Colloques en ligne

Lysiane Lamantowicz

Seul et connecté

Alone and connected

1Dans un article paru en 2022 dans la revue Hommes et migration, Diana Diminescu travaille sur la figure du « migrant connecté ». Elle en vient à comparer l'effet des connexions et des réseaux sociaux sur les migrants à l'effet d'un Pharmakon, c'est à dire un produit qui est à la fois poison et remède.

2Ce concept gréco-romain renvoie à l'effet double des drogues. Si Asclépios est devenu dieu de la médecine, c'est parce qu'il savait utiliser les poisons pour guérir les malades. De même pour Platon dans le Phèdre et à partir de l'interprétation qu'en fait Derrida dans « la pharmacie de Platon », le Pharmakon est ce qui surgissant du dehors, force le vivant à avoir un rapport à son autre, au risque d'une allergie. On retrouve toujours l'idée du soin et du poison intimement liés.

3Actuellement, ce concept désigne toute invention ambivalente qui en comblant un besoin crée aussi une dépendance. Tout objet technique est pharmacologique, c'est à dire à la fois remède et poison, curatif dans la mesure et destructeur dans la démesure. Pour Bernard Stiegler, internet est un pharmakon capable du pire comme du meilleur comme il l'exposait en 2016 dans son livre « Dans la disruption –Comment ne pas devenir fous ? » .

4Les réseaux sociaux et internet en général sont utilisées aussi bien avant que pendant et après la migration et permettent au migrant de n'être jamais seul et d'obtenir des informations sur le logement et le travail par exemple mais en contrepartie, écrit-elle, il se développe un contrôle à distance renforcé de la part de la famille d'un côté et une surveillance d'Etat et de marketing de l'autre.

5Ainsi comme l'illustre ce paradigme du « migrant connecté », la connexion renouvèle totalement les modalités de la solitude dans la foule aussi bien dans l'éprouvé que dans la réalité de celle-ci. Ainsi que dans sa géographie, son architecture et sa place dans l'espace. Ainsi dans la modernité, si l'homme souffre face ou dans la foule c'est plutôt du manque de solitude que de son excès. Mais aussi à contrario, le fait d'être connecté en continu avec une foule de gens n'empêche pas le migrant d'être seul et de s'éprouver seul face aux épreuves de l'exil comme on a pu le voir illustré récemment dans le film des frères Dardenne « Tori et Lokita » dans lequel un enfant et une adolescente s'inventent un lien fraternel par calcul, lien qui face à l'adversité devient lien d'amour absolu.

6La solitude dans la foule est un paradigme du monde moderne industrialisé à partir du 19eme siècle, dénoncée comme le résultat des effets néfastes d'un monde déshumanisé. Avec le développement des villes, l'urbanisation, la disparition des structures familiales et sociales traditionnelles, la démographie galopante liée aux progrès de la médecine est apparue cette figure d'un homme isolé dans la foule pour le meilleur et surtout pour le pire.

7La sociologie naissante en a fait un objet d'étude. Durkheim a modélisé les diverses formes de désaffiliation sociale pouvant selon lui aller jusqu'à l'anomie qu'il définit comme l'état de l'être ou d'une société qui ne reconnaît plus de règle. Ainsi écrit-il dans le premier ouvrage l'ayant rendu célèbre « Le Suicide » que « l'état de dérèglement ou d'anomie est donc encore renforcé par ce fait que les passions sont moins disciplinées au moment où elles auraient besoin d'une plus forte discipline » et ce, selon lui, du fait de la solitude de l'homme moderne qui perd sa place dans le tissu, l'architecture sociale.

8D'Edgar Poe dans sa nouvelle « L'Homme des Foules » à Baudelaire dans son poème « Les Fenêtres » en passant par la foule aveugle des démocraties selon Tocqueville : « foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes » la figure de la solitude dans la foule est omniprésente.

9De l'homme des foules « le regard vide et absent » au flâneur observateur qui « peuple sa solitude », on trouve déclinée la figure aux multiples facettes du solitaire dans la foule, perdu et anonyme d'un côté mais occupant une place centrale d'observateur, tout en restant caché de l'autre.

10L'individualisme des sociétés modernes démocratiques est souvent associé à la figure de la solitude dans la foule et ce, comme le prix à payer d'une liberté devenue trop grande donc trop lourde à porter. Cette figure douloureuse du solitaire qui se fond dans la foule par horreur de se retrouver seul et qui subit sa solitude est tempérée par l'image de la communion avec la foule universelle. Mais cette communion se transforme vite en paradigme des méfaits de la « psychologie des foules » théorisées par des auteurs comme Gustave Le Bon ou Sigmund Freud.

11On reproche aussi au monde moderne de faire perdre à l'individu à la fois sa personnalité mais aussi son réseau socio-affectif de base. C'est ainsi que David Riesman et coll en 1950 dans « la foule solitaire - Anatomie de la société » paru en français chez Arthaud en 1964 dressent le portrait de l'homme moderne solitaire qui vit dans une société d'abondance, urbanisée ; phénomène qui correspond au passage des sociétés fondées sur le clan ou la famille dans lesquelles l'individu reçoit une place précise à une société de masse dans laquelle l'individu doit s'inventer une place.

12La famille est remplacée selon eux par le « peer group », cercle plus vaste à l'origine du caractère social « extra-déterminé » « dont la conformité est assurée, par la réceptivité aux espoirs et aux préférences d'autrui ». Ce qui impose à l'individu une tâche paradoxale, source d'angoisse, celle d'être à la fois autonome, d'exprimer son individualité tout en se conformant à l'approbation du groupe : « Comment concilier l'autonomie et le maintien de la sociabilité, exprimer son individualité sans nourrir l'angoisse des marginaux ? ». L'individu se retrouve seul face à la recherche de l'approbation d'un groupe élargi plutôt qu'intégré dans une structure à échelle individuelle. L'autonomie se confond avec l'adaptation aux normes souligne Daniel Vidal dans son ouvrage « Sociologie du travail ». L'apparent gain de liberté se paye d'une aliénation accrue au modèle dominant.

13Pour synthétiser, il faut insister sur le fait que l'individu ne conçoit sa solitude qu'en puisant dans les dispositifs symboliques de son époque. C'est ainsi, que dans nos sociétés modernes, simultanément et paradoxalement, la solitude est stigmatisée comme le résultat néfaste d'une société individualiste et consumériste où l'apparence et la possession sont des valeurs suprêmes et à l'opposé, exaltée comme le signe d'une indépendance d'esprit et de corps et donc comme le signe suprême de la capacité d'autonomie d'un individu pleinement épanoui. Nous sommes face au paradoxe des sociétés modernes qui met l'individu au centre sans lui donner les moyens de son autonomie. Ce paradoxe est prolongé quoique renouvelé, selon certaines modalités spécifiques que nous allons tenter de décrire, par l'apparition de « l'individu connecté » (et bientôt augmenté par l'intelligence artificielle).

14On pourrait alors penser que l'apparition d'internet puis des réseaux sociaux est venue pallier ce problème de la solitude dans la foule puisque cela permet de n'être jamais seul, toujours ou à la demande. L'apparition d'internet modifie les modalités de la solitude en dissociant état et ressenti. On peut être seul chez soi sans le ressentir comme tel ou à contrario avoir beaucoup d'amis sur internet et pourtant se sentir seul. On peut être dans la foule tout en étant seul et donc apparemment autonome.

15L'individu qui était perdu dans la foule et se sentait seul peut apparemment rompre cet isolement et se sentir exister aux yeux des autres car il sait qu'un grand ou un petit nombre d'« amis » sur les réseaux sociaux pense à lui de temps en temps ou souvent, et que lui-même peut exprimer son intérêt à de nombreux « amis » à travers des attentions qui viennent en retour renforcer son sentiment d'exister pour eux.

16On peut être seul sans jamais l'être, rencontrer l'autre virtuellement et le choisir au plus près de soi en le gardant éloigné physiquement. On peut être seul chez soi mais immergé dans une foule d'« amis » virtuels, une communauté immatérielle qui mêle présence affective et absence effective. « Amis » que l'on peut faire apparaître ou disparaître à l'envi. Et paradoxe de ce constat, on peut vivre dans une cellule familiale par exemple mais ne pas interagir avec elle et ce, en privilégiant son appartenance à une communauté d'« amis » sur internet. La distance physique est abolie, le monde entre dans chaque espace privé et l'univers de chacun devient illimité et source de choix multiples, du moins en apparence.

17Ainsi l'architecture, en tant que localisation de l'individu dans la foule est totalement revisitée. L'image classique des grands espaces peuplés d'individus qui se croisent sans se voir, de foules immenses qui ovationnent un dictateur, de villes démesurées dans lesquelles l'individu se fond, se perd mais aussi se cache est remplacée par l'image d'un individu seul dans un espace de vie clos et qui communique avec de nombreux « amis » voire parfois une foule immense sans qu'aucun contact physique n'ait lieu.

18L'espace de la rencontre est purement virtuel. L'individu connecté peut ne jamais ou très peu occuper l'espace urbain. Le télétravail, les services à distance proposés par internet permettent à certains (de plus en plus nombreux) de ne jamais affronter la foule vivante et de se réfugier dans une foule virtuelle qu'il croit maitrisable à distance.

19Ainsi le gain de liberté individuelle, de confort émotionnel, de souplesse dans les interactions semble au premier abord indéniable et majeur puisque l'on peut :

  • S'isoler en restant connecté à la foule, régler la distance relationnelle qui unit aux autres tout en se séparant d'eux et ainsi ne se sentir ni isolé, ni envahi par la foule.

  • Être à l'origine du lien et non pas soumis au bon vouloir des autres. Avoir donc le choix, c'est-à dire d'une certaine façon de redevenir sujet alors que la modernité semblait nous avoir fait perdre cette possibilité.

  • N'avoir jamais le sentiment d'être oublié par la possibilité de mobiliser le lien avec un autre humain à travers la connexion au moment où on le désire. Donc d'échapper apparemment à l'isolement malgré le mode de vie moderne.

  • Se raconter pour exister, pouvoir communiquer sur ce qu'on vit même à distance et ainsi se sentir humain. En effet comme l'écrit Serge Tisseron dans un article paru en 2011 : « Raconter une expérience n'est pas seulement une manière de la communiquer : c'est d'abord se constituer soi-même en sujet conscient de cette expérience ».

  • Utiliser les avatars, images choisies par l'internaute pour le représenter sur un forum, un blog ou un réseau social. Ce qui permet paradoxalement de développer chez le sujet connecté une certaine empathie à travers les échanges virtuels avec un autre soi devenu interlocuteur, et de projeter ses conflits psychiques internes sur cette image de soi, rêveries grandioses et agressives, parts mégalomaniaques mais aussi négatives et ainsi de les élaborer.

  • Ainsi la solitude dans la foule peut être dépassée voir sublimée grâce à internet. C'est ce que l'on pourrait appeler l'isolement connecté, troisième voie entre la solitude et la vie sociale moderne trop contraignante.

20Ainsi pour Serge Tisseron, psychanalyste travaillant de longue date sur l'utilisation d'internet et des jeux vidéo comme médiation dans les thérapies d'adolescents, la connexion répond aux besoins contradictoires de l'individu d'être à la fois reconnu par les autres, d'exister pour eux et de se cacher d'eux : « c'est parce qu'on sait pouvoir se cacher qu'on désire dévoiler certaines parties privilégiées de soi ».

21Cela répond, selon lui, aux besoins de l'adolescent dont la construction se fait en plusieurs étapes : d'abord « le besoin d'intimité pour construire les fondations de soi mais la construction complète, défini par cet auteur comme le désir « qui nous incite à montrer certains aspects de notre soi intime pour les faire valider par les autres ».

22Ainsi pour Serge Tisseron toujours, cela participe à « la construction d'une image de soi réaliste affranchie des idéaux de toute-puissance du Soi grandiose infantile » en référence à la théorie du Self de Kohut. L'adolescent est protégé dans ses contacts avec les autres par l'écran, ce qui constitue une aide pour surmonter la détresse infantile réactivée à cet âge et mieux régler la distance relationnelle avec les autres, la foule des autres. La protection de l'écran permet à l'adolescent de se sentir suffisamment armé psychiquement pour entrer en contact avec l'autre et construire des relations adultes.

23Pourtant plusieurs enquêtes récentes notamment celle de la BBC ou celle de Radio-Canada, toutes deux publiées en 2018 rendent compte d'un sentiment d'isolement exacerbé chez certains jeunes. Comme si le remède était encore devenu le poison et que, quand internet remplace les interactions sociales hors ligne, cela augmente paradoxalement le sentiment de solitude chez certains individus ou du moins ça n'y pallie pas comme on aurait pu l'espérer. Ce qui peut être nuancé par l'étude de Rebecca Nowland qui montre dans son texte « Are the social networks really responsible for the loneliness of youth ? » que ce n'est pas le cas lorsque les réseaux servent « à entretenir des relations déjà existantes », contribution que l'on peut lire dans l'étude de Denis Wong ayant pour titre « le malaise de la solitude à l'ére des réseaux sociaux ».

24Cette observation est corroborée par l'étude des effets des différents confinements dus au coronarovirus, notamment sur les populations jeunes. La possibilité de rester en interaction avec leurs paires uniquement de cette façon-là a, semble-t-il - tout en meublant la solitude provoquée par l'isolement - amplifié les effets délétères de la solitude connectée que nous allons aborder. Ainsi il faut distinguer le fait de n'être jamais seul qui est un état de fait puisque toujours connecté au fait de s'éprouver seul malgré l'omniprésence des techniques de communication.

25La solitude dans la foule est autant une réalité qu'un éprouvé. Être seul et se sentir seul sont la déclinaison d'une infinité de possibilités atténuées ou plutôt amplifiées par le monde connecté.

26En effet les problèmes de solitude dans la foule que, semble régler internet, en font apparaître d'autres que nous allons tenter d'expliciter :

27On se sent d'autant plus seul dans une foule connectée que l'on entre en connexion avec une foule de gens à qui l'on se compare. En effet, le sentiment d'être seul ou plus seul que les autres est constamment mis en jeu puisque on suit sur internet les pérégrinations d'une foule de gens en direct ou presque. Sur les réseaux sociaux, chacun exhibe une vie sensée être plus excitante et riche que celle du voisin. Chacun compte ses « amis » et souffre ou jubile d'en avoir moins ou plus que le voisin.

28Le désir mimétique que l'on peut définir par la formule : « l'homme désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu », tel que René Girard l'a théorisé dans La Violence et le Sacré tourne à plein régime sans trouver sa limite. Il s'agit du désir d'avoir ce que l'autre a et ce, dans une relation totalement symétrique sans hiérarchie pour borner cette rivalité. Désir à l'origine de la violence dans des sociétés dominées par l'indifférenciation en l'absence d'instances culturelles et cultuelles organisatrices toujours selon cet auteur. Ce désir est sous-tendu par la Mimésis, concept fondamental chez René Girard qui entraine une escalade symétrique des individus en compétition pour le même objet. Seul le sacrifice du « bouc-émissaire » met fin à ce combat comme on le voit sur internet quand un individu est exclu ou harcelé sur et/ou d'un réseau, ce qui vient créer ainsi une accalmie entre les participants en compétition permanente. L'envie telle que l'a définie Mélanie Klein dans son ouvrage « Envie et gratitude » : « sentiment de colère à l'égard d'une autre personne qui possède quelque chose de désirable qu'on ne détient pas soi-même » est sans cesse relancée par ce « montage-montrage » répétitif et sans fin.

29Ainsi les effets conjoints d'un lien social instable et inconsistant et de la communication par internet entretiennent une violence dont les manifestations à travers le harcèlement, les échanges d'invectives et d'insultes sont connues. Mais aussi violence retournée contre soi quand le sentiment d'être moins bien, de posséder moins que les autres devient insupportable.

30Ces deux modélisations se référent à un système relationnel que l'on pourrait dénommer archaïque. En effet, que ce soit au niveau anthropologique girardien ou au niveau du développement précoce de l'enfant au stade dit schizoïde selon le modèle kleinien, aucune instance civilisationnelle ou psychique ne vient tempérer la violence originelle de l'individu ou de l'infans confronté à la violence de ses pulsions face à la réalité.

31C'est l'amour de Dieu selon Girard ou la gratitude de l'enfant pour sa mère qui sont les instances « équilibrantes » dans ces deux modèles théoriques. Facteurs apaisants qui n'existent pas sur internet. La figure divine qui vient « trianguler » les relations entre pairs est remplacée par les théories du complot qui au contraire exacerbent l'agressivité contre un ennemi occulte et tout-puissant.

32Mais qu'en est-il des effets d'internet ? Qu'est ce qui peut tempérer cette rivalité, cette envie qui ne trouvent pas leurs limites si ce n'est dans la désignation de boucs-émissaires dont René Girard a montré le rôle expiatoire en l'absence d'une organisation sociale et pulsionnelle mieux élaborée. Sur internet, il n'y a ni présence corporelle rassurante - le « bon sein » psychique dont le concept a été élaboré par Mélanie Klein nécessite d'être d'abord de chair - ni langage élaboré permettant l'échange de signifiants personnels qui viennent remplacer la présence maternelle quand l'individu grandit- ce qu'on appelle Lalangue- ni la possibilité d'élaborer l'ambivalence du lien affectif à travers la complexité de l'échange ; Le langage sur internet est binaire et le lien aussi par là même.

33Il faut en effet tenter de mesurer les effets d'un processus qui n'est que virtuel au sens où il n'y a jamais rencontre de vrais corps. L'espace de la solitude n'est peuplé que de présences virtuelles, les fameux avatars. Ainsi, l'individu est coupé de ses sensations au profit d'un refuge dans l'imaginaire ou plutôt le virtuel, ce qui n'est pas la même chose voire l'opposé et qui ne permet pas l'élaboration des conflits psychiques et du vécu pulsionnel.

34En effet la toute-puissance de l'imaginaire qui peut s'exercer sur internet à travers l'utilisation des avatars par exemple, empêche le « vrai imaginaire » de se déployer, celui qui consiste à faire exister psychiquement un objet en son absence, par la mobilisation de signifiants personnels et uniques. Pour le dire encore une fois, l'imagination individuelle est empêchée par l'omniprésence de figures imaginaires communes stéréotypées auxquelles l'individu est sommé de s'identifier.

35Ce ne sont pas des corps parlants qui se rencontrent mais des voix plus ou moins bienveillantes qui s'interpellent. L'individu peut se perdre dans cette masse, s'absenter de lui-même mais pas rencontrer l'autre. Une bonne illustration en est le film HER, réalisé par Spike Jonze en 2013 dans lequel le héros est amoureux d'un avatar, une voix, ce qui le protège de la solitude dans la foule mais le rend fou.

36L'intimité révélée/dévoilée ne peut pas être du même ordre que celle mise en mouvement dans la rencontre singulière entre deux individus, rencontre devenue rare car aléatoire, c'est-à-dire mettant en jeu le risque du désir qui est toujours désir incarné de l'Autre. L'Autre dans le sens à la fois de l'altérité, ce qui n'est radicalement pas soi mais aussi dans le sens d'un ordre symbolique qui organise l'échange et est à l'origine de la subjectivation, ce que nous appelons « le désir de l'Autre ».

37Sherry Turkle dans son livre Seuls ensemble paru en 2011 montre que les individus, notamment les enfants et les personnes âgées utilisent les robots sociaux pour leur apporter une « simulation par défaut » qui devient à la longue, un choix délibéré car producteur d'une intimité au rabais. Ainsi les robots ou les avatars apportent une présence « imaginaire » fondée sur un leurre, celui d'une présence affective qui ne correspond ni à un échange ni à une rencontre mais qui permet de faire l'économie d'une rencontre réelle qui mobilise le vrai désir soumis aux aléas de la rencontre avec l'Autre.

38D'autre part, le réseau social rend vulnérable l'individu isolé car son estime de soi ne dépend que de la réponse des autres. Il est soumis au bon vouloir de la foule. Il devient dépendant des interconnexions qu'il noue en continu avec une foule de gens. Aucune autre expérience, aucune activité sublimatoire c'est-à-dire créative au sens large du terme ne vient tempérer les effets traumatiques de la confrontation aux autres.

39Ainsi pour supporter la solitude et même en jouir, il faut, nous dit Paul-Laurent Assoun « se distraire de sa propre altérité et pas seulement se complémenter de ses autres familiers », grâce encore une fois au déploiement d'un espace psychique peuplé d'objets internes. La capacité d'être seul, c'est la capacité de faire exister l'objet en son absence et non pas de le remplacer par un avatar. Ainsi la coprésence permanente générée par les réseaux sociaux qui devait régler le problème de la solitude dans la foule entraine des problèmes d'envahissement, de harcèlement, de dépendance au groupe. Cette foule connectée dont on recherche la présence rassurante, l'assentiment peut vite devenir haineuse, hostile comme en témoignent de nombreux faits divers de harcèlement dont le plus connu en France est celui de Mila sur lequel nous reviendrons.

40Il faut être conscient que l'individu connecté fait partie d'un collectif et non pas de la communauté au sens large. Ce qui vient générer puis amplifier le phénomène actuel de perte du lien social. C'est ce que nous explique Jean-Claude Milner dans La destitution du peuple » paru en 2022. Il écrit : « Plus encore qu'à une foule où l'individu se fond, il faut songer à la réitération de l'individu. Si l'on accepte de nommer collectif cette forme sociétale, la souveraineté de l’Un installe la souveraineté du moi, lui-même ramené à ce qui est répétable » ; plus loin il ajoute : « le collectif contemporain se polymérise en individus souverains, égocentrés et refermés sur soi »..On appartient à une communauté sur internet sur le critère de l'identique et non à la communauté nationale ou internationale dans la variété infinie des individus tous différents.

41Alors que comme nous la dit Mieke Bal dans son cours au Collège de France : « les multiples différences entre les langues et les cultures européennes encouragent l'interaction, l'échange, la curiosité, et le désir d'apprendre à connaître ces « autres » », le risque a contrario (qui n'est pas seulement un risque mais une réalité tangible) est que l'individu connecté ne cherche à communiquer qu'avec ce qui lui ressemble.

42D'une certaine façon, le sujet connecté moderne s'émancipe des figures tutélaires et écrasantes de la tradition. Mais cela se fait au profit ou plutôt au dépend de quoi ? Il cherche sur les réseaux et dans les échanges sur internet, non pas des identifications multiples qui construiraient son identité par enrichissements successifs ; mais plutôt l'identification à un clone de lui-même. C'est le vertige du narcissisme, de l'omnipotence infantile retrouvée. L'individu narcissique cherche à compenser son sentiment d'impuissance engendré par l'isolement, la solitude dans la foule et la passivité derrière l'ordinateur par un sentiment de toute-puissance.

43Il croit parler aux autres mais ne se parle qu'à lui-même d'une certaine façon, ce qui peut être réconfortant mais devient vite stérile. Il ne consulte que des sites ou des « chats » qui disent et pensent comme lui et fonctionne alors comme un paranoïaque dont la conviction ne s'entretient que par elle-même et que d'elle-même.

44L'identité devient être identique à soi plutôt qu'identité unique de chacun construite par les échanges permanents de chacun avec les autres comme l'a théorisé Erwing Goffmann dans La mise en scène de Soi. C'est le contraire du « Goût des Autres », en référence au film d'Agnes Jaoui (2000), qui met en scène la richesse douloureuse mais jubilatoire de la rencontre avec des autres différents, radicalement différents.

45C'est ainsi que prolifèrent sur les réseaux sociaux, les théories du complot qui permettent l'adhésion à un mythe simplificateur unificateur que l'on partage avec un groupe d'initiés, amalgame d'une « réitération de l'individu » pour reprendre l'expression de Milner. Il s'agit de former une communauté réduite à son plus simple dénominateur, celui de la peur et de la persécution partagée à travers la désignation d'un bouc émissaire.

46Prolifèrent aussi les phénomènes de harcèlement dans lesquels la mise en scène de soi tourne au cauchemar quand la différence que l'on affiche vient cristalliser le besoin de la foule de faire collectif contre et non pas avec. Ainsi Mila qui utilisait les réseaux sociaux pour affirmer son homosexualité. Ce qui a provoqué des réactions devenues virales de la part de jeunes gens qui l'ont insultée et auxquels, elle a répondu en retour par des propos provocateurs sur la religion musulmane.1

47En effet, qui rencontre qui dans la foule connectée ? Pour rencontrer l'autre, l'altérité, il faut que puisse se développer chez le sujet un espace psychique que j'appelle l'espace de la subjectivité. Ne jamais pouvoir s'éprouver seul parce que toujours connecté entrave ce processus alors que l'on cherche à pallier ce déficit de rencontre de l'autre grâce à internet.

48Ennui et solitude participent de la construction et de l'enrichissement de la personnalité. Internet, en apportant une surstimulation permanente entretient une économie psychique de la jouissance, et ne permet pas de se confronter à l'ennui « qui restitue un espace de solitude, de subjectivité dans la relation aux autres » et est « donc un moyen pour le sujet de retrouver son désir dans sa forme la plus absolue » pour citer Sébastien Dupont.

49Avec la connexion, l'espace-temps entre le moment où l'individu se sent seul et le moment où il investit un objet ou une activité est aboli. Ce court-circuit temporel est ce qui différencie besoin et désir. L'objet qui comble le besoin est directement consommable comme le toxique alors que celui du désir passe par l'éprouvé du manque et oblige à un mouvement psychique vers l'Autre, désir de l'Autre dans les deux sens du terme. Désir qu'il faut apprivoiser, contourner, contrarier parfois et qui fait la richesse comme la difficulté de la rencontre.

50On voit le lien avec les phénomènes de dépendance toxique aux réseaux sociaux inhérents à leur utilisation notamment chez des sujets déjà fragiles pour qui la connexion est la fausse bonne solution pour rencontrer l'autre. Le narcissisme défaillant est faussement comblé par la drogue internet. L'ordinateur ne peut pas remplacer la mère « suffisamment bonne » au sens de Donald Woods Winnicott, celle qui permet « au petit enfant qui possède une faible organisation du moi » de se construire en lui ménageant par sa présence silencieuse et non infractante un espace de « solitude en présence de l'autre » écrit-il dans De la pédiatrie à la psychanalyse. Espace dans lequel, l'infans peut déployer son omnipotence tout en supportant une présence, une altérité qui lui permet d'intégrer un / des « bons objets internes ». Il peut alors entrer en relation avec l'autre par la médiatisation de sa vie psychique car « l'état de solitude est un état qui implique toujours la présence de quelqu'un d'autre ».

51On pourrait espérer que l'espace de jeux et de rencontres derrière l'écran ménage cet « espace transitionnel »2 qui pallie la faillite de la constitution de ce lien sécure entre l'individu et son entourage. Mais il manque la bienveillance et la présence maternelles pour assurer cette fonction ! C'est ainsi que l'individu insécure viendra répéter les phénomènes d'exclusion et de rejet ressentis dans l'enfance qui se voient démultipliés par les phénomènes de la foule virtuelle qui devient très vite hostile.

52En effet, la foule et l'ordinateur ont en commun de n'avoir ni visage, ni regard, ni corps et ne permettent donc pas une rencontre entre deux corps parlants. Non seulement il manque à la foule, comme à l'ordinateur, le visage qui est pour reprendre l'expression de Lévinas « l'expressif d 'autrui qui me renvoie à ma responsabilité totale pour répondre de tous les autres » mais aucune présence corporelle ne vient faire exister l'altérité. On est, à contrario, sous le regard virtuel permanent d'une foule sans visages ni corps.

53C'est même un échange encore moins corporéisé que dans la foule mais où le langage pourrait sembler plus présent puisqu'il est apparemment le seul vecteur des échanges. Mais en fait, c'est un langage purement performatif qui se transforme vite en invectives et en injures. Il manque pour que ce langage porte une vraie communication la polysémie du sens des mots, le mi-dire du langage, la métacommunication portée par le langage corporel, les mimiques et expressions du visage (remplacées par les émotions). Ce langage utilisé sur internet passe principalement par l'oralité, une voix donc mais sans voix donc sans modulations. La voix sans voix mais aussi sans la médiation de l'écrit et donc de la nécessité d'une mise en forme dans l'après-coup, de la mise en forme d'un récit qui fait l'architecture d'une relation. En effet, la structure du langage qui soutient l'échange entre deux corps parlants organise la possibilité d'une rencontre authentique entre deux univers de signes et de signifiants. Ce qui est à l'opposé des échanges pseudo-langagiers sur internet.

54Pour compléter notre réflexion sur la solitude dans la foule connectée, il nous faut enfin réfléchir aux effets de foule, celui d'une foule de solitudes. On pourrait citer sans être exhaustif : les commentaires désobligeants voulus ou vécus comme du harcèlement, les phénomènes de contagion sur la toile où l'on passe du statut de vedette à celui de bouc-émissaire, les effets de mode amplifiés par la foule des internautes, la diffusion de haute intensité des théories du complot qui stigmatisent certains individus offerts a la vindicte publique…

55Ces effets de la foule connectée sur l'individu pris dans la foule, ou seul face à la foule, devenus familiers nous donnent envie pour tenter de les comprendre de relire Freud qui se demandait déjà dans Psychologie des foules et analyse du moi comment et pourquoi « certaines idées, certains sentiments ne surgissent ou ne se transforment en actes que chez les individus en foule ? ».

56Pour Gustave Le Bon, cité par Sigmund Freud toujours dans ce même livre : « L'individu en foule acquiert par le seul fait du nombre, un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts que, seul, il eût forcément réfrénés », et Freud ajoute pour expliquer cela « que l'individu se trouve, dans la foule, mis dans des conditions qui lui permettent de se débarrasser des refoulements de ses motions pulsionnelles inconscientes ». Ainsi, Freud reprenant Gustave Le Bon propose comme caractères de la foule : contagion mentale, suggestibilité, crédulité, induction réciproque, exaltation des affects et inhibition de la pensée. Caractéristiques qui s'appliquent, me semble-t-il à nos foules connectées actuelles.

57Pour Freud, il s'agit toujours, comme il l'écrit dans Malaise dans la culture des effets de la lutte entre pulsion et sublimation. L'homme « civilisé » doit renoncer à son agressivité pour obtenir en retour les bienfaits de la vie en groupe comme l'enfant renonce à satisfaire certaines motions agressives au profit de l'amour maternel : « l 'amour endigue le narcissisme et nous pourrions démontrer comment par cette action il est devenu facteur de civilisation ». On remarquera au passage que dans le cas de la foule connectée, on est en droit d'interroger l'effectivité de ce processus civilisateur puisqu'encore une fois il s'agit de communautés et non de la communauté, comme le montre Jean- Claude Milner, et ainsi le processus d'appartenance qui peut aussi être le ciment d'une communauté se dilue dans les appartenances multiples aux communautés sur internet.

58Ainsi l'identification à l'idéal de la masse à travers ou pas l'identification au leader permet à l'individu isolé et frustré d'obtenir un gain narcissique qui vient compenser du moins momentanément l'excès de négativité selon la formule de Freud : « L'idéal du moi se dissout temporairement dans le moi après avoir exercé préalablement un pouvoir particulièrement rigoureux » .

59Ces phénomènes de foule, dans leur dimension négative, me semblent d'autant plus amplifiés que la virtualité du lien permet de s'adresser à l'autre comme dans un jeu vidéo sans mesurer les conséquences humaines des propos échangées. C'est ainsi que les harceleurs de Mila qui la menaçaient de mort sur les réseaux sociaux ont parlé d'un « effet d'entrainement » lors des auditions de leur procès.

60Ce que nous dit Freud sur les effets de la foule sur l'individu est que l'individu s'immerge dans la foule pour se fuir, échapper à soi et à ses limites et ses frustrations : « l'individu abandonne son idéal du moi et l'échange contre l'idéal de la foule », car « l'idéal du moi est la somme de toutes les limitations auxquelles le moi doit se soumettre », et donc il s'en débarrasse momentanément en se fondant dans la foule. C'est un gain narcissique qui se fait aux dépends de la relation à l'autre c'est-à-dire à l'amour qui est la seule limite posée à l'agressivité humaine.

61En lisant cette description, les effets de l'immersion dans la foule connectée sautent aux yeux : échapper à soi et à ses limites, s'identifier à un idéal incarné par une communauté ou un leader pour supporter la frustration de n'être que soi. Car en effet, rencontrer l'autre demande un effort psychique important et un équipement affectif conséquent et est source de frustration et de douleur mais aussi d'un plaisir subtil qu'il faut « mériter » et comme le dit Lacan dans le Séminaire Ou pire dans la leçon du 21 juin 1972 : « On spolie les foules de la possibilité de faire de la rencontre traumatique et solitaire avec Lalangue un lien social incluant ». Pour le dire en d'autres termes, l'individu connecté dans la foule ne met jamais à l'épreuve l'absence de l'autre, le manque de l'objet d'amour qui lui permet de renouer avec la langue spécifique de son origine (ses signifiants originaires liés au lien à l'objet d'amour primaire maternel qu'on appelle Lalangue).

62Il n'éprouve jamais la séparation de son objet de jouissance présent en permanence (celui de la mère archaïque au sens d'un archétype) incarné par l'objet « ordinateur » support dégradé d'une présence maternelle en continu. La stimulation permanente par internet lui assure une jouissance permanente qui ne ménage pas la possibilité d'une rencontre avec un autre puisqu'il est sans cesse comblé ou croit l'être. En effet, rencontrer l'autre nécessite qu'il y ait un manque à combler à l'origine du désir qui est toujours désir de l'Autre dans les deux sens du terme. Ainsi le lien social créé par internet peut vite devenir un lien social excluant, puisque porté par le désir mimétique et non pas par le désir de l'autre, de la rencontre avec l'altérité qu'appelle de ses vœux, et à juste titre, Mieke Bal.

63Nous voilà revenus à la question du Pharmakon, le remède qui est à la fois poison, remède à la solitude qui aggrave celle-ci, remède à la perte du lien social qui crée un lien perverti de dépendance à la foule, remède au déficit narcissique qui devient sentiment de toute-puissance.... Mais Pharmakon veut dire aussi bouc- émissaire. Ne rendons pas responsable internet de tous les dangers des phénomènes de masse actuels. La foule n'a pas attendu internet pour laminer l'individu, l'écraser mais aussi l'embrigader, lui donner le sentiment d'exister par excès de puissance.

64Internet prolonge et amplifie les effets de la masse sur l'individu, de normalisation et de conformisme mais parfois les atténue par les possibilités de communication qu'il offre.

65Du moins peut-on l'espérer.