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Wahbie Long

Trouver l'autre : Réflexions sur la reconnaissance et l'étranger en soi

Finding the Other: Thoughts on Recognition and the Stranger Within

Texte traduit par Catherine Laurent

1« C'est une joie d'être caché mais un désastre de ne pas être trouvé ». Tels sont les mots du pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott (1965/1990, p. 186). Les enfants adorent jouer à cache-cache, mais seulement s'ils croient que vous allez venir les chercher. Nous naissons dans le monde, incapables d'entrer en relation avec les autres ; avec un peu de chance, nous évoluons dans un environnement qui répond à nos besoins primaires ; nous apprenons à accepter d’être bousculés et, avec le temps, nous devenons des êtres humains à part entière : des êtres en quête d'objet et en relation avec l'objet. C'est pour cela que la négligence est sans doute pire que la maltraitance. Être rencontré, être vu, considéré, admiré : ce sont là des aspirations universelles, même si les théories de la nature humaine — qui se heurtent au soupçon « d’essentialisme » — sont passées de mode depuis très longtemps.

2Lorsque nous repensons à notre propre enfance, qu'est-ce qui nous a fait le plus mal ? Est-ce le gribouillage coloré que nous offrions si fièrement à une mère trop fatiguée pour s'en soucier ? Ou est-ce ce moment où, à l'école maternelle, vous leviez la main, rempli d’excitation à l’idée que le maître allait vous reconnaitre en tant qu'enfant connaissant la réponse – avant d’être repoussé par le soupir d'irritation d'un adulte ? Ou est-ce ce jour où vous avez attendu que votre alcoolique de père vienne assister au match de football dont vous ne faisiez que parler depuis des semaines, tout en sachant qu’il était très peu probable qu’il vienne ? Quel effet cela fait-il d'être introuvable, invisible, non identifié, que ce soit par action ou par omission ? Est-ce destructeur ? Est-ce que cela remplit d’un sentiment de honte ? Oui. C’est un sentiment de honte qui émane des blessures narcissiques de l'enfance et dont beaucoup d'entre nous ne se remettent jamais complètement. La phénoménologie du sentiment d'amoindrissement : une chose en soi, ce froissement du moi en développement, une structure qui grandit mais qui est en train de s'effondrer, comme si elle explosait de l'intérieur.

3Les psychothérapeutes, quelle que soit leur école de pensée, reconnaissent tous l'importance de l'effet miroir. Lorsque le nourrisson se voit en reflet dans les réponses des personnes qui s'occupent de lui, il commence à se percevoir comme ontologiquement réel. Le nourrisson s'imprègne d'une architecture affective comprenant à la fois de l'étendue et de la profondeur. Le fait de se sentir vu favorise un sentiment de sécurité : avec le temps, l'enfant peut refléter les autres, faire preuve d'empathie à leur égard et établir ses propres relations nourrissantes et durables. Là où les choses se gâtent, c'est lorsque le miroir est totalement absent ou irrémédiablement brisé. Ce sont ces enfants que l'on ne retrouve jamais, dont le sens fondamental de la confiance en autrui et dans le monde a été compromis de manière indélébile. Selon le type et la gravité de la blessure, différents signes apparaissent, notamment le retrait schizoïde, les comportements névrotiques ou des troubles psychopathiques. Au fond, une solitude débilitante s'installe comme une caractéristique essentielle du rapport au monde.

4Mais la solitude ne doit pas être considérée uniquement comme le problème d'un individu peu sûr de lui. Il existe des raisons impérieuses de la considérer également comme un problème social. Sur le plan quantitatif, les études internationales sur la solitude fournissent des résultats contradictoires et difficiles à interpréter : nous ne connaissons pas l'ampleur du problème à l'échelle mondiale, tandis que les données sont très lacunaires dans les pays à revenu faible ou intermédiaire. Ce que nous savons, c'est que la solitude est désormais considérée comme un problème de santé publique : plusieurs études montrent clairement que nous sommes au cœur d'une « épidémie » de solitude et le Royaume-Uni est allé jusqu'à nommer, en 2018, le tout premier ministre de la solitude (Surkalim et al., 2022)

5Pour être clair, il ne s'agit pas d'un problème nouveau engendré par les confinements dus à la pandémie de Covid-19 et leurs conséquences en matière de santé mentale. Selon la récente enquête de la BBC sur la solitude - enquête menée auprès de 50 000 personnes réparties dans 237 pays sur les niveaux de solitude avant la pandémie - ce sont les jeunes hommes issus de cultures individualistes qui risquent le plus de se sentir seuls (Barreto et al., 2021). Même l'Amérique des années 1990, dans leur ouvrage classique moderne intitulé : Malgré un siècle de psychothérapie, le monde va de plus en plus mal, James Hillman et Michael Ventura écrivaient :

J’ai trente-quatre chaînes de télévision à ma disposition, je peux utiliser la télécopie et communiquer avec des gens n'importe où, je peux être partout à la fois, je peux prendre un avion pour aller à l’autre bout du pays, j'ai un appel en attente et je peux donc prendre deux appels en même temps. Je vis partout et nulle part. Mais je ne sais pas qui est mon voisin de palier. Qui vit dans l'appartement d'à côté ? Qui habite dans l’appartement 14-B ? Je ne sais pas qui c'est, mais je suis au téléphone, en voiture, aux toilettes, en avion, ma maîtresse est à Chicago, l'autre femme avec qui je partage ma vie est à Washington, mon ex-femme est à Phoenix, ma mère est à Hawaï, et j'ai quatre enfants qui vivent dans aux quatre coins du pays. Je reçois des fax jour et nuit, je peux me connecter sur toutes les bourses du monde et connaître le cours de toutes les marchandises, je suis partout, mais je ne sais pas qui habite dans l’appartement 14-B. (1992, pp. 40-41)

6(Notons que l'accélération du rythme de la connectivité au cours des trente dernières années fait paraître cette lamentation presque désuète). Erich Fromm a lui aussi écrit avec honnêteté sur le caractère stérile de la vie au milieu du XXe siècle. Si l’on regarde en arrière, le XIXe siècle est également plein d’enseignements : L'anomie de Durkheim, la cage de fer de Weber, l'objectivisme de Simmel, sans oublier le jeune Marx (1844/1988) et sa théorie de l'aliénation qu’il expose dans les manuscrits de Paris

7Certes, la théorie de l'aliénation - qui était autrefois un pilier de la théorie critique – s’est effacée à la fin des années 1970, mais pas parce que nous avions découvert comment « chasser le matin, pêcher l'après-midi, élever du bétail le soir, et critiquer après le dîner... sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique » (Marx & Engels, 1845/1998, p. 53). À cette époque, le marxisme est en plein déclin : 1) l'impact de l'anti-humanisme althussérien sur les premiers travaux de Marx qui étaient influencés par Hegel ; 2) le rejet général par le marxisme analytique des travaux considérés comme trop métaphysiques ; 3) l'accent mis par les staliniens sur un marxisme économico-scientifique ; 4) la naissance du postmodernisme et du relativisme épistémologique qui l'accompagne et qui met à mal l'hypothèse de la théorie de l'aliénation d'une vérité sous-jacente sur le monde ; 5) le passage de l'industrie extractive lourde à l'industrie légère des services ; 6) le transfert de la sociologie du travail des départements de sociologie vers les écoles de commerce qui se sont concentrées sur des concepts non critiques tels que le « stress » et l'« équilibre entre vie professionnelle et vie privée » ; 7) les améliorations objectives des conditions matérielles et symboliques des subalternes qui ont modifié le paysage sociologique et matériel sur lequel la théorie de l'aliénation avait été construite ; et enfin, 8) l'hostilité malheureuse entre les théoriciens marxistes et les chercheurs travaillant sur l'aliénation (Yuill, 2011).

8Pourtant, la théorie de l'aliénation fait un retour en force ces derniers temps. Rahel Jaeggi (2014), par exemple, nous fait réfléchir sur ce qu’elle décrit comme des relations d'absence de relation, raccourci utile pour conceptualiser la solitude inchoative de ce 21e siècle d'hyper-connectivité, avec son mélange enivrant de conflits de masse et de complaisances. Cette relationnalité déformée n'est nulle part plus évidente que dans la crise dite des migrants, dont Mouammar Kadhafi a fait un levier mémorable en menaçant de « noircir l'Europe » (Urbina, 2021, par. 9). Et, selon la Banque mondiale, le changement climatique au cours des 50 prochaines années entraînera le déplacement d'environ 150 millions de personnes - principalement du Sud - avec des conséquences démographiques évidentes pour un Nord global qui - du point de vue du Sud, en tout cas - semble de plus en plus méfiant à l'égard des étrangers.

9Pour beaucoup, c'est le sentiment d'avoir perdu la maîtrise d'un monde envahi par des étrangers qui s'installe. Les angoisses paranoïaques de contamination abondent. L'ordre civilisationnel - la nation elle-même - est en danger. Des murs sont érigés, parfois de vrais murs de béton, ultimes remparts désespérés contre les hordes barbares qui se massent aux portes. Des cages sont construites, des canots pneumatiques sont interceptés, les indésirables sont considérés comme relevant de la responsabilité du Rwanda. On pense à l'Afrique du Sud de l'apartheid et à son fameux système de laissez-passer, sous-tendu par une peur obsessionnelle et bureaucratisée de l'Autre racial.

10Il semble qu'il y ait peu de chances de parvenir à un regard en miroir fidèle, de développer une sensibilité aux difficultés matérielles, sociales, psychologiques et existentielles des réfugiés et des personnes déplacées. Les mésaventures de la politique étrangère connaissent un rebond spectaculaire, ce qui ne contribue guère à calmer les appétits apparemment insatiables pour l'exercice de la guerre. L'ambivalence des nations « leaders » face au changement climatique peut également être vue comme une indifférence face aux ravages causés aux moyens de subsistance des populations les plus vulnérables du monde - touchées de manière disproportionnée alors que les cinquante pays les plus sous-développés ne sont responsables que d'un pour cent de nos émissions de gaz à effet de serre.

11Il convient de rappeler que, dans la première moitié du XXème siècle, des millions d'Européens ont été ces réfugiés et ces personnes déplacées ; au sens propre du terme, ils sont eux aussi étrangers à ces terres. Une interprétation peu charitable parlera d'une « identification à l'agresseur », mais il est plus probable qu'il s'agisse du simple fait qu'en tant qu'êtres humains, nous ne vivons pas assez longtemps pour tirer les leçons de l'histoire. Au lieu de cela, une amnésie collective nous aide à oublier le principe psychologique primaire selon lequel nous sommes toujours des étrangers - d'abord et avant tout à nous-mêmes. Nous préférons projeter cette étrangeté sur les Autres - avec un « A » majuscule – ceux qui sont l’objet de tous nos dénigrements. Cette situation ressemble étrangement à la psychologie des colonisateurs qui identifient dans les indigènes ce qui relève en réalité de leurs propres fantasmes (inconscients), justifiant ainsi le déchaînement de toutes sortes de cruautés. En 1956, le psychanalyste français Octave Mannoni écrivait que les colonisateurs étaient motivés non seulement par leur propre misanthropie, mais aussi par un sentiment aigu d'infériorité, atténué par des prouesses technologiques et industrielles surdimensionnées.

12Qu'en est-il alors de l'intrus ? Il arrive aux portes en s'efforçant d'entendre les sons inconnus de personnes qui sont - pour lui - des étrangers. Mon grand-père paternel - un migrant économique de Chine continentale - est arrivé dans la ville portuaire sud-africaine d'East London dans les années 1920. Il peut retracer son ascendance sur près d'un millénaire. Malgré cela, il a dû acheter un nom de famille - Loong - qui, dans la main inculte d'un fonctionnaire des docks, devient Long : un seul "o" et près de mille ans d'histoire mis de côté pour créer un sujet intelligible et anglicisé. Mon grand-père maternel connaît le même sort, bien qu'il l'ai choisi librement. Son nom de famille est Raganie - signe d'une descendance de générations d'esclaves indonésiens, amenés au Cap dans les années 1600 par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Il est tailleur de métier - encore un étranger dans l'ordre colonial - et décide de changer son nom de famille en Abrahams. Il pense que cela l'aidera à s'élever dans la société. Je pense à une phrase du Talentueux M. Ripley : « J'ai toujours pensé qu'il valait mieux être un faux quelqu'un qu'un vrai rien ».

13Des deux côtés de ma famille - une moitié musulmane, l'autre confucéenne, séparées par 700 miles de côte sud-africaine - l'étrangeté se confond, transformant les mots, les affects et les biographies, traversant les générations, et cette connaissance de l'intérieur de l'étrangeté se matérialise maintenant dans le sang. Mes grands-pères : deux étrangers qui ne se rencontreront jamais. Tous deux font l’expérience de ce qui deviendra, avec le recul, une rencontre déterminante avec une bureaucratie d'État dotée du mystérieux pouvoir de dignifier ou d'avilir. L'un se considère béni par un changement de nom, tandis que l'autre - désormais réduit – transmettre à ses enfants une sensibilité aigue à l'égard de la moindre marque de manque de respect.

14Il va sans dire que cette confrontation avec un donneur de noms officiel n'est qu'un début. La puissance de la loi va continuer de s’imposer à ces deux hommes et, plus tard, à leurs jeunes familles. Ils se verront contraints de prendre des décisions imparfaites et lourdes de conséquences en matière de mariage, de logement, d'éducation, de carrière - le tout dans un pays qui assigne aux personnes de couleur « marron » et « jaune » leurs propres « zone[s] de non-être » (Fanon, 1952/2008, p. 2). Il est impossible de donner ici tous les détails : il suffit de dire qu'un siècle plus tard, aucune branche de ma famille ne se sent appartenir à un courant sociétal dominant. Descendants d'esclaves, de migrants et de réfugiés, nous restons obstinément à 'écart - nous faisons partie de l'histoire, mais nous en sommes à l'écart - et nous sommes toujours hantés par l'histoire.

15C’est un processus lent qui s’opère ici, tel une rumination. Une fixation est à l'œuvre, impliquant une activation du thymos - mot utilisé par les Grecs anciens pour désigner la partie de l'âme qui a soif de respect - non pas au sens de l'estime, mais du respect en tant que reconnaissance. Pour Hegel - via Alexandre Kojève – l’histoire de notre espèce est l'histoire d’une bataille pour la reconnaissance. L'intrigue commence avec des guerriers qui en soumettent d'autres par la force, puis établissent une hiérarchie de l'être : les maîtres sont reconnus par leurs esclaves, mais la misère de ces derniers invalide l'acte de reconnaissance. Cette catastrophe signifie que la lutte pour la domination ne s'arrêtera jamais ; quant aux esclaves, la question de leur reconnaissance ne se posera pas.

16Nous sommes aujourd'hui à l'ère des hiérarchies imbriquées : racisme, sexisme, classisme, discrimination fondée sur la capacité physique. Ce ne sont là que quelques-uns des suspects habituels, dont la persistance nous rappelle que le problème de l'Autre, du Non-Moi, de l'Étranger, n'est toujours pas résolu. Nos miroirs sont brisés de manière récurrente : assaillis par des angoisses primitives, nous répétons les erreurs de reconnaissance, rabaissant ce qui n'est simplement pas familier. Être noir, femme ou pauvre est une chose, mais demander à être considéré parmi les marginalités qui se croisent en est une autre. Mépris, rejet, détention, déportation : avec peu de capital économique, social ou culturel à faire valoir, il n'y a pas d'armure pour déjouer le type d'agression légale dont est victime un individu déjà assiégé. Pour quiconque est pris dans l'engrenage des marges, la honte submerge sans relâche et ses séquelles psychologiques forment un cercle vicieux - misère désespérée, repli sur soi alcoolique et criminalité envieuse et rancunière - tout cela est interprété par la droite dure comme la preuve d'une « incompatibilité culturelle ». On peut supposer que c'est le genre de raisonnement que Malcolm X avait à l'esprit lorsqu'il a déclaré : « Je n'ai ni pitié ni compassion pour une société qui écrase les gens et les criminalise ensuite parce qu'ils ne sont pas capables de se tenir debout sous le poids » (1965, p. 22). Ainsi, traînant dans la camisole de force et les menottes bureaucratiques, un autre nom imprononçable dans une mer de corps administrés, le réfugié est « enfermé dans cette objectivité écrasante » (Fanon, 1952/2008, p. 82), encerclé par un monde implacable.

17Bien sûr, l'expérience de la solitude n'est généralement pas aussi spectaculaire ; elle prend souvent des formes plus prosaïques. La pandémie de Covid-19, par exemple, a mis en lumière « les vies peu magnifiques des adultes » (The National, 2007) : elle a fonctionné comme une sorte de niveleur social, prouvant le point relativement peu controversé que, si vous aviez la chance d'éviter l'infection ou d'y survivre, vos relations proches seraient probablement la seule chose qui vous permettrait de vous en sortir. Différentes études ont abouti à des conclusions différentes, mais si nous pouvons affirmer quelque chose à propos de ce cauchemar mondial partagé, c'est ceci : dans les sociétés WEIRD – (Western, educated, industrial, rich and democratic, soit occidentales, éduquées, industrialisées, riches et démocratiques) - les niveaux de solitude ont encore augmenté depuis le début de l'année 2020 (Ernst et al., 2022). Qui plus est, les pandémies sont en passe de devenir la nouvelle norme, car l'interface homme-microbe continue de se transformer et d’évoluer dans des directions incertaines et imprévisibles.

18Dans un article paru récemment dans le New Yorker, Amanda Petrusich aborde les thèmes suivants :

« ... ce ne sont pas les grandes dévastations, mais l'étrange petit malaise qui semble être une condition préalable à l'être humain. La méditation transcendantale, le Pilates, le curcuma, le quartz rose, la lumière directe du soleil, le jogging, le lait d'avoine, l'hygiène du sommeil ou la psychanalyse ne peuvent en aucun cas atténuer la tristesse ambiante. Une partie de cette tristesse est certainement existentielle - nos vies sont temporaires et impénétrables ; la mort est obligatoire et éternelle - mais une autre partie semble plus quotidienne et progressive, la lente accumulation de pertes ordinaires. Il y a peut-être une personne que vous avez aimée mais que vous avez perdue de vue. Un ami qui a déménagé dans une nouvelle ville. Un pommier qui se trouvait devant la fenêtre de votre chambre et qui a été rasé pour faire place aux câbles de l’internet à haute vitesse. Un vieux chien. Un ancien collègue. Nous sommes toujours en train de perdre, de quitter ou d'être quittés, d'une manière à la fois insignifiante et considérable ». (Petrusich, 2023).

19Ériger des murs dans le monde extérieur ne peut pas nous sauver de l'impact de telles pertes - ni les pertes existentielles, ni les pertes dévastatrices, et certainement pas les pertes ordinaires. En fait, enfermer le monde revient à s’enfermer soi-même, comme le prouve l'Afrique du Sud postapartheid. Depuis le milieu des années 2000, les psychanalystes décrivent la mélancolie raciale de leurs homologues blancs : l'inversion juridique - sinon matérielle - de l'ordre social a fait entrer la plupart des Sud-Africains blancs dans l'impasse existentielle de Kojève, incertains de leur position. Après tout, les années d'apartheid ont donné un sentiment de mission, les personnes de couleur étant mises à l'écart de la vie nationale - symboliquement, sur le plan de l'éducation, de l'emploi et de la géographie. De plus en plus cependant, à mesure que la réalité de l'intégration raciale s'est imposée, de nombreux Blancs se sont retirés dans leurs propres enclaves protégées – « des communautés fermées, protégées par de hauts murs, des barbelés électrifiés, des circuits de télévision fermés et des armés privées » (Long, 2017, p. 308) - tout en devant mémoriser des codes utilisateur pour une pléthore de claviers alphanumériques leur permettant de franchir leur propre porte d'entrée. S'enfermer revient sûrement à s'emmurer : même si - comme l'a fait remarquer Sartre – « l'enfer, c'est les autres », il n'en reste pas moins que notre survie psychologique dépend d'eux.

20Considérons un autre scénario connexe : le théoricien du complot, assis seul devant son ordinateur, qui envoie ses messages de ruines aux petites heures du matin. Nous en avons tous lus certains : des pédophiles adorateurs de Satan dirigent la politique américaine... Le 11 septembre était un coup monté de l'intérieur... Les vaccins contre la Covid-19 contiennent des puces 5G pour contrôler la population... L'assassin potentiel de Malala Yousafzai était Robert de Niro qui se faisait passer pour un homéopathe ouzbek. Comme vous pouvez le constater, il n'y a pas de message politique identifiable pour celles et ceux qui colportent ces messages complotistes et celles et ceux qui y croient. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas spéculer sur leurs attributs psychologiques, le premier étant qu'ils.elles sont, pour la plupart, des gens ordinaires comme vous et moi.

21Lorsque nous sommes confrontés à une série d'événements apparemment aléatoires, le fait que nous essayions de leur donner un sens en cherchant des modèles ou en leur attribuant une agence et une intentionnalité, même lorsqu’il n'y en a pas, ne constitue pas une preuve de psychopathologie (Douglas & Sutton, 2018). Il s'agit de processus socio-cognitifs élémentaires. La projection est un autre mécanisme que nous déployons lorsque nous essayons de comprendre les événements mondiaux. Nous pouvons nous insérer consciemment dans une situation et nous demander si nous aurions agi de la même manière si nous avions été confrontés à un ensemble de circonstances similaires. (Par exemple, auriez-vous ordonné l'assassinat de la princesse Diana si vous étiez la reine et pensiez que le sort de la famille royale était en jeu ?) Ou bien, à un niveau inconscient, nous pouvons nous distancier de nos motivations socialement inacceptables en les imputant à d'autres. Quoi qu'il en soit, il s'agit de stratégies naturelles pour gérer les événements du monde. D'un point de vue épistémique, nous sommes tous théoriciens du complot, à un degré plus ou moins élevé.

22L'esprit complotiste étant plus répandu qu'on aurait pu le croire – après tout, près d'un Américain sur six est un adepte de QAnon (Public Religion Research Institute, 2022) - il convient de noter les coûts sociaux potentiels du phénomène. La croyance dans les théories du complot est associée à une augmentation des préjugés et du radicalisme, ainsi qu'à une baisse de l'engagement politique et de l’implication sur le lieu de travail (Douglas et al., 2019). Dans un monde globalisé et polarisé, ce sont des perspectives qui nous concernent tous. Certes, l'attrait croissant pour les théories du complot témoigne d'un effondrement de la confiance du public dans les autorités et les institutions : une sorte d'anomie s'est installée alors même que le paysage politique devient imprévisible et est par conséquence ressenti comme étant indéchiffrable. En raison d'une anxiété et d'une impuissance croissantes, notre lien à l'ordre social devient de plus en plus ténu, ressemblant un peu à une version remaniée de mai 1968. Il est intéressant de noter qu'un nombre croissant d'études documentent aujourd'hui les liens entre les styles d'attachement anxieux - établis très tôt dans la vie - et la probabilité de croire aux théories du complot. C'est comme si les expériences négatives vécues dans l'enfance avec les personnes chargées de prendre soin des enfants se manifestaient plus tard par des difficultés à s'attacher à des figures d'autorité (Douglas & Sutton, 2018). Il ne s'agit pas ici de trouver des excuses aux formes délinquantes du leadership mais simplement d’observer le fait que nos histoires individuelles sont indubitablement impliquées dans la façon dont nous nous comportons dans la sphère politique.

23J'ai esquissé les contours de trois personnages centraux de la vie du début du 21e siècle : le migrant, le survivant d'une pandémie et le théoricien du complot. Chacun d'entre eux peut être considéré comme une personne solitaire, anxieuse et ambivalente, qui tente de survivre dans un monde de plus en plus dangereux. Dans les dernières décennies du XXe siècle, Ulrich Beck et Anthony Giddens ont écrit sur cette « société du risque » et son mode de gestion inquiet des menaces – ce qui caractérise de manière inéluctable la vie à l’époque moderne. La nature de ces risques est telle - terrorisme, changement climatique, intelligence artificielle, épidémies - qu'il est pratiquement impossible de continuer à croire en la capacité de nos dirigeants à nous protéger. Les gouvernements réactifs réussissent dans certains cas, mais échouent dans d’autres ; ils ne réussissent pas - et ne peuvent pas réussir - tout le temps. Au niveau de la société - comme pour les enfants en bas âge et les personnes qui s'en occupent - un lien de méfiance doit se former entre les citoyens et les autorités, ce qui se traduit par des niveaux d'anxiété élevés. Nos inquiétudes les plus profondes ne sont pas contenues et donc pas métabolisées, tandis que des réactions de défenses immatures - principalement le clivage et la projection : vous êtes soit avec nous, soit contre nous - prennent le dessus. Dans les situations de débordement de l’affect, il devient difficile de répondre de manière appropriée aux autres personnes : nous ne pouvons renvoyer une image fidèle de nous-mêmes ni évaluer avec précision les intentions d’autrui.

24C'est ainsi que nous nous retrouvons seuls à soliloquer dans l'arrondissement le plus dangereux qui soit : celui de notre propre esprit. Dans ses réflexions sur l'amour, Rainer Rilke décrit le bien suprême d'une relation entre deux personnes :

« ... celle où chacun nomme l'autre gardien de sa solitude, et lui témoigne cette confiance, la plus grande qu'il soit en son pouvoir d'accorder. L'union entre deux personnes est une impossibilité, et lorsqu'elle semble néanmoins exister, c'est un rétrécissement, un accord réciproque qui prive l'un ou l'autre, ou les deux, de leur pleine liberté et de leur épanouissement. Mais une fois acceptée le fait que, même entre les êtres humains les plus proches, des distances infinies continuent d'exister, une merveilleuse vie côte à côte peut se développer, s'ils parviennent à aimer la distance qui les sépare et qui permet à chacun de voir l'autre dans son ensemble et dans un ciel immense ! » (Rilke, 1975, p. 34.)

25Rilke appelle à laisser de l'espace à l'autre : « Il ne s'agit pas de créer rapidement une communauté d'esprit en abattant et en détruisant toutes les frontières » (ibid.). Nous ne pouvons ni ignorer ni anéantir l'étranger qui réside dans l'autre. Mais pour aimer cette distance entre nous, nous devons d'abord renouer avec notre propre étrangeté. En d'autres termes, nous sommes tous divisés intérieurement - nous possédons un inconscient personnel - parce que certaines choses sont vraiment trop horribles pour être admises au niveau conscient. Une façon de connaître l’étranger en soi est de faire ce que font les étrangers : voyager, comme le berger dans l'Alchimiste de Coelho (1993), qui découvre que le trésor qu'il est allé chercher était avec lui depuis le début. Michel de Certeau arrive à une conclusion identique dans L’Invention du quotidien : « nous voyageons à l'étranger pour découvrir dans des pays lointains quelque chose dont la présence chez nous est devenue méconnaissable » (de Certau, 1984, p. 50). Et Muhammad Asad soutient le même point dans Le chemin de la Mecque, que c'est « ... là seulement... que réside le sens de toute errance : prendre conscience de l'étrangeté du monde qui vous entoure et réveiller ainsi votre propre réalité, personnelle et oubliée » (1954, p. 144).

26Je suis parti à la recherche de mon inconnu au début de l'année 2005, au Soudan. Agé d’une vingtaine d’années, j'avais la nostalgie du désert, cultivant le fantasme idiot de faire halte à la lisière du Sahara dans une Ferrari et de l'abandonner, pour ne garder qu’une théière et rien d'autre. J'étais loin de me douter qu'en choisissant la plus grande masse continentale du continent africain à l'époque, j'avais choisi de me « trouver » dans un pays décrit par un auteur de récits de voyage comme « une Inde sans aucune caractéristique rédemptrice ». Je suis arrivé à Khartoum à la nuit tombée. Khartoum est une ville dont je ne pouvais ni parler ni comprendre la langue - l'arabe. Pour ne rien arranger, mes bagages avaient été égarés et il me fallut attendre quelques jours avant qu'ils ne me soient rendus. Recueilli par un étranger auquel j'étais moi-même étranger, j'ai dormi à la belle étoile cette première nuit, m'accrochant à des chèques de voyage et au peu d'argent que j'avais. Le lendemain, j'ai rencontré un autre étranger, puis un autre, et encore un autre, pour finalement dériver vers le nord, le long du Nil, jusqu'à la frontière égyptienne. Pour faire court, après quelques mois, j'ai redécouvert ce qui était devenu méconnaissable dans ma vie au Cap.

27Mais ce n'est pas la raison pour laquelle je raconte cette histoire. Je la partage parce que mes amis soudanais ont aimé la distance qui nous séparait, m'ont fait de la place et ont immédiatement accepté mon étrangeté. Ce n'est pas une aberration : les voyageurs qui se rendent au Soudan sont souvent envahis d’un sentiment d’humilité - voire de stupéfaction - par la chaleur désarmante des personnes qu'ils rencontrent. Si certains considèrent l'hospitalité arabe comme imprudente, d'autres y voient la tradition intemporelle de l'hospitalité du désert : la dhiyafah (Asad, 1954). Et puis il y a la question de Julia Kristeva (1991, p. 182), qui nous révèle quelque chose d'un tout autre ordre : « Comment tolérer un étranger si l'on ne se sait pas étranger à soi-même ? » On se demande alors qui sont les véritables hordes barbares qui se massent aux portes.

28Pour être clair, je ne plaide pas en faveur de l'accueil aveugle des étrangers : ce n'est pas sans raison que nous disons sans cesse à nos enfants : « Ne parle jamais aux étrangers ». En fait, la crise actuelle au Soudan peut être interprétée - d'un point de vue psychologique - comme une mise en garde à ce sujet. Au début des années 2000, le gouvernement de Khartoum menait des guerres sur trois fronts : à l'ouest au Darfour, au sud animiste et à l'est du pays. Seule la région du nord, terre ancestrale de l'élite dirigeante, était épargnée par les conflits. Lors de ma deuxième visite en 2007, cette fois en tant que soldat de la paix de l'Union africaine et des Nations unies, je me suis demandé comment les habitants pouvaient être si accueillants envers les étrangers et si sadiques les uns envers les autres. J'ai vu les villages dévastés du Nord-Darfour, enfants sans père, les femmes traumatisées ; j’ai été témoin de la dévastation psychique qui planait dans l'air, tout cela à une époque où la soi-disant « guerre contre le terrorisme » allait dans la direction opposée, c'est-à-dire le nationalisme virile et cocardier des États-Unis face à un prétendu « axe du mal ». Quand j'y pense aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de me demander si la générosité soudanaise envers l'étranger n'est pas une manière de compenser contre les terreurs d'un moi de l’ombre, tout comme l'hostilité de l'Occident envers les étrangers implique la projection de sa propre part d'obscurité. Alors que l'Occident pourrait se contenter de moins de murs, le Soudan aurait peut-être pu en avoir plus. L’équilibre est délicat : quand il y a trop de murs, on a trop peur de penser, et quand il n’y en a pas assez, le résultat est le même.

29Je ne plaide donc pas non plus en faveur d'une balkanisation de la planète, mais je pense qu'il y a un temps et un lieu pour les murs. Dans le monde de la psychothérapie, nous ne parlons pas de murs en tant que tels, mais nous parlons de limites, ou cadre. C'est le cadre qui protège la relation entre des étrangers : Le mardi à 17 heures, qu'il pleuve ou qu'il vente, le patient sait que le thérapeute sera là. La régularité, la routine, le rituel : tout cela rend la pensée possible. Et penser, c’est ce dont nous avons besoin, aujourd'hui plus que jamais. C'est ce qui nous permet de nous asseoir avec notre moi - deux mots - afin de digérer, de métaboliser, de traiter le genre de choses que nous avons le plus de mal à accepter : notre étrangeté intérieure, plutôt que l'étrangeté que nous ne voulons voir que chez autrui. Idéalement, avec le temps, le patient devient son propre thérapeute : il apprend à construire un cadre interne qui lui permet de continuer à penser à son étrangeté, par lui-même.

30Il va sans dire que l'analyse de masse ne peut pas résoudre le problème de reconnaissance de Hegel. Ce que je propose à la place, c'est une épistémologie du doute. Nous ne nous connaissons pas aussi bien que nous le pensons - même si, à l’heure du néolibéralisme fondé sur des valeurs telles que l'information, le consentement, la liberté et le choix, nous ne tenons pas à ce que nos progrès soient brisés de cette manière. Beaucoup d'entre nous rejetteront cette proposition, à savoir qu'il existe une région à l'arrière de notre esprit dont nous sommes largement inconscients - même si les neuroscientifiques admettent aujourd'hui que la majeure partie de l'activité mentale se déroule en dehors de notre conscience. Mais si nous sommes prêts à admettre, ce qui reste radical, que nous sommes des créatures qui se trompent elles-mêmes, alors la soumission - un concept confucéen - plutôt que l'affirmation agressive de soi devient un idéal qui vaut la peine d'être poursuivi. Cela donnerait un ensemble intéressant de politiques étrangères et intérieures : le doute, l'ambivalence et l'humilité produiront certainement des sociétés différentes de celles produites par la conviction, la certitude et la sincérité - comme dans « sincèrement, nous envahissons votre pays pour votre bien » ou « nous vous renvoyons d'où vous venez parce que, en toute sincérité, vous représentez une menace pour notre ordre social ». Les actions peuvent être jugées à l'aune des intentions - et la sincérité peut sembler une bonne intention - mais c'est aussi ce genre d'intention qui ouvre la voie à l'enfer.

31C'est ainsi que nous revenons à Winnicott, à la danse de la séparation et de la parenté, de la solitude et de l'appartenance, au fait d'être caché et d'être trouvé. Il peut sembler à peine croyable que, dans un village global où les possibilités de connexion humaine sont sans précédent et accrues par les technologies, une solitude insondable règne. En réalité, l'aliénation sociale qui imprègne la vie moderne existe depuis très, très longtemps. Fredric Jameson (2002) reconstitue l'unité de la « horde primitive » préhistorique qui, sous le poids de forces économiques irrésistibles, s'est scindée au fil des millénaires, nous réduisant finalement aux automates jetables symptomatiques du capitalisme tardif. Les erreurs de reconnaissance qui vont de pair avec les "-ismes" de notre époque ne font qu'exacerber cet isolement. Que nous soyons ceux qui font honte ou ceux qui sont honteux, nous finissons – tous et toutes - par nous retrouver derrière des murs, internes ou réels. Et pourtant, paradoxalement, nous avons besoin de ces murs de solitude pour penser correctement : d'abord pour connaître et assumer notre étrangeté, puis pour reconnaître et honorer la personne à côté de nous. Nous avons tous besoin d'être cachés - et nous avons tous besoin d'être trouvés.

32Pour Jameson, tous les produits esthétiques reflètent notre existence aliénée. Il fut un temps, en d'autres termes, où l'art n'était pas nécessaire. Décrivant la fragmentation des cinq sens, il explique comment, dans le cas de la peinture, « la mission de ce langage exacerbé et autonome de la couleur [était] de restaurer au moins une expérience symbolique de gratification libidinale dans un monde qui en était dépourvu, un monde d'extension, gris et simplement quantifiable » (2002, p. 48). C'est par l'art que nous nous rachetons ou, pour reprendre les mots immortels de Nietzsche, « nous possédons l'art de peur de périr de la vérité » (1901/1968, p. 435). En fin de compte, c'est peut-être là la plus haute expression de toute forme d'art : nous devons nous cacher si nous voulons nous trouver les uns les autres.