Le vers discordant d’Alfred de Vigny
1C’est par ces mots que Jacques-François Ancelot, que le récent succès de son Louis XI avait propulsé sur le devant de la scène littéraire parisienne, modérait le « talent de M. le comte Alfred de Vigny », peu après la parution, en 1822, du premier recueil de Poèmes de l’auteur, lesquels n’étaient pas encore qualifiés dans le titre d’« antiques et modernes ». Deux ans plus tard, dans La Muse française, Victor Hugo écrit quelques lignes pour soi-disant défendre le poète, suite à la polémique qu’avait suscitée la publication par ce dernier du poème « Éloa » dans cette même revue ; mais si lui aussi considère que « le talent de M. de Vigny a singulièrement grandi », il égrène curieusement, même si c’est pour les écarter, les nombreux défauts qu’on avait trouvés à sa poésie : « De graves négligences dans l’ordonnance de ce poème2, l’incohérence des détails, l’obscurité de l’ensemble, les singularités d’un système de versification qui a bien sa grâce et sa douceur, mais qui a aussi ses défauts particuliers3 ». De même, l’année suivante, Henri de Latouche, qui combattait la monarchie et détestait les jeunes romantiques, écrit dans le Mercure du XIXe siècle, la revue qu’il venait de créer : « j’entends accuser M. de Vigny d’obscurité […] j’ajouterai même que cette obscurité est un grave défaut4 », avant de critiquer la vision de la société qui se reflète dans l’œuvre du jeune poète. Et, en 1829, suite à la parution de la seconde édition des poésies de Vigny, Charles Magnin, qui s’était fait connaître par quelques comédies aujourd’hui oubliées, et qui œuvrait comme journaliste au Globe, un journal libéral, rappelle que, « [à] entendre les premiers lecteurs, M. Alfred de Vigny était un écrivain d’une incorrection révoltante ; prétentieux, obscur, à idées laborieusement inintelligibles5 ». L’impression que procurait en son temps la poésie de Vigny, la voix qu’il y faisait entendre, et la forme que prenait celle-ci, tout cela s’est attiré dans les années 1820 des qualificatifs peu enviables, tels que « vicieux, négligent, incohérent, incorrect, singulier, obscur », et, celui qui était alors la condamnation suprême en un temps où la frontière entre le vers et la prose était pensée comme irréfragable, « prosaïque » (voir Gouvard, 2023). L’objectif de cet article sera d’éclairer comment la forme propre au vers de Vigny contribue à produire un tel effet de prose, tout en montrant que, loin d’être un « défaut », une « faute » ou une « incorrection », pour reprendre les termes des censeurs qui viennent d’être cités, elle participe au contraire à l’expression du sens par les effets qui lui sont attachés, et ce, justement parce que ceux-ci apparaissent au fil d’un discours soumis à une mesure, un mètre.
Rejeter les noms
2Jacques-François Ancelot, en 1822, attribuait la singularité des poèmes de Vigny aux « rapports frappants entre le talent d’André Chénier et celui de M. de Vigny », tout en concédant qu’il ne s’agissait que d’« une de ces ressemblances de famille qui sont moins dans l’exacte similitude des traits que dans l’ensemble de la physionomie » (GF, p. 427). Pourtant, Vigny semble bien avoir emprunté à son aîné un goût pour les enjambements marqués, d’un vers à l’autre, tel que celui-ci6 :
Ces regards purs et doux, que sur ce coin du monde
Verse d'un ciel ami l'indulgence féconde,
N'éveillent plus mes sens ni mon âme. Ces bords
Ont beau de leur Cybèle étaler les trésors ;
(« Élégie 19 », v. 21-26, Chénier, 2005)
3Le syntagme nominal sujet de la dernière proposition, « Ces bords », est contre-rejeté à la fin du vers précédent, et il est d’autant plus perçu comme discordant qu’il est précédé d’un point qui instaure après la dixième syllabe numéraire la coupe syntaxique majeure du vers, contrairement à l’usage qui voulait qu’elle fût en fin de vers (Verluyten, 1982, et Gouvard, 2015, p. 284-291). Or, en s’autorisant cette infraction, Chénier place le terme même qui désigne les « bords » de « ce coin du monde » à la fin d’un alexandrin, soit, métaphoriquement, au « bord » de celui-ci, de telle sorte que la discordance accompagne et renforce tout à la fois l’expression du sens, en donnant littéralement à voir ce que c’est que d’être « au bord » (et le procédé est encore renforcé ici par les allitérations en [b], qui, pour leur part, font entendre la pluralité des « bords », et des « trésors » que ceux-ci abritent).
4Si cet exemple est unique dans les Élégies de Chénier, Vigny fait quant à lui un usage récurrent du procédé, alliant toujours la discordance entre le vers et la phrase avec un effet de sens. On trouve ainsi dans « La Frégate La Sérieuse » une construction comparable à celle qui vient d’être citée, lors de la description des plus grands ports de France, laquelle mentionne entre autres (v. 19-20, GF, p. 166) :
Boulogne, sa cité haute et double, et Calais,
Sa citadelle assise en mer comme un palais ;
5Hormis que le contre-rejet de « Calais » a pour effet, via la rime, de transformer un bâtiment militaire en « palais », il permet aussi de représenter la citadelle et, par synecdoque, la ville, comme étant « assise en mer », au bord des flots comme elle est au bord du vers — très proche ici de l’effet imaginé par Chénier dans l’élégie susmentionnée. Vigny affectionnait le procédé, qu’il emploie aussi dans le final du « Cor » (v. 77-79, GF, p. 151) :
Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;
L’écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore.
6L’encaissement du site alors que Charlemagne et sa suite l’observent depuis « le plus haut des monts » est rendu par le déséquilibre qui s’ensuit entre le toponyme en fonction sujet, « Roncevaux », placé à la fin du vers, et la proposition à laquelle il se rattache, au vers suivant. Tout comme le point de vue surplombe la vallée, le nom propre se détache à l’extrémité de l’alexandrin, avant de se développer dans la description subséquente, « sous leurs pieds ».
7Dans « La Frégate La Sérieuse », un autre toponyme est mis en valeur, mais renforcé cette fois-ci du présentatif « c’est », dans le volet intitulé « La Traversée », à la strophe VII (v. 99-100, GF, p. 169) :
Nous nous dîmes : « C’est Venise
Qui s’avance sur les eaux. »
8Le mot « Venise » s’avance en fin de vers comme la cité des doges « sur les eaux », et l’effet est amplifié par le recours au présentatif, qui accentue la désignation, tout en appuyant la discordance syntaxique, puisque le mot outil est employé pour construire une dislocation.
9Or on relève un même effet de désignation emphatique, et de dislocation, dans « La Prison », avec (v. 233-234, GF, p. 137) :
Laissez-nous fuir ensemble. Oh ! voyez-la ! c’est elle
Avec qui je veux vivre, elle est là qui m’appelle ;
10Le pronom « elle » est mis en valeur par la rime, et par le contre-rejet que souligne le présentatif. Il désigne l’une des « Vierges » que le Masque de fer entrevoit dans son délire, et avec qui il souhaite s’enfuir — à la fois femme idéale inaccessible, et allégorie de la mort prochaine. Le contre-rejet accentue la tonalité pathétique de la longue tirade prêtée au protagoniste, non seulement en mettant ce « elle » en valeur, cette désignation étant d’autant plus désespérée que le lecteur en devine la vanité, mais aussi en se répercutant dans le vers suivant, par la répétition du pronom et la rime en « -elle », comme si le malheureux continuait de l’appeler de ses vœux. Et ces [ɛl] insistants résonnent eux-mêmes à l’unisson d’une rime en « -elles » qui était apparue deux vers plus haut (v. 229-230, ibid.) :
Non, j’ai vu la pitié sur ses lèvres si belles,
Et de ses yeux en pleurs les douces étincelles.
11Cette première rime prépare la mise en valeur du pronom « elle » au vers 233, tout en annonçant l’apparition et en suggérant déjà la fascination que le désespéré éprouve pour cette jeune femme sortie tout droit de son imagination. Mais le plus remarquable, relativement à notre propos, est que le manuscrit présente en première intention une autre leçon, puisqu’on lisait initialement en lieu et place des deux vers susmentionnés (Vigny, 1914, note 808) :
Non, j’ai vu les beautés de sa démarche, et celles
Qui venaient de ses yeux en douces étincelles
12Ainsi l’enjambement fortement discordant « c’est elle / Avec qui je veux vivre » du vers 233 était précédé trois vers plus haut d’un premier, tout aussi spectaculaire pour l’époque, avec le démonstratif « celles » contre-rejeté en fin de vers, son indispensable complément déterminatif, « Qui venaient de ses yeux en douces étincelles », courant sur tout le vers suivant. Vigny a finalement préféré une version plus sage, plus concordante, moins bousculée, malgré la forte émotion qui saisit le personnage, mais qui préserve néanmoins le travail sur les sonorités.
13Le présentatif permet aussi, dans « La Prison », une forte dramatisation dans les derniers vers de la première partie (v. 93-100, GF, p. 133-134) :
Et, sur le lit, sa tête, avec douleur penchée,
Cherchait du prisonnier la figure cachée.
Un flambeau la révèle entière : ce n’est pas
Un front décoloré par un prochain trépas,
Ce n’est pas l’agonie et son dernier ravage ;
Ce qu’il voit est sans traits, et sans vie, et sans âge :
Un fantôme immobile à ses yeux est offert,
Et les feux ont relui sur un masque de fer.
14L’enjambement « ce n’est pas / Un front décoloré par un prochain trépas » n’est pas seulement un facteur de discordance entre le vers et la phrase, et l’indice d’une forte émotion, même s’il produit assurément un tel effet. La dissonance souligne aussi un procédé typique de la rhétorique romantique, le parallélisme négatif (voir Dominicy, 1995, p. 191-206). Plutôt que de dévoiler immédiatement les traits de « la figure cachée », la désignation du « masque de fer » est différée par des descriptions en creux, qui disent cela qui n’est pas au lieu de formuler cela qui est : deux propositions avec le présentatif « c’est », « ce n’est pas / Un front décoloré par un prochain trépas, / Ce n’est pas l’agonie et son dernier ravage », sont suivies de trois attributs qui déclinent les manques que trahit la « figure », « sans traits, et sans vie, et sans âge ». Ce n’est qu’au tout dernier vers de la séquence, lequel est suivi d’un filet, que sera enfin dénommé le personnage jusqu’alors dissimulé dans la pénombre. Le contre-rejet de la première occurrence du présentatif, « ce n’est pas », accentue le procédé, en soulignant que cela que le prêtre cherche à voir se définit avant tout par l’absence, le manque, l’indicible, amplifiant la tonalité pathétique du passage, tout en flirtant avec le fantastique et l’une de ces incarnations prégnantes dans les années 1810-1820, l’imaginaire « gothique » (voir Moeckli et Van Tilburg, 2016 ; Prungnaud, 2017 ; Sarrut 2021). On retrouve un présentatif en contre-rejet à la fin des années 1820, dans « Les Amants de Montmorency » (v. 28-30, GF, p. 176) :
Enfant, elle jouait, en marchant, toute belle,
Toute blonde, amoureuse et fière ; et c’est ainsi
Qu’ils allèrent à pied jusqu’à Montmorency.
15Le contre-rejet ponctue le caractère conclusif de la dernière proposition, laquelle clôt la première section du poème. La rime en [si] et le placement du nom du village de Montmorency à la fin du dernier vers valorisent le toponyme, et le (re)présente comme la destination finale vers laquelle les deux jeunes gens se dirigeaient dans les vers précédents, à travers la campagne. Mais cette mise en valeur du nom de « Montmorency » n’a toutefois pas seulement une fonction intra-diégétique : elle attire l’attention sur le nom même, et une association que le poème impose à l’esprit : le fait que, quelques décennies auparavant, ce village avait été le lieu de résidence de Jean-Jacques Rousseau. En effet, les vers 10 à 20 de cette première section mettent en scène une promenade qui procède d’une réécriture de plusieurs de celles recueillies dans Les Rêveries du promeneur solitaire :
Elle allait en comptant les arbres du chemin,
Pour cueillir une fleur demeurait en arrière,
Puis revenait à lui, courant dans la poussière.
L’arrêtait par l’habit pour l’embrasser, posait
Un œillet sur sa tête, et chantait, et jasait
Sur les passants nombreux, sur la riche vallée
Comme un large tapis à ses pieds étalée ;
Beau tapis, de velours chatoyant et changeant.
Semé de clochers d’or et de maisons d’argent.
Tout pareils aux jouets qu’aux enfants on achète
Et qu’au hasard pour eux par la chambre l’on jette.
16Non seulement la jeune Laure herborise comme le philosophe genevois, retrouvant dans la nature une joie de vivre et une innocence que la grande ville lui interdit, mais l’allusion « aux jouets qu’aux enfants on achète » et qu’« on [leur] jette » est une référence directe à la neuvième promenade, et à l’attitude compatissante et généreuse que Rousseau dit avoir eue, à plusieurs reprises, envers des enfants misérables auxquels il achète des babioles7. Certes, Vigny n’était pas un admirateur de Rousseau en ceci qu’il n’avait assurément guère de sympathie pour ses idées politiques ou, à tout le moins, les lectures socialistes qui en étaient faites dans les années 1820-1830, mais il adhérait à la conviction toute rousseauiste, même si elle s’ancre dans un arrière-plan chrétien plus large, que les villes sont la cause de la perdition des hommes, entre autres parce qu’elles les écartent de la « Nature », une position que le philosophe développe entre autres dans Julie ou La nouvelle Héloïse, Du Contrat social et L’Emile ou De l’éducation, trois œuvres qu’il écrivit à Montmorency, entre 1756 et 1762, — et que Vigny reprend pour sa part dans divers poèmes, et en particulier dans « La Maison du Berger », qui en offre le développement le plus abouti, dans sa première section (v. 1-133). La coloration rousseauiste du propos ne s’arrête pas là, puisque dans la seconde partie des « Amants de Montmorency » les deux jeunes gens vont oublier la nature et se perdre dans leur passion, tout comme Julie et Saint-Preux dans La Nouvelle Héloïse, ce qui est également souligné par un enjambement particulièrement dissonant (v. 46-50, GF, p. 177) :
Ils étaient enivrés jusques à ne rien voir
Que les feux mutuels de leurs yeux. La nature
Étalait vainement sa confuse peinture
Autour du front aimé, derrière les cheveux
Que leurs yeux noirs voyaient tracés dans leurs yeux bleus.
17Le contre-rejet du sujet « La nature » est d’autant plus remarquable que le poète a placé devant une coupe syntaxique majeure (une frontière de phrase ponctuée d’un point final), juste après la dixième syllabe de l’alexandrin : il en résulte un profond déséquilibre entre la syntaxe et le vers, avec sa césure médiane, et une mise en relief de l’idée même de nature, mais c’est afin de souligner qu’elle est désormais absente, qu’elle n’est plus qu’une « peinture » comme le souligne la rime en [tyʁ], un artifice, un décor, un trompe-l’œil. Si ces jeunes gens vont se donner la mort, c’est parce qu’ils ont perdu le lien essentiel avec la « nature », leur nature humaine — non pas qu’ils soient coupables, mais bien plutôt parce qu’ils sont victimes d’un « siècle » dont Dieu demeure absent, comme l’exprimera le dernier vers du poème : « — Et Dieu ? — Tel est le siècle, ils n’y pensèrent pas » (v. 118, GF, p. 179).
18On retrouve des enjambements dans la troisième et dernière section, qui aborde la scène même de leur suicide à l’Auberge du Cheval blanc, lesquels se multiplient lorsqu’il s’agit de traduire la forte émotion qui étreint tout autant les amants malheureux que le poète et, par destination, son lecteur (v. 83-86 et 108-117, GF, p. 178-179) :
Comment dans leurs baisers vint la mort ? Quelle balle
Traversa les deux cœurs d’une atteinte inégale
Mais sûre ? Quels adieux leurs lèvres s’unissant
Laissèrent s’écouler avec l’âme et le sang ?
[…]
Nous avons lu des vers d’une double écriture,
Des vers de fou, sans rime et sans mesure. — Un mot
Qui n’avait pas de suite était tout seul en haut ;
Demande sans réponse, énigme inextricable,
Question sur la mort. — Trois noms sur une table,
Profondément gravés au couteau. — C’était d’eux
Tout ce qui demeurait… et le récit joyeux
D’une fille au bras rouge. « Ils n’avaient, disait-elle,
Rien oublié. » La bonne eut quelque bagatelle
Qu’elle montre en suivant leurs traces, pas à pas.
19Ce sont littéralement, comme Vigny le met en abyme, « [d]es vers de fou, sans rime et sans mesure » : les phrases courent d’un vers à l’autre, multipliant les rejets et les contre-rejets, y compris parfois à la césure, mimant ainsi non seulement une forte émotion, mais quelque chose qui traduit un comportement « de fou », qui relève de la perte de toute raison et de toute « mesure ». Bien avant Rimbaud, le dérèglement du vers devient un dérèglement du sens, et la forme épouse au plus près le fond, dans cette séquence particulièrement bousculée et audacieuse, sur le plan métrique, pour la fin des années 1820.
20Dans les Poèmes antiques et modernes, on trouverait encore quelques exemples d’un syntagme nominal en contre-rejet analogue à celui de Chénier cité plus haut, comme dans « Dolorida », avec (v. 109-110, GF, p. 126) :
Je jure, et tu le vois, en expirant, ma bouche
Jure devant ce Christ qui domine ta couche,
21Le serment d’amour que l’amant volage s’apprête à formuler est dramatisé par l’enjambement qui sépare « la bouche » de son verbe, ce qui a pour effet, d’une part, de solenniser les paroles que celui-ci va prononcer quelques vers plus loin, en réaffirmant son amour pour Dolorida ; et, d’autre part, de suggérer que ce serment n’est pas proféré sans quelque difficulté, le saut d’un vers à l’autre retardant la promesse de sincérité que le verbe « jurer » engage — comme si la faute que celui-ci avait commise le conduisait sinon à retenir, du moins à retarder l’aveu de sa culpabilité.
22Le Vigny de la maturité, tel que le reflète Les Destinées, continuera d’exploiter le contre-rejet des syntagmes nominaux pour ménager divers effets de sens. Ainsi, dans « La Maison du Berger », lors de la condamnation du monde moderne, associé aux villes comme on l’a déjà souligné plus haut, qui occupe la première partie, on lit (v. 120-123, GF, p. 199) :
La distance et le temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l’équateur n’est plus qu’un anneau trop étroit.
23Alors que le poète fait de la société dont il est le contemporain un univers dominé par la science et les technologies, l’alexandrin se perd, avec cette attaque de strophe très prosaïque qui, présentée sans alinéa, ne laisserait plus rien deviner de ce qu’elle était initialement versifiée : « La distance et le temps sont vaincus. La science trace autour de la terre un chemin triste et droit. » Les deux vers ne riment pas entre eux et, surtout, le mètre binaire de l’alexandrin est totalement effacé : la poésie et, avec elle, ce que le poète appellera plus loin « la Rêverie », s’en sont allées, et le discours prend la forme d’une prose savante, qui énumère des vérités scientifiques.
24Dans « Le Mont des Oliviers », lorsque le Christ lance un second appel à son Père, déjà resté silencieux une première fois, on lit (v. 24-28, GF, p. 229) :
Mais un nuage en deuil s’étend comme le voile
D’une veuve, et ses plis entourent le désert.
Jésus, se rappelant ce qu’il avait souffert
Depuis trente-trois ans, devint homme, et la crainte
Serra son cœur mortel d’une invincible étreinte.
25Les « plis » du « nuage en deuil » sont mimés par l’enjambement de la comparaison subséquente, « comme le voile / D’une veuve », puisque ce syntagme semble lui-même être plié, distordu, par sa distribution à cheval sur les deux vers. Et l’angoisse qui saisit Jésus est renforcée par le contre-rejet de « la crainte », dont la séparation d’avec le verbe dramatise la montée de l’anxiété en mettant en relief le groupe verbal « serra son cœur mortel », en même temps que la rime « crainte : : étreinte » rappelle que l’angoisse est étymologiquement l’angustia, c’est-à-dire un « resserrement », une « gêne » et, dans un sens figuré, une « situation critique ». Ce à quoi s’ajoute l’antithèse, soulignée par l’euphonie, entre « devint homme » et « invincible », laquelle rappelle en filigrane que celui qui est aussi dénommé « le fils de l’Homme » l’est ainsi pour souligner le paradoxe de l’incarnation divine dans une créature aussi faible, et à qui il est tant demandé — comme l’illustre la méditation du Christ à Gethsémani, et l’état de déréliction qu’il éprouve alors qu’il sait sa fin prochaine. Autant de bonnes raisons qui expliquent que « la crainte / Serra son cœur » en une « étreinte », comme le souligne l’enjambement.
26On trouve un effet proche dans « La Colère de Samson » (v. 91-92, GF, p. 219) :
Car la bonté de l’Homme est forte, et sa douceur
Écrase, en l’absolvant, l’être faible et menteur.
27où le placement en porte-à-faux sur les deux vers de « sa douceur / Écrase » accentue la force du verbe, dont l’énonciation est à la fois différée et mise en relief par le saut de vers à vers, et ce, alors qu’il est dans une relation presque oxymorique avec son sujet, tant les notions de douceur et d’écrasement sont antithétiques.
28On relève un effet plus démarqué des précédents dans « La Sauvage » (v. 75-77, GF, p. 213) :
Mais, voyant l’Indienne, elles courent ; leur main
L’appelle et l’introduit par le large chemin
Dont elles ont ouvert, à deux bras, la barrière ;
29En apparaissant en contre-rejet à la fin du vers, « leur main », un syntagme déjà remarquable par la syllepse grammaticale qu’il actualise, même si celle-ci est usuelle en poésie (voir Gouvard, 2006, p. 77-93), avec son singulier mis pour un pluriel, donne littéralement à voir cette « main » s’agitant au-dessus de leurs têtes, comme ce syntagme nominal placé « au-dessus » des deux groupes verbaux dont il est le sujet. Cet effet de sens plus concret, en ceci qu’il manifeste par la discordance entre le vers et la phrase une représentation corporelle, se retrouve dans « La Flûte » (v. 116-118, GF, p. 228) :
Regardez votre Flûte, écoutez-en le son.
Est-ce bien celui-là que voulait faire entendre
La lèvre ? Était-il pas ou moins rude ou moins tendre ?
30où le fait de placer la lèvre sur le bec de la flûte est mimé par le rejet du syntagme nominal qui la dénomme au début du vers suivant8. On a ainsi une « lèvre » à l’une des extrémités du vers, comme la lèvre du flûtiste se place à l’une des extrémités de son instrument. Ces deux exemples de mimétisme sont relativement novateurs pour l’époque, et ils ne seront véritablement repris et multipliés par les poètes que dans la seconde moitié du siècle, par exemple dans les v. 9-12 des « Chercheuses de poux » de Rimbaud (voir Gouvard, 2008, p. 254-267), avec un effet comme :
Il écoute chanter leurs haleines craintives
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés
Et qu’interrompt parfois un sifflement, salives
Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.
Rejeter les verbes
31Si les exemples qui précèdent portent essentiellement sur les enjambements initiés par des syntagmes nominaux, éventuellement introduits par le présentatif « c’est », en référence à une configuration que Vigny a pu trouver chez Chénier, ce dernier s’est également risqué à deux reprises dans les Élégies à construire des discordances avec des verbes, dans la quinzième élégie du Livre III (v. 23-26, Chénier, 2005) :
Elle avance, elle hésite, elle traîne ses pas.
Grande, blanche. Sa tête aux attraits délicats
Est penchée. Elle rit. Mais à demi-troublée,
D'un léger vêtement couverte non-voilée.
32et la quatrième du Livre II (v. 11-13, ibid.) :
Mon âme comme un Songe autour de ton sommeil
Voltige. En me lisant demain à ton réveil,
Tu verras, comme toi, si mon coeur est paisible.
33L’idée que « Sa tête aux attraits délicats / Est penchée » est d’autant mieux rendue par l’enjambement, qui place sous « [s]a tête » le prédicat précisant qu’elle est orientée vers le bas. Et, dans la seconde citation, le fait de voltiger se traduit par la mise en relief inattendue de ce verbe intransitif en attaque de l’alexandrin, immédiatement suivi d’une coupe syntaxique majeure, qui arrête la lecture alors même que le vers ne fait que commencer, mettant ainsi en relief ce verbe isolé — et la signification qu’il porte, celle de voler en tous sens, sans direction déterminée. Dans ces deux exemples, c’est autour du verbe qu’est construit l’effet, plutôt que le nom. Or Vigny fait également un usage abondant de ce procédé, dès les Poèmes antiques et modernes, souvent pour ménager des effets ponctuels, comme dans « Dolorida » (v. 97-98, GF, p. 126) :
Donne, oh ! donne une main ; dis mon nom. Fais entendre
Quelque mot consolant, s’il ne peut être tendre.
34L’injonction à « faire entendre » et l’aspiration à « [q]uelque mot consolant » qui la motive sont soulignées par le contre-rejet du verbe, dont la tonalité aussi impérative qu’implorante est ainsi accentuée. Dans « Le Malheur », on relève de même (v. 18-20, GF, p. 128) :
De mes douleurs ses bras avides
M’enlacent ; et ses mains livides
Sur mon cœur tiennent le couteau.
35où l’action d’enlacer est mimée par le rejet du verbe, la proposition « De mes douleurs ses bras avides / M’enlacent », du fait même qu’elle déborde du cadre de l’alexandrin, « enlaçant » en quelque sorte les deux vers successifs l’un à l’autre. Ou encore (v. 28-29, ibid.) :
Mais le Malheur devant ma face
A passé : le rire s’efface,
36où l’idée de passer est rendue par le fait que le verbe « passe » d’un vers à l’autre, laissant en arrière son sujet et son complément. La dimension prédicative du verbe est également ce qui motive dans « La Neige » cette discordance (v. 23-24, GF, p. 146) :
C’est le page Éginard, qu’à ses genoux le jour
Surprit, ne dormant pas, dans la secrète tour.
37Le lecteur est lui aussi « surpri[s] », non pas par « le jour », mais par le rejet du verbe, lequel est mis en valeur par l’incise subséquente du complément circonstanciel « ne dormant pas », entre deux virgules, ce qui oblige à une pause dès la deuxième syllabe de l’alexandrin — l’ensemble produisant un déséquilibre entre le mètre et la phrase. Le même effet de mise en valeur du prédicat, à des fins d’emphase, sur le plan tonal, et de dramatisation, sur le plan narratif, caractérise plusieurs passages du « Trappiste », comme (v. 31-34, GF, p. 160) :
Quelquefois tout un peuple endormi dans ses maux
S’éveille, et, saisissant le glaive des hameaux,
Maudissant la révolte impure et tortueuse,
Élève tout à coup sa voix majestueuse :
38où le dernier mot de la première proposition, le verbe « S’éveille », mime d’autant mieux l’idée d’éveil qu’il « réveille » le vers en le rendant discordant avec la syntaxe de phrase, qui eût voulu dans le cadre de l’esthétique néo-classique qu’il figurât dans le vers précédent, comme ce serait le cas avec « *Tout un peuple endormi s’éveille dans ses maux ». Il en va de même avec (v. 107-109, GF, p. 162) :
Mais des soupirs, des bruits s’élèvent ; un grand cri
L’interrompt ; il s’étonne, et, lui-même attendri,
Voit un jeune inconnu, dont la tête est sanglante,
39où l’idée d’interrompre se traduit par une interruption de la concordance entre le vers et la phrase.
40Dans le dernier poème du recueil, « Paris », lors de l’introduction, où le poète invite son compagnon « Voyageur » à contempler la capitale (v. 2-4, GF, p. 180) :
Regarde tout en bas, et regarde à l’entour.
Regarde jusqu’au bout de l’horizon, regarde
Du nord au sud. Partout où ton œil se hasarde,
l’injonction à regarder est bien entendu signifiée par la répétition de l’impératif, mais si la distribution binaire du premier vers, « Regarde tout en bas, + et regarde à l’entour9 » obéit à une pratique rhétorique de l’isocolie qui était largement répandue depuis le Grand Siècle, et que Hugo, par exemple emploie très fréquemment, au point que c’en est chez lui comme un tic de style, il en va autrement au vers suivant. Tout d’abord l’idée de porter le regard « jusqu’au bout de l’horizon » est rendue par un premier enjambement à la césure, « Regarde jusqu’au bout + de l’horizon […] », le fait que le syntagme locatif outrepasse le premier hémistiche étant mimétique du mouvement des yeux vers les lignes les plus lointaines. Mais le caractère impératif de l’invitation à regarder est amplifiée ensuite par le placement en fin de vers de la troisième et dernière occurrence du verbe « Regarde », et l’idée que le regard balaie le spectacle qui s’offre à lui « [d]u nord au sud » est traduit par la rupture entre le verbe et le complément, la phrase courant d’un vers à l’autre, comme les yeux vont d’un pôle à l’autre. Un même effet engageant le regard sera ménagé bien plus tardivement dans « La Maison du Berger » (v. 303-304, GF, p. 204) :
Et dans mon cœur alors je la hais et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe
41où la rupture entre l’énonciation du fait de voir et cela qui est vu, par la distribution du verbe et de ses deux compléments d’objet sur deux alexandrins successifs, suggère le caractère frappant du spectacle qui s’offre au poète, comme si entre l’aperception de « [n]otre sang dans son onde et nos morts sous son herbe » et la verbalisation, sous cette forme, de celle-ci, il y avait un temps d’arrêt, face à l’horreur ainsi incarnée.
42Dans sa première section, « Le Bal » exploite de même le rejet de la prédication, lors de la description des « couples » qui virevoltent (v. 3-8, GF, p. 152) :
Des couples passagers éblouissent les yeux,
Volent entrelacés en cercle gracieux,
Suspendent des repos balancés en mesure,
Aux reflets d’une glace admirent leur parure,
Repartent ; puis, troublés par leur groupe riant,
Dans leurs tours moins adroits se heurtent en criant.
43Les premiers alexandrins sont « balancés en mesure », à l’image de la valse à trois temps, et, une fois passée la première phrase qui mentionne explicitement le sujet dans un premier hémistiche, « Des couples passagers », suivent des propositions juxtaposées qui reçoivent le même sujet, mais en ellipse, et dont le verbe et son ou ses compléments se moulent dans le cadre du vers, mimant par leur régularité les temps mesurés et égaux de la valse : « Volent […] / Suspendent […] / […] admirent […] ». Puis vient une proposition composée du seul verbe « Repartent », isolée de ce qui suit par une ponctuation relativement forte, le point-virgule, ce qui déséquilibre l’alexandrin, puisque cette coupe syntaxique majeure, en l’espèce une frontière de proposition, ne concorde ni avec la césure, ni avec la fin de vers. L’idée que les danseurs « [r]epartent » n’en est que mieux rendue, puisque le vers lui aussi s’arrête soudainement là où le lecteur familier de poésie des années 1810 ne s’y attendait assurément pas, et en même temps il « repart » immédiatement, pour enchaîner sur la suite de la danse. Cette discordance préfigure, et est peut-être même la cause, du trouble qui s’ensuit et de la moindre adresse qui est prêtée aux « couples passagers », lesquels « se heurtent en criant » : si le dernier alexandrin de notre citation retrouve une concordance vers/phrase toute néo-classique, le précédent apparaît comme un moment de déstabilisation de la belle harmonie des danseurs tourbillonnant sur la piste de dance, en même temps que celle entre le mètre et la phrase se perd quelque peu : « Repartent ; puis, troublés + par leur groupe riant ». On trouve dans le même poème une configuration analogue avec (v. 42-44, GF, p. 153) :
L’étincelante nuit d’un long jour est suivie ;
À l’orchestre brillant le silence fatal
Succède, et les dégoûts aux doux propos du bal.
44où le verbe « Succède » est rejeté au vers suivant afin de souligner l’idée même qu’exprime le prédicat, le verbe succédant à son complément inversé, « À l’orchestre brillant » et à son sujet, « le silence fatal », mais de manière une fois de plus remarquable, puisque la proposition se clôt avec lui dès l’attaque du vers, contrairement aux usages, la suite portant une seconde proposition indépendante juxtaposée, avec ellipse du verbe : « et les dégoûts [succèdent] aux doux propos du bal ».
45« Les Amants de Montmorency », dont on a déjà vu plus haut l’importance qu’y revêtait les contre-rejets de syntagmes nominaux, essentiels dans le développement du propos et des thèmes qu’il problématise, offre également quelques exemples de jeu avec les verbes, et ce, dès la première partie (v. 10-16, GF, p. 176) :
Elle allait en comptant les arbres du chemin,
Pour cueillir une fleur demeurait en arrière,
Puis revenait à lui, courant dans la poussière.
L’arrêtait par l’habit pour l’embrasser, posait
Un œillet sur sa tête, et chantait, et jasait
Sur les passants nombreux, sur la riche vallée.
46Les verbes « posait » et « jasait » sont tous deux contre-rejetés à la fin du vers précédents, leur complément occupant au vers suivant un hémistiche ou un vers entier. Il en résulte un effet d’emphase, qui magnifie les actes portés par ces verbes, le fait de poser « [u]n œillet sur sa tête » étant particulièrement solennisé par la pause qu’induit le passage d’un vers à l’autre, en même temps que le verbe « posait » semble lui-même posé à la fin du vers — tel le nom de la ville de « Calais » dans l’un des tout premiers exemples étudiés au § 1.
47Le procédé prend néanmoins un tour plus pathétique, et pour ainsi dire prophétique, dans la seconde partie (v. 41-42, GF, p. 177) :
Se regardant toujours, laissant les airs chantés
Mourir, et tout à coup restaient comme enchantés.
48Le fait de différer le noyau infinitif de la tournure semi-passive « laisser mourir » accentue le contraste sémantique entre le fait que les « airs » soient « chantés », connoté positivement, et le verbe « [m]ourir », par définition morbide. Un même effet se retrouvera bien des années plus tard dans « La Sauvage », lorsque l’Indienne explique quel malheur s’est abattu sur elle (v. 129-132, GF, p. 214) :
Esclave de tes fils et de tes filles blanches,
Car ma tribu n’est plus, et ses dernières branches
Sont mortes. Les Hurons, cette nuit, ont scalpé
Mes frères ; mon mari ne s’est point échappé.
49Le premier rejet, « Sont mortes », accentué par la coupe syntaxique majeure subséquente, ponctuée d’un point, dramatise l’annonce du massacre, lequel est lui-même rendu plus pathétique par le rejet, cette fois-ci nominal, de « Mes frères », le complément de « ont scalpé ». Ces deux enjambements successifs rendent ces vers heurtés, dissonants, à l’unisson de la scène violente qu’ils annoncent puis représentent, aussi laconique que soit l’évocation du massacre, à l’image de la litote qui en donne le dernier aperçu, « mon mari ne s’est point échappé », une proposition qui signifie implicitement que celui-ci a également été victime de la cruauté des « Hurons ».
50De fait, plusieurs autres poèmes des Destinées exploitent le procédé. Parfois pour des effets relativement discrets, comme dans cet extrait de « La colère de Samson » (v. 5-6, GF, p. 217) :
Un vent léger s’élève à l’horizon et ride
Les flots de la poussière ainsi qu’un lac limpide.
51Ou dans « La Bouteille à la mer », où l’on retrouve un effet de mimétisme entre le fond et la forme que l’on a déjà rencontré plusieurs fois (v. 1-3, GF, p. 234) :
Courage, ô faible enfant, de qui ma solitude
Reçoit ces chants plaintifs, sans nom, que vous jetez
Sous mes yeux ombragés du camail de l’étude.
52avec le verbe « jetez » qui, placé en fin de vers, paraît avoir lui-même été « jet[é] [s]ous [l]es yeux » du lecteur, comme les « chants plaintifs » le sont sous ceux du poète. Ce jeu avec le sémantisme de « jeter » se retrouve tel quel plus loin dans le poème (v. 131-132, GF, p. 239) :
La Frégate reprend ses canots et les jette
En son sein, comme fait la sarigue inquiète,
53qui offre par ailleurs plusieurs exploitations du même procédé :
— Il se résigne, il prie ; il se recueille, il pense
À celui qui soutient les pôles et balance
L’équateur hérissé des longs méridiens. (v. 26-28, p. 235)
Il lance la Bouteille à la mer, et salue
Les jours de l’avenir qui pour lui sont venus. (v. 97-98, p. 237)
Seule dans l’Océan, seule toujours ! — Perdue
Comme un point invisible en un mouvant désert, (v. 134-135, p. 239)
54dont les deux premiers exemples rendent plus solennels les postures prêtés au capitaine, et le dernier mime une fois de plus ce que la phrase exprime, le mot « Perdue » étant lui-même comme perdu à la fin du vers, comme l’est la bouteille à la surface du vaste océan.
55Vigny tire cependant un effet de sens plus original, et plus spécifique, du procédé dans « L’Esprit pur », lorsqu’il évoque son ascendance (v. 22-25, GF, p. 250) :
Galants guerriers sur terre et sur mer, se montrèrent
Gens d’honneur en tous temps, comme en tous lieux, cherchant
De la Chine au Pérou les Anglais, qu’ils brûlèrent
Sur l’eau qu’ils écumaient du levant au couchant ;
56Les faits et gestes des « [g]alants guerriers » que furent ses « aïeux » (v. 9, GF, p. 249) sont relatés dans une phrase complexe qui s’étend sur les quatre alexandrins, et dont les trois premiers prédicats, « se montrèrent », « cherchant » et « brûlèrent », figurent en fin de vers alors qu’ils appellent tous un complément : ceci engendre un décalage constant entre le mètre et la phrase, lequel invite à poursuivre la lecture pour résoudre l’interprétation de chaque proposition, principale comme subordonnées. Il en résulte une certaine précipitation, qui tend à instaurer une distance, tout ironique, entre les hauts faits mentionnés, dont la noblesse présupposée appellerait un tempo plus lent, plus harmonieux, plus majestueux, et le jugement que porte sur eux le poète, dont on perçoit bien dans les vers qui suivent, dans le même septain, qu’il ne leur accorde guère de crédit, présentant ses ancêtres comme des mondains, plutôt que comme de preux chevaliers (v. 26-28, GF, p. 250) :
Puis, sur leur talon rouge, en quittant les batailles,
Parfumés et blessés revenaient à Versailles
Jaser à l’Œil-de-bœuf avant de voir leur champ.
57Les talons rouges avaient été mis à la mode au début des années 1660, lorsque Philippe de France, le frère du Roi, était rentré du marché des Innocents, où se tenait le Carnaval, les talons rougis par le sang qui coulaient dans les rues depuis les abattoirs situés alentours. Vigny les associe ici aux « batailles », suggérant que ses « aïeux » portaient à leurs talons le sang de ceux qu’ils avaient tués, soit une représentation aussi incongrue que peu glorieuse qui laisse entendre qu’il ne les admirait guère de s’être illustré par de tels actes. Et, ce faisant, il détourne la raison pour laquelle les talons rouges avaient aussitôt été adoptés par les courtisans, le fait que la teinture rouge était alors l’une des plus coûteuses, de telle sorte que porter les talons rouges n’était pas simplement nouveau : c’était aussi, et surtout, un signe extérieur de richesse, pour le formuler dans des termes modernes, l’indice d’une distinction sociale, toute aristocratique, réservée aux plus fortunés et aux plus puissants — ce qui explique que Louis XIV les arbore, par exemple, dans le célèbre portrait qu’en réalisa Hyacinthe Rigaud en 1701. Réunir le « talon rouge » de ses ancêtres et « les batailles » est donc oxymorique, et ironique, puisque c’est associer la grandeur militaire à une mode curiale superficielle, tout comme dans la formule « Parfumés et blessés » du vers suivant. Le jugement distancé de Vigny transparaît également dans l’infinitive « Jaser à l’Œil-de-bœuf », qui désigne par synecdoque le Salon de l’Œil-de-bœuf, lequel faisait partie à Versailles des appartements du Roi, et où les courtisans venaient se montrer et flatter le monarque. Le choix du verbe « [j]aser », qui signifie « causer, babiller », mais aussi « faire des remarques malignes médisantes », reflète parfaitement le regard désabusé que Vigny porte sur la vie de cour, telle que la reflètent par exemple les Mémoires de Saint-Simon. On comprend mieux pourquoi, dans les vers qui précèdent, le poète a ménagé des enjambements qui font de ses « aïeux » des gens agités, qui « se montr[ent] », « cherch[ent] » et « brûl[ent] » — et qui « écumaient » les mers « du levant au couchant », comme le rappelle le vers qui suit, un quatrième haut fait que l’on appréciera tout particulièrement si l’on se souvient que le verbe « écumer » signifiait « se couvrir d’écume » ou, dans son sens figuré, « exercer la piraterie ».
58Il apparaît ainsi, au terme de cette étude que les « vices », les « défauts », les « incorrections », les « fautes » qui caractériseraient le vers de Vigny et le tireraient vers la prose, ainsi que beaucoup de ses contemporains le lui ont reproché à ses débuts, relèvent en fait d’une rhétorique de la poésie savamment concertée. Ce travail de composition vise à faire en sorte que, justement parce que les poèmes sont des poèmes et non de la prose, avec un cadre métrique qui se superpose aux articulations prosodiques et syntaxiques propres à tout discours, leur interprétation procède en partie par des biais spécifiques, propres au vers et à lui seul, et dont les discordances entre le mètre du vers et la phrase sont l’un des exemples les plus frappants10.