Colloques en ligne

Mieke Bal et Lena Verhoeff

Refugeedom : ceux qu'on ne regarde pas et desquels on ne parle qu’au négatif

1Il peut sembler un peu inattendu que je commence avec une négativité, grande et forte, mais selon moi d’importance cruciale. En Europe (un nom que j’utilise dans le sens de géoraphie, pas politique) nous sommes très conscients que le continent/union consiste en différents pays où une grande variété de langues circulent. Mais je veux attirer votre attention à ce qu’il y a un grand nombre de personnes dont beaucoup aimeraient se débarrasser ; qu’on ignore tant que possible, qu’on ne regarde pas, et quand on en parle, c’est pour se plaindre de leur présence indésirable. Je veux parler des réfugiés, et d’autres immigrants. Des personnes sur lesquelles l’artiste Indienne Nalini Malani a fait une oeuvre sur papier basée sur deux lignes d’un poème, intitulé HOME, dw la poète Somalienne Warsan Shire :

you only leave home

when home won’t let you stay1

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2Dans son commentaire visuel sur ces lignes, Malani a dessiné un jeune homme, dont les pieds sont coupés du cadre, indiquant la difficulté de sa marche, qui porte sur ses épaules un vieil homme. De celui-ci les pieds sont visibles. Il est même incertain s’il est porté par son fils ou qu’il marche à ses côtés. Les œuvres sur papier de Malani souvent contiennent des textes, des citations de poèmes d’autres auteurs, mélangées à des énoncés, des déclarations d’elle-même. De cette manière, les mots sont bien plus que des mots ; les dessins non pas de simples représentations non plus. Ce travail s’intitule Exodus. Ce mot, qui signifie « sortie », est en bas de la feuille, couché dans des caractères un peu brisés. L’image et les mots, tous les deux, compliquent leur médium primaire. Comme ils compliquent aussi l’idée de foyer, de « ta maison ».

3Quand je vis cette œuvre, j’ai tout de suite pensé à Aeneas, qui porte sur ses épaules son père Anchises pour fuir la ville de Troie en feu. Il se trouve que je venais de faire un film-essai à l’invitation de la haute école de cinéma à Lodz, en Pologne, que j’avais consacré à Cassandre. Donc, mon interprétation intuitive n’avait rien de surprenant. Je pensais à la longue histoire de la situation des réfugiés, qui est de tous temps. L’artiste, par contre, avait en tête la situation des Rohingyas chassés de Miramar en 2020, dans le Nord de la Chine, dont la situation catastrophique était d’actualité pour l’artiste quand, en 2020-21, dû à la crise du Covid, son retour de Barcelona à Bombay fut interrompu. Mais quand j’ai proposé ma lecture, elle n’avait aucune objection. Car elle était d’accord que la problématique des réfugiés est de tous temps. L’actualité du présent et le souvenir de l’antiquité sont en dialogue, vont ensemble, ce que j’ai essayé de théoriser dans mon livre Quoting Caravaggio, (citer le Caravage) de 1999. Dans ce livre j’ai argumenté que l’art du passé ne saurait être vu sinon à travers l’écran de l’art d’après.

4La légende antique et la situation du présent sont très semblables. La fuite d’Aeneas et Anchises de la ville en flammes les transforme des personnes nobles qu’ils étaient, à ce que nous nommons aujourd’hui des réfugiés. Et la longue histoire d’aujourd’hui au passé de l’antiquité et vice versa démontre que l’idée que la migration et l’état de réfugié sont de notre présent, est ce que j’ai appelé en anglais inventé, « pre-posterous ». Cet adjectif est ambigu, traditionnellement signifiant à la fois absurde, ridicule, mais pour moi quelque chose de très différent : le temps historique comme réversible, mutuelle, avec un mot qui dit que le passé et le présent peuvent échanger leur place dans la chronologie, dans une mutualité bidirectionnelle, dans un dialogue entre les temps, autrement dit, inter-temporalité.

5Les deux figures collées ensemble marchent dans la direction gauche, de l’Est à l’Ouest, ce qui est motivé, mais non pas expliqué en termes politiques. La ligne du poème « Le chez-soi ne les laisse pas rester » veut dire simplement, mais signifiant l’urgence, qu’ils n’ont pas le choix. Quel que soit la raison – dans le cas de la légende de Troie c‘est la guerre, comme c’est le cas des réfugiés actuellement venant d’Ukraine mais aussi des syriens – on ne devient pas réfugié pour le plaisir d’être sur la route, épuisé. Il peut y avoir d’autres raisons, comme la censure, la faim, la fraude, la violence, bref, tout ce qui cause une peur forte, qui s’est installée dans les os et le sang des personnes. C’est cette peur qui vous chasse de chez vous, qui vous chasse de cet endroit que vous aviez toujours pris comme « normal », comme allant de soi.

6La direction Est-Ouest est, d’un côté, une vue traditionnelle, mais signifie plus que cela. Elle connote la division du monde en riche et pauvre, qui s’exprime dans des chiffres si bizarres comme “premier” et “tiers” monde. On entend peu l’expression “deuxième monde”. De l‘est à l’ouest cadre bien avec la fuite d’Aeneas de Troy à la Grèce, à l’Europe, le va-et-vient de Malani de ‘Inde à l’Europe, dans lequel elle se trouva prise en 2020, et qui a scellé sa solidarité avec les réfugiés Rohingya et d’autres réfugiés. Les deux figures sont dessinées et peintes en encre gray ou un noir léger, et coloriées en terracotta, la couleur de la terre brulante, terre cuite, dans la technique typique de Malani qui ressemble à l’aquarelle. La terracotta est la couleur prédominante dans les 89 dessins de la série Exile – Rêves – Désir, un choix de couleur qui, dans mon interprétation, fait allusion à l’engagement de l’artiste au respect de la terre. La fin du mot, cotta, fait aussi allusion au livre classique de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss Le cru et le cuit (1990 [1964]).

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Nalini Malani, Exile – Dreams - Longing, 2020, nrs. 41 and 42

7Aujourd’hui, pour rappeler le problème urgent des réfugiés, non pas celui qu’ils posent mais celui dont ils souffrent, je propose de projeter un court-métrage que j’ai réalisé avec une jeune artiste en formation, dans lequel nous, comme réalisatrices, avons essayé de proposer une position. C’est un film qui passe pour un « vidéo-essai », dans lequel les spectateurs sont priés de faire quelque chose avec, à partir de, ce qu’ils voient, sans être attrapés par une histoire captivante. Le film n’est pas narratif, il ne contient pas une histoire claire, seulement une situation avec laquelle les spectateurs peuvent se sentir engagés. C’est pour cela que je réalise des films. Je veux que les spectateurs s’engagent, que l’envie leur vient de répondre, de réagir à ce qu’ils voient, de sorte qu’ils contribuent à améliorer le monde social.

8Dans la situation que la vidéo montre, ce qui importe est que les réfugiés – ces personnes qui ne peuvent pas rester chez eux, dans leur propre chez-soi, parce qu’ils n’y sont pas en sécurité – arrivent dans un environnement nouveau auquel ils n’appartiennent pas, ou pas encore, où ils ne sont pas acceptés, même pas vus. C’est cela la situation des réfugiés in Europe. C’est un problème social que nous devons changer. Cela fait partie d’un problème plus ample : comment pouvons-nous agir pour que l’environnement cultural fonctionne mieux afin d’améliorer la vie sociale ? C’est un devoir pour nous européens sédentaires vis-à-vis des européens nouveaux. Et je répète : « Europe » signifie dans ce chapitre une région géographique, et non pas une union politique. En partant de Troie, Aeneas a entrepris de « faire » l’Europe.

9J’ai publié un livre sur la question : comment réaliser des vidéos qui peuvent fonctionner comme plus qu’une création artistique, mais une forme d’analyse culturale ? J’ai appelé cette entreprise « image-thinking » (penser avec, à travers, l’image), à laquelle j’i consacré un livre en 2022. Dans cette conception de l’art audio-visuel les spectateurs ne peuvent être vus comme un public, avec les connotations de passivité, réceptivité et unification ce mot suggère. Ils doivent plutôt être des participants. La matérialité, l’intermédialité et la participation : ces trois éléments créent un discours au-delà de la vue limitée de la fiction comme irréel, non-pertinente, escapiste. Aussi, cette conception dépasse la vision limitée des images comme seulement visuelles. La tâche de l’œuvre d’art est d’inviter, inciter les spectateurs à être empathiques. Cette idée a donné lieu au concept de vidéo-essai. Un vidéo-essai a quelque chose à dire / à montrer, faire voir, qui encourage les spectateurs à participer à faire l’œuvre ; à faire que l’œuvre fonctionne. L’activité de la pensée-image est celle de penser au carrefour où lire, penser et « imager » se croisent.

10L’importance est de faciliter le témoignage comme activité engagée pour combattre l’indifférence du monde. La théâtralité d’une exposition peut aider à tourner les spectateurs de voyeurs potentiels en témoins empathiques et actifs. La réflexion qui sous-tend cette activité présuppose que la vie culturelle consiste en événements performatifs : tout tire à conséquence pour ceux qui regardent, qui voient, ou qui de quelque façon que ce soit, participent à ce procès. Pour rendre ceci plus concret je vais montrer une vidéo courte, un vidéo-essai, qui essaie justement de réaliser cette tâche. La vidéo que vous allez voir a pour but de réaliser simultanément des buts de l’ordre politique, éthique, esthétique, ainsi que le théorique, dans ma recherche continue d’enrichir la boîte à outils conceptuels de l’analyse culturale.

11J’ai réalisé ce film avec une jeune artiste d’un grand talent et engagement, qui, encore étudiante à l’académie de beaux-arts, s’est dédiée totalement à faire que la vidéo fonctionne selon les buts mentionnés. Avec le mot inexistant de « refugieedom », intraduisible mais plus ou moins signifiant « la condition d’existence du réfugié », l’artiste Lena Verhoeff et moi avons cherché à rendre visible cet état émotionnel et physique qui domine la vie d’un réfugié en route. Chaque jour nous voyons à la télévision des personnes marchant, avec des bagages et des enfants petits et des visages d’épuisement. Cela peut nous remplir de compassion, mais aussi d’irritation et d’ennui. En plus, cette vue se limite aux spectateurs occidentaux – à « nous » – qui considèrent ces personnes à la télé comme « autres ». Mais serait-il possible que la focalisation soit double, bilatérale, mutuelle, de sorte que les réfugiés peuvent aussi faire la lumière sur l’environnement dans lequel ils entrent, et sur ces « nous » qui s’y trouvent ?

12La phrase « Solitaire mais pas seul » vient d’un contexte très différent, une autobiographie de la reine Wilhelmina des Pays-Bas, publié en 1959. Là, elle décrivit sa vie à la cour, où elle était toujours entourée de beaucoup de gens travaillant pour elle, mais se sentait toujours seule, parce que les travailleurs de la cour la servaient, mais ne communiquaient pas personnellement avec elle au niveau personnel. Les deux adjectifs, solitaire et seule, semblent synonymes mais... au moyen de la conjonction adversatif « mais » ils constituent plutôt une opposition. C’est cette opposition qui rend pertinent le mot inexistant de « refugeedom » qui est le titre de la vidéo.

13Le langage limité, centré sur l’opposition, nous a aidé dans la mesure où la contradiction est la clé de la vie des réfugiés. C’était donc la ligne directrice pour mettre sur le tapis la teneur politique, mais également afin d’inventer une façon de filmer et de monter. Dans la phrase précédente, « mais » ne produit pas une opposition, mais plutôt une continuation complémentaire, même causale-logique. Ceci veut dire que le lien entre la pensée politique et la création audiovisuelle-artistique est étroit, et pas du tout contradictoire. Donc, en embrassant la situation contradictoire du réfugié, l’esthétique tend vers l’abstraction qui crée des possibilités nouvelles, comme l’argumenta Deleuze. D’un côté le spectateur se voit obligé de rester collé à la figure principale, le réfugié solitaire ; de l’autre, l’homme semble constamment disparaître dans les images obliques. Ou alors, quand le thème est plus ou moins concrètement figuré, cela coûte un effort de le distinguer de la foule qui l’environne. Cette tension entre la visibilité et l’invisibilité se transforme en notre manière centrale de construire les images, ce qui doit suggérer une pratique du regard dans laquelle les choses restent en tension tout en s’unifiant. D’où le sous-titre un peu didactique que nous avons porté en nous, pendant le tournage : « une leçon du regard européen ».

14Ce film était une commande, par la fondation « Speme » (le nom signifie « espoir ») qui réunit des universitaires et des artistes de l’Italie, les Pays-Bas, l’Argentine et la Colombie, pour un projet d’exposition et de conférences initié par le Palestinien Ihab Saloul qui est professeur invité permanent à la chaire Umberto Eco à Bologne. Il nous a demandé de mettre en image la contradiction de la vie quotidienne des réfugiés, qui avaient été chassés de chez eux, abandonnant leurs liens affectifs, se sentant solitaire sans jamais être seuls. « Speme » et les institutions qui la constituent voulaient entreprendre à ouvrir le silence autour de cette situation, à ce destin, afin d’activer la conscience sociale de ce que nous faisons, en réalité, quand nous continuons de laisser cette situation inacceptable perdurer. Donc, Lena et moi nous avons pris sur nous la tâche de rendre cette situation visible. Un autre néologisme surgit : la visibilisation. Comment le faire sans le voyeurisme contre lequel le philosophe Theodor Adorno nous avait prévenus, en rapport avec la souffrance dans les camps de concentration, l’indiscrétion de vouloir voir et révéler l’état d’âme de personne que nous ne connaissons pas ?

15Pour rester dans la modestie adornienne, évitant le voyeurisme, la mise en scène a recouru à la fiction combinée avec l’abstraction. Sauf une brève narration classique au début (de la bible hébraique) et à la fin (du coran), les prises sont toutes imaginées par Lena et moi, et réalisées avec l’acteur qui joue le réfugié. Donc, regardez ce vidéo-essai de 24 minutes et demie.

16[ https://vimeo.com/836809823 ]

17Pour rester loyal à l’idée de contradiction, permettez-moi de commencer mon commentaire par la fin. Vers la fin de la vidéo, et comme transition au générique, une photographie de la collection de photos historiques du musée d’art moderne de New York, réalisée il y a plus d’un siècle par l’artiste américain Clarence Sinclair Bull en 1916 intitulée Refugiés, se déplace lentement à travers l’écran. Moins le titre que le mouvement lent nous a inspirées à l’inclure. Le statut historique de la photo nous rappelle que la condition du réfugié a une longue histoire et n’est pas prête à terminer. La migration, l’exil et la solitude des réfugiés appartiennent à toutes époques, Mais nous sommes responsables du présent, de notre « ici et maintenant » en Europe. Dans ce monde du maintenant nous voulions faire une déclaration. Et celle-là comprend la reconnaissance de la longue durée de cette condition.

18La photo donne une impression adéquate de la conception de notre film. L’ombre d’une vision, la torture émotive, le danger, l’allusion à la mer turbulente : tout cela apparaît lorsque l’image fixe se transforme en image en mouvement, y compris la mer qui si fréquemment jette le refugié sur la côte, à peine en vie ou noyé : tout cela est visible. De cette manière la photo peut servir d’un résumé comme conclusion. Nous avons adopté cette photo semi-abstraite pour la fin, parce que les éléments que j’ai mentionnés sont plus visibles une fois qu’on a vu le mélange d’images abstraites et figuratives qui constitue le corps du film. Pendant la vision du film, les spectateurs auront développé une certaine habilité de la pratique de la visibilisation. Et ensuite, ils seront prêts à voir en regardant la photo historique cette capacité en eux-mêmes, et en seront satisfaits.

19Mais tournons vers le corps du film. La solitude que les réfugiés sentent émotionnellement et sensuellement quand ils sont pris dans de sites étrangers et étranges, est très pénible parce que « tu ne quittes ton chez-toi que lorsque le foyer ne te laisse pas rester. » La solitude du réfugié entouré de foules est si intense parce que le contraste entre la personne solitaire récemment arrivée dans un lieu inconnu, incapable de parler la langue locale et la foule dense et occupée qui l’entoure, est si intense et imposante. C’est ce contraste qui produit ses émotions. Le réfugié les ressent, en fait l’expérience, mais n’a pas l’occasion de l’exprimer ni de le partager. C’est pourquoi ce contraste est devenu le thème central du film, même si le mot thème, la thématique et la sémantique, sont non-pertinentes. Par contre, le contraste mentionné est le point principal de notre tentative de produire et transmettre la « visibilisation » esthétique ; créer une visibilité de quelque chose de « palpable » au moyen de la visibilité.

20Pour rendre visible ce contraste il fallait prendre des formes différentes. Je mentionne seulement quelques exemples de choses/vues qui connectent l’émotif avec le visuel, ainsi produisant un discours intermédial à double focalisation. Il y a des prises de réflexions dans des vitrines de magasins et de restaurants. Il y en a de floues, de gens qui marchent hâtivement dans la rue ; il y a un reflet diminutif de l’homme dans un globe miroitant dans la vitrine d’un magasin. On peut voir, ou percevoir, aussi le contraste temporel entre les mouvements de la foule et la stagnation de l’homme solitaire. Toutes ces « prises » de formes distinctes ont pour but de transmettre un sentiment de solitude. À un certain moment, nous voyons comment l’homme considère de voler un fruit dans un étalage extérieur d’un magasin. Il doit avoir faim. Mais alors, il décide de ne pas tomber dans ce piège du stéréotype de l’étranger comme voleur. On le voit aussi regardant avec intensité des bateaux pleins de touristes dans un canal, Sans doute espérant les saluer et être salué par eux. Mais non ; aucune communication se fait.

21Vous avez sans doute été surpris par le début du film, avec les lignes confuses d’une gravure de Rembrandt, que nous avons filmées en mouvement lent et en détails agrandis. Mettant en premier plan une œuvre d’art fameuse est une allusion, non seulement à l’histoire durable de la condition du réfugié, mais aussi au statut d’art de haute qualité, canonique, en rapport avec les thèmes que les grands artistes comme Rembrandt présentent dans leurs œuvres, par des figurations d’histoires canoniques. Tandis que le personnel des musées et les collectionneurs s’en rendent à peine compte, tant ils sont absorbés dans leur admiration pour la beauté artistique des œuvres, les artistes souvent se concentrent sur la possibilité de figurer, de « visibiliser », des histoires problématiques. Dans mon livre sur Rembrandt j’ai analysé pas mal de cas dans lesquels cet effort de l’artiste est nettement visible. Le mouvement lent et les détails agrandis de l’image filmique dans notre film rendent l’image presque illisible. En même temps, c’est ainsi que le sens est produit. C’est un de ces moments où le film devient abstrait, et génère une sensation d’aliénation. Et cette aliénation souligne le choix de l’artiste de présenter cette histoire fameuse de la condition du réfugié.

22Cette aliénation est la conséquence de la distanciation, de l’hostilité, du soupçon, de l’indifférence, qui constituent ensemble le discours européen sur les réfugiés ; les attitudes envers eux. L’étranger, l’étrange, est gardé à distance des habitants « de souche » qui refusent de lier une relation avec lui. Ils ne lui parlent pas, ne le regardent pas. Et s’ils le font, c’est dans un sens hostile, comme les deux jeunes qui l’accostent quand il vient d’échapper des griffes de la femme qui le veut dans son lit. Les jeunes harceleurs lui donnent des coups de coude, et se moquent de lui parce qu’il ne parle pas l’anglais ; et lorsque le réfugié sort dans la rue, ils le suivent, juste pour s’amuser de leur xénophobie.

23Comment ce thème nous est venu à l’esprit ? Une fois, dans la rue, j’entendis un homme, clairement d’origine étrangère, murmurer : « ils ne me regardent même pas ». Ce fut le moment où le concept de ce film m’est venu. La conséquence du fait qu’on ne le regarde pas ni parle à lui est que radicalement il n’appartient pas à cette communauté ; qu’il ne fait part partie du groupe à l’intérieur duquel il se trouve physiquement, enfermé ; la foule. La solitude n’est pas un choix. Il y est condamné. Il se trouve simplement dans la solitude, sans connections. Mais il n’est pas seul, au contraire. La foule qui l’entoure semble d’autant plus oppressive à cause de ce manque d’engagement. La cause de sa solitude est sous-jacente à sa condition de réfugié : de son statut sans nation, sans culture ; sans chez-soi. Cet état n’est pas articulé en langage. Il est figuré, imaginé, « imagé », chaque fois avec plus d’insistance grâce aux prises indirectes au rythmes inégaux, réalisées par la chef-op Lena Verhoeff avec une créativité et habilité notables.

24Lena a filmé la multiple figuration qui est un fragment de la gravure de Rembrandt de 1634, selon mon interprétation dans mon livre de 1991. Après à peu près une demi-minute l’image devient floue et se transforme en une scène. Ici commence l’exercice de visualisation, en même temps d’une « lecture » de la ligne mince qui sépare l’image fixe de l’image en mouvement, l’image esquissée et l’image présentée, l’abstraction et la narration. La caméra entre dans la scène figurative de la partie droite inférieure, et ainsi le spectateur se rapproche de la position voyeuriste. Ce rapprochement à une position éthiquement problématique, comme Adorno nous a averti, présente un moment de choix pour le spectateur. On doute si on peut regarder la scène « de lit » qui suit, et comment. Il ne s’agit pas d’une iconophobie moralisatrice. L’objectif est d’activer le spectateur en même temps que de présenter cet acte éthiquement ambivalent. Quand la caméra, qui bouge lentement, rencontre le visage de la femme couchée dans le lit en train de fantasmer érotiquement, la caméra semble presque balbutier, comme confuse, lorsque les lignes et les points se transforment en un visage, non pas dessiné mais « réel », figuré. Ensuite la caméra bouge davantage et l’image change radicalement lorsqu’un homme, un serviteur, apparaît avec le petit déjeuner pour la femme toujours couchée. La femme commence à toucher l’homme, avec désir. L’homme se retire lentement des doigts de la femme. C’est le moment où son état de réfugié devient substantiel. Disons : visible. Il s’enfuit. Il ne se sent plus en sécurité dans la maison de son seigneur.

25Il s’enfuit avec un effort, laissant sa veste dans les mains de la femme. Cela a du sens, narrativement, selon l’épisode de Joseph et la femme de Potifar dans la Genèse 39, qui est lu en voix-off au début. Là, la femme utilise le manteau de Joseph comme preuve mensongère pour prétendre que c’est lui qui a essayé de la violer. Une fois dehors, quand nous supposons qu’il peut enfin respirer librement, les deux jeunes commencent à l’embêter. Et quand il reste silencieux et immobile, ils s’en vont, indiquant l’homme pour nous, les spectateurs, comme un étranger en solitude. C’est le moment où le corps du film non-narratif commence dans toute son abstraction. À partir de ce moment, le film est exclusivement concentré sur cet homme, qui n’est jamais seul mais jamais non plus en contact. Bientôt il se trouve dans une rue urbaine densément fréquentée et, un peu plus tard, près d’un large globe miroitant, qui est la paroi extérieure du nouveau dépôt du Musée Boymans van Beuningen à Rotterdam. Grâce aux interventions créatrices de Lena Verhoeff dans le montage, nous voyons les reflets des passants marchant à travers le visage du réfugié. L’image presque violente figure la présence proche de la foule dans l’expérience mentale de l’homme qui n’arrive pas à se connecter. Les passants ne sont pas une foule dense ; mais le fait qu’ils marchent sur le visage figure assez clairement la focalisation de l’homme. Cette image constitue une intervention visuelle qui démontre le contraste paradoxal entre l’homme de qui nous ne voyons que le visage, et les gens qui marchent sur ce visage sans le voir du tout.

26Nous le voyons aussi, mais à peine, face au monument des noms récemment fini par Daniel Liebeskind in 2021 en mémoire de l’holocauste. Se rendre compte que ce sont les noms des 6 millions personnes assassinées pendant l’holocauste suggère la cruauté dont l’humanité est capable, ce qui est important pour les jeunes élèves qui visitent le monument. Mais afin d’éviter l’exploitation abusive de cet horreur historique, les noms ne sont pas lisibles. Les reflets fous de cette scène servent plutôt à activer les élèves à regarder à travers le temps. Comme le début de la narration de Joseph et la photographie finale, ce sont des manières de visualiser la longue durée sans abandonner la concentration sur cet individu d’aujourd’hui.

27Le but de l’insertion de la gravure de Rembrandt et l’histoire de « Joseph et la femme de Potifar » comme nous la connaissons de la Bible hébraïque et du Coran, le seul élément narratif du film, est aussi contradictoire. Les fragment lus au début et à la fin proviennent de sources de cultures différentes. Dans sa réputation, c’est une histoire qui présente un cas canonique de misogynie, qui accuse la femme, et donc, les femmes, d’être indigne de confiance, de mensonge, traitresse, et sexuellement surchauffée. Mais il ne faut pas oublier que cette « mauvaise femme » selon le récit biblique est Égyptienne, ce qui, dans la perspective de la Bible hébraïque, veut dire qu’elle est étrangère, culturellement et religieusement « païenne ». Dans un cadre féministe, cet épisode de la putain de femme qui ment, pourrait indiquer la peur des hommes vis-à-vis des femmes ; leur insécurité sexuelle et de genre. Mais il y a d’autres façons de la lire. Selon les trois clés principales des histoires d’amour traditionnelles nous devons prendre en considération, pour comprendre les discours européens, les mots, comme médium de la mythologie ; la fantaisie, comme sa substance ; et le tabou de la vision, encore de rigueur dans les cultures iconophobes. En d’autres mots : les paroles des écritures sacrées, que nous devons lire littéralement sans tomber dans le piège du fondamentalisme ; la fantaisie comme nourriture des histoires ; et le visage, comme objet de la vision que nous ne devons pas voir. Le réfugié qui regarde seulement une moitié de son propre visage dans un miroir fait allusion à cet aspect. Dans ce sens, le but moral de ces histoires consiste à implanter le tabou et en même temps à solliciter la solidarité.

28Le thème de cette contradiction est la condamnation de l’amour quand celui-ci émane de l’initiative de la femme. Dans l’histoire de Joseph, il y a plusieurs raisons pour le tabou : Il est plus jeune qu’elle, il vient d’une culture différente, puisque la Bible hébraïque situe l’histoire dans l’Égypte « étranger », et il est subordonné à elle comme serviteur dans la maison. La version coranique est idéologiquement bien différente. Cette version était la source pour Thomas Mann qui écrivit son roman en quatre volumes Joseph et ses frères pendant la décade sinistre entre 1933 et 1943. Dans cette version, un bain de sang se produit parmi les amies de la femme, avec beaucoup de douleur, quand elles se coupent les doigts en pelant des oranges. Elles se coupent parce qu’elles sont en choc ; trop impressionnées par la beauté de Yusuf. L’acide des oranges augmente la douleur. Ce fragment met en scène une figuration littérale de la sym-pathie, de la souffrance-avec, la com-passion. Le morceau lu à la fin le dit clairement. En vue des théories de l’identification et de la situation des réfugiés en Europe, cette mise-en-scène littérale dans le Coran gagne en actualité. La scène présente une version d’une narration antique au sujet de l’angoisse des hommes envers les femmes désirantes, en figuration d’une théorie visuelle de la solidarité entre les femmes. C’est assez étonnant à la lumière de la tendance Islamophobique, pour les européens qui pensent que le Coran est misogyne de A à Z. Cette double contradiction comme encadrement du réfugié solitaire par l’histoire de Joseph/Yusuf est cela, précisément : un encadrement, dans le sens d’une suggestion, pour parler et lire dans une Europe si multiple, une culture au pluriel, qui comprend les réfugiés.

29Évidemment, la représentation littérale des femmes qui se coupent les doigts et saignent, désobéit sévèrement le tabou du voyeurisme. En réalisant ce film Lena et moi étions à la recherche de moyens, de manières et de sources qui puissent activer les spectateurs à voir l’étranger, réfugié ou autre immigrant, à le regarder, avec une focalisation positive, réceptive, empathique, lui souhaitant la bienvenue ; une Europe hospitalière. Pour réussir, le rendre visible était indispensable, mais non pas selon le voyeurisme ; plutôt pour annuler l’ignorance, le refus de regarder. En d’autres mots : la « visibilisation », avec toutes les ambiguïtés des formes, a été notre ligne directrice permanente. La demande aux spectateurs est de chercher la visibilité et de se réjouir du résultat de cette hospitalité visuelle, au lieu de lamenter la porosité des frontières d’Europe et des nombres de réfugiés. Nous sommes très reconnaissantes à tous ceux qui ont commandé ce film et qui ont collaborés, spécialement l’acteur Sly Maceo Sampimon, à qui nous avions demandé de transformer son visage quotidien joyeux à une expression faciale de la solitude triste. Ce qu’il a fait avec une grande créativité.