’avoir pu stopper l’attaque et de n’avoir commis cette fois aucun vol ou viol sur la population ; celle de l’administrateur des FARDC ; celle d’un jeune milicien qui se vengera ; celle des journaux, de la radio... Quelle est la justification de ce texte dans la perspective de la production d’un savoir visant la compréhension des situations de vulnérabilité et de violence ? Le commentaire métatextuel faisant suite au récit nous éclaire :

J’ai écrit ce récit fragmenté fin 2014. [...] La consigne donnée aux participants était de « raconter un événement qui fait percevoir l’enjeu central de votre enquête ethnographique ». J’ai construit ce texte à partir d’éléments notés dans mes cahiers de terrain, d’entretiens enregistrés, d’un article de presse, de souvenirs flottants, à partir de l’enquête bien réelle que je mène au Katanga. La liberté de cet espace d’échange m’a autorisé à risquer une forme d’écriture qui n’est pas celle de l’analyse empirique classique. C’est une fiction, si l’on veut, donnant à voir la multiplicité des points de vue, des matériaux, des sources, portant sur un même événement singulier, une crise. (p. 54-55)

9Alors qu’il n’a pas vécu l’attaque du 19 août 2012 – il ne sera sur place que le 30 août –, par le biais de l’écriture créative et deux ans plus tard, Naepels entend pourtant « produi[re] un savoir issu de la description » (p. 55). Une description qui privilégie non seulement « le dissemblable comme objet de connaissance », à la manière du gai-savoir tel que le définit Didi-Huberman, mais aussi la « fiction si l’on veut », un espace permettant d'élargir le cadre trop restreint de l’expérience (quelques sources orales et écrites, une absence d’observation directe des événements, des impressions) et ainsi de recueillir l’hétérogène – notamment ces « souvenirs flottants », matériau de choix des surréalistes – et lui donner une forme. En outre, le risque de glisser vers la compassion envers les victimes ou l’identification, que craignait Naepels, est ici neutralisé : grâce à la disponibilité et à la liberté qu’offre le principe même de l’atelier d’écriture, l’anthropologue peut explorer les subjectivités de tous les acteurs et faire resurgir par ce biais des éléments inaperçus autrement. Naepels semble concrétiser ici à sa façon le souhait de l’anthropologue James Clifford qui, dans son étude « De l’autorité en ethnographie » en 1983, espérait voir advenir une anthropologie « polyphonique » qui donnerait à tous les acteurs « non seulement le statut d’énonciateurs indépendants mais celui d’écrivains » (p. 56). La dimension dialogique et la part créative du texte de l’ethnographe participent d’un mode d’approche autre de l’anthropologie dans une sorte de work in progress où se mêlent inextricablement l’étude de l’objet, la recherche des outils pour l’analyser, la réflexion sur les conditions de production du savoir. Un retour sur le chapitre de Dans la détresse consacré à Claude Simon permettra de mieux comprendre les relations qui se nouent, chez Naepels, entre science et littérature ainsi que les enjeux qui en découlent.

Écrire ou se perdre avec Claude Simon

10À l’ouverture du chapitre intitulé « 17 mai 1940 : se perdre avec Claude Simon », le lecteur est d’emblée prévenu :

Il ne s’agira pas de défendre une thèse sur l’œuvre de Claude Simon, ni sur le fait littéraire, mais plutôt sur ce que peut être une anthropologie de la violence, de la vulnérabilité, de la détresse – sur la manière de la concevoir et de l’écrire avec Claude Simon. (p. 85)

11La lecture des romans de Simon – La Route des Flandres (1960), Les Géorgiques (1981), L’Acacia (1989) et Le Jardin des Plantes (1997) – va enrichir le travail de Naepels à deux niveaux. D’une part, le déroulement de l’entretien entre l’écrivain S., double du romancier, et un journaliste dans Le Jardin des Plantes sert de point de départ à une réflexion sur l’interlocution dans l’enquête ethnographique. D’autre part, l’écriture de Simon, dans son souci de traduire le désordre et la violence du réel, propose un modèle au chercheur pour rendre compte de son objet.

12Avec la violence pour sujet d’étude, Naepels est attentif à celle qu’il est lui-même susceptible de produire à travers le dispositif qu’il met en place pour recueillir des témoignages, et ce d’autant plus que l’enquêteur attend un récit, du moins des mots posés sur la vulnérabilité et la violence éprouvées. Le problème est double. Il renvoie d’abord à la posture inquisitoriale de l’enquêteur à laquelle s’ajoute souvent sa position dominante aux yeux de l’interlocuteur. Cette position sera interrogée par la discipline à partir des années 1960 : les mouvements de décolonisation vont engendrer une profonde crise épistémologique qui atteint son apogée dans les années 1980 aux États-Unis (Clifford et Marcus, 1986 ; Geertz, 19883). La seconde difficulté est de rendre communicable l’expérience de la vulnérabilité. Or, ce double problème se pose également dans Le Jardin des Plantes où l’incompréhension règne entre l’écrivain et le journaliste. Naepels y voit une scène permettant d’interroger la situation d’interlocution dans l’enquête de terrain :

C’est pour moi une expérience troublante de lire ces passages qui renvoient à mes expériences professionnelles : on peut se demander s’il faut étendre la critique du journalisme que mène Claude Simon à l’ethnographie qui fonde le travail anthropologique. Aux questions du journaliste appelant un récit autobiographique et chronologique classique sur sa participation à la guerre, S. (le double romanesque de Claude Simon) oppose l’impossibilité d’un tel récit. Les séquences sont entrecoupées, dans la construction complexe du Jardin des Plantes, de nombreux autres fils narratifs, notamment celui du dialogue entre le juge soviétique et le poète Brodski – la violence inquisitoriale du juge étant clairement mise en parallèle avec l’insistance du journaliste. Le texte de Claude Simon montre comment l’entretien (particulièrement quand il y est question de violence ou de vulnérabilité) nous entraîne inexorablement vers le registre du malentendu (si ce n’est de la violence ?) – et c’est pourtant l’un des matériaux privilégiés des ethnographes. (p. 87-88)

13La réflexion sur les conditions matérielles de l’entretien ethnographique est abordée par Naepels, avec la prudence attendue du chercheur – « on peut se demander si [...] » –, à partir d’un texte littéraire : une scène d’interview, constituée d’une quinzaine de séquences entrecoupées par d’autres fils narratifs. Voici la situation : le journaliste se trouve chez S. qu’il souhaite interroger sur son expérience de la guerre et non sur la manière littéraire d’en rendre compte qui seule intéresse S. Pour ce faire, le journaliste oriente ses questions, recadre les propos de S. Il ne veut pas des

enjolivements (que S. ne prenne pas ce mot en mauvaise part) [mais souhaite] les faits bruts simplement dans leur matérialité parce que Mais S. dit que Rien n’est simple, le journaliste disant Bien sûr mais quand même… Je veux dire qu’entre une fiction et le récit, le compte rendu objectif, neutre, d’un événement… Mais S. l’interrompt de nouveau et dit qu’il est impossible à qui que ce soit de raconter ou de décrire quoi que ce soit d’une façon objective. (1997, p. 1100)

14Dans cet échange, le motif développé par S. de l’impossibilité de témoigner se trouve comme mis en abyme dans la mesure où le journaliste semble ne pas entendre ce que tente de lui dire S – « Il a dit : Oui je comprends je… J’ai dit : Non Vous ne comprenez pas Vous ne pouvez tout simplement pas C’est absolument impossible » (p. 970). S. se montre aussi méfiant lorsque le journaliste propose d’utiliser un magnétophone pour recueillir ses propos (p. 957) ou encore agacé lorsque, alors qu’il cherche malgré tout à répondre aux questions, il voit le journaliste, pourtant très réservé, regarder sa montre (p. 1097) ; agacement aussi devant la curiosité du journaliste (p. 969) ou lorsque S. demande à ouvrir la fenêtre et que le journaliste lui répond que la bonne qualité de l’enregistrement impose de garder la fenêtre fermée (p. 957).

15L’ensemble des questions posées par l’interview – le problème de l’autorité et de l’éventuelle violence de l’enquêteur, celui du dispositif d’enquête, la question de la possibilité même de recueillir un témoignage renvoyant à une expérience d’extrême vulnérabilité – a été étudié par Naepels dans un article intitulé « Dispositifs disciplinaires. Sur la violence et l’enquête de terrain » paru en 2004. Or, il apparaît que la scène d'interlocution entre S. et le journaliste illustre et affine les intuitions et les conclusions théoriques de l’anthropologue dans son article de 2004.

16Le passage du Jardin des Plantes est à rapprocher en effet d’un cas particulier d’interlocution, l’entretien formel. Le questionnement autour des modalités de l’entretien, de la position de l’enquêteur dans sa relation aux personnes observées ou interrogées est devenu incontournable : depuis l’affaire soulevée par la publication posthume, en 1967, du Journal de Bronislaw Malinowski qui révélait le fond raciste et dominateur du père de l’observation participante (Geertz, 1967 ; Clifford, 1985), les anthropologues sont attentifs aux conditions de l’interlocution ainsi qu’à la nécessité de rendre compte, dans l’écrit qui fait suite à l’enquête, de cette situation.

17Naepels lui-même intègre ce questionnement à toutes ses études, dont celle de 2004. Pour lui, « c’est par la description précise des modalités de déroulement de l’enquête et de constitution des relations qui s’y construisent, que s’accomplit alors ce mouvement réflexif de réévaluation critique du “terrain” » (2004, p. 37). Naepels a bien conscience de l’autorité exercée par l’enquêteur, le terme autorité devant être entendu dans son double sens : le fait d’être auteur, mais aussi la qualité de celui qui détient une légitimité à dominer. Certes, l’entretien avec l’ethnologue ou le temps de l’échange entre pairs devant l’ethnologue peut parfois constituer, pour les personnes interrogées exposées à la violence – des prisonniers, des réfugiés dans un camp de transit –, un espace-temps de libération, voire de catharsis (p. 34-35). Mais Naepels sait que la relation de l’enquêteur à ses interlocuteurs n’est jamais transparente ni symétrique, surtout en contexte colonial ou post-colonial (p. 36). Cependant, l’anthropologie contemporaine, tournée davantage vers le proche, ou encore l’enquête ethnographique menée sur des terrains d’extrême danger ont modifié ces rapports. Notamment, « [t]oute situation dans laquelle l’enquêteur est socialement dominé, maladroit ou ignorant des codes sociaux locaux peut le conduire à perdre la maîtrise de la relation » (p. 40) et à constater la défaillance de son autorité.

18L’interview dans Le Jardin des Plantes donne corps à cette complexité de la position de l’enquêteur que Naepels analyse à partir de sa propre position d’anthropologue et de lecteur de littérature. Il repère chez le journaliste son autorité et sa fragilité dans sa manière d’orienter les questions, de presser l’interlocuteur en fonction du discours qu’il attend de lui. Naepels emploie le terme de « forçage » (2019a, p. 90). Mais cette violence liée à la dimension inquisitoriale que peut prendre l’entretien est perceptible avant tout, on l’a vu, grâce à l’effet produit par le montage de séquences intercalant des passages de l’interview avec, entre autres, des scènes d’interrogatoire entre le juge soviétique et le poète Brodski : seul un texte littéraire pouvait permettre cet effet. En outre, le point de vue adopté dans le roman, celui de S., amène Naepels à réfléchir autrement aux gestes et aux postures de l’enquêteur et aux effets de violence qu’ils produisent, et à démêler de la sorte les causes du « malentendu » entre les deux hommes. L’anthropologue comprend la méfiance manifestée par S. envers l’usage du magnétophone. Mais il insiste sur le fait que « produire un matériau ethnographique suppose effectivement un dispositif d’enregistrement, qui oblige à fermer la fenêtre » (p. 89). Naepels peut comprendre aussi que des problèmes matériels (une inquiétude sur la longueur de la bande enregistreuse) puissent conduire le journaliste à regarder sa montre (ibid.). De même, alors que ces traits agacent S., Naepels considère que dans le cadre professionnel, « la réserve comme la curiosité de l’enquêteur sont indispensables à une écoute ouverte et attentive » (p. 90). L’exemple littéraire donne un modèle d’analyse duquel Naepels tire un enseignement :

La réticence de Claude Simon (ou de S.) face à l’entretien commande en tout cas une exigence : faire entrer l’autre (pour reprendre l’expression de Michel de Certeau), c’est-à-dire l’interlocuteur ou l’interlocutrice, comme sujet, comme pensée, comme élaboration consciente ou inconsciente (et ainsi, ne plus parler d’« informateur », ni non plus de « témoignage », ni enfin de « collecte »). (p. 93)

19Cependant, Naepels n’en reste pas à l’analyse d’un malentendu : la scène du Jardin des Plantes lui permet de poursuivre une réflexion déjà amorcée dans l’article de 2004 autour de la valeur du témoignage dans l’enquête de terrain. Dans ce texte, il exprimait son doute sur la possibilité d’« accéder de l’intérieur au “vécu” » (2004, p. 35), au point de vue de celui qui témoigne de l’extrême vulnérabilité. Il rappelait (ibid.) sur ce point les travaux du philosophe Giorgio Agamben sur Primo Levi et le témoignage dans les camps d’extermination. Dans son essai Ce qui reste d’Auschwitz, Agamben présente le « témoin intégral » (1988, p. 36) comme celui qui a fait l’expérience la plus radicale des camps, celle des chambres à gaz. Le témoin intégral apparaît alors comme celui qui n’a plus la possibilité de témoigner (p. 176 et 207). Dès lors, tout autre témoignage de la vulnérabilité – celui du témoin survivant – sera nécessairement incomplet, et ce d’autant plus que l’expérience de la violence est difficile à faire partager. Cette impossibilité d’un témoignage autre que lacunaire pose une difficulté à l’anthropologue en quête de récits d’expérience de la vulnérabilité. Cependant, dans l’article de 2004, Naepels insiste aussi sur le fait qu’un témoignage est produit, dans l’enquête ethnographique, par la rencontre entre l’ethnologue et son interlocuteur (p. 36), rencontre susceptible d’influer sur le contenu du témoignage. La scène entre S. et le journaliste est instructive sur ce point : l’écrivain insiste sur son impossibilité de raconter la guerre, la peur, sur sa difficulté plus générale à se faire comprendre. Ailleurs dans le roman, l’idée d’une impossible communication des sensations est affirmée (p. 1061). Cette position de S., qui fait écho à la réflexion d’Agamben, interpelle Naepels qui ne peut se résoudre à penser que l’écrivain Claude Simon la partage (2019a, p. 91), lui qui s’acharne à réécrire de mêmes scènes obsédantes de livre en livre, pour les compléter, les modifier. L’anthropologue croit en la possibilité d’un sens partageable et en veut pour preuve ce qui se passe, précisément, au cours de l’interview : « le traumatisme vécu pendant la guerre, en 1940, s’y révèle dans sa forme la plus nue, et Claude Simon le définit comme foyer de son œuvre » (p. 92). S. va en effet préciser au journaliste que

le seul véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi et à la suite duquel sans aucun doute son psychisme et son comportement général dans la vie se trouvèrent profondément modifiés fut, comme il a essayé de le raconter, ce qu’il éprouva pendant l’heure durant laquelle il suivit ce colonel, vraisemblablement devenu fou, sur la route de Solre-le-Château à Avesnes, le 17 mai 1940, avec la certitude d’être tué dans la seconde qui allait suivre4. (p. 1064)

20« Pour comprendre ce que peut l’ethnographie, il faut penser ses limites, lorsque sa possibilité s’évanouit, dans la violence et le silence – limites qu’il faut rechercher, me semble-t-il, à l’intérieur même de toute situation d’enquête » (p. 40), concluait Naepels dans l’article de 2004. L’étude de l’interview de S. et du malentendu qu’il engendre lui a justement permis de mieux « penser [l]es limites » de l’ethnographie mais aussi d’interroger la puissance de révélation de la situation d’enquête. Pendant l’entretien, malgré tout, « quelque chose se produit » (Naepels, 2019a, p. 92), ce qui conforte le chercheur dans l’idée que « l’enquête de terrain demeure un extraordinaire outil de recherche, plutôt que l’assise d’une légitimation institutionnelle » (2004, p. 40).

21L’écriture de Simon retient aussi l’attention Naepels. La fuite du soldat sous les balles allemandes après l’embuscade de son escadron en mai 1940 constitue l’une des scènes qui font retour dans les romans de Simon. L’écrivain, qui a lui-même vécu l’expérience, décrit la course à quatre pattes d’un homme traqué, rendu à ses instincts primaires pour survivre, seulement accaparé par le réel qui s’impose à lui et qu’il enregistre, comme sans conscience. Naepels s’intéresse à ce passage parce qu’il décrit une situation d’extrême vulnérabilité et parce que lui aussi cherche les moyens de décrire ce même objet fuyant. Pour lui, lorsqu’il s’agit de traiter de l’événement traumatique,

la littérature offre une direction inverse et complémentaire à la contextualisation des sciences sociales. Claude Simon fait du travail de la temporalité dans la subjectivité de la personne traumatisée le cœur de son œuvre romanesque, en allant particulièrement loin dans la déliaison, dans l’informe, au moyen d’une écriture extraordinairement tendue. (ibid.)

22Cette « écriture extraordinairement tendue » est le résultat de deux positionnements complémentaires. L’anthropologue retient d’une part l’affirmation réitérée de Simon selon laquelle, écrit Naepels, il est « impossib[le] de restituer le passé, ou plutôt d’atteindre un savoir homogène à sa propre expérience, définitif, objectif, linéaire, continu, transparent » (p. 91), et ce d’autant plus lorsque l’expérience est violente et traumatique. Naepels identifie d’autre part les modalités d’écriture, chez l’écrivain, qui traduiront donc l’instable, le provisoire, le subjectif, l’absence de linéarité, le discontinu, l’opacité du sens de l’expérience, ce que Simon formule ainsi : « Rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde » (1967). Cette tâche, selon Naepels, ne consiste pas à « recomposer la cohérence, redonner des repères ou du sens [comme le fait en principe l’ethnologue, mais à] montrer les archives en flammes, les témoignages en vrac et exposer leurs dissonances. [...] cela aussi peut constituer la production d’un savoir, et la différence singulière des sciences sociales » (2019a, p. 96). Merleau-Ponty, étudiant les romans de Simon, avait été lui aussi sensible à sa manière de produire un « dévoilement du monde sans pensée » (1994). Naepels, lui, retient que : « [s]ans renoncer au désir de savoir, on peut se demander si [cette voie d’élaboration du sens] ne constitue pas également un programme pour les sciences sociales » (2019a, p. 95). Il s’agit ainsi de décrire ce qui survient. Naepels reconnaît même dans le parti-pris de la description chez Simon une orientation de l’ethnographie contemporaine :

L’éloge de la description que propose Claude Simon prend une résonance toute particulière au regard de l’évolution récente de l’anthropologie qui vise de plus en plus à transformer le « magma informe de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins précis » en texte, par la description. Un certain nombre de chercheuses et de chercheurs ont tenté de déployer cette exigence descriptive […]. (p. 98)

23Mais la description ne se réduit pas pour autant à un simple enregistrement du réel, pour l’écrivain comme pour l’ethnographe. Naepels refuse « toute idée de transparence – la transparence de l’expérience pour celui qui la vit, la transparence de la parole circulant de celui qui parle à celui qui entend, la transparence de la restitution écrite » (p. 94). L’exigence d’une restitution la plus juste possible de l’expérience de la violence nécessite une technique ou un art consistant à produire un savoir issu de l’assemblage de matériaux épars : l’art du montage/collage, revendiqué par Naepels qui se veut « travailleur et créateur (et non porte-parole) » (p. 93), comme dans son texte sur « L’attaque de Petwo ». Simon sert ici de guide, lui qui monte des descriptions de scènes obsédantes avec celles d’images (photographies, cartes postales), de documents écrits, de fils narratifs qui s’entrecroisent, de temporalités hétérogènes permettant de saisir le confus, le multiple, le discontinu.

24Si un sens peut ainsi survenir, des « régimes de vérité » se faire jour, c’est hors de toute causalité que mettrait en lumière le récit ordonné des événements. La pratique même du montage, en ce qu’elle échappe à la linéarité et à la chronologie, exclut l’idée même de production d’un savoir par enchaînements logiques (voir Simon, 1986, p. 892-894) et est en cela fidèle au fait que « tout se présente dans le désordre » (2019a, p. 12) dans les situations de vulnérabilité. Sans « douter de la puissance de clarification des sciences sociales, de leur fonction analytique et ordonnatrice » (ibid.), Naepels, avec le montage, « assume une certaine discontinuité, à l’image du monde, en s’intéressant à la déliaison autant qu’au lien social. Il déploie ainsi une logique de description des mondes sociaux mobilisant des “airs de famille”, plutôt que des causalités rigides » (p. 11). L’expression « airs de famille », empruntée à Wittgenstein5 renvoie aussi à l’écriture de Simon fondée sur l’analogie et l’harmonie :

entre ces choses, ces réminiscences, ces sensations [écrit le romancier], existe une évidente communauté de qualités, autrement dit une certaine harmonie, qui [...] est le fait d’associations, d’assonances, mais peut aussi résulter, comme en peinture ou en musique, de contrastes, d’oppositions ou de dissonances. (Simon, 1986, p. 897)

25La composition de L’Acacia offre un exemple de mise en œuvre de ce jeu analogique. Naepels s’arrête, pour en relever la dimension heuristique, sur la construction du roman de 1989 qui fait se succéder les chapitres suivants : I. 1919 II. 17 mai 1940 III. 27 août 1914 IV. 17 mai 1940 V. 1880-1914 VI. 27 août 1939 VII. 1982-1914 VIII. 1939-1940 IX. 1914 X. 1940 XI. 1910-1914-1940… XII. 1940. Grâce à ce chemin buissonnier où entrent en contact des temporalités hétérogènes (par écho diégétique ou historique, contraste, répétition, inclusion...), la légende d’une famille marquée par la violence, les deuils, les répétitions tragiques – la mort au combat du père en août 1914, l’histoire qui semble se reproduire en août 1939 avec la mobilisation du fils... – peut s’ériger dans toute sa complexité. L’anthropologue constate :

L’une des voies pour décrire les temporalités de l’expérience de la vulnérabilité pourrait être d’affronter le vertige temporel qu’elle suscite. [Pour cela, l’œuvre de Simon] pourrait, analogiquement, servir de poteau d’angle, d’avertisseur d’incendie. Elle donne en tout cas à penser sur la manière de défaire les sciences sociales pour les rendre adéquates à l’objet qu’est la vulnérabilité. (2019a, p. 98 et 100)

26Naepels, finalement, va bien plus loin que ce qu’il avait annoncé : les romans de Simon l’aident à écrire une anthropologie de la violence. Mais à la fin du livre, le chercheur semble contaminé par l’écriture de Simon :

Affirmer la matière. Restituer l’émotion inséparable du matériau que l’on travaille. Exposer la discordance. Montrer les correspondances, les airs de famille. Défaire le temps. Défaire la chronologie. Rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde. Dévoiler le monde sans penser. Exposer la singularité. Décrire. Écrire. Apprendre à mourir. (p. 134)

27Les phrases brèves s’ouvrant toutes par un verbe à l’infinitif constituent autant d’injonctions à soi-même. Plus largement, on peut y voir un programme à partager pour tout anthropologue désireux de mettre au jour des objets de connaissance tels que la vulnérabilité ou la violence. Mais ce finale doit aussi se lire comme un hommage à Simon par la voie de l’emprunt : emprunt de passages tirés d’entretiens – « Rendre la perception confuse et simultanée du monde » – ; emprunt d’un morceau de l’exergue de La Route des Flandres – « Apprendre à mourir6 » (Simon, 1960, p. 195) – ; reprise de la phrase de Merleau-Ponty sur Simon – « Dévoiler le monde sans penser » ; rappel de l’un des principes d’écriture de Simon : la primauté de la description et l’équivalence entre décrire et écrire (Simon, 1986, p. 892-893, 899-900) – « Décrire. Écrire » – ; l’importance accordée au travail de la matière, de la pâte que sont les mots à partir du réel et des sensations (Simon, 1997b, p. 1) – « Affirmer la matière. Restituer l’émotion inséparable du matériau que l’on travaille » ; la mise en rapport de ce qui, sans le travail sur le signifiant, resterait disjoint (Simon, 1972) – « Montrer les correspondances, les airs de famille » – ; la mise au jour d’une temporalité sensible qui ne correspond pas nécessairement au temps des horloges (Simon, 1986, p. 902) – « Défaire le temps. Défaire la chronologie » (Naepels, 2019a, p. 134).

28Enfin, Naepels met en œuvre toutes les options d’écriture découvertes chez Simon. Dans ce paragraphe conclusif, le programme est appliqué en même temps qu’il est énoncé, la forme épouse le fond et inversement : les phrases courtes s’enchaînent sans chronologie ou ordre logique apparent, sans coordination, comme autant de tableaux détachés qui pourtant constituent un tout. Certains mots sont posés, répétés (« défaire »), repris par dérivation (« matière », « matériau »). L’assonance en [e], à la fin des infinitifs du premier groupe qui ouvrent la plupart des phrases, crée aussi un lien entre elles. À la fin du paragraphe, une équivalence sémantique non explicitée est pourtant suggérée entre les termes décrire, écrire et mourir grâce à la reprise d’un même rythme et à la rime riche qui les relie. L’écriture de Naepels permet « d’accéder à des discursivités et à des visibilités » (2019a, p. 101) autres que celles que peut révéler l’écriture scientifique. Dans ce paragraphe comme dans le texte produit en atelier, il ne se contente pas de trouver dans la littérature des outils pour écrire et penser dans le cadre de sa science. Son écriture elle-même est créative.

Des revendications et une réception politiques

29Mais cet éclat de littérature n’a rien de clos ou de narcissique. Le travail de la phrase, c’est celui de la syntaxe, c’est-à-dire de ce qui, étymologiquement, permet d’essayer de nouveaux liens, de les établir. Ouverte, liante, la littérature ramène alors de nouveau à l’anthropologie, une anthropologie politique : elle est pensée par Naepels comme un élargissement même si elle s’exprime dans des formules denses, ramassées : le titre du premier chapitre de Dans la détresse, « Prendre soin des renoncules », énigmatique dans un essai consacré à la violence, intrigue par la touche délicate (celle du geste, de l’attention indiquée), à la fois bucolique et poétique qu’il apporte. Mais la lecture du chapitre permet ensuite de déployer son sens et d’en comprendre la force politique condensée. Nous apprenons que Rémi Fraisse, tué par une grenade lancée par un gendarme à Sivens, dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, se trouvait sur place parce qu’il s’intéressait à

la protection des renoncules à feuilles d’ophioglosse, une plante rare et protégée en France (inscrite sur la liste rouge des espèces menacées), plante sauvage des prairies humides et ouvertes telles que celle de Sivens, de la famille des boutons d’or. (p. 24)

30On se souvient du contexte : une ZAD – zone à défendre – s’était installée dans ce lieu humide du Testet dans le Tarn pour, entre autres, s’opposer par sa présence au projet, soutenu par les élus locaux et les agriculteurs, de construction d’un barrage qui aurait permis l’irrigation des terres cultivées. Rémi Fraisse faisait partie des zadistes défenseurs de l’environnement et de cette niche écologique en particulier où poussait la renoncule à feuilles d’ophioglosse lorsqu’il a été tué par les forces de l’ordre qui tentaient de déloger les occupants du site. Le rappel de cette mort sera le point de départ, d’emblée engagé, de la réflexion de Naepels sur la violence et la vulnérabilité :

Pourquoi prendre soin des renoncules ? Pourquoi une zone humide aurait-elle quelque chose à voir avec les sciences sociales en général et l’anthropologie politique en particulier ? Je voudrais poursuivre la réflexion sur la violence et la vulnérabilité en évoquant la surexploitation et la reproduction sociale comme enjeux de la question environnementale qui interrogent l’anthropologie politique. (ibid.)

31La réception de l’ouvrage est intéressante sur ce point. Il est d’abord remarquable que la publication de ce livre chez un éditeur scientifique – EHESS – ait été repérée par la critique littéraire. Il faut souligner ensuite l’accueil très favorable dont il a fait l’objet de la part de ce lectorat sensible au changement de paradigme scriptural et à sa fonction : soutenir, traduire la force politique du propos.

32Dans son compte rendu de lecture pour le journal littéraire En attendant Nadeau, Véronique Nahoum-Grappe se montre sensible à la méthode employée par l’anthropologue :

Michel Naepels effectue un saut dans le vide, sous les parachutes fleuris de ses innombrables références textuelles en échos, cet « acte de courage » en quoi consiste l’usage de la raison, d’être déraisonnable méthodologiquement, de lâcher les codes pour mieux nous rapprocher d’un changement réel de paradigme. (Nahoum-Grappe, 2019)

33Quitter les rails de la méthode scientifique constitue, selon Nahoum-Grappe, le premier geste politique. Un geste courageux dans la mesure où Naepels refuse le confort de l’écriture balisée à distance de son objet – ici la vulnérabilité et la violence. Naepels au contraire, pour mieux le circonscrire, colle à l’objet, le rend vivant dans l’écriture, le mime en quelque sorte, mais en prenant le risque d’en subir les effets, de « se [s’y] perdre » :

Vouloir se rapprocher de la douleur comme fait social réel, objectif et spécifique produit un effet de vertige dont l’auteur veut préserver l’instabilité tout au long de l’ouvrage grâce à cette tempête de libres associations sémiologiques qu’il a choisie pour méthode [...]. Ce n’est pas si souvent qu’une lecture de sciences sociales est à ce point secouée par la violence de la question qu’elle pose. Ainsi, à la toute fin, la tempête emporte tout, même les verbes, dans son écriture follement bondissante. (ibid.)

34Si la méthode de la « tempête de libres associations » emprunte à la littérature et à ses procédés, elle se révèle surtout politique en ceci qu’elle met en œuvre un système empathique autour de son objet et non pas seulement dans la relation instaurée avec les personnes subissant la violence. Comme le montre la critique, il s’agit bien pour Naepels de « préserver l’instabilité » dans l’écriture pour « se rapprocher de la douleur », faire une expérience physique, vivre-écrire le « vertige », souffrir avec, se mettre du côté des vulnérables pour tenter de comprendre ce qu’ils éprouvent, mais aussi parce que l’anthropologue a pris le parti de la détresse. Le titre du livre, Dans la détresse, doit ainsi s’entendre littéralement, matériellement, et la préposition « dans7 » a son importance : Naepels, lui aussi, se situe méthodiquement « dans la détresse » : la littérature porte le discours politique et social et permet l’engagement – dans tous les sens du terme – de son énonciateur.

35C’est une même lecture politique de l'ouvrage que suggère Marielle Macé dans son court essai Nos cabanes lorsqu’elle cite le passage sur Rémi Fraisse protecteur des renoncules (2019, p. 15) dans la proximité de références à ces poètes (Ponge, Raphoz, Meens) lanceurs d’alerte et de pistes nouvelles pour participer à une « anthropologie élargie », pour « reconstruire les conditions d’une perception élargie » ce qui constitue bien « l’un des enjeux actuels […] pour les sciences humaines » (p. 99). Or, Naepels est aussi poète. Il publie régulièrement des textes poétiques, depuis sept ans, dans la revue Po&sie (2018b, 2018c, 2019b), dans lesquels il se montre attentif justement à toutes les passerelles possibles entre les êtres vivants, les êtres et les choses, les règnes animal et végétal. En tout cas, c’est à un même élargissement-décentrement des objets et des pratiques, notamment scripturales, qu’invite Naepels, dans le but de faire advenir des effets de connaissance. Il y va selon lui du nécessaire renouvellement de l’ethnologie, fondé sur deux principes qu'il a posés, en 2012, dans un texte intitulé « Un perpétuel principe d’inquiétude » : Naepels se place sous l’égide de Michel Foucault à qui il emprunte la formule de son titre (Foucault, 1966, p. 385).

36Il revendique ainsi d’abord pour l’anthropologie une inquiétude qui se trouve aussi au cœur des romans de Simon, comme le rappelle Dominique Viart dans Une mémoire inquiète, La Route des Flandres de Claude Simon. L’anthropologie selon Naepels et une certaine littérature, celle de Simon, jamais assertive mais toujours interrogative8, partagent ce même souci éthique et politique se manifestant par le refus de tout rattachement à une idéologie mais aussi par la vigilance, voire l’empathie devant toutes les formes de vulnérabilité (Yapaudjian-Labat, 2024). Mais l’inquiétude est aussi une valeur esthétique, portée par des tentatives d’écriture de la sensation, des reprises, l’emploi de l’épanorthose, des modalisations traduisant le doute, des procédures paradoxales de production du sens, une écriture baroque qui dit l’instabilité du monde, du sens. Viart a étudié ces manifestations de l’inquiétude simonienne (1997, p. 255-293).

37Corrélé au premier, « l’universel latéral » constitue le second principe revendiqué par Naepels, emprunté cette fois à Merleau-Ponty qui envisage le travail de l’anthropologue comme

une seconde voie vers l’universel : non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi. (Merleau-Ponty, 1959, p. 132-133)

38Là encore, l’universel latéral a à voir avec la littérature, son expérience, son possible savoir : un savoir qui ne s’impose pas, qui n’est pas objectif, mais qui se transmet à travers une histoire, une manière de raconter, à travers les paroles, pensées, actions d’un personnage. En outre, la littérature ménage elle aussi une ou des « voie[s] vers l’universel » en contribuant à la connaissance de « l’humaine condition », comme invitait à le penser Montaigne, non par l’édiction de principes mais par le cas particulier : autant de formes de vie, modèles d’expérience, paradigmes sociaux. Dans ce mouvement, la littérature, dont l’anthropologie se nourrit, apporte sa « contribution empirique à la question kantienne : “Qu’est-ce que l’homme ?” » (Naepels, 2012, p. 11).

39La proximité de Naepels avec la littérature9 le conduit à penser l’anthropologie contemporaine de manière ouverte et horizontale. Il revendique l’indiscipline de sa discipline au sens où il n’entend pas suivre les règles de conduite de sa seule communauté. Il privilégie ainsi une démarche « indiscipliné[e], [c’est-à-dire] présentant des chantiers, des lignes de faille et de fracture, des débats, des bifurcations, des tensions théoriques et des contradictions » (2012, p. 13). Mais par cette voie, il parvient à élaborer des savoirs inédits pour sa discipline.