Colloques en ligne

Marie José Mondzain

La solitude dans la foule, La solitude de l’exilé, Du Bienvenir

Retrouver la singularité de la démocratie, c’est aussi prendre conscience de sa solitude (Rancière, 2005, p. 105)

1Il s’agit d’interroger la solitude, et c’est un bien joli mot qui fut le nom d’une mulâtresse héroïque anti-esclavagiste dont la vie donna lieu au roman d’André Schwarz-Bart en 1972. Aussi faut-il ne jamais oublier que la solitude est une figure de l’héroïsme et du métissage d’une femmes « aux deux âmes ». En effet il est nécessaire, me semble-t-il, d’entendre ce mot sans jamais le confondre avec l’épreuve de l’isolement. La solitude en effet résonne à tant de niveaux…depuis celle de l’ermite au désert qui choisit de se tenir à l’écart du monde et pour qui la foule est une figure de la tentation, celle du romantique qui thématise son ennui et sa mélancolie sur un registre lyrique et qui voudrait faire entendre la singularité d’un statut d’exception imposée par son génie, ou bien encore une ultime solitude, celle de celui qu’on appelle autiste pour désigner un état singulier qui sépare par le silence et le désajustement social des sujets dont la solitude fut énigmatique. Sauf pour Fernand Deligny, qui aborda cette solitude de l’intérieur en reconnaissant dans cette étrange et pseudo animalité une énergie politique et même une essence fossile de l’humanité (Deligny, 2017).

2Deligny a sorti les jeunes autistes de la prison de leur esseulement en respectant justement leur solitude, marque de leur appartenance à l’humanité. Ainsi la solitude est loin d’être un mot qui dit la souffrance et le manque mais qui peut au contraire revendiquer la remarquable insularité que peut produire la hauteur de vue, l’héroïsme, le génie ou simplement l’énigme des singularités. Mais on entend bien ici, dans le cadre spéculatif et politique ouvert par Mieke Bal, l’appel à un tout autre régime qui, pour être moins ambiguë, doit justement nous conduire à préférer au terme de solitude celui d’isolement, puisqu’il s’agit bien de convoquer la situation de l’homme seul au milieu d’une multitude qui l’ignore et dont il n’obtient ni reconnaissance ni le moindre secours, ni le statut de sujet. Pour cette insularité désubjectivée, sans appui et privée de regard, je reviens donc vers l’analyse que fit Hannah Arendt de la solitude lorsqu’elle la distingue clairement de l’isolement et de ce qu’elle nomme plus profondément encore l’esseulement (Arendt, 2005).

3Elle réserve au terme de solitude la signification d’un état irrémédiablement humain, riche d’une conscience aigüe de notre condition singulière et mortelle, celle de sujet de la parole et de la pensée. Ce qu’elle appelle en revanche l’esseulement n’est justement pas cette solitude de la conscience avec elle-même mais la rupture de tout lien avec le monde et donc aussi avec la pensée elle-même. Elle écrit : « je peux m’ennuyer beaucoup et me sentir très esseulée au milieu de la foule mais pas dans la vraie solitude… il est bien plus difficile de supporter d’être seul au milieu de la foule que dans la solitude. » Arendt associe directement l’isolement de l’homme moderne dans la foule à une défaite radicale de la pensée. « Si, poursuit-elle, on parvient à découvrir la solitude en dépassant le cauchemar de l’esseulement…Penser et se souvenir est la manière humaine d’établir des racines, de prendre sa place dans un monde où nous arrivons tous tels des étrangers » (Arendt, p. 145-149).

4Je crois important de l’entendre pour comprendre la régression pulsionnelle des acteurs cauchemardesques de l’inhospitalité et plus encore quand elle affirme que tout homme où qu’il soit, d’où qu’il vienne, que ce soit d’un ventre ou d’un pays, arrive au monde en étranger. L’appartenance se construit avec le partage des signes et ces signes sont à la fois symboliques et matériels. Construire l’hospitalité c’est bâtir la demeure de l’hôte, la demeure de celui qui reçoit et de celui qui est reçu car telle est la définition réciproque du terme d’hôte, comme on le sait, qu’il s’agisse du terme grec de xenos, du terme latin d’hostis et du terme français d’hôte. Que dire d’un pays qui a pu parler de « délit de solidarité » en condamnant celles et ceux qui ont ouvert leur demeure et porté secours à celles et ceux qui passaient les frontières et arrivaient parmi nous ? Cette question engage la définition de l’humanité elle-même. L’humanité n’est pas un genre, et quand on parle de genre humain, cela devrait être pour désigner une vertu, celle qui consiste à se mettre au service d’un horizon où se dessine sans fin une communauté de vivants qui partagent à égalité d’intelligence et de dignité les biens matériels comme ceux de la raison et de l’imagination. L’isolement est radicalement inégalitaire. Ce procès de l’esseulement revêt un caractère tout particulier aujourd’hui lorsqu’on l’associe à la condition de l’émigration et de l’exil. Dans le film magnifique de King Vidor intitulé La foule (1927) l’image de l’homme seul dans la foule montre la course nocturne, affolante et affolée du désespoir et du sentiment d’un mortel abandon.

5L’hospitalité est qu’un autre nom de la culture. Elle ne connaît pas de frontière, elle ne connaît que l’espace transitionnel de la traduction et du partage des biens. C’est une politique et une poétique de la relation pour emprunter à Édouard Glissant sa proposition d’une mondialité des échanges et des accueils dans un Tout Monde archipellique et créolisé. Mais qui l’exerce vraiment ? L’ancien colonisateur ignore sa propre colonisation, celle d’un libéralisme qui l’asservit aux exigences de la propriété et de l’identité. Faire régner la peur, c’est répandre par la voie de la phobocratie le parfum de la menace et imposer la demande de sécurité policière (Glissant, 1997).

6Dès lors c’est en fonction d’une situation critique que se pose la question du choix et du respect de la solitude désirable et de l’épreuve sauvage et cruelle de l’isolement subi dans le champ problématique à la fois de la gestion des voisinages et de l’hospitalité. L’émigration des sujets venus d’Orient ou d’Afrique vers une Europe qui s’en inquiète et même la refuse ne peut dissimuler l’attachement imaginaire, c’est-à-dire à la fois fantasmatique et idéologique, aux valeurs de l’impérialisme colonial, raciste dont la mémoire esclavagiste rend impensable d’accorder l’égalité et le respect qu’imposent les lois de l’hospitalité. Parler de loi de l’hospitalité fait appel dans un même mouvement à un cadre législatif et à une maxime d’ordre éthique. On pourrait reconnaître ici l’articulation kantienne entre les conditions rationnelles de l’égalité politique et le registre éthique des maximes de la raison pratique.

7L’hospitalité se situe très exactement à la jointure de l’éthique et du politique ; c’est en ce sens qu’elle doit être exercée comme un art. Je crois pouvoir soutenir que les lois du bienvenir que sont les conditions de l’hospitalité sont celles qui créent sans contradiction les conditions du respect de la pensée et de la parole de tout nouveau venu, c’est-à-dire son droit à la solitude. Elles offrent toutes les conditions sensibles et symboliques requises pour assurer la sécurité et la dignité d’un accueil inconditionnel qui le protège de tout isolement et tout effacement en produisant les formes sensibles d’une régulation des écarts. Bien au contraire : le rejet de tout hospitalité s’accompagne d’une incapacité croissante de celles et ceux qui devraient accueillir à construire leur propre solitude et à réguler les écarts nécessaires si l’on ne veut pas fonder toute communauté sur des critères fusionnelles, assimilationnistes d’identité, de ressemblance et d’origine.

8Celles et ceux qui se croient envahis et menacés sont toujours assoiffés de similitudes et de massification fusionnelle. La foule des esseulés a toujours cherché la cohésion fantasmatique et la solidarité par la voie du sang et du sol et par les fables et récits des origines. La foule ne connaît que l’angoisse de son propre esseulement. Amoureuse des souches immémoriales et des légitimités raciales, familiales, l’homme de la foule éprouve l’angoisse de l’esseulé et cherche l’illusion grégaire de la communauté fictive que compose une clientèle. Cette inhospitalité angoissée est imposée par l’économie libérale du marché qui fait de la misère et du dénuement un trait déterminant de l’exécration et du rejet. Tant et si bien que les clients puissants et riches en provenance des pays anciennement colonisés sont reconnus et reçus avec tous les honneurs dus à leur bonne fortune pourtant acquise dans une mimétique néocoloniale au mépris de la vie de leurs concitoyens en fuite, maltraités et misérables. Il est vrai que les banques sont toujours très hospitalières !

9C’est pourquoi pour apprendre et exercer les conditions de l’hospitalité, les lois du bienvenir et de l’accueil, chacun de nous doit d’abord se réapproprier sa propre capacité à faire l’épreuve de sa solitude en redevenant le sujet de la pensée. Alors seulement l’art du bienvenir, c’est-à-dire la création d’une relation à tout autre dans le respect des écarts et le désir du lien permet de ne plus ressentir d’effroi et d’angoisse quand il s’agit d’aller à la rencontre des esseulé(e)s que sont l’exilé et le migrant. L’hospitalité fait partie des conditions de la pensée elle-même et passe par l’aménagement sensible de l’espace où les corps vont chercher l’accueil et le repos. L’aménagement des espaces est l’art qui pense la vie des corps et leur cohabitation à la fois dans le partage des lieux publiques et dans l’organisation des lieux privés. L’architecture est bien en charge de l’ordre corporel du bienvenir. Ouvrir consiste à penser la nature des seuils.

10Malaise dans la civilisation, écrivait Freud en 1929. Et il employait non pas un terme nosographique mais le terme d’Unbehagen, inconfort, mal être …malaise inguérissable par la médecine mais guérissable par les gestes d’accueil et les étapes de l’adoption (Freud, 1971).

11L’esseulement du refugié ne lui retire nullement la dignité de la pensée et la conscience de sa condition, mais son isolement opère dans la foule qui l’ignore et le rejette. L’esseulement que connaît le réfugié lorsqu’il arrive, voulant et ayant dû franchir d’abord une ou plusieurs frontières, traverser la mer sans naufrage, puis cherchant à franchir le seuil des lieux de l’accueil et du repos, se heurte à des barbelés, des grilles, des murs, à des clôtures, à des verrous qui lui infligent son exclusion. Exilé, exproprié, affamé et assoiffé, soumis aux brûlures du soleil et à celles du froid, c’est bien là qu’il fait l’expérience de son radical esseulement qui le fait basculer dans la révolte, la maladie, la misère et dans la mort quand ce n’est pas dans la rage meurtrière et dans la folie. Pour celles et ceux qui sont sans nom et sans voix, l’isolement est l’opérateur violent de l’invisibilité et de la disparition.

12L’art du bienvenir est celui qui donne sa forme à un double souhait : celui d’arriver et celui de recevoir de la façon la plus joyeuse et la plus adoptée. C’est d’emblée un art du rapport en permanente mobilité, un art de l’adoption qui ne se suffit pas de l’échanges symboliques des signes par la voie des images et des langues mais aussi par la régulation des partages et des écarts dans l’organisation de l’espace des corps qui reçoivent et que l’on reçoit. Le pouvoir des liens est un art qui déjoue les collures et les collusions fabriquées par les propriétaires d’un empire fusionnel qui affectionne le vocabulaire binaire de la masse, des blocs et des élites grâce auquel les évaluations, les exclusions et les rejets organisent impitoyablement ce qu’on appelle un ordre naturel des altérités, des différences et des écarts sans appel. Une stratégie de l’immobilité et de la fixation à résidence et à identité. Ne jamais faire bloc est un impératif sans appel y compris dans les projets d’assimilation, d’intégration monolithique. Le bloc est agent d’hostilité et la régulation des écarts est la condition des adoptions joyeuses et créatrices.

13Qu’est-ce qu’un seuil ? Je reconnais volontiers la superbe spéculation de Derrida concernant l’inconditionnalité de l’hospitalité à l’aune d’une méditation philosophique qui d’Aristote à Levinas et jusqu’à lui défend de façon incisive et polémique l’inconditionnalité des rapports d’hospitalité. Mais c’est par une autre entrée que j’ouvre ici le champ de la philoxénie, de l’amour de l’étranger et de l’hôte. Je dirai qu’il y a des conditions sensibles à l’inconditionnalité théorique. Ces conditions opèrent directement dans le champ matériel des gestes d’accueil, champ concret dans lequel justement la question de la solitude doit rester intacte, intouchée (Derrida, 2021).

14Tout nouveau venu cherche un toit, une table, un lit. La chambre où il trouvera l’abri et le repos du sommeil, la nourriture et la table autour de laquelle on va pouvoir commencer à parler. La convivialité est une scène sociale et politique décisive où va se jouer la découverte d’un nouveau venu et où vont se construire les conditions de sa nouvelle appartenance, ou bien la continuation de son exil. La fable des compagnons d’Emmaüs en est une parabole qui fait du repas partagé la condition d’un décillement des yeux qui jusque-là n’avait pas reconnu celui qui n’était pas encore leur hôte. Un autre scénario qui oriente notre regard c’est l’icône byzantine dite de la Philoxénie ( amour de l’étranger et de l’hôte, car Xenos comme le rappelle Benveniste désigne ensemble l’hôte et l’étranger) encore appelée l’hospitalité d’Abraham. Abraham accueille trois étrangers qui se révèlent être trois messagers du miracle, celui de la fécondité prochaine du ventre de la très vieille Sarah. Il faut entendre que l’hospitalité, la philoxénie est porteuse de miracle et de don sans limite naturelle. Être convive dit ensemble deux choses : convivere : vivre avec et être invité à manger. Il n’y a pas de cohabitation ni d’adoption sans convivialité. Recevoir pour construire une cohabitation demande une politique des corps, exige un espace qui, en s’inscrivant comme un lieu, comporte nécessairement un seuil, une porte d’entrée, des murs, des cloisons fixes ou mobiles, des fenêtres qui font entrer l’air et la lumière. Cette pièce commune délimite dans l’espace domestique ce qui s’appelle homophoniquement la Cène (le repas) et la scène, c’est-à-dire l’espace théâtral où se joue la rencontre. La pièce en architecture est ce morceau d’intérieur et au théâtre la composition du récit ou de la fable. Les murs inscrivent la propriété, les cloisons les différences fonctionnelles dans un même espace. On est propriétaire des murs, jamais des cloisons. La pièce commune n’appartient à personne mais elle réunit tout le monde et n’est autre que le lieu perméable où vont s’exercer les partages, ceux des paroles et des biens. Mais comment entrer et faire entrer dans cette pièce commune ?

15Pour introduire ce moment d’attention porté à l’espace et au lieu de l’accueil, j’ai souhaité être accompagnée par ce passage d’un dialogue de Jean Toussaint Desanti avec Dominique-Antoine Grisoni :

 …Dans le village Corse où j’ai passé mon enfance-il y a bien longtemps de cela, c’était durant la dernière année de la première guerre mondiale - le mot qui signifie seuil se dit mutale c’est-à-dire : là où ça change, le lieu par où l’étranger devient un hôte, et la fiancée une épouse, le point où se fait l’accueil, où le statut de l’autre se décide, où s’annonce l’alliance... 

16Cette description d’un rituel situe l’hospitalité sous le signe de l’alliance, donc d’une sorte de paix contractuelle qui engage autant ceux et celles qui reçoivent que ceux et celles qui sont reçus. Et Desanti poursuit plus loin en rappelant que celui

 qui désirait franchir le seuil le pouvait. Mais il y avait un rituel à respecter. D’abord déposer haches, pioches, musettes et fusil à l’extérieur contre le mur de la maison. Ensuite ne pas poser le pied sur le mutale, mais l’enjamber. Puis choisir une assiette creuse, prendre la louche, trancher du pain et puiser dans la marmite de quoi remplir l’assiette. Enfin s’attabler, après les salutations et déposer un sou -cinq centimes de l’époque. On pouvait alors commencer à parler.

17Sa grand-mère était « gardienne d’un lieu singulier, un refuge contre l’adversité inconnue et errante...Voilà pourquoi il ne convenait pas de poser le pied sur le seuil. Le mutale était un non-lieu, un lieu zéro en quelque sorte. Qui s’y trouve, n’étant nulle part, court le risque d’y demeurer et d’y disparaître. Les signes de l’appartenance à l’extérieur, armes et outils, doivent demeurer au dehors. Qui enjambait le seuil, dépouillé de ces signes recevait et offrait les signes de l’alliance…Sautons, tout en faisant très attention. Nous allons donc le franchir d’un bond et nous jeter dans le plein du jeu » (Desanti, 1999, pp. 39-40).

18Dans de nombreuses traditions rurales non seulement le seuil a toutes les caractères du mutale corse mais il existe aussi un « mobilier » transitionnel qui précède le seuil et prépare la convivialité ; c’est le banc installé contre le mur de la maison ou perpendiculairement à la porte. Sur ce banc se jouent des proximités et des échanges qui constituent un lieu hybride qui n’est ni extérieur ni intérieur mais qui accueille dehors pour préparer et réguler le moment de l’alliance. C’est sous ce signe du seuil et de l’alliance que l’on peut penser les conditions spatiales, architecturales et mobilières de l’adoption. Il s’agit d’une économie régulée des espaces de l’attente et de la réception. Le seuil en tant que mutale est une ZAD la zone à défendre. J’accorde au terme de zone une puissance d’indétermination qui ouvre le champ du possible à condition de ne jamais la piétiner. Elle est la réalité spatiale et donc sensible, de la règle qui impose le respect des écarts tout en offrant la possibilité du franchissement et de l’accueil. Le mutale demande un saut, le franchissement d’une ligne neutre qui n’appartient à personne. L’adoption est un art du saut et un art du pas. Elle est le régime par excellence de l’hospitalité sans laquelle ce que l’on reconnaît comme filiation naturelle n’a aucun avenir susceptible de bâtir la communauté de celles et ceux qui ont à charge de construire à leur tour un monde.

19Que devons-nous flamber ? telle est la question du joueur philosophe qui parlait d’un rêve de flambeur. Il s’agit de plusieurs choses. Flamber c’est brûler, c’est dépenser en prenant tous les risques… c’est faire un feu qu’il faut savoir entretenir et nous savons bien que la polysémie du terme d’entretien nous conduit à ne jamais en séparer le langage. Le combustible de nos partages ce sont les mots. Mais flamber c’est aussi le risque pris par le joueur qui n’a pas peur de perdre. De perdre quoi ? De perdre tout ce dont l’imaginaire socioéconomique lui propose d’être le propriétaire. Propriétaire ontologique de son identité, propriétaire de son histoire, qui associe la légitimité de sa présence au fantasme d’une possessivité de soi pour soi selon un principe d’identité qui s’écrit a=a. Le flambeur connaît la joie de la dépossession, la légèreté de l’expropriation, la chorégraphie volatile de ce qui franchit les frontières qui, elles, n’existent que sur le sol des étanchéités, sur le plan des appropriations, des identifications et des exclusions. L’hospitalité est une politique du voisinage et la rencontre comme la convivialité mobilisent à leur tour l’invention des proximités, la régulation des écarts, des mitoyennetés sans lesquels il n’y a qu’exclusion sauvage ou fusion redoutable. Ce que certains appellent le prochain mérite dans le même mouvement et l’accueil et l’écart. Approcher est un art. Entrer, franchir le seuil comme on passe par un non-lieu dit bien que l’on opère une mutation, une métamorphose.

20C’est ainsi que se construit la mitoyenneté avec ses différents degrés de porosité. L’épaisseur du mur sépare et appelle la porte d’entrée. Les murs sans porte sont des murailles ou sont ceux des prisons. Le mur est une déclaration de propriété et un facteur immédiat d’hostilité qui appelle les règles du droit. Les débats juridiques sur la mitoyenneté sont le signe même qui fait du mur l’objet du droit inséparable des actes de propriété et de séparation sans appel. Tout autre est la cloison qui produit des fonctions différentielles complétement mobiles entre le dedans et le dehors et qui comme la peau et toutes les membranes met en œuvre la dialectique subtile des circulations des corps et des signes. La plus subtile des cloisons est ce que Duchamp appelait l’inframince dont il donne le premier exemple « Le possible est un inframince ». Telle est la cloison imperceptible et sans cesse mouvante qui sépare le réel du possible. Et un peu plus loin, Duchamp précise : « inframince(adj.) pas nom- ne jamais en faire un substantif. » La cloison comme la membrane est une qualité des choses qui résiste à la substantialité ontologique du mur (Duchamp, 2008, pp. 247, 279-292).

21Ces remarques ne sont là que pour ouvrir la réflexion sur la nature de l’hospitalité qui est inséparable d’une construction d’un lieu marqué du sceau du non-lieu et de la membrane à la fois séparatrice et poreuse car nourricière. L’hospitalité est un geste atopique et nourricier, un saut dans le territoire des alliances qui n’efface pas la distinction entre le dedans et le dehors, le privé et le public sans jamais en fixer les frontières de façon substantielle et inamovible. Dans ces lieux qui abritent celles et ceux qui arrivent et partagent la table il y a aussi des fenêtres c’est-à-dire des trouées qui offrent à tous les commensaux non seulement l’air qu’ils respirent mais aussi la vue, l’ouverture et l’orientation des regards sur un dehors qui suscite à nouveau la construction du proche et du lointain. Par la fenêtre on voit aussi venir ce qui arrive et l’on se prépare à nouveau à ce que Desanti nommait le renvoi des signes qui va redistribuer à nouveau les places, les mots et les conditions du partage. Tels sont les indices sensibles dans lesquels se joue chaque fois l’inframince des nouveaux voisinages. Art de l’adoption: c’est bien à partir de l’étrange, de l’étranger et de l’hétérogène que l’on peut penser la question du rapport. Le terme de Logos qui ne fut souvent traduit et compris que sous le signe de la parole et de la raison a fait de l’homme un Zôon logikon, un animal doué de parole donc destiné à dominer et à domestiquer toute forme de vie privée de parole et que l’on croit de ce fait privé de raison. C’est oublier au profit de l’empire du langage que le terme de logos signifie rapport.

22C’est l’art du bienvenir qui constitue un monde commun, un temps et un espace partagés. Art de la jointure et du jeu des parties, art du menuisier et de l’ébéniste, des faiseurs de meubles et de navires termes qui font entendre la mobilité intrinsèque de tous les éléments qui accompagnent nos manières de vivre, de nous mouvoir et d’accueillir. Le mot art s’origine dans le lexique des articulations. Il n’est point de vie dans l’immobilité, y compris chez celles et ceux qui en l’absence de tout mouvement défendent la puissance et la nécessité des continuels déplacements intérieurs. Je pense ici bien sûr au développement remarquable de Paul B. Preciado quand il opère une multitude de variations sur le désajointement du monde à partir de la formule shakespearienne « time is out of joint ». Preciado en fait une analyse polyphonique et s’en saisit pour structurer l’ensemble de son ouvrage sur les dysphories de notre temps. J’en ferai quant à moi ici un usage singulier pour désigner et caractériser la temporalité de l’accueil, une sorte de mutale temporel de seuil de libre ajointement qui me semble le propre du temps de toute adoption (Preciado, 2022, pp. 99-112, sp. 103).

23J’ai oublié le nom de l’artiste qui avait édité un pamphlet dont le titre était : il y a de plus en plus d’étrangers dans le monde. Partageons cet état avec celles et ceux qui viennent à notre rencontre : nous sommes tous des zonards étrangers à nous-mêmes aussi longtemps que nous ne savons plus accueillir et justement défendre la zone à défendre.