Colloques en ligne

Delphine Diaz

« L’exilé partout est seul ». De la solitude des « exilés » dans la foule des « réfugiés » à travers l’Europe du xixe siècle

1À l’été 2015, au plus fort de la « crise de l’asile » en Europe1, un vaste débat né dans la sphère médiatique s’est cristallisé autour de l’usage du mot « migrants » qui se popularisait alors dans le discours public. La chaîne d’information qatarienne Al Jazeera décidait de bannir l’emploi du mot anglais « migrant » à l’antenne : aux yeux de plusieurs de ses journalistes, ce terme tendait à la déshumanisation de ceux qui traversaient la Méditerranée à leurs risques et périls, que la chaîne préférait dès lors qualifier, sans faire de distinction juridique, de « refugees ». À leur tour, les médias français se sont interrogés sur le vocabulaire utilisé pour désigner ces hommes et ces femmes prêts à tout pour rejoindre l’Union européenne2. Peu à peu, plusieurs associations françaises venant en aide à ces personnes en migration affirmaient leur intention de privilégier l’usage d’un terme plus ancien et plus noble, en les qualifiant d’« exilés3 ».

2Les termes utilisés pour désigner les personnes qui se déplacent de manière contrainte dans l’espace ne sont ni évidents, ni neutres. Ils tendent à proposer une certaine vision, et parfois même présupposent une explication, une légitimation ou au contraire une décrédibilisation et un rejet de ces mouvements migratoires. Parler aujourd’hui de « migrants » tend à insister sur le moment même du déplacement, en gommant la dimension contrainte du départ, et en négligeant le fait que ces personnes qui se meuvent dans l’espace ont vocation à s’établir quelque part, de manière transitoire ou définitive. Au contraire, le fait d’évoquer des « demandeurs d’asile » ou des « réfugiés » pour les désigner permet d’insister sur la légitimité qu’ont ces personnes en mouvement à solliciter ou obtenir l’asile dans les pays vers lesquels ils se dirigent – un cas de figure pourtant minoritaire au regard du « taux d’accord » très bas du statut conventionnel de réfugié dans les pays d’Europe occidentale aujourd’hui4.

3La migration n’est pas seulement une affaire de voyage, de déplacement dans l’espace, mais c’est aussi une affaire de statuts et donc de mots. C’est d’ailleurs ce que rappelait Jacques Derrida et Anne Dufourmantelle dans le livre co-écrit en 1997, De l’hospitalité. Les auteurs montraient que l’hospitalité accordée à l’étranger avait nécessairement partie liée avec la question du langage et de la dénomination : « L’hospitalité […] commence-t-elle par la question adressée à qui vient (ce qui paraît très humain et parfois aimant, à supposer qu’il faille lier l’hospitalité à l’amour – énigme que nous laisserons pour l’instant en réserve) : comment t’appelles-tu ? dis-moi ton nom, comment dois-je t’appeler […]5 ? ».

4Ce détour par la philosophie permet de saisir le caractère à la fois déterminant et fluctuant de la terminologie qui entoure la migration contrainte des exilés et des réfugiés. Pour comprendre ce qui se joue autour de ce vocabulaire, il faut aussi revenir sur l’histoire de l’exil et de l’asile, en nous attardant sur l’Europe du xixe siècle, véritable laboratoire politique et sémantique6. En suivant les fils que tisse le vocabulaire de la migration, deux jalons lexicaux se distinguent de manière plus saillante, autour de l’« exilé » et du « proscrit ». Dans l’Europe redécoupée et redéfinie par le congrès de Vienne, ces termes se sont imposés pour désigner les libéraux qui luttaient contre les Restaurations et continuaient leur combat depuis l’étranger. Mais un autre terme s’est peu à peu imposé dans la langue française : le « réfugié », renvoyant à l’appartenance d’un étranger à une catégorie administrative en cours de construction. En définitive, ce réexamen d’un vocabulaire hérité de l’histoire longue de l’asile, encore prégnant aujourd’hui, nous amènera à interroger les représentations qui lui étaient attachées, contribuant à éclairer l’expérience communément décrite de la solitude de l’exilé dans la foule des réfugiés.

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5Durant « l’ère des révolutions » – pour reprendre la formule d’Eric Hobsbawm –, il existait de multiples motifs de quitter son pays sous la contrainte. Au lendemain du congrès de Vienne, qui s’est achevé par la signature d’un acte final du 9 juin 1815, l’exil est presque devenu un passage obligé dans la vie d’un opposant politique7. Dans l’Europe des Restaurations, le terme même d’« exilé », en français, s’est imposé pour désigner les personnes contraintes à l’expatriation en raison de leur engagement et de leur défense des libertés. D’autres formes de départ à l’étranger pour des raisons politiques avaient déjà concerné des effectifs particulièrement nombreux durant la Révolution française, qui avait vu le départ de quelque 150 000 « émigrés ». Mais les « exilés » et les « proscrits » du premier xixe siècle se distinguaient des « émigrés » contre-révolutionnaires, accusés d’être des traîtres à la patrie, – « Partir ! Est-ce qu’on emporte la patrie à la semelle de ses souliers8 ! », s’était exclamé Danton à leur sujet. Comme l’écrira Victor Hugo bien plus tard dans Les Travailleurs de la mer (1866), en évoquant d’une part les circulations auxquelles avaient participé les « émigrés », de retour dans la monarchie restaurée, et de l’autre, les proscrits libéraux, obligés de quitter leur pays :

Ces temps étaient une époque de fuites. La restauration était une réaction ; or les révolutions amènent des émigrations, et les restaurations entraînent des proscriptions.9

6Les deux mots d’« exilé » et de « proscrit » permettaient de qualifier ces milliers de libéraux qui quittaient leur pays pour pouvoir le faire exister, comme le faisaient les patriotes italiens encore privés d’un État-nation, parmi lesquels le mot « esule » était très largement employé pour renvoyer à cette migration contrainte10. En témoignent le titre et la couverture du journal bilingue franco-italien L’Exilé / L’Esule, publié entre 1832 et 1834 par des libéraux italiens réfugiés dans la France de la monarchie de Juillet11, mais aussi le titre du portrait de L’Esule (L’Exilé) peint par l’artiste suisse Antonio Ciseri (1821-1891) trois décennies plus tard, peu avant l’unité italienne, sous les traits d’un homme seul et pensif. De la même manière, en anglais, le terme « exile » permettait de désigner l’expérience de l’arrachement à la patrie, sans renvoyer à une situation juridique particulière.

7Si l’on en revient au vocabulaire français, trois mots se sont imposés au xixe siècle pour qualifier ceux qui partaient sous la contrainte, pour des motifs politiques : « proscrits », « exilés », « réfugiés ». En témoigne la presse périodique, dont la numérisation de plus en plus extensive permet de faire des enquêtes terminologiques poussées. Le graphique ci-dessous, tiré d’une recherche avancée sur le portail Retronews, de la Bibliothèque nationale de France, compare la fréquence des occurrences de ces trois termes dans la presse française numérisée parue entre 1800 et 1900 :

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8La lecture du graphique montre que les occurrences des mots « exilés » et « proscrits » ont suivi une courbe presque similaire12 – si l’on met de côté les années 1870-1880, où le premier terme connaît un pic dans la seconde moitié des années 1870, tandis que le second voit ses usages s’envoler au tout début des années 1880. Mais l’on voit émerger un autre mot d’usage plus fréquent, celui de « réfugiés ». C’est à la faveur de plusieurs grandes crises politiques que ses occurrences augmentent dans les pages des journaux français, au lendemain des révolutions européennes de 1848-1849, puis à partir du début des années 1870 qui correspond à la guerre franco-allemande et à la Commune de Paris : soit deux événements aux conséquences migratoires très lourdes (exode de populations civiles, exil et déportation des communards, migration familiale des Alsaciens-Lorrains « optants »).

9À l’orée du xixe siècle, le mot « réfugié » s’appuyait pourtant sur un lourd référent historique. Le terme en français a longtemps été appliqué aux seuls huguenots, à ces protestants français contraints de se disperser à travers toute l’Europe et au-delà au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes. Il en est de même dans le vocabulaire anglais, où le « refugee » désignait d’abord et avant tout, si l’on en croit les dictionnaires et les usages linguistiques en vigueur au début du xixe siècle, un protestant ayant fui la France pour échapper aux persécutions religieuses. Au fur et à mesure du temps, le terme s’est éloigné de ce référent initial pour renvoyer à toute personne ayant été forcée de quitter ses foyers, pour une grande diversité de raisons13.

10Si le mot « réfugié » en français (ou refugee en anglais) s’est imposé au gré des différentes crises qui ont ébranlé le xixe siècle et l’ordre international défini par le congrès de Vienne, c’est qu’il a peu à peu renvoyé à une catégorie administrative nouvelle. En France, a été adoptée en avril 1832, au début de la monarchie de Juillet, une première loi sur les étrangers réfugiés, à un moment où le pays offrait asile à des milliers de libéraux portugais, espagnols, italiens mais aussi polonais14. La catégorie des « réfugiés » n’était alors pas définie précisément d’un point de vue juridique, mais elle englobait un groupe d’étrangers que l’on cherchait à isoler et que l’on considérait comme méritant particulièrement l’attention des pouvoirs publics : à la fois parce qu’il s’agissait de les secourir financièrement et de les surveiller davantage que les autres étrangers. En vertu de cette législation, les réfugiés se voyaient coupés de la possibilité de résider à Paris s’ils ne pouvaient subvenir seuls à leurs besoins, et assignés à résidence dans des « dépôts » constitués dans les départements éloignés de la capitale et des frontières du pays.

11Le mot « réfugié » se distinguait donc en français du terme « exilé » ou « proscrit » en ce qu’il s’inscrivait dans un usage administratif. Mais dès le xixe siècle, il ne se limitait pas pour autant à celui-ci. De multiples sources témoignent qu’il s’agissait d’un mot d’usage courant, qui imprégnait les représentations iconographiques et littéraires de l’exil dans les pays de refuge. Lorsqu’il dépeint un réfugié, le célèbre graveur et caricaturiste Honoré Daumier le représente sous les traits d’un pauvre hère qui vient, seul, frapper aux portes des appartements bourgeois parisiens pour demander l’aumône. Lorsque le personnage balzacien de la cousine Bette, dans le roman éponyme de 1847, présente à ses proches son nouvel amoureux, le comte polonais Wenceslas Steinbock, elle le fait en disant :

C’est une manière de Polonais, un réfugié…
— Un conspirateur ?... s’était écriée Hortense. Es-tu heureuse !... A-t-il eu des aventures ?...
— Mais il s’est battu pour la Pologne. […] il n’a pas de grâce à espérer15.

12D’emblée, comme le met en évidence la réponse d’Hortense Hulot, la parente à laquelle Bette s’adresse, le réfugié est associé à une figure de marginal : banni de son pays d’origine (« il n’a pas de grâce à espérer »), source d’inquiétude dans la société d’accueil (c’est un « conspirateur »).

13Un tel vocabulaire de la migration contrainte, peu à peu enrichi au fil du siècle, nous amène enfin à questionner les représentations attachées aux figures connexes de l’« exilé », du « proscrit » et du « réfugié » au xixe siècle. Alors que l’expérience de l’exil ou celle de l’obtention du statut administratif de « réfugié » étaient éminemment collectives, comment expliquer que la figure de l’exilé ait été pensée et représentée comme solitaire ? Que ce soit dans les arts visuels (et notamment dans la lithographie), dans la littérature, ou encore au théâtre, comme en témoigne cette gravure représentant la scène d’une pièce de théâtre donnée à Paris fin 1831 sur les Polonais, la figure du « réfugié » est le plus souvent représentée seule, loin de la masse.

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Les Polonais, pièce historique d'Auguste Lepoitevin de l'Egreville, jouée au Cirque Olympique à Paris le 22 décembre 1831, © Bibliothèque nationale de France, Gallica

14Pourtant, rien de plus collectif que l’expérience de l’exil dans la France et l’Europe du xixe siècle. La « Grande Émigration » polonaise a compté, à partir de la répression russe de l’insurrection polonaise, à l’automne 1831, quelque 8 000 personnes, dont les trois quarts se sont installées dans la France de Louis-Philippe16. Si l’on excepte les plus aisés de ces exilés polonais, qui ne dépendaient pas des secours et avaient le droit de vivre où bon leur semblait, le plus souvent à Paris, la majorité de ces réfugiés ont été au début des années 1830 obligés de vivre dans de vastes dépôts, constitués dans des casernes ou des écoles vacantes. Il régnait dans ces dépôts, où la coexistence des réfugiés était marquée par une grande promiscuité, une atmosphère lourde, qui s’expliquait par le désœuvrement de ces hommes obligés de se soumettre à des appels nominatifs à un rythme d’abord quotidien, puis hebdomadaire. La description faite en 1832 par un membre d’un comité de soutien aux réfugiés polonais dans le dépôt d’Avignon est à cet égard éloquente :

L’agitation était extrême parmi les officiers de tout le dépôt. Je visitai la caserne avec M. Picard, nous remarquâmes une grande insubordination. Les soldats se plaignaient de la mauvaise nourriture et de leurs officiers17.

15Ce traitement des réfugiés secourus n’était pas propre à la France, certes l’un des grands pays de refuge alors en Europe occidentale, mais qui était loin d’être le seul à donner asile à des proscrits. En Suisse, dans les années 1830-1850 durant lesquelles nombre de réfugiés polonais, italiens puis allemands ont été « encasernés », selon le terme en usage dans la Confédération, les archives administratives regorgent de témoignages similaires, pointant du doigt le désœuvrement de ces réfugiés inoccupés. Dans le canton de Vaud, le préfet du district de Morges s’inquiète en 1850 de la vingtaine de réfugiés républicains allemands dont il a la charge. Il alerte le Département de Justice et Police sur la nécessité de « les sortir de leur apathie, de leur nonchalance qui about d’un temps n’en feraient plus des hommes18 ». La vie collective dans les dépôts était associée à la perte de masculinité, mais aussi à la perte de sens d’une existence trop longtemps mise entre parenthèses.

16Dans les témoignages des réfugiés eux-mêmes, comme dans les représentations attachées à l’exil, l’expérience de cette vie en collectivité s’effaçait par ailleurs au profit de la représentation d’une solitude de chacun dans l’exil. Solitude liée à l’arrachement à sa patrie, mais aussi à son foyer et à sa famille. Pour les militaires étrangers qui avaient trouvé asile dans la France de la première moitié du xixe siècle, l’expatriation forcée a souvent été synonyme d’une rupture avec une épouse et parfois avec des enfants. Dans ses Mémoires d’exil, l’exilé polonais Joseph Tański décrit la situation de l’un de ses compatriotes, le colonel Wilk, arrivé seul en France après la défaite de 1831 qui, dès le début de son séjour à Paris n’a « qu’un seul désir, celui de faire venir auprès de lui sa femme et sa fille19 » et de briser son isolement, mais sans en avoir pourtant les moyens financiers.

17L’expérience de la solitude était aussi liée à l’incapacité de communiquer aisément dans la langue du pays d’asile. Contrairement à l’image quelque peu galvaudée que l’on peut avoir des pratiques linguistiques de cette époque, tous les exilés politiques au xixe siècle ne parlaient pas le français, langue diplomatique et langue des élites. Nombre d’entre eux expliquaient leurs difficultés en exil par l’incapacité de se projeter durablement dans un pays dont ils ne maîtrisent pas la langue. Ainsi, au sujet du dépôt polonais établi à Bourges au début de la monarchie de Juillet, un rapport judiciaire de l’année 1833 souligne-t-il que « la plupart de ces réfugiés ne comprennent pas notre langue20 », et qu’il est même difficile aux forces de l’ordre d’intervenir et de se faire comprendre en cas de litige ou de rixe.

18La solitude ressentie par les réfugiés était aussi liée à leurs multiples trajectoires dans le pays d’accueil : les dépôts de réfugiés constitués dans l’urgence pour les Italiens, les Espagnols et les Polonais en 1831-1832 étaient fréquemment fermés sur décision administrative ; les réfugiés qui en dépendaient se voyaient affectés vers d’autres lieux de contention. Dans ces circonstances, il était particulièrement difficile pour eux de nouer des liens stables et durables avec la population d’accueil. En 1833, le dépôt de Bergerac accueillait 300 Polonais, bien reçus par la population locale ; mais les autorités, voyant que des contacts de plus en plus intenses s’étaient noués entre les réfugiés et les habitants de la ville et s’en inquiétant, ont brutalement décidé de dissoudre le dépôt et de disperser les Polonais entre plusieurs départements avoisinants. La correspondance passive du général de Lafayette témoigne de l’incompréhension des habitants21 mais aussi des réfugiés de Bergerac face à des décisions administratives jugées injustes et peu propices à leur installation dans le pays d’asile.

19Pourtant, la société civile n’était pas toujours aussi accueillante qu’à Bergerac envers les réfugiés étrangers. Des heurts se font jour dans certaines villes françaises de dépôts dès le début des années 1830 : des mesures de couvre-feu sont même instaurées dans certaines localités pour éviter les rixes et mieux contrôler encore cette population étrangère, comme au dépôt de Bourges au début de l’année 183322. Puis on observe un regain de tensions contre la présence étrangère en 1848, à la faveur de la crise économique qui sévit alors. Des pétitions sont adressées aux autorités pour se plaindre des secours donnés par le gouvernement français à ces réfugiés étrangers, alors que les pauvres Français ne bénéficient pas d’une telle assistance.

20Tout cela explique que les réfugiés, malgré leur insertion dans de multiples formes de sociabilité politique, culturelle et religieuse, malgré les liens qu’ils ne manquaient pas de tisser avec certaines fractions de la société d’accueil, pouvaient se présenter dans les textes qu’ils nous ont laissés comme des êtres solitaires. Menacés d’une mise au ban non dans le seul pays d’origine, mais aussi de nouvelles formes de mise à distance dans le pays de refuge. Une autre clé d’explication pour comprendre cette représentation de l’arrachement à la patrie réside dans la culture antique et humaniste dont les hommes du premier xixe siècle étaient imprégnés : les plaintes élégiaques d’un Ovide se lamentant en exil sur les bords de la mer Noire (Pontiques, Tristes), ou encore celles d’un Dante évoquant le « pain amer de l’exil », étaient pour eux une constante source d’inspiration pour saisir et représenter leur propre expérience.

21Ajoutons enfin que la représentation de l’exil comme expérience de solitude parmi la foule ne manquait pas non plus d’avoir des racines chrétiennes. Cette image d’un exil solitaire se traduisait dans le même temps dans les essais produits à leur sujet ou qui leur consacraient quelques passages. Ainsi des Paroles d’un croyant de Félicité de Lamennais, véritable best-seller de l’auteur catholique, qui en 1833 faisait de l’exilé solitaire dans la foule un leitmotiv obsédant :

J’ai passé à travers les peuples, et ils m’ont regardé, et je les ai regardés, et nous ne nous sommes point reconnus. L’exilé partout est seul. […]

J’ai vu des jeunes filles sourire, d’un sourire aussi pur que la brise du matin, à celui que leur amour s’était choisi pour son époux ; mais pas une ne m’a souri. L’exilé partout est seul.

Il n’y a d’amis, d’épouses, de pères et de frères que dans la patrie. L’exilé partout est seul23.

22« L’exilé partout est seul » : la formule mennaisienne, inspirée de la lecture des Évangiles, n’en résonnait pas moins avec les inquiétudes propres aux sociétés européennes du début des années 1830, qui résonnent encore aujourd’hui avec celle de notre temps présent Dans la foule des réfugiés du xixe siècle, s’élevaient déjà des voix pour protester contre un traitement collectif et déshumanisant d’opposants condamnés au déplacement et à la précarité. Face à la foule des réfugiés, les contemporains adoptaient des attitudes contrastées, certes encore bien éloignées des angoisses de submersion migratoire qui marquent l’Europe-forteresse d’aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que l’installation des exilés dans les pays de refuge, leur nombre parfois important par rapport aux chiffres de l’époque, leur cohésion nationale ou encore idéologique, pouvaient d’ores et déjà inspirer des sentiments de méfiance, sinon de peur, que certains comme Lamennais tentaient de conjurer.