Colloques en ligne

Iulian Toma

Préambule

1Le monde des lettres a toujours eu ses savants et ses érudits, nonobstant le tenace et scrupuleux a priori, né avec l’idée moderne de littérature, qui voudrait priver ceux-ci du statut d’écrivains à part entière. Nul besoin de remonter jusqu’aux lointaines époques où science, poésie et philosophie s’entremêlaient ou se complétaient de manière encyclopédique pour trouver des noms relevant à la fois de l’histoire de la littérature et de celle d’autres champs de savoir. Plus proches de nous, un historien comme Mérimée, un spécialiste de l’art de la faïence et de la caricature comme Champfleury, un inventeur et auteur de textes scientifiques comme Charles Cros, un astronome comme Camille Flammarion, un ethnologue comme Michel Leiris sont des exemples de polymathes qui attestent, à l’aube de l’hyperspécialisation et de la ségrégation des disciplines, de la persistance de cette figure intellectuelle à part.

2Depuis quelques décennies, les chercheurs sont de plus en plus nombreux à pratiquer en parallèle le discours positif et l’écriture littéraire. Franchissant le seuil de leur discipline, des experts en sciences humaines, sociales, naturelles ou formelles frappent aux portes de la cité des Lettres en tant qu’écrivains à leurs heures ou bien s’y installent durablement lorsqu’ils choisissent de mener de front les deux carrières. L’élargissement de cette catégorie d’écrivants-écrivains (pour associer les deux termes de la dichotomie proposée par Roland Barthes, 1964) constitue un phénomène dont la recherche littéraire doit se saisir si elle veut comprendre de quoi il est le signe. Le poeta doctus de nos jours n’est pas seulement l’écrivain érudit dont le savoir se déverse dans son œuvre littéraire, mais aussi l’écrivain engagé dans une activité de recherche relevant d’un domaine scientifique bien précis.

3Les noms que l’on citerait spontanément sont essentiellement ceux des auteurs dont les travaux ont eu un impact considérable dans leurs disciplines respectives, voire au-delà de leurs frontières, ou bien ayant acquis une notoriété en tant que figures publiques et/ou comme écrivains. Mais cette catégorie ne représente en réalité que la partie la plus visible d’un ensemble bien plus ample qui regroupe anthropologues et ethnologues (Éric Chauvier, Marc Augé), sociologues et historiens (Azouz Begag, Max Gallo, Ivan Jablonka, Jean-Noël Jeanneney, Patrick Boucheron, Philippe Artières), psychanalystes, psychologues et sémiologues (Julia Kristeva, Tobie Nathan, Jean-Jacques Nattiez, Jean-Bertrand Pontalis), linguistes, philologues, historiens et théoriciens de la littérature (Tiphaine Samoyault, Michel Collot, Henri Meschonnic, Michel Zink, Paul Zumthor, Antoine Compagnon, Jérôme Meizoz), historiens de la philosophie (Roger-Pol Droit), géographes (Michel Bussi), physiciens et astrophysiciens (Aurélien Barrau, Jean-Pierre Luminet), médecins-chercheurs (Jean Hamburger)… Les écrivains-chercheurs contemporains sont légion. Mentionnons, à titre indicatif, qu’à elle seule la liste des historiens-romanciers, elle-même non exhaustive, comme l’indique Dominique Le Page (2020), regroupe une vingtaine de noms. Un autre groupe tout aussi richement représenté parmi les écrivains-chercheurs est celui des écrivains-critiques, concept proposé par Tzvetan Todorov (1984) et repris par Lise Gauvin (1997) et, plus récemment, par Elina Absalyamova, Laurence van Nuijs et Valérie Stiénon (2019).

4Que traduit la présence dans le champ littéraire contemporain d’un nombre considérable et grandissant d’auteurs qui manient à la fois le discours lyrique ou fictionnel et le logos scientifique ? Faut-il y voir le signe d’une disposition de notre époque à considérer que la littérature peut, à sa façon certes, assumer des rôles autrefois assignés strictement aux disciplines scientifiques ? L’essor de la recherche-création au XXIe siècle ou encore de certaines pratiques littéraires qui empruntent des méthodes de travail à la recherche sociologique et historique, comme le montrent Dominique Viart (2019), Laurent Demanze (2019) et François Dosse (2023), entre autres, semblent confirmer cette hypothèse. Malgré sa contiguïté avec ces deux tendances, la prolifération contemporaine de la figure de l’écrivain-chercheur constitue un objet de recherche largement inexploré. Des initiatives comme la journée d’études « Université et littérature contemporaine : médiations, légitimations, méthodes » qui a eu lieu en juin 2023 à l’Université Bordeaux Montaigne et le projet « L’écrivain-savant » (dans la culture allemande) dirigé à l’Université de Lorraine par Sylvie Grimm-Hamen reconnaissent la nécessité de questionner l’évolution actuelle des rapports entre création et savoir sous l’angle de l’une de ses expressions les plus spécifiques qui est la posture de l’écrivain-chercheur. Le colloque dont cet ensemble de textes est issu s’inscrit dans la continuité de ces démarches.