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 Florence Magnot

Les jeux de l'épargne et de la dépense dans les Lettres de la marquise de M*** au comte de R*** de Crébillon : une vertu boutiquière ?

1Le vocabulaire économique est un réservoir de métaphores pour évoquer les relations humaines, sociales ou amoureuses. Sans nier l'inscription dans l'usage courant de la langue de cette dimension métaphorique du vocabulaire économique, on se demandera si le fonctionnement usuel de la métaphore n'est pas réinvesti dans les Lettres de la marquise de manière spécifique par le discours de la passion et par son double, le discours libertin. Dans le discours libertin, les mots du calcul, des comptes, de l'investissement et de la spéculation sont aussi fréquents et prégnants que les termes militaires ou cynégétiques, qui prennent place dans des métaphores héritées de la tradition courtoise, souvent observées et étudiées par la critique1. Mon interrogation se bornera ici à examiner comment le discours de la passion intègre et réinvestit d'une manière spécifique dans les Lettres de la marquise le vocabulaire et les métaphores économiques2.

2La vertu de la marquise pourrait être qualifiée de « boutiquière », dans la mesure où elle calcule, explicitement avant l'abandon, de manière plus couverte après l'abandon à l'amour, les sorties et les entrées, les dépenses et les crédits, en un souci de rentabilité amoureuse qui frappe par son insistance et sa persistance dans les différentes phases de la relation amoureuse. La spécificité du souci économique se cristallise d'autre part sur la question du temps, celui qui reste, celui qui passe, en une projection de l'angoisse de la perte de tout en perte du temps. Enfin, le choix de l'épistolaire — et d'un épistolaire où le narratif interstitiel est raréfié jusqu'à l'asphyxie et où le temps, unité de mesure du désir du récit est strictement borné — peut être interprété comme une réponse originale à la question de la dépense narrative.

3L'usage métaphorique du vocabulaire économique pour désigner des comportements et stratégies d'ordre interpersonnel et sentimental est lexicalisé et courant en langue française. Les mots du calcul sont présents d'une manière particulièrement insistante dans le discours libertin qui affiche et revendique une forme de technique de séduction et calcule les trajectoires et stratégies amoureuses, le libertin agissant en tout pour maximiser son profit en termes de plaisirs de toutes sortes, plaisir sexuel mais aussi intellectuel et esthétique. Pourtant, quelques coups de sonde aléatoires3 révèlent que les textes étiquetés comme « libertins » ne se caractérisent pas par une plus grande fréquence du vocabulaire du calcul économique que les textes non reconnus comme tels. Le problème se complique dans le cas des Lettres de la marquise, texte présentant des caractéristiques telles que les discours « libertin » et « passionné » sont construits de manière encore plus imbriquée et réflexive que dans d'autres textes, sans parler des phénomènes d'emprunt et de feinte qui rendent encore plus poreuse la frontière entre les deux. On peut dire en tout cas que le discours libertin ne paraît pas présenter un usage plus dense et plus appuyé du lexique du calcul économique que le discours de la passion. Ce constat est confirmé par une analyse du « pôle » vertueux chez Crébillon par Andrezj Siemek qui montre que la femme vertueuse détermine son attitude et notamment sa résistance aux tentations de l'amour extraconjugal en fonction de calculs rationnels qui visent à conserver l'intégrité d'une instance qui sera nommée vertu, conscience, réputation, gloire ou moi en fonction du cadre de valeurs et du point d'ancrage du discours source.

« A l'instar de la princesse de Clèves, les vertueuses de Crébillon ne peuvent pas accepter dans l'amour sa force aliénante : elles craignent surtout d'être dépossédées d'elles-mêmes, de ne plus se reconnaître dans leur intégrité4. »

4Les femmes vertueuses soupèsent les avantages et les inconvénients qui découleront de leur chute ou de leur résistance, de la conservation des biens qu'elle possèdent ou de leur échange avec d'autres biens et formulent volontiers, comme c'est le cas de la marquise de M***, les calculs de la raison et de leur conduite dans des termes proprement économiques et marchands : « coûter », « dédommager », « payer », « prix », « dissiper », « se mettre en frais » et les mots « perdre », « perte » et « valoir » qui ne sont pas exclusivement reliés au vocabulaire du calcul économique.

5Selon Andrzej Siemek, les femmes vertueuses gagnent en échange du sacrifice des plaisirs de l'amour deux types de biens. Le premier gain est l'estime de soi, ce qui est noté dans le langage des vertueuses par la permanence d'un vocabulaire cornélien de la gloire. Le second gain est la paix de l'âme, en écho au repos classique, il correspond à un état d'équilibre paisible et noble qui n'a pas le sens d'un bonheur positif mais se présente plutôt comme un bonheur paradoxalement fondé sur une absence (« Je ne suis point heureuse, mais je suis tranquille »). C'est cette volonté de conserver le bien et l'équilibre acquis qui est formulée dans la cinquième lettre :

« Cette tranquillité m'a coûté trop, je la possède depuis trop peu de temps ; enfin j'en connais trop les charmes pour vouloir m'exposer à la perdre », Lettre V, p. 58.

6La formulation du commerce amoureux comme la conclusion d'un marché ou d'une transaction plus encore que celle d'un contrat5 acquiert des accents particulièrement brutaux dans la partie de la correspondance précédant la chute et l'abandon de la femme mariée, puisque l'épistolière soupèse, avec une forme de sérieuse ironie, les gains et les pertes envisagés dans le commerce amoureux que le comte lui propose de nouer :

« Veuve d'un amant, j'en prendrais d'abord trois autres pour me consoler : en faut-il moins pour dédommager d'une si fâcheuse perte ? »,  p. 66.

« Je voudrais pouvoir mieux faire, mais je vous aime trop pour vouloir si tôt vous perdre ; et ma résistance sur cet article, doit vous servir de preuve de la solidité de mon attachement ; d'ailleurs, si je vous rendais heureux, je perdrais le plaisir que votre impatience me donne, et je ne crois pas en vérité que celui que vous me vantez tant, pût jamais m'en dédommager. », Lettre XVI, p. 82.

7Cette mise en balance brutale des profits à espérer et des pertes  à risquer n'est guère étonnante puisque le discours de la marquise précédant la lettre 28 emprunte presque constamment les accents du discours libertin, la marquise accentuant encore la dimension cynique des calculs pour repousser le comte sans paraître ridiculement prude ( voir à la fin de la même lettre XVI : « [...] une autre se serait mise en colère de s'entendre demander une si belle preuve d'amour, mais je ne suis pas assez prude pour cela [...] », p. 82 ) mais en fondant au contraire ses refus sur ses intérêts bien compris. Lorsque la marquise ne se donne pas à voir armée de cet éthos « commercial » elle affiche une générosité légère et insouciante, celle d'une personne à qui les actions et les mots ne coûtent rien et qui donc non seulement les dispense et les dépense sans compter ...

« Deux mots font la valeur de tout ce que je vous écris ; et ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils ne me coûteront rien à dire : je ne veux point aimer. C'était même l'unique réponse qu'il dût y avoir à votre lettre, mais je n'avais rien à faire quand je l'ai reçue, et je me suis amusée à vous écrire », Lettre 1, p. 51.

8... mais encore qui s'inquiète, comble du désintéressement, de ce que l'autre perd dans le commerce et notamment du temps, perdu de manière stérile alors qu'il serait employé avec beaucoup plus de profit auprès de femmes plus faciles (plus « traitables » justement...) :

« Au reste, je suis fâchée qu'avec le mérite que vous avez vous perdiez auprès d'une ingrate un temps, que beaucoup d'aimables femmes que je connais, rempliraient, sans doute, plus agréablement. Vous en trouverez mille qui ne savent que faire et qui seront charmées de votre personne [...]. », Lettre 2, p. 52.

9Ailleurs au contraire, adoptant dans l'échange envisagé une position différente mais tout aussi ironique, elle prétend avoir été déjà trop généreuse et donner au-delà de ce qu'elle devait au comte :

« Le plaisir que vous prenez à me le dire, n'est-il pas pour vous une assez grande récompense ? [...] Comptez-vous donc pour rien la peine que je prends de vous écrire  ?» Lettre 3, p 54.

10Dans la phase de badinage et de résistance, l'écriture et la lecture des lettres entrent donc dans un système de comptabilité ironique où écrire à l'autre, lui répondre quelque chose (même si la réponse est un refus) sont une forme d'ouverture délibérément mise en équivalence avec une dépense, une sortie d'argent. Dans cette comptabilité, entrent non seulement les mots écrits mais aussi tous les autres signes d'amour ou d'intérêt, toutes les productions et manifestations du corps, tels que soupirs, larmes, regards, geste :

« Mes larmes ne valent pas en vérité la peine que vous prendriez à les mériter », Lettre 9, p. 65.

11Symptomatiquement, l'un des signes de la mise en échec de la stratégie ironique dans la phase de résistance au comte est l'inversion de la position par rapport à la dépense. L'emploi du verbe « coûter » par exemple est éminemment labile et réversible. D'un emploi totalement distancié, en mention et cité du discours de l'autre ...

« Mes rigueurs vous coûteront la vie ! Je ne me croyais pas si redoutable. », Lettre IX, p. 65.

12... à un usage sans la moindre distance et même tendant vers le pathétique :

« Pourquoi ce mot me coûte-t-il tant ? Vous me l'avez dit tant de fois, avec tant de grâce, si tendrement, quel inconvénient de le répéter, surtout dans l'état où vous êtes ? », Lettre IX, p. 66.

« [...] ne cherchez pas à me revoir, vous ne me coûtez déjà que trop de soupirs. », p. 76, Lettre XIII.

13Inversion et labilité qui témoignent que la même expression n'est pas crue chez l'autre tandis qu'elle la réemploie sérieusement pour elle-même. Pourtant, cet usage du vocabulaire économiques et des calculs monétaires (l'unité de mesure de la monnaie étant tour à tour des soupirs, des larmes ou des efforts...) perdure bien au-delà de la période de résistance et de combat de la vertu, fort riche on le sait en discours masqués, feints ou mensongers : non seulement au sein des querelles entre les amants ou dans les discours ironiques et badins de la marquise, là où l'on attend la résurgence du discours badin ou libertin que la marquise utilise comme une arme dans ses rapports conflictuels et belliqueux avec son amant, mais encore, au-delà, au sein même du discours le plus amoureux, le plus fusionnel et le moins ironique qui soit.

14Parmi les thèmes du discours amoureux, se dégage avec une intensité et une fréquence remarquables la hantise de la perte et l'exigence de réciprocité exacte. Les verbes « perdre » et « rester » manifestent le souci constant de l'épistolière de ne pas laisser perdre et de conserver ce qu'elle croit détenir ou posséder. Autrement dit, en dehors des emplois ironiques consacrés et qui mettent à distance lexique et métaphores marchandes plus ou moins perceptibles dans l'usage courant de la langue, la marquise manifeste un souci de la perte aussi obsédant que sérieux. On ne compte, dans l'ensemble du texte, pas moins de 82 occurrences du verbe « perdre » et 26 du substantif correspondant6 !

15Bien sûr, on retrouve l'expression du souci de la perte dans le contexte de cette économie de la gloire déjà évoquée où la vertu est considérée comme un bien acquis ou conquis qu'il s'agit de conserver, mais aussi plus prosaïquement actualisé et mis au goût du système de la réputation et de l'estime du public, voire réintroduite dans un système de sanctions légales toujours possible pour l'épouse dans le régime matrimonial inégalitaire de l'ancien régime :  

« Envisagez les malheurs qui seraient inséparables de notre commerce ; la perte de ma réputation, celle de l'estime de mon mari, peut-être pis encore », Lettre XIV, p. 77.

16La question du coût de l'amour se retrouve également dans les moments de crise, comme lors de la brouille entre les amants :

« Ingrat, vous m'abandonnez ! Avez-vous prévu ce qu'il m'en va coûter ? », Lettre LII, p. 175.

« Je sais trop ce qu'il en coûte d'aimer sans être aimée, pour contribuer à donner ce chagrin à Mademoiselle de La S, elle ne mérite que trop toutes vos attentions. », Lettre LII, p. 178.

17Le verbe « dédommager » est révélateur du même phénomène : employé d'abord systématiquement dans un sens ironique, plutôt en mention qu'en usage :

« d'ailleurs, si je vous rendais heureux, je perdrois le plaisir que votre impatience me donne, et je ne crois pas en vérité que celui que vous me vantez tant, pût jamais m'en dédommager. », Lettre XVI, p.82.

« Dédommagez-vous par des illusions agréables, de tout ce que mes rigueurs ont d'accablant. ». Billet VI, p. 107.

« [...] laissez-moi un secret que je me réserve, je ne vous le cacherai pas longtemps et mes actions sauront bien vous dédommager de mon silence », Lettre XV, p. 78

18 ou dans un discours de type moraliste qui reprend les catégories de l'économie de la gloire du siècle précédent dans des énoncés généralisants : « et l'amour-propre se dédommage par-delà de ce qu'il y perd d'ailleurs. »

19On le retrouve également en usage dans des énoncés où la marquise procède à une comptabilisation des gains et des pertes escomptées dans l'établissement, le maintien ou la perte de la relation amoureuse :

« Il faut que je vous aime bien éperdument pour vouloir acheter votre cœur à ce prix-là. Toute votre tendresse pourroit elle me dédommager des tourmens que celle que mon mari me feroit souffrir, et ne vaudroit-il pas mieux pour moi que, profitant de votre indifférence, je me dégageasse d'une passion...», Lettre  XLV, p. 147.

« Puissiez-vous, content de mon cœur, croire qu'il peut vous dédommager de ce que vous avez fait pour moi. Je suis sûre que vous m'aimez, ne doutez jamais que je vous aime. », Lettre LIV, p. 180.

20S'il était au fond assez prévisible que le discours de la marquise au comte, avant l'aveu, affiche ostensiblement les calculs de la vertu, souvent sur le ton d'un badinage agressif, emprunté par la marquise comme un discours-écran, il est moins évident qu'après l'aveu, ce type d'usage se maintienne, sans s'effacer ni se masquer. En effet, le vocabulaire économique opère bel et bien une forme de réduction à l'égard de l'idéal de la passion qui se présente comme du non mesurable, du non comparable, du non dicible.

21A travers le discours amoureux de la marquise, Crébillon désigne à son lecteur une conception réductrice des relations intersubjectives comme un art de maximiser ses profits et de minimiser ses pertes : l'art de retirer le plus de profit personnel des relations — y compris et surtout amoureuses— avec les autres, en dépensant le moins possible n'est donc pas l'apanage des « libertins » caractérisés ou encore d'un discours de type moraliste porté de l'extérieur de la passion mais bien des amants parlant à l'intérieur même d'une relation amoureuse en cours7. Non seulement la vertu est devenue boutiquière mais encore le discours de la passion ne parle pas un autre langage que celui du calcul des crédits, des débits, des dépenses et des profits.

22On peut mettre en rapport cette lecture avec une dénonciation oblique possible du solipsisme aristocratique qui dévoie une éthique traditionnelle attachée à une dépense non calculée, et à une générosité conçue comme le signe distinctif d'une supériorité morale8.

23La hantise de la dépense se cristallise particulièrement sur la question du temps, sous la forme d'une obsession du temps perdu, y compris du temps passé et perdu à écrire et à lire des lettres. L'éditrice des lettres affiche dès le seuil la sélection et la coupure qui ont été nécessaires ( soixante-dix lettres données pour cinq cents lettres « tombées entre les mains » de l'éditrice ) pour éviter au lecteur de perdre son temps à lire des considérations jugées répétitives et ennuyeuses (« ce n'est pas que les autres fussent plus mauvaises ; mais les amants s'écrivent souvent des choses qui ne peuvent intéresser qu'eux-mêmes », p. 48).

24Le souci de ne pas perdre son propre temps et celui du lecteur se retrouve à correspondance qui, à l'instar des autres textes de Crébillon, glose constamment autour des thèmes de l'ennui et de la crainte d'ennuyer le lecteur, à quelque niveau diégétique que l'on situe l'instance de lecture  La crainte de faire perdre le temps des autres, de perdre son propre temps, se retrouve constamment sous la plume de l'épistolière :

« Votre lettre m'apprend que vous avez pensé à moi ; j'ai passé une partie de la nuit à vous écrire, c'est ainsi que je m'occupe, lorsque je ne vous vois pas. Pourrais-je mieux employer mon temps ? », Lettre XV, p. 80.

« Je suis honteuse d'avoir perdu tant de temps à me plaindre », Lettre XIV, p. 99.

25Il est possible en effet de mettre en rapport la maîtrise de l'économie du récit et notamment de la question de l'anticipation et de la prolepse, avec les thèmes omniprésents de la dépense et de l'épargne dans le texte. Ainsi, on pourrait relire en fonction de cette perspective la coupure de l'édition-censure du début, les mentions de l'ennui et même le rite épistolaire qui consiste à s'excuser auprès de l'autre pour lui avoir fait perdre de son temps en lui imposant la lecture d'un texte non informatif et non nécessaire, un texte vide. Je serais tentée de voir ainsi plus qu'une simple ironie dans les excuses de l'écrivain ne prenant pas au sérieux son propre texte.

26J'évoquerai un autre élément qui va dans le sens du refus du risque : les textes de Crébillon sont du côté du retranchement de la couleur9, de la soustraction des aventures, du refus des souterrains et des enlèvements (la préface aux Egarements vise Prévost qui dépense sans compter mais elle énonce également une poétique du retranchement, en énonçant tout ce que le roman doit supprimer, éliminer pour être utile, les « puérilités fastueuses » auxquelles certains lecteurs demeurent attachés10), toutes formules négatives qui répètent et modulent le refus de l'imagination romanesque et des risques centrifuges qu'elle représente. Crébillon rejette certes le romanesque ancien, ce qui est de l'ordre du topos dans tout le discours critique du XVIIIe siècle, mais, plus radicalement, c'est l'imagination romanesque qui est rejetée en tant qu'elle est un risque du point de vue de la norme du goût et une dépense en termes de contraintes d'écriture. Sans étendre ici cette hypothèse aux autres textes de Crébillon11, on peut ainsi interpréter en ce sens le statut de la temporalité d'un texte qui est verrouillé dès le début par une inscription de la correspondance dans une temporalité moins tragique que contrôlée, bornée, délimitée.

27Le dispositif proleptique qui encadre le texte et la correspondance mais aussi qui lui sert de trame (puisque la marquise fait part à plusieurs reprises de ses funestes « pressentiments », le pressentiment étant une forme de prolepse qui borne le temps des événements, l'écrivain s'imposant en quelque sorte des limites, un horizon qui borne la diégèse, le temps devenant de plus en plus limité, court et tendu à mesure qu'on approche de la fin) participent donc également d'une hantise de la perte qui caractérise fortement le texte à tous les niveaux.

28La hantise de la perte est à la fois utilisée par la marquise comme une arme (dans le discours libertin ou le discours défensif), dénoncée par Crébillon chez des aristocrates qui ont perdu la pratique et la connaissance des valeurs éthiques traditionnelles aristocratiques — et surtout celle de la générosité sans calcul — mais aussi, et d'une manière profondément ambivalente, mise en œuvre par une poétique qui refuse la dépense de l'imagination, dans lequel on peut déchiffrer le consentement à un excès de dépense. Tout ce qui est inutile dans le discours de la marquise est pour ainsi dire récupéré en faisant l'objet de commentaires ironiques et réflexifs qui retrouvent une paradoxale « utilité » puisqu'ils constituent la matière et l'objet de la correspondance12.

29Ainsi, le souci de bien ménager et investir ses sentiments, ses paroles, son temps et ses actions se retrouve à divers niveaux et ces divers niveaux entrent non seulement en dialogue mais encore en contradiction les uns avec les autres. La hantise de la perte fait pour ainsi dire retour dans le texte, dans la poétique même d'une écriture désincarnée parce que située dans la rétention des informations ( telles que les détails ) et le refus de l'imagination. Le verrouillage du texte refuse à son lecteur une forme de plaisir facile que lui donne n'importe quel roman, y compris dans le dispositif particulier de l'épistolaire : celui de la découverte progressive de quelque chose qui n'était pas donné au départ. En façonnant une forme aussi fermée et en verrouillant encore le dispositif par une série de procédés, Crébillon inscrit dans sa propre poétique épistolaire une sorte de refus de la dépense romanesque que les Lettres de la Duchesse expérimenteront jusqu'aux confins de l'illisible.