1Il n’est pas aisé de dessiner les contours de la solitude, encore moins celle de la catégorie des migrants1. Ces derniers, dans le discours public, voire parfois scientifique, sont souvent décrits à travers des « flux » ou des « vagues » sans précédents. Penser la solitude des migrants oblige à aller au-delà de cette sémantique de la multitude impersonnelle. En effet, le processus migratoire entraine une reconfiguration des liens entre la personne migrante et les personnes restées dans le pays d’origine (que ce soit la famille ou les amis). Des liens transnationaux se tissent et se maintiennent grâce aux nouvelles technologies. Celles-ci permettent de partager un « maintenant » dans une multitude « d’ici ». Néanmoins, comme le montre spécialement l’article de Lysiane Lamantowicz dans ce même ouvrage, « être connectée », n’empêche pas la solitude2. Dans le présent article propose d’esquisser une réflexion sur ce qu’est la solitude des migrants. Je souhaite apporter une contribution à la définition de ce qu’est la solitude en ayant pour point de départ la sociologie des émotions. En effet, dans un article publié en 2018, Fay Bound Alberti repositionne les émotions au centre de la question de ce qu’est la solitude afin de la comprendre. Pour elle, la solitude est un « groupe émotionnel » composé d’une variété « d’états affectifs ». Dans ces recherches, elle en dessine les contours historiques et culturels sans pour autant les confronter de manière systématique aux émotions qui font ce qu’elle appelle un « régime ». Cet article souhaite éclairer cette perspective en répondant à la question suivante : quelles émotions recouvre le terme de solitude ?
2Le nom féminin de solitude apparut au 12ème siècle est un dérivé de solus qui veut dire « seul.e, unique ». Jusqu’au 18ème siècle, la solitude fait référence à l'expérience physique de la « solitude ». La solitude est donc liée à un état, celui d’être ou de vivre seul, que cela soit momentané ou durable3. Ce n’est qu’à partir du 18ème siècle que la solitude commence à arborer sa définition contemporaine, qui est utilisée encore aujourd’hui, c’est-à-dire, le fait d’être seul et de se sentir seul. La solitude devient donc un état affectif, un sentiment. Par ailleurs, la solitude est progressivement pathologisée alors que l’occident connait le mouvement culturel du romantisme qui invite les artistes à évoquer leurs « états d’âmes ». Dans cette perspective, la solitude devient un thème central dans les écrits de Sigmund Freud, par exemple4. C’est aussi à cette époque que l’on retrouve sa trace dans les premiers écrits de sociologie. En effet, à y regarder de plus près, la question de la solitude est centrale en sociologie puisqu’elle donnera naissance à l’une des recherches les plus emblématiques d’un des fondateurs de cette discipline : Le suicide d’Emile Durkheim5. La question du lien, ou plutôt de sa perte, est dès le départ, un élément central dans la compréhension de ce qu’est la solitude. La solitude est, depuis, perçue comme une expérience désagréable qui peut entrainer des angoisses, de la tristesse, le suicide. Elle est aujourd’hui décrite et perçue comme une « pandémie mondiale » ou encore le « mal du siècle » qu’il faut combattre 6. Dans cette perspective, des pays comme l’Angleterre ou le Japon ont ainsi créé des ministères publics pour cette expérience à priori intime7. La solitude s’inscrit donc en miroir au « bien-être » et souligne la « vulnérabilité » des liens des individus qui la subissent8. Le processus migratoire entraine nécessairement une reconfiguration des liens avec les personnes restées dans le pays d’origine, entre les personnes qui migrent en groupe (famille, amis, etc.) alors que de nouveaux liens se créent aux différentes étapes de la migration et dans le ou les pays d’origine. Comprendre la solitude à travers la sociologie des émotions durant le processus migratoire semble donc ici particulièrement pertinent. Ce sont en effet les liens de tous les secteurs de la vie des migrants qui sont impactés (amis, travail, famille, etc.) par ce déplacement géographique. Afin d’explorer les différentes questions mentionnées ci-dessus, cet article reviendra en premier lieu sur la solitude des migrants en sociologie puis sur la sociologie des émotions. Après avoir décrit la méthodologie, les résultats de ces réflexions seront abordés.
La solitude du migrant en sociologie
3La question de la solitude est intimement liée au récit des parcours migratoires en sociologie de la migration. Elle est mentionnée dans de nombreuses recherches9. Par exemple, sous la plume d’Abdelmalek Sayad, la migration est décrite comme un phénomène qui entraîne la mélancolie, l’anxiété, la tristesse, la souffrance, le désespoir et la solitude. Suivant l’évolution des recherches sur la solitude en sociologie, la sociologie de la migration porte son intérêt sur cette dernière en en suivant les thématiques abordées en sociologie de la solitude. Les recherches en sociologie de la migration peuvent être réparties en trois groupes distincts. Le premier concerne la question de la solitude et de l’isolement10. Il y a un consensus sur le fait d’associer la solitude à un sentiment, une expérience subjective, alors que l’isolement pourrait s’analyser via une quantification des liens. Des recherches plus ou moins récentes en sociologie de la migration reprennent cette distinction par exemple dans le domaine de la santé11. Par ailleurs, dans le droit français, il existait d’ailleurs la notion de « mineur isolé étranger » qui a progressivement été remplacée par le terme de mineur « non accompagné », gommant ainsi, selon la CIMADE, la vulnérabilité et l’isolement dans lesquels se retrouvent ces mineurs sans référent adulte.12 De nombreuses recherches se sont néanmoins penchées sur l’analyse de la solitude et de l’isolement de ces mineurs migrants non accompagnés. Une deuxième catégorie de recherche concerne la prise en compte des catégories sociales. Des recherches comparatives ont démontré que le sentiment de solitude est plus élevé dans certaines catégories sociales telles que les hommes ou des groupes sociaux marginalisés comme les sans-abris13. Dans ces mêmes perspectives, des recherches au Canada comparent le sentiment de solitude entre migrants et natifs et montrent que les immigrants ont tendance à se sentir plus seuls que les natifs14. Par ailleurs, ce sentiment de solitude ne semble pas s’atténuer avec le temps passé au Canada15. Par ailleurs, en prenant en compte le « besoin d’inclusion sociale », une recherche montre également que les refugiées et les non-migrants sont plus susceptibles de faire le lien entre la solitude (en tant que sentiment subjectif) et l’isolement que les migrants16. Une troisième catégorie de recherche questionne plus spécifiquement les liens, leur transformation et leur reconfiguration durant le processus migratoire. Des recherches abordent ainsi la multiplicité des liens par catégories (familiaux, amicaux, etc.) dans une perspective nationale ou transnationale17. D’autres questionnent « l’attachement » entre les personnes et la manière dont ceux-ci se distendent, se reconfigurent, se négocient à différents cycles de la vie. En effet, en écho à l’une des figures majeures de la solitude en sociologie, celle du mourant et des personnes âgées, des recherches se focalisent sur la solitude des migrants âgés et des femmes migrantes célibataires18. Enfin, des recherches abordent la solitude des migrants à travers la question de l’appartenance, et donc de la reconfiguration des liens sociaux (amicaux, familiaux, etc.) qu’entraine ce déplacement géographique. La solitude est ainsi parfois liée au « mal du pays »19. C’est dans cette catégorie que l’on peut également inclure les recherches qui prennent en compte la solitude des migrants et l’utilisation des nouvelles technologies. Ici aussi, ces recherches se trouvent dans la continuité des recherches en sociologie de la solitude qui s’est intéressée à l’utilisation des nouvelles technologies par les jeunes. Au sein de ces trois catégories ici évoquées certaines des recherches ont tendance à la quantifier ou reviennent sur le sentiment subjectif de la solitude20. D’autres recherches font la différence entre d’une part, le sentiment subjectif de la solitude en analysant la qualité plutôt que la quantité des liens et l’isolement qui se mesure de manière quantitative21. Néanmoins, malgré la richesse de ces différentes approches et de ces analyses, très peu d’entre elles font le lien entre la solitude et les émotions dans une perspective sociologique22.
La solitude en sociologie : un détour par les émotions
4Afin de prendre en compte les émotions qui font la solitude des migrants, nous allons maintenant faire un détour par la sociologie des émotions. La sociologie des émotions est une spécialité bien établie aujourd’hui. On retrouve en effet des groupes de travail dans de nombreuses instances telles que l’Association Internationale de Sociologie, l’Association Européenne de sociologie ou encore l’association de sociologie en langue française. Cette institutionnalisation s’est faite progressivement à partir des années 1980, surtout via la sociologie américaine et particulièrement la figure de la sociologue Arlie Horchild23. Cela ne signifie pas que les sociologues ne mentionnaient pas les émotions avant. Durkheim, Simmel, Weber, Mauss, et bien d’autres parlent des émotions24. Néanmoins, elles ne sont pas abordées comme un objet de recherche en tant que tel. Premièrement, les émotions sont des objets de recherches plutôt réservées à la psychologie, discipline dont devait se démarquer la sociologie lors de sa création. Deuxièmement, les émotions, dans la culture occidentale, sont prises dans les dichotomies : Rationnel/irrationnel ; nature/culture. Dans cette perspective, elles sont pour certains auteurs classiques un « obstacle à la rationalité sociologique »25. De plus, dans les recherches, elles seraient plus attribuables à certaines catégories de la population telle que les femmes, ou encore les populations des pays encore colonisés à l’époque de l’instauration de la sociologie. Ce n’est que dans les années 1980, grâce aux recherches féministes sur le care, entre autres, et aussi à l’évolution de la neuroscience, que ces dichotomies (nature/culture ; rationnel/irrationnel) se sont estompées. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui, « l’emotional turn » : le tournant émotionnel en sociologie26. Les émotions sont alors prises en compte comme un objet de recherche à part entière. De cette période, jusqu’à aujourd’hui, deux lignes directrices se retrouvent dans quasiment toutes les recherches : premièrement, la définition de ce que sont les émotions, deuxièmement, la question méthodologique.
5De nombreuses définitions sont données aux émotions en sociologie. Ces définitions tissent parfois des liens avec d’autres disciplines comme la philosophie, bien sûr, mais aussi la biologie, pensons par exemple à Darwin, ou encore l’histoire ou la géographie par exemple27. Les émotions sont un objet pluridisciplinaire et aussi polysémique. Par ailleurs, en sociologie, s’il n’y a pas de consensus sur ce que sont les émotions, nous pouvons néanmoins nous arrêter sur 4 points qui permettent d’esquisser une définition :
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Les émotions sont un « partage social ». C’est une langue avec une grammaire précise qui, comme le souligne Bernard Rimé : « évoque celle du dialogue »28.
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Deuxième point, les émotions sont presque toujours liées aux actions29. Le mot « émotion » provient du latin, plus précisément du verbe esmouvoir, qui signifie « mettre en mouvement », et du nom esmeute.
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Un autre point important pour prendre en compte les émotions est le fait que celles-ci soient des états transitoires, c’est-à-dire qu’elles peuvent changer avec le temps30.
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Enfin, en ce qui concerne la terminologie (émotions, sentiments, affect), les sociologues s’accordent en général pour ne pas faire de distinction, de ne pas faire de différence entre les émotions et les sentiments.
6Comme le souligne l’anthropologue américain John Leavitt, il faut tout d’abord s’intéresser à ces différences et surtout privilégier l’utilisation vernaculaire de l’objet que l’on souhaite étudier (1996). La sémantique et la symbolique qui l’accompagnent ne sont en effet pas universelles. La différence entre les émotions et les sentiments existe peut-être au niveau physiologique l’intérêt du sociologue ou de l’anthropologue n’est cependant pas de prendre en compte ces différences mais de les analyser en fonction des contextes, des pratiques, des cultures, d’un temps historique donné. Ainsi, afin d’analyser les émotions à un niveau sociologique et/ou anthropologique, il faut les comprendre dans toutes leurs acceptions possibles, au sein des groupes étudiés et aussi décrypter les théories vernaculaires à leur propos, c’est-à-dire la manière dont elles sont perçues et conceptualisées par la population étudiée31. Pour cet article, nous retiendrons la définition des émotions d’Arlie Hochschild. Pour elle, les émotions et les sentiments sont : le « résultat d’une coopération entre le corps, une pensée, une image »32.
7Revenons maintenant à la solitude. Au regard de la définition que nous venons de donner des émotions, nous pouvons partir du postulat que la solitude n’est ni une émotion, ni un sentiment mais qu’elle est composée de différentes émotions qui peuvent varier au cours du temps, c’est-à-dire que les émotions qui font la solitude sont des états transitoires liés à des pensées, des images. Et c’est dans cette perspective que la solitude peut être reliée à une sensation agréable ou désagréable. En analysant la solitude de la sorte, on comprend mieux pourquoi une personne peut avoir un sentiment de solitude tout en étant entourée socialement. D’autre part, un individu peut faire un « travail émotionnel » lui permettant soit de modifier les images et les pensées reliées à une émotion soit de modifier les émotions liées à ces images et pensées. En effet, selon Arlie Hochschild, les individus peuvent ressentir des émotions les poussant à utiliser une ou plusieurs techniques de « travail émotionnel » décrites ci-après afin de ne plus ressentir ces émotions. L’évocation ou la suppression sont des techniques de travail cognitives (cognitive work). L’évocation est la manière dont la « cognition vise un sentiment désiré initialement absent » et la suppression est la manière dont « la cognition vise un sentiment involontaire initialement présent ».
8Le travail cognitif implique le changement des sentiments ressentis par un individu. Il s’effectue par le changement des « images, des idées ou des pensées ». Les individus peuvent donc effectuer la technique de l’évocation ou de la suppression afin de modifier les émotions qui sont reliées à la solitude. Par ailleurs, les individus peuvent utiliser deux autres techniques de travail mentionnées par Arlie Hochschild. Ces deux autres techniques de travail se produisent sur le corps (body work). Selon Arlie Hochschild il y a d’un côté les « gestes de surfaces » (surface acting), de l’autre les « gestes profonds » (deep acting). Le travail sur le corps est une tentative des individus de changer leur état physiologique. Les « gestes de surface » sont les gestes qui peuvent exprimer une émotion sans que l’individu ne l’éprouve. Les « gestes profonds » définissent quant à eux deux actions émotionnelles différentes. La première action exprime l’émotion qu’un individu éprouve dans le moment présent. Pour la seconde, les individus vont agir afin de ressentir une émotion qu’ils ont ressentie dans le passé. Selon les émotions qui font la solitude, à un moment donné, un individu peut ainsi agir afin ne plus ressentir ces émotions ou au contraire pour les ressentir.
Méthodologie
9Essayer de comprendre quelles sont les émotions qui font la solitude ne peut se faire sans prendre en compte les modalités d’expression des émotions et donc, sans nous questionner sur la méthodologie. L’interrelation entre des phénomènes biologiques, psychologiques et sociaux, donne naissance aux émotions et paramètre leurs modalités d’expression. En effet, les émotions sont des phénomènes complexes qui découlent d’un processus neuronal envoyant des stimuli et des signaux qui se traduisent par l’activation des glandes sudoripares, lacrymales, etc., mais aussi de postures corporelles et/ou des mimiques du visage. Elles peuvent mobiliser l’expression de tout le corps et ne pas avoir besoin de mots pour s’extérioriser. Ainsi, les émotions peuvent être ressenties, exprimées physiologiquement, par l’hexis corporelle, l’expression faciale ou encore la parole. Les sociologues peuvent donc s’attacher à l’analyse de trois modalités d’expressions des émotions universelles : l’hexis corporelle (et l’expression paralinguistique), le discours et les pratiques (ou des actions non reflexes). Ce recueil de données peut s’effectuer grâce à l’usage d’outils méthodologiques dits classiques : la méthodologie quantitative ou qualitative33.
10 Revenons maintenant à la question de la solitude et des émotions. Notre objectif est ici d’explorer les relations entre les émotions et la solitude, c’est-à-dire qu’il s’agit de comprendre quelle émotion, pour quelle action et quelles images/pensées seraient liées à la solitude. En ce qui concerne la méthodologie, j’ai choisi ici d’analyser ce triptyque en m’attachant à l’expression de celui-ci à travers le discours des enquêtés. Pour ce faire, j’ai passé une journée dans une communauté Emmaüs en Ile de France où j’ai pu effectuer quatre entretiens. Les communautés Emmaüs ont été créé en 1954 par l’abbé Pierre et Suzanne Renard. C’est une organisation laïque qui lutte contre l’exclusion. Elles constituent des lieux d’accueil, de vie, de travail et de solidarité qui fonctionnent uniquement grâce à l’activité de récupération des compagnons d'Emmaüs, des personnes exclues accueillies de façon « inconditionnelle » pour une durée indéterminée. La communauté auprès de qui j’ai mené ces investigations exploratoires est composée d'une quarantaine de compagnes et compagnons, d'une vingtaine de bénévoles actifs, de deux responsables et cinq salariés locaux. Elle se situent en Ile-de-France. Essayons maintenant de tisser des liens entre le processus migratoire, les émotions, et la solitude en laissant la parole aux compagnons et compagnonnes de cette communauté.
Résultats
1. La solitude comme tristesse
11La migration entraine une reconfiguration des liens familiaux à un niveau transnational. En effet, la distance géographique a de multiples conséquences dont l’une des principales est la redéfinition de la famille à un niveau transnational. Les migrants ne peuvent plus partager de moment de co-présence avec leur famille restée dans leur pays d’origine. Pour certains d’entre eux, cela peut générer un « manque », « une perte » qui fait survenir un sentiment de tristesse comme l’évoque ici une interviewée :
« Ça déprime un petit peu car on avait l’habitude d’être en famille. Et c’est ça qui manque un petit peu car on avait l’habitude de parler ensemble, de rigoler ensemble, de sortir ensemble »
12Comme nous l’avons déjà souligné, les émotions sont liées à des images, des pensées et aussi à des actions. Ici, la tristesse est liée au souvenir de co-présence avec des êtres aimés. La tristesse est une émotion liée à un manque. Ainsi l’un des enquêtés à qui je demande si parfois il a des expériences de solitude, me répond par le silence, puis par les larmes et enfin par les mots :
« Ah ça non. Je vais essayer de parler mais si ça va trop profond, ça fait couler les larmes. Ce n’est pas de sa propre volonté que l’on quitte là-bas ».
13La solitude est pour cet enquêté directement lié au manque de sa famille restée dans son pays d’origine et de ce fait, elle est une expérience désagréable pour lui. La solitude dans ce cas n’est pas choisie et peut occasionnée des tourments. Afin de pallier ce manque, les individus vont agir via l’utilisation des nouvelles technologies qui leur permettra d’être en contact avec leur famille. Cette pratique transnationale permet de créer et de garder les liens, d’avoir une sensation de proximité avec les membres de sa famille. Cela passe par exemple par des échanges quotidiens via les réseaux sociaux, des appels :
« Je suis seul, je me sens seul. Parfois, j’ai envie de voir mes enfants. Dès fois, j’appelle mes enfants mais tu vois ce que je veux dire. Si tu n’es pas à côté. Ça fait mal, très très mal. Je les appelle mais ça fait un grand vide. C’est dur. Ah oui, c’est vraiment compliqué, c’est dur ».
14Néanmoins, comme nous le dit cet interviewé, cette facilité de contact ne peut pas remplacer la co-présence qui, elle, permet de toucher la personne, la prendre dans ses bras, partager le même espace. Les nouvelles technologies ne permettent pas d’inscrire une relation dans la continuité d’un quotidien. Une solitude spécifique à la migration peut également être envisagée par le fait que les individus se retrouvent dans des lieux qui les isole par exemple, en ne comprenant pas la langue :
« Question de solitude en fait, je n’avais pas le choix. Il fallait que je m’habitue. Si je ne m’étais pas habitué, je ne serais peut-être pas là aujourd’hui. J’étais avec d’autres personnes mais quand vous arrivez, vous ne savez pas parler français, les autres ils parlent français. Vous parlez un peu arabe ou vous parlez avec un petit accent alors on vous critique. A cause de ça, je préfère me retirer du groupe. Je préfère ne pas rester avec eux. Comme au début, je ne comprenais rien, je préférais rester à l’écart. Pendant de longues années, je n’ai pas parlé de ma famille et de ce qui m’est arrivé.
15Comme le note cet enquêté, le fait de ne pas parler la langue, de ne pas pouvoir communiquer, l’a isolé et l’a amené à faire l’expérience de la solitude.
2. La nostalgie dans la solitude
16La nostalgie est un sentiment impulsé par une séparation physique qu’elle soit géographique et/ou temporelle34. Pour se développer elle a besoin de la présence de l’absence et du manque du passé toujours sublimé. Cette idéalisation, qui peut être vue comme une défense face à la perte, fait que la nostalgie est à la fois liée à la tristesse et à la joie. Pour les interviewés, le sentiment de nostalgie en construction est lié par exemple à la perte d’une quotidienneté où les liens sociaux sont articulés différemment :
« Ben, ce qui me manque, tu sais en Afrique, quand tu termines ton boulot bon, tu pars chez tes amis, dans le maquis. Vous prenez un verre sous le soleil ou bien à la plage. Tu manges ce que tu veux. Ici, ben, même ce que tu veux manger il n’y en a pas ou c’est cher (…). Et puis, quand tu es en Afrique, les odeurs, tu vois la mangue par exemple. Ça ça me manque beaucoup. Ici, tout le monde est dans son coin. »
17C’est la perte progressive de ces liens sociaux qui vont donner lieu à la solitude et, à la nostalgie de ces moments partagés. De plus, les enquêté.es font également référence à ces « images, les pensées », ces souvenirs, qui ne sont plus partagées collectivement :
« C’est vrai qu’ici on est vraiment seul. C’est vrai qu’on est dans une communauté mais ce n’est pas pareil car ici chacun à sa culture, et c’est vrai que ce n’est pas pareil. Dès fois, tu peux parler, tu peux raconter mais pas à tous »
18Ce manque est celui de l’appartenance à sa communauté d’origine, c’est-à-dire d’avoir le sentiment de se considérer comme faisant partie d’un groupe » (Guilbert, 2005). La nostalgie favorise ainsi certaines pratiques telles qu’écouter de la musique, manger un plat typique du pays d’origine, continuer à pratiquer la langue, lire les journaux, etc. afin de rester liés avec sa communauté d’origine et de participer même si ce n’est qu’en pensée, à la vie sociale. Ce sont alors ces souvenirs parfois reconstitués qui peuvent de nos jours être partagés grâce aux technologies.
3. La solitude : entre sérénités et tourments
19Comme nous l’avons souligné en introduction, la solitude n’a pas toujours été conçu de manière « négative ». Le fait d’être seul, de se sentir seul a été mis en avant comme une expérience inhérente à l’humain et aussi par certains comme une expérience nécessaire, désirée. Ainsi, si la solitude a été pathologisée et peut entrainer des sensations désagréables, voir le suicide ; elle peut également être un état agréable pour certaines personnes, voire un besoin. Être seul permet une introspection intérieure souvent possible grâce à une certaine sérénité, un calme et une confiance sur le plan moral. Prendre le temps de s’échapper du monde pour se retrouver intérieurement afin de se retrouver est pour certain un besoin comme l’exprime ici une enquêtée :
« J’ai vraiment des fois envie d’être seule car des fois dans la solitude, on se retrouve un petit peu. On réfléchit ce que l’on doit faire. Améliorer ou plus faire. Le weekend, j’aime bien lire, écouter de la musique et me promener un petit peu. »
20L’appétence de solitude entraine ici un mouvement « d’aller vers » soi-même, d’aller vers son intériorité et donc de se retirer du collectif. En effet, la possibilité d’introspection intérieure qui peut s’ajuster avec la solitude, est sans doute plus facile lorsque l’on est seul physiquement.
21La solitude n’est pas forcément liée à une sérénité intérieure choisie et heureuse, elle peut également être un état « travaillé » afin de ne pas « s’habituer » à la vie en collectivité que propose Emmaüs, comme le dit ici par exemple un enquêté :
« J’arrive quand même à avoir des moments à moi car il faut. Je sais que ça ne va pas durer. Il ne faut pas que je m’habitue. Il y a un moment où je vais prendre mon projet en main et je vais me retrouver tout seul. Il ne faut pas que je m’habitue trop. J’aime bien, mais je ne me donne pas à 100% ».
22L’enquêté qui n’a vécu qu’en famille ou dans des associations proposant des hébergements, tente ici de créer des moments de solitude en pensant à son futur indépendant dans son propre logement. En effet, les compagnons et compagnonnes vivent en collectivité au sein des communautés Emmaüs. Ils travaillent ensemble, prennent leur repas ensemble, des sorties de loisirs sont aussi organisées mais chacun et chacune a sa propre chambre, ce qui leur donne un espace qui leur permet de s’isoler et de vivre cette solitude désirée.
« Moi, ça m’arrive souvent d’avoir envie d’être seul. Franchement, je vous le dis, des fois, je n’ai pas envie de descendre travailler. J’ai juste envie de rester à la maison tout seul. Je sais que c’est un peu compliqué car on est entré ici avec un but mais, il y a des moments où j’ai envie de parler avec personne ».
23A contrario, ce mouvement vers son intériorité peut-être plus difficile pour certaines personnes qui ont mentionné l’évitement face à la difficulté des moments de solitude où ils vont « trop réfléchir ». A la solitude sereine semble donc s’opposer une solitude tourmentée.
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24En conclusion, la prise en compte du triptyque « émotions », « actions », « pensées et images » nous a permis d’identifier trois composantes de la solitude des migrants. Nous avons vu que la tristesse liée aux délitements des liens avec la famille restée dans le pays d’origine entraine des pratiques transnationales qui ne peuvent pas remplacer de la co-présence. Vivre dans une communauté Emmaüs permet néanmoins de crééer ou de recréer un « esprit de famille » qui s’inscrit dans la quotidienneté de la co-présence. La nostalgie quant à elle peut être liée aux modifications de l’appartenance à la communauté d’origine. Ces moments partagés, ces souvenirs qui ne peuvent pas forcément être partagés au sein d’une communauté pluriculturelle entraine des pratiques spécifiques pour continuer à appartenir. Enfin, la solitude peut être un besoin, un choix. Ce retrait qui permet un « aller vers » son intériorité est possible grâce à un sentiment de sérénité. En effet, les tourments entrainent plutôt un évitement de ces moments de solitude. Cette exploration permet de mettre en exergue qu’il n’existe pas une solitude mais des solitudes. En effet, les migrants connaissent des moments de solitude qui sont à la fois choisis (comme le fait de se mettre en retrait pour aller vers son intériorité) et aussi subis (comme la solitude liée à l’éloignement familial). Si ces solitudes peuvent être momentanées ou durables, elles ne sont pas forcément des solitudes constantes mais plutôt des solitudes qui apparaissent sur des temps fragmentés et aussi passagers. L’analyse de l’agencement de ce triptyque est certainement une piste à explorer afin de mettre en lumière d’autres composantes de la solitude du parcours migratoire.