Colloques en ligne

Dominique Viart

Littératures de terrain et sociologie narrative : des pratiques communes aux écrivains et aux chercheurs

Fieldwork Literature and Narrative Sociology: practices shared by writers and researchers

1Après avoir, pendant des décennies, centré leurs pratiques sur le cœur de leur discipline propre : défense d’une scientificité rigoureuse chez les chercheurs ; autotélisme de la littérature parmi les écrivains, les uns et les autres ont largement réengagé le dialogue. Ils en éprouvent le bénéfice pour leur propres activités, se nourrissent des méthodes déployées dans d’autres champs que les leurs, les empruntent parfois. Je voudrais le montrer en rapprochant deux pratiques, respectivement issues de la recherche et de la littérature, dont les travaux s’avèrent assez semblables. Il s’agit de la sociologie narrative d’une part, des littératures de terrain d’autre part.

2Un mot d’abord pour présenter chacune de ces deux démarches.

Littératures de terrain

3J’ai proposé voici quelques années de nommer « littérature de terrain » une forme de non-fiction apparue au début des années 80 (James et Viart, 2019 ; Viart, 2018 ; Viart, 2016). Il s’agit de récits, souvent présentés sous forme fragmentaire, qui entreprennent de raconter la recherche ou l’enquête à laquelle se livrent des écrivains, des écrivaines, au sujet d’un lieu, d’un événement historique, d’un fait divers, d’un trajet biographique, d’une communauté sociale ou de quelque autre objet. Au lieu de rassembler les matériaux afin d’élaborer, dans un second temps, une « fiction de réel » (Dion, 2018) à la manière de Zola, dont les documents réunis préalablement à la rédaction des Rougon-Macquart ont été publiés dans la collection Terre Humaine (Zola, 1986), ces écrivains préfèrent faire le récit de leurs investigations, des rencontres et échanges qu’ils ont avec les gens concernés, des fouilles d’archives auxquelles ils se livrent, de leurs déplacements in situ. L’exemple le plus connu d’une telle pratique est sans doute le livre de Patrick Modiano, Dora Bruder, paru en 1997, dans lequel l’écrivain se met en quête des traces d’une jeune fille juive, disparue pendant l’Occupation, dont un avis de recherche trouvé dans un vieux journal lui avait appris l’existence. Depuis l’essai de Leïla Sebbar, On tue les petites filles (1978), récemment réédité (Sebbar, 2024)1, les exemples de tels ouvrages se multiplient d’année en année, au point de constituer désormais une bibliographie considérable.

4Si ces textes constituent une forme littéraire nouvelle, c’est qu’ils introduisent un nouveau type de relations entre littérature et sciences sociales. Ces relations, on le sait, furent longtemps distendues depuis que les sciences sociales sont apparues et ont cherché, comme le démontre Wolf Lepenies dans Les trois cultures, à établir leur scientificité (Lepenies, 1985), en rejetant d’un même geste tout ce qui pouvait relever de la littérature et donc de l’art, de l’esthétique et de l’imagination, au lieu d’obéir à la rigueur scientifique. Elles n’en existent pas moins et comptaient jusqu’alors quatre formes principales :

51. partage d’une communauté d’objets, qui voit Balzac, Zola ou Proust s’intéresser aux classes sociales comme le feront Durkheim et ses successeurs, ou Dumas et Stendhal écrire des romans historiques, empiétant ainsi sur le terrain des historiens.

62. saisie d’une discipline par l’autre, lorsque la littérature met en scène des chercheurs, ethnologues ou historiens, et que de leur côté les historiens élaborent une « histoire littéraire » ou « culturelle », les sociologues une étude du « champ littéraire » selon l’expression de Pierre Bourdieu.

73. emprunts conceptuels, dont Freud donne l’exemple en s’inspirant des mythes grecs pour construire le complexe d’Œdipe, René Girard lorsqu’il puise chez Dostoïevski le principe du désir mimétique ou, à l’inverse, lorsque Balzac s’intéresse à la phrénologie de Franz Joseph Gall, à la physiognomonie de Lavater, et que Zola reprend à Claude Bernard sa théorie de l’hérédité.

84. un même recours au récit enfin, puisque, comme le constatent Hayden White et Paul Ricoeur après lui, les historiens sont obligés de procéder à la « mise en intrigue » de leurs narrations historiques.

Échanges de pratiques

9Avec les littératures de terrain, apparaît une 5e forme d’échange : le partage de pratiques. Celles que j’indiquais plus haut : enquête, investigations, entretiens, recherche documentaire, déplacements sur les lieux appartiennent depuis toujours aux sciences sociales, qui en ont théorisé les méthodologies. Or voici que les écrivains y viennent à leur tour. Cela peut même aller très loin, jusqu’à « l’observation participante » la plus intégrale, selon la notion théorisée par Malinowski, lorsque l’écrivaine Emma Becker décide de se prostituer pendant un an dans une maison close de Berlin afin de mieux connaître le quotidien et le sort des prostituées (Becker, 2019). Les scientifiques appellent « Fieldwork », ces diverses modalités du travail de terrain, notion sur laquelle j’ai fondé le terme dont je désigne cette forme littéraire.

10Ces pratiques certes, les écrivains n’en respectent guère les protocoles exacts : ils n’y recourent que de manière sauvage, en « bricoleurs » dirait Lévi-Strauss. Il n’empêche : ce sont désormais ces pratiques mêmes qui constituent l’objet de leurs récits, lesquels en rapportent les difficultés ou les empêchements, les réussites et les échecs, les trouvailles et les hasards. À ce titre, et pour reprendre l’intitulé de notre colloque, ces écrivains deviennent, à leur manière, des « chercheurs », fussent-ils amateurs et non professionnels. Ce faisant, ils empiètent sur le « terrain » des sociologues, des historiens, des ethnologues, des médecins parfois. Je n’en mentionnerai pour l’instant que quelques exemples, pour fixer les idées : François Maspero traverse les divers microcosmes sociaux qui bordent la ligne B du RER dans Les Passagers du Roissy-Express (1990); Jean Rolin se rend auprès des Chrétiens de Palestine (2003) ; Laurent Binet enquête sur l’attentat contre Heindrich dans HHhH (2009); Patrick Deville refait l’itinéraire des explorateurs de l’Afrique centrale (2009), Henry Stanley et Savorgnan de Brazza dans Equatoria (2009), et reconstitue celui de l’épidémiologiste Yersin dans Peste & Choléra (2012); dans Un livre blanc (2007), Philippe Vasset parcourt les « taches blanches » qui apparaissent sur la carte IGN de l’Ile de France afin de découvrir ce que recèlent ces lieux non identifiés ; Jean Hatzfeld consacre plusieurs volumes au génocide du Rwanda, interrogeant successivement les survivants Tutsis, les génocideurs Hutus emprisonnés, leur difficile cohabitation après leur libération, les « Justes » qui tentèrent en vain de s’opposer au massacre (2000, 2003, 2007, 2021)… liste non close, bien évidemment.

11Un certain nombre de traits caractérisent ces littératures de terrain. Je les résume brièvement : toutes sont écrites à la première personne, l’auteur se trouvant lui-même impliqué dans la recherche qu’il raconte ; elles énoncent leur projet, mais seulement après une ouverture in medias res, qui installe et conforte cette implication de l’écrivain, et non dans un propos liminaire, comme le ferait un traité scientifique; la méthode suivie est aussi présentée, mais fréquemment modifiée, au gré des circonstances ; les références à des travaux scientifiques n’y sont pas rares : Jeanne Favret-Saada (1977), par exemple, est souvent alléguée pour ses études de la sorcellerie dans le bocage2 ; elles sont nombreuses aussi à la littérature, qui constitue une compagne d’intellection majeure des objets, événements ou communautés sociales abordées. Car ces écrivains écrivent avec leurs lectures, avec leurs bibliothèques mentales. Enfin, conscients d’œuvrer sur des terrains qui ne sont pas les leurs, et auxquels des disciplines entières se sont consacrées, ils mettent explicitement en question leur propre légitimité à le faire et portent sur leur entreprise un non moins explicite regard critique, lequel confère à leurs œuvres leur forte dimension autoréflexive.

Sociologie narrative

12J’en viens maintenant à la sociologie narrative, second ensemble de cette comparaison. Celle-ci se développe en réaction aux sociologies académiques et conceptuelles installées dans les universités d’une part, à l’utilitarisme d’une discipline d’expertise œuvrant à la demande d’institutions publiques ou d’organismes privés d’autre part. Elle rompt ainsi avec le positivisme durkheimien qui régit de longue date une large part de la discipline, et s’oppose de même à la sociologie quantitative au profit d’une méthode qu’elle souhaite plus qualitative, attentive aux parcours singuliers des personnes interrogées dont elle recueille les récits.

13Cette entreprise s’inscrit explicitement dans le « tournant narratif » amorcé en anthropologie dès les années 80 par Clifford Geertz (1983) et par la revue Anthropology and Humanism qui prônaient le recours à une « anthropologie narrative ». Cette même inflexion méthodologique apparaît en effet peu après en sociologie, comme le démontre une étude de Matti Hyvärinen (2016), « Narrative and Sociology », qui met en avant des travaux anglo-saxons menés au cours des deux dernières décennies du XXe siècle.

14En France, l’émergence de ce courant est plus récente, du moins si l’on prend comme repère la création, en 2013, de l’Atelier de sociologie narrative par Jean-François Laé, Annick Madec et Numa Murard3, bien que ces trois sociologues aient commencé leurs travaux avant d’en revendiquer explicitement la formule. Ce groupe vise, lui aussi, à réhabiliter le recours au récit dans la pratique sociologique, et ce, de deux façons. D’une part, comme les littératures de terrain, ces chercheurs racontent leurs enquêtes au lieu d’en livrer directement les conclusions sous forme discursive et synthétique. D’autre part, ils reproduisent les récits reçus, à la manière des enquêtes menées par l’École de sociologie de Chicago dans les premières décennies du XXe siècle, dont les membres recueillaient déjà les récits de vie d’ouvriers, de paysans, de vagabonds ou de délinquants, utilisaient dans leurs travaux les lettres d’immigrants aux États-Unis, et souhaitaient faire entendre le point de vue de ces acteurs sur leur propre existence, avant que leur courant disciplinaire ne soit marginalisé par l’essor de la sociologie quantitative4.

15Comme leurs prédécesseurs, les chercheurs français en sociologie narrative s’intéressent en priorité aux milieux défavorisés, à la pauvreté, aux laissés pour compte et aux difficultés de la vie ordinaire telles que les personnes rencontrées en témoignent elles-mêmes. Portant leur attention sur les diverses formes de « désaffiliation » selon la notion proposée par Robert Castel, ils mettent en œuvre des méthodes fondées sur l’écoute autant que sur l’enquête :

L’enquêteur est là dans une attention assidue. Il écoute les histoires qui déboulent en assauts successifs : celle de l’enfance ou des tracasseries administratives, du mari qui abuse ou de la maladie qui harcèle, du travail harassant ou d’une économie à la dérive. Ces histoires lâchées touchent essentiellement à ces noyaux d’angoisse suffisamment mobiles pour produire des gains interprétatifs. (Hellégouarch, Laé, Madec, Murard et Potin, 2022)

16Le récit, affirment-ils, est en effet propre à déplacer les points de vue5. Ce sont donc ces histoires qu’ils rapportent, telles quelles le plus souvent, plutôt que de les dissoudre dans le mouvement synthétique d’un discours surplombant, convaincus que l’attention au récit est un « opérateur de compréhension inestimable » et « ouvre des univers de pratiques jusque-là mal perçues » (ibid.). À l’appui de cette conviction, ils invoquent Jean-Claude Passeron pour qui « plus la description d’une interaction est circonstanciée et narrative, meilleure est son interprétation sociologique6 ».

La restitution des récits

17C’est justement dans les formes de restitution que la sociologie narrative fait preuve d’originalité. Soucieuse de se donner « la licence de diversifier les normes de rédaction des articles en sciences sociales » (ibid.), elle combine plusieurs niveaux de narration. Ces diverses stratifications narratives, parfois contradictoires, fournissent une saisie kaléidoscopique du réel, à la manière de ce que Michel Foucault et son équipe ont tenté, en 1973, dans le dossier Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, référence d’ailleurs alléguée comme modèle dans les publications de sociologie narrative. On se souvient que voisinent dans cet ouvrage le mémoire de Pierre Rivière, les rapports des médecins, des policiers, des avocats et des juges. Dans Une jeune fille en correction, ouvrage consacré à la destinée d’une jeune fille rejetée par sa famille pour s’être trouvée enceinte hors mariage, Jean-François Laé (2018) réunit de même les lettres de cette jeune fille, de sa mère, de l’assistante sociale qui s’en occupe et des documents issus de diverses institutions.

18Dans l’article cité plus haut, Matti Hyvärinen distingue ainsi diverses formes et divers usages des productions narratives. Dans un premier temps, l’attention porte bien sûr sur le contenu de ces récits mais cherche aussi à entendre la manière dont un individu tente de donner sens à ses propres expériences (p. 55). Les sociologues rappellent en effet que « [l]a narration est un exercice par lequel le sujet se met, par la pensée, dans une certaine situation, souligne Michel Foucault, où il s’éprouve lui-même, dans une fonction méditative. C’est par le récit que la pensée s’éprouve et agit. » (Hellégouarch, Laé, Madec, Murard et Potin, 2022) C’est là ce qu’en d’autres termes Paul Ricoeur (1990) nomme l’« identité narrative ».

19Une seconde approche s’intéresse aux « réalités narratives » présentes dans l’espace public et analyse comment les institutions suscitent elles-mêmes des formes de récits particulières. Cette dimension est semblablement envisagée par les écrivains. Pensons par exemple à Marie Cosnay et deux ouvrages où elle restitue quelques séances du tribunal de Grande Instance de Bayonne consacré aux immigrés sans papier. Ces deux livres, Entre Chagrin et néant (2009) et Comment on expulse (2011), montrent comment ceux-ci doivent façonner leurs récits pour espérer obtenir un statut de réfugié et font apparaître, dans les connotations des propos du juge les relents d’un colonialisme mal dépassé.

20Une dernière forme d’attention enfin est celle dans laquelle le chercheur rapporte sa propre expérience d’enquête et ses émotions. C’est sur elle qu’insistent Jean-François Laé, Annick Madec et Numa Murard (2016). Les ouvrages et articles publiés en sociologie narrative font non seulement place aux récits retranscrits, et à des textes écrits, qu’il s’agisse de lettres – à la famille, aux amis ou aux services administratifs –, de témoignages, de dépôts de plaintes ou de mains courantes, mais enchâssent ces diverses bribes narratives dans le récit produit par l’enquêteur sociologue lui-même, lequel témoigne de son immersion dans le milieu social visité, des interactions qu’il y a développées, des émotions et réflexions qui furent les siennes, de sa gêne parfois, des tensions et des conflits aussi. Une telle pratique entend souligner combien « l’enquêteur appréhende la réalité avec son corps et ses émotions » (Laé et Murard, 1995, p. 8). Le chercheur laisse alors libre cours au récit de l’expérience que fut, pour lui, l’enquête menée à la manière des ethnologues qui, parallèlement au compte-rendu scientifique de leur terrain, publiaient leur « journal d’enquête ».

21Bien des textes de sociologie narrative ressemblent ainsi à ce que Vincent Debaene (2010) a appelé le « second livre » des ethnologues, quitte à rompre avec la distance qu’impose l’objectivité scientifique. Voici par exemple ce qu’écrit Jean-François Laé :

J’ai rassemblé quelques extraits de récits qui m’ont été donnés et qui m’ont hanté plus que de raison. Puis je les ai notés dans un journal comme si j’étais « de l’intérieur ». D’où l’usage du « je », une façon de faire sentir de près les univers parcourus. Ces lieux, ces objets, ces transactions, ces gestes, je les raconte tels que je les ai perçus et pensés. (Hellégouarch, Laé, Madec, Murard et Potin, 2022)

22Dans Une fille en correction (2018), le sociologue insère brusquement dans son livre une page intitulée « De château en château : je me souviens » dans laquelle il fait état de souvenirs personnels (p. 61-62). On retrouve là une forme d’écriture très présente chez les auteurs de littérature de terrain, qui offrent eux-mêmes une large place aux troubles personnels que suscitent en eux les rencontres, les découvertes, les entretiens auxquels leurs investigations donnent lieu.

Ouverture disciplinaire

23Cette proximité ne nous étonnera pas. Hostile à la structure organisationnelle des sciences sociales, la sociologie narrative emprunte en effet ses modèles à des disciplines très diverses. Loin de s’inscrire dans le droit fil des études sociologiques académiques, elle insiste sur l’apport de contributions extrêmement diverses à la connaissance du monde social. Sont ainsi mentionnés bien sûr les écrivains réalistes et naturalistes du XIXe siècle, de Balzac à Zola, de Dickens à Jack London, mais aussi les œuvres de Faulkner, de Céline, de Louis Calaferte ; de même celles des écrivains prolétariens des années 30, trop négligées à leurs yeux. Ils pointent encore l’intérêt des publications de journalistes-sociologues, tels que Siegfried Kracauer, ou les reportages de James Agee et du photographe Walker Evans sur la misère des paysans du sud des États-Unis, parus en français sous le titre Louons maintenant les grands hommes (1976), dans lesquels Agee lui-même apparaît.

24La sociologie narrative s’oppose ainsi à la « divergence des sciences sociales et de la littérature » (Murard, 2016). Dans Une fille en correction (op. cit.), Jean-François Laé se réfère à Georges Perec, à Georges Hyvernaud, dont il cite plusieurs fois La Peau et les os, à Albertine Sarrazin, au trajet de laquelle il compare celui de Micheline, la jeune femme objet de son étude. Il invoque Pierre Michon ou Annie Ernaux7 aussi bien qu’Erving Goffman, Françoise Héritier ou Michel Foucault. Annie Ernaux est pareillement alléguée par Annick Madec (2011), aux côtés d’Olivier Adam et de Didier Eribon (lui-même à la fois écrivain et sociologue, il est vrai). C’est, dit-elle, à la fréquentation littéraire qu’elle doit sa vocation :

Je suis entrée en sociologie par les histoires, par les romans-fleuves, par la poésie, par les sensations et les émotions. Je suis entrée en sociologie en m’attachant à des personnages, réels ou fictifs, peu importe, ils existent quelque part, dans une certaine réalité, sur terre ou sur papier. À la fois fictifs et réels, ce que nous sommes tou·te·s, selon les points de vue, selon ce que nous livrons, selon ce que nous disons de nous. […] Je suis entrée en sociologie par les mots, par le style, par les tournures de phrase, celles qui accrochent, qui frappent, qui touchent en plein cœur. Une forme pour transmettre un fond. Faulkner et Woolf m’ont particulièrement appris sur les fragments, les points de vue et la prise de risque. (Hellégouarch, Laé, Madec, Murard et Potin, 2022)

25Aussi l’Atelier de sociologie narrative ouvre-t-il ses colonnes à des contributeurs de diverses obédiences. Eux-mêmes se définissent d’ailleurs de manière très ouverte : « Sociologues oui, écrivent-ils, car nous observons et éprouvons des relations, mais historiens si vous voulez, artistes, ethnographes ou ethnologues, romanciers, philosophes, reporters. » (Laé, Madec, Murard, 2013) La présentation du site insiste :

L’atelier de sociologie narrative accueille des textes, des voix, des images, des sons…, dont les auteurs n’ont besoin d’aucun titre à raconter. Des récits divers, de multiples formes et formats, en particulier ceux-là qu’on dirait intermédiaires ou fragmentaires : carnets d’enquête, bribes d’échanges, chroniques de terrain, récits d’expériences, de vies, de lieux, de milieux ou d’institutions, essais, dessins, nouvelles, documentaires ou poésies…, tous à même de participer à la connaissance du social. (« Qui sommes-nous ? »)

26Aussi définissent-ils moins leur pratique comme une discipline close sur elle-même que, c’est leur mot, comme un « artisanat » (Madec, 2016).

27Témoin de cette ouverture disciplinaire, plusieurs de leurs travaux sont menés en collaboration étroite avec des historiens, comme Arlette Farge ou Philippe Artières8. Avec Philippe Artières, Jean-François Laé fait paraître un ouvrage sur les « lettres perdues » et une étude des « archives personnelles » (Laé et Artières, 2011). Avec Arlette Farge, il publie Fracture sociale (2000), récit autobiographique de Robert Lefort, manœuvre puis chômeur, finalement réduit à vivre dans la rue, suicidé à l’âge de 38 ans. Le sociologue et l’historienne confrontent ce texte à la main courante d’un centre d’hébergement et dialoguent sur les expériences de grande pauvreté abordées par l’histoire et la sociologie. Dans Sans visages (2004), tous deux s’associent à Franck Magloire, auteur d’Ouvrière, un récit de filiation consacré à la mère de cet écrivain, pour croiser leurs approches respectives de la figure du pauvre.

Un souci d’accessibilité

28La part faite aux récits recueillis et à la narration personnelle du chercheur répondent à une dernière exigence : rendre les publications de sociologie accessibles au grand public. Celles-ci souffrent en effet de se voir limitées à un lectorat spécialisé et de ne pas atteindre ceux-là même dont elles parlent, à cause d’un lexique conceptuel exigeant, de l’usage de termes et notions complexes, de modes d’exposition discursive inaccessibles au lecteur moyen. Substituer la narration au discours savant, refuser la position d’autorité d’un surplomb condescendant, c’est se donner la possibilité d’être lu plus largement, notamment par les personnes concernées. « Tel est l’objectif de la narration sociologique », écrivent Jean-François Laé, Annick Madec, Numa Murard, Sophie Hellégouarch et Émilie Potin dans un texte commun :

[F]aire passer un univers d’émotions auprès d’un public « non averti », offrir un savoir sensible pour élargir une démocratie d’attention. Une façon de penser en même temps l’émotion comme un sédiment, un extérieur qui circule à la surface des actions, des attentions et des interactions. Dessiner plusieurs univers de sens […]. Car le quotidien n’est pas caché comme le prétendent les sciences sociales. Ce sont les concepts qui font écran, rangent par tiroirs la vie à loisir contre les expériences éprouvées. Guère besoin de théories labellisées pour sentir un regard de travers, une action ratée, un ordre irrespirable. Éprouver, n’est-ce pas le sens premier de l’enquête et ce qui fonde la narration sociologique ? (2022)

29Les trois premiers reconnaissent, dans une autre intervention, qu’« [u]ne sociologie narrative est une sociologie consciente que le lecteur se souviendra bien davantage de l’histoire racontée, du récit, des personnages qu’il reconnaîtra bien davantage que de l’auteur dont il ne retiendra pas le nom » (ibid.).

30On retrouve dans un tel souci l’exigence d’Annie Ernaux, décidant à partir de La Place de recourir à « l’écriture plate » qu’elle avait en partage avec ses parents, afin de se rendre accessible à des lecteurs issus de la même origine sociale qu’eux. Numa Murard confirme de même que « la sociologie narrative [a] pour objet, par la narration, d’ouvrir la frontière qui sépare le savant du profane » (2018). Ce qui ne suppose évidemment pas de renoncer à la justesse du propos : « Si un savoir sensible exige une écriture autre, celle-ci doit néanmoins être rigoureuse pour viser à un partage direct avec des non-spécialistes » (Hellégouarch, Laé, Madec, Murard et Potin, 2022), précisent les auteurs.

Scrupules

31On pourrait ainsi pointer les nombreuses proximités entre la sociologie narrative et la littérature de terrain pareillement attentive à se rendre accessible. À celles déjà identifiées s’ajoute le souci du « point de vue » à adopter, qui régit bien sûr les modalités narratives employées. On sait que ce fut là une question littéraire majeure, depuis Flaubert, le discours indirect libre, Henry James et la focalisation interne, puis Joyce, Faulkner et le monologue intérieur. « Qui décide du point de vue adopté ? », se demande Laé. « Comment se décide “une vue sur” quelque chose ? Éprouver, n’est-ce pas la première chose que l’on fait quand on regarde quelque chose ? Éprouver des situations, n’est-ce pas agir dans le présent et faire renaître des sentiments intérieurs ? » (Laé, 2018, p. 217)

32Ces sociologues éprouvent parfois le même scrupule d’illégitimité que leurs confrères écrivains, alors même que la discipline dans laquelle ils s’inscrivent devrait pourtant garantir leur position. Si l’on comprend bien que l’écrivain Arno Bertina puisse s’interroger dans L’Âge de la dernière passe : « Quelle est ma place dans ce bordel ? Dans la désolation des terrasses ou l’agitation des rues, dans l’obscurité des cours intérieures et de chambres de passe… ? » (2020, p. 170), alors qu’il hante les cafés de prostitution des jeunes adolescentes africaines, il est plus étonnant de lire chez Jean-François Laé de tels scrupules, alors même qu’il ne fait qu’exercer son métier de sociologue : « Mais que viens-je faire dans les papiers de Micheline ? De quoi je me mêle ? » (Laé, 2018, p. 209) Or c’est dans sa propre histoire, non dans les programmes de recherches de sa discipline, qu’il puise la véritable raison de son intérêt : « Il y a toujours un ressort biographique qui fait bondir l’esprit du chercheur » (ibid., p. 210), écrit-il. Les souvenirs qui lui reviennent, ainsi que la mémoire de l’affaire Gabrièle Russier9, ont orienté son intérêt.

33Deux bémols toutefois à ce rapprochement. Tout d’abord, si ces sociologues sont nourris de littérature, ils semblent relativement peu informés des publications des écrivains de terrain qui leur sont contemporains et pourtant fort proches. Annie Ernaux, Pierre Michon, Olivier Adam apparaissent bien dans leurs travaux, mais aucun de ces trois écrivains ne pratique l’enquête ni n’en font récit. Plus encore, si ces sociologues font appel à la littérature comme partenaire d’élucidation, s’ils en reprennent l’intérêt pour le récit et ses diverses strates, s’ils s’interrogent sur le point de vue à adopter, s’ils s’impliquent eux-mêmes dans une narration en première personne, aucun ne se prétend écrivain. Tout au plus est-il arrivé à Jean-François Laé de publier avec Numa Murard en 1983 une « histoire fausse », celle d’Argos, l’une des personnes rencontrées lors de ses deux séjours d’enquête à Elbeuf, qui « condense en une journée un série d’événements et imagine les éléments manquants du décor ».

34Dans « La sociologie narrative : un artisanat civil », Annick Madec avoue avoir par erreur effacé l’enregistrement de son entretien avec un appelé d’Algérie. Elle s’emploie alors à « imaginer ce qu’il a pu penser après [s]on départ » (2016) sous la forme d’un monologue intérieur inséré dans son article, brève incursion dans l’exercice littéraire. Elle reconnaît en outre que « le sociologue-narrateur scénarise son récit, en inscrivant, autant que faire se peut, les expériences racontées dans un contexte social, législatif, économique, politique, partagé par d’autres narrateurs potentiels » (ibid.). Mais aucun de ces sociologues ne va plus loin que cette scénarisation, ni ne fait œuvre littéraire. Tous préfèrent se tenir « à la périphérie de la littérature sans céder à la sanctification de l’œuvre » (Hellégouarch, Laé, Madec, Murard et Potin, 2022). Peut-être parce que, comme ils l’écrivent, « [l]es sociologues, qui font des descriptions, des narrations, sont accusés de faire de la mauvaise littérature » (ibid.). Mais leur scrupuleuse réserve se trouve surtout en accord avec l’objet même de leurs recherches : « Écrire à la périphérie de la littérature et des sciences sociales en orientant ces efforts intellectuels vers celles et ceux qui sont à la périphérie des positions sociales centrales aide auteurs et lecteurs à mieux vivre. » (ibid.)

35Cette réserve n’est en revanche pas le cas des historiens avec lesquels ils collaborent. Arlette Farge, marquée par sa collaboration avec Pascal Quignard et ses rencontres avec Pierre Michon (Farge, 2015), confie ses émotions de chercheuse dans Le Goût de l’archive. Elle médite à partir de photographies contemporaines dans La Chambre à deux lits et le cordonnier de Tel Aviv (2000), ouvrage publié dans la collection Fiction & Cie de Denis Roche. Philippe Artières passe plus radicalement encore la frontière entre science et littérature dans Vie et mort de Paul Gény (2013) et dans Au fond (2016), tous deux parus dans la même collection. Le premier de ces livres est une enquête à la fois historienne et littéraire sur l’assassinat d’un grand oncle de l’auteur, à Rome, durant la période fasciste, le second une plongée méditative dans sa propre mémoire familiale.

Des écrivains sociologues

36À l’inverse, bien des écrivains publient des ouvrages qui s’inscriraient très exactement dans le cadre de la sociologie narrative, comme s’ils faisaient, à la manière de M. Jourdain, de la « sociologie narrative » sans le savoir. J’en donnerai brièvement trois exemples.

37Joy Sorman, d’abord, dont plusieurs ouvrages sont emblématiques de cette pratique. Le premier, Paris Gare du Nord, décrit une semaine passée sur les quais, dans les halls, les boutiques, bureaux et salles de repos de cet espace que Marc Augé aurait appelé un « non-lieu » (1992). L’écrivaine rapporte, à la première personne, ce qu’elle observe et apprend, elle transcrit des bribes d’échanges avec les employés. Elle découvre les petits trafics, la prostitution clandestine et s’éprouve elle-même comme « un corps friable qu’on a plongé dans un bain pendant une semaine. Un bain révélateur, celui qu’on utilise pour développer les photos » (Sorman, 2011, p. 75). Dans L’Inhabitable (2016), Joy Sorman mène « une enquête de terrain sur les immeubles insalubres à Paris en cours de réhabilitation » (4e de couverture). Écrit aussi à la première personne, le livre accueille de même des propos de locataires ou de squatteurs bientôt délogés. L’écrivaine revient plusieurs fois sur les lieux, en 2006, 2011, 2015, à la manière de Jean-François Laé et Numa Murard qui retournent à Elbeuf, pour retrouver, trente ans après, les familles de la cité de transit des Ecameaux sur lesquelles ils avaient enquêté (Laé et Murard, 1985 ; 2011). Le livre des sociologues et celui de l’écrivaine n’ont certes pas la même ampleur, ils participent néanmoins de la même démarche.

38Plus développé est le troisième ouvrage de littérature de terrain proposé par Joy Sorman. Intitulé À la folie (2021), il est issu de visites régulières de l’autrice, « pendant un an tous les mercredis » dans un service d’hôpital psychiatrique. Joy Sorman y échange avec les soignants, les médecins, les patients. Plusieurs chapitres du livre se concentrent sur l’un d’eux ou l’une d’elles : Franck, Jules, Robert, Fabrice, Viviane… dont les propos, comme ceux d’autres qui passent plus fugitivement, sont rapportés, fondus au texte, sans guillemets ni signes diacritiques distinctifs, mais reconnaissables à leur ton ou leur phrasé. L’ensemble de ces considérations diverses produit exactement le même type d’effet kaléidoscopique que celui de Moi, Pierre Rivière… mais plus prononcé encore par l’enchevêtrement des strates narratives et finit par livrer un diagnostic particulièrement critique sur l’état et le fonctionnement précaire de ces établissements, la difficulté du soin, son impossibilité ou son absurdité parfois, en grande partie à cause du manque de moyens. Une étude de sociologie narrative n’aurait pas été plus efficace.

39Marilyne Desbiolles se livre à une enquête assez semblable auprès des habitants d’une cité promise à la destruction dans la périphérie de Nice. Son livre, C’est pourtant pas la guerre (2007), est sous-titré « 10 voix + 1. Recueil ». Il recueille la parole de ces résidents bientôt expulsés à laquelle se mêle la sienne, qui en situe et résume le propos autant qu’elle en retranscrit les mots, selon une structure très semblable à celle des ouvrages de sociologie narrative. Après chaque chapitre, chacun consacré à une personne différente, quelques pages livrent les réflexions de l’autrice, ses réactions, ses émotions, ses souvenirs parfois. Là encore plusieurs strates de récit cohabitent, selon le principe exposé par Matti Hyvärinen.

40Le dernier écrivain que je souhaite évoquer – mais bien d’autres mériteraient ici de l’être – est Arno Bertina, auteur de deux ouvrages de littérature de terrain : L’Âge de la première passe et Ceux qui trop supportent (2021). Dans ce dernier, dont le titre est emprunté à François Bon, Bertina enquête auprès des salariés de l’usine GM&S, promise à la cessation d’activité. Leurs propos sont intégrés dans le récit de ses séjours auprès d’eux. Le livre peut se lire en écho à celui que Laé et Numard consacrent aux populations paupérisées de Elbeuf. La place manque ici pour le montrer mais on y retrouve le même type de confidences, de révoltes, de résignations, de questionnements. La forme même des deux ouvrages aussi est relativement proche, qui mêle étroitement les récits recueillis à ceux de l’écrivain d’une part, des sociologues de l’autre.

41Le second de ces deux livres, L’Âge de la première passe, paru aux éditions Verticales en 2020, procède de cinq séjours d’Arno Bertina au Congo, entre 2015 et 2017, auprès de jeunes adolescentes prostituées de Pointe Noire puis de Brazzaville. L’écrivain est sollicité pour animer un atelier d’écriture, dans le cadre des opérations d’éveil et d’insertion prodiguées à ces jeunes filles par l’ONG « Action de Solidarité Internationale ».  Le livre fait place à de larges extraits de textes écrits dans ce cadre par les adolescentes10. Il s’accompagne de deux brochures qui réunissent les écrits des jeunes filles. Paraît aussi un ensemble de photographies parmi le millier prises sur place par l’écrivain (Bertina, 2020). Bertina s’approche ainsi du travail d’un chercheur, qui rassemble de même toute une production documentaire sur son « terrain ». Plus encore, il témoigne de ce qui s’apparente à une enquête dans deux articles, l’un paru en 2015 dans le journal L’Humanité (Bertina, 2015), l’autre publié en 2017 dans la Nouvelle Revue Française (Bertina, 2017).

42Dans ce livre, Bertina observe en sociologue le monde qu’il découvre. Il cherche à comprendre la réalité à laquelle les adolescentes sont affrontées, le contexte qui les favorise. Il fréquente les lieux où elles se prostituent, accompagne les membres de l’ONG lors des maraudes et des actions de prévention dans les bordels et bars de prostitution (APP 30-33 et passim). Il conjugue ainsi l’observation à l’investigation, recueillant, auprès d’« informateurs » (membres de l’association, serveurs de bars, étudiants…) des précisions utiles à sa connaissance du milieu. Cette enquête lui permet de fournir des informations sur l’organisation et les rituels de la prostitution, l’âge des adolescentes, celui de leur première relation sexuelle, parfois dès 8 ans, les raisons qui les y ont contraintes. Il met en évidence une hiérarchie de la vulnérabilité, faite de dépendance vis-à-vis des patrons de bordel et du souteneur, les bakchichs aux policiers, qui n’hésitent pas à les violer, évoque le sort des enfants que ces jeunes filles ont conçus et qu’elles doivent faire garder par leurs consœurs, moyennant finances, pendant les passes. Ce faisant, l’écrivain corrige un certain nombre d’idées fausses, note par exemple que les clients de ces adolescentes ne sont pas des « expats », trop encadrés par leurs entreprises, mais des congolais, souvent adolescents eux-mêmes, aussi peu fortunés que ces adolescentes. Il observe ainsi que « [l]a prostitution est autant la trace de la domination masculine (du côté du proxénète) que de sa faiblesse ou de sa fragilité (du côté du client) », et que « ce lien est encore plus complexe quand l’un et l’autre partagent la même condition sociale » (Bertina, 2017, p. 116).

43En sociologue encore, il souligne que la prostitution offre un milieu, des repères, l’illusion d’un confort relatif :

[E]lle trame un quotidien fait de relations, de connivences, de choses à faire. Ce n’est pas qu’une identité malheureuse, de celles qu’on endosse quand on se sent indigne d’en ambitionner une autre. Sous l’étiquette infamante, il y a la réalité des collègues de travail qu’on aime retrouver […]. (ibid., p. 112)

44Ses réflexions se portent également sur des réalités ethnologiques : règles et structures de la parenté dont on sait, depuis le livre fondateur de Claude Lévi-Strauss (1949), à quel point elles constituent le fondement de toute compréhension des organisations sociales : les filles révèrent leurs parents comme des « dieux », ne les visitent jamais sans apporter de cadeaux quand bien même ils sont coupables d’inceste ou d’abandon ; la fréquente répudiation des enfants d’un premier lit lors du second mariage engage l’aînée à assurer la subsistance de frères et sœurs plus jeunes ; oncles et tantes s’accaparent régulièrement le maigre héritage laissé par des parents décédés, livrant à la rue les enfants ainsi dépouillés... J’arrête ici la liste de ces constats ethno et sociologiques que j’ai eu l’occasion de développer ailleurs11 non sans souligner cependant que l’écrivain fait aussi retour sur lui-même. Non seulement il interroge les habitus du monde occidental dont il provient, ses a priori, ses leurres, ses exactions aussi, mais il interroge son comportement, ses expériences intimes, évoque son propre recours de la prostitution. La même autoréflexivité se retrouve chez Jean-François Laé, qui écrit : « ma biographie a à voir avec ce remue-ménage entre les sexes » (Laé, 2018, p. 216), pratique évidemment très hétérodoxe pour un chercheur, et qui va bien au-delà de la simple immersion sur le terrain d’étude, mais implique sa propre intimité.

Pour une conclusion

45Ce trop rapide parcours d’une matière profuse permet de mettre en évidence des pratiques extrêmement proches, qu’elles soient celles de chercheurs ou celles d’écrivains. Je pourrais du reste élargir le propos en invoquant d’autres sociologues également attentifs à la littérature, comme Anne Barrère et Danilo Martuccelli, tenants d’une « sociologie critique » et auteurs de Le Roman comme laboratoire. De la connaissance littéraire à l’imagination sociologique (2009), qui invitent à « réouvrir cet espace de confrontation entre sociologie et littérature », car c’est là, disent-ils, que « peuvent s’explorer aussi de nouvelles catégories de description et d’analyse » (Barrère et Martucelli, 2008). Ou encore des ethnologues comme Alban Bensa et François Pouillon qui réunissent un volume collectif consacré aux « Terrains d’écrivains » (2012).

46C’est que le temps n’est plus, désormais, aux activités séparées ni aux disciplines encloses sur elles-mêmes. Cela ne signifie pas, bien évidemment, que tout soit dans tout et réciproquement. Si quelques chercheurs franchissent le pas vers la littérature ; si des écrivains, de plus en plus nombreux, produisent de leur côté ce que Laurent Demanze appelle une « littérature d’enquête » (2019), des différences demeurent. La littérature ne prétend certes pas devenir une « science » sociale, pas plus que la sociologie, l’ethnologie ne se font littérature. Mais les pratiques se croisent, s’échangent, se fécondent. Les écrivains empruntent des méthodes aux chercheurs, s’essaient à la fouille d’archive, à l’immersion sociale ; les chercheurs s’emparent de nouvelles modalités narratives, s’inquiètent des points de vue adoptés, nourrissent leurs travaux de réflexions issues de la littérature. C’est là, je crois, la marque d’un nouvel esprit du temps, ouvert au début des années 80, dans lequel se tissent des relations nouvelles entre les disciplines, les arts et les diverses sphères de la pensée, où s’élabore une véritable « modernité relationnelle » (Viart, 2019).