Colloques en ligne

Patrick MAROT

L’œil crevé du symbole

1 Pourquoi parler d’un sujet aussi macabre que celui des yeux crevés ou arrachés à propos des moralistes modernes ? Le motif, de fait, semblerait plutôt appartenir a des époques anciennes, où la privation des yeux était un châtiment certes cruel, mais répertorié – ainsi pour Samson prisonnier que les Philistins enchaînent après lui avoir crevé les yeux, ou pour le comte de Gloucester, fidèle vassal du roi Lear, à qui le duc d’Albany fait subir le même sort ; ou  encore bien entendu – et  pour le coup la faute est morale autant que politique – pour  Œdipe qui se crève les yeux après avoir découvert qu’il était le meurtrier de son père et l’amant de sa mère. Il est entendu, depuis la géniale lecture qu’a faite Freud de l’Œdipe-roi  de Sophocle1, que les yeux crevés sont un équivalent symbolique de la castration, et que ce châtiment sanctionne le dévoilement de l’inconscient déguisé en destin, ou moins tragiquement le dépassement du complexe d’Œdipe par le complexe de castration qui permet à l’enfant de réorienter sa libido et d’acquérir de l’autonomie. Ainsi confisqué par la psychanalyse, le motif de l’aveuglement voit institué son enjeu moral dans le champ clos de la pulsion et de l’interdit – champ subjectif et anhistorique s’il en est, et dont les œuvres littéraires sont supposées n’être que le recyclage thématique ou, au mieux, la formalisation2.

2Or il se pourrait que ce motif des yeux crevés ou arrachés renvoie également à une inscription historique de la littérature et des savoirs qu’elle met en jeu pour se penser elle-même – inscription qui comporte à la fois et, comme j’espère le préciser, indissociablement, une mise en perspective de la question de la morale et de la manière dont l’œuvre définit son propre statut.

3Je ne me cache pas ce que peut avoir d’a priori douteux la pertinence d’un tel motif qui ressemble à un côté vraiment trop minuscule de la lorgnette pour jeter – fût-ce par la bande – une quelconque lueur sur la recaractérisation littéraire des enjeux moraux à l’époque « moderne » (à supposer que l’on puisse s’entendre sur une telle périodisation). Et de fait cet objet macabre ou cette action cruelle ne sont pas si répandus dans la littérature depuis deux siècle. Je n’en retiendrai pour ma part que quelques exemples, sans souci d’exhaustivité, dans la mesure ou ils permettent de saisir ce qui se joue là, et dont l’importance symbolique pourrait être bien plus considérable que ce que laisse supposer le nombre somme toute modeste des occurrences statistiques : il me semble en effet qu’à travers les yeux crevés est visé un motif central de la représentation morale de la littérature – celui de l’œil intérieur, ou des « yeux de l’âme »,  dont la métaphore traverse, depuis Platon jusqu’aux recaractérisations  de l’esthétique romantique, quelque vingt siècles de littérature.

4Je partirai, pour illustrer mon propos, d’une page des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand où le mémorialiste évoque les premiers jours de la Révolution française, et les premières têtes fleurissant sur les piques des sans-culottes :

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Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue ; du milieu de ce groupe s’élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu’ils s’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacun au bout d’une pique : c’était les têtes de MM. Foulon et Berthier. Tout le monde se retira des fenêtres ; j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendant les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer : « Brigands » m’écriai-je, plein d’une indignation que je ne pus contenir, « est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? » Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer, et joindre ma tête à celles de leurs victimes. […] Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques : j’eus horreur des festins de cannibales, et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit3

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7 Ce passage, où est relatée une expérience, décisive pour Chateaubriand, de l’horreur révolutionnaire, donne à lire à travers un événement une redéfinition du statut de l’événement, dans la mesure où celui-ci est constitué à travers une scène construite comme un dispositif optique : les insurgés sont vus d’un balcon par le narrateur témoin, mais ce dernier devient à son tour celui qui est vu, et qui est vu parce qu’il regarde. D’autre part l’œil arraché d’une des têtes met l’organe de la vision au centre de ce jeu de regards. Cette scène exhibe, à travers l’œil arraché, le caractère atroce de l’événement révolutionnaire, qui devient l’emblème d’une sorte d’impensable de l’Histoire – impensable marqué par l’irruption de la sauvagerie (les sans-culottes comparés à des loups, l’image des «  festins de cannibales » sur laquelle se clôt cet épisode), impensable qui fascine l’écrivain resté à sa fenêtre pour voir la Révolution qui vient à travers cette évulsion de l’œil. Il y a là un point aveugle, que marque dans le texte l’hypallage « descendait sur le visage obscur du mort » -- figure qui suit aussitôt la notation inverse « pâles figures ». Face à cette représentation qui défaille, l’apostrophe « Brigands » énonce un jugement moral qui entend rétablir une clarté axiologique dans un monde qui met les valeurs sens dessus dessous, comme le décrit le passage immédiatement antérieur de la prise de la Bastille, où l’atroce devient le beau, où le pouvoir est incarné par les prostituées et les ivrognes. Mais l’apostrophe du témoin choqué masque en réalité cette tache aveugle qui obligera quelques années plus tard l’auteur de l’Essai sur les révolutions  à penser à nouveaux frais l’Histoire qui vient de faire événement, et de redéfinir son événementialité même sous le signe de la terreur. L’œil arraché de Foulon ou de Berthier substitue l’incompréhensible à la lisibilité des actes bons où mauvais, et condamne l’auteur à la posture du prophète, qui peut voir en 1821 « ce qu’on ne vit pas alors » : « une rénovation  de l’espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l’ère, comme un sanglant jubilé »4. En d’autres termes, l’œil crevé montre la rupture d’une continuité séculaire où le passé permettait de lire le présent et de prévoir l’avenir (c’est le statut de l’expérience au sens où la définit Giorgio Agamben5), c'est-à-dire qu’il montre la déshérence violente du signe devenu illisible à l’instar de la ruine, parce qu’il est coupé de tout fondement moral et transcendant.

8Le travail des Mémoires d’outre-tombe, plus largement celui du romantisme qui est contemporain de leur écriture, est en partie celui de la réparation de ce naufrage sémiotique et axiologique. Le motif de l’œil intérieur, repris d’une longue tradition qui remonte au Sophiste de Platon et à ses réinterprétations néoplatoniciennes à partir de Plotin, est l’une des pièces majeures de cette entreprise de réparation. Le romantisme, comme l’a magistralement montré Paolo Tortonese dans son ouvrage L’œil de Platon et le regard romantique6, illustre avec abondance cette idée antique d’une lisibilité de l’âme dans les yeux, d’un regard interne qui relaie et transcende l’organe visuel et qui seul peut déployer la révélation d’un monde supérieur. C’est ce qu’exprime explicitement Hugo dans Littérature et philosophie mêlées : « […] ce n’est que lorsque le monde physique a tout à fait disparu à ses yeux [ceux du poète], que le monde idéal peut lui être manifesté ». À quoi fait écho le retournement fameux du poème « À un poète aveugle » dans Les Contemplations : « Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume »7.

9On ne saurait, quant à cet œil intérieur, trop insister sur l’importance de la médiation de Rousseau qui a formulé dans la « Profession de foi du vicaire savoyard », au livre IV de l’Emile, la continuité entre le singulier de l’intériorité et l’universalité d’un langage divin qui s’adresse également à toutes les consciences à travers l’intuition. C’est un tel postulat qu’on retrouve dans la fable de Caïn telle que la conçoit Hugo, et dont chacun connaît le dernier vers : «  L’œil était dans la tombe et regardait Caïn »8. On en retrouve encore l’équivalent dans la scène des Mystères de Paris d’Eugène Sue où Rodolphe crève les yeux de l’abominable criminel surnommé « Le Maitre d’école » afin de le laisser seul avec sa conscience et de le livrer par là même au châtiment divin que suscite nécessairement le regard en soi-même. Ce que Joubert synthétise en un aphorisme aussi lapidaire que définitif : « Quand on rentre en soi-même, on y voit Dieu »9.  Toute une topique de l’œil accompagne cette mise en continuité de l’intériorité et du divin : l’œil est analogiquement le centre de l’âme et, sous les espèces du soleil, le centre de l’univers – pour Coleridge comme pour Hugo – schéma auquel répond dans l’ordre moral « l’évidence intérieure intime », pour laquelle Joubert dans ses Carnets  forge le néologisme éloquent d’ « invidence »10. L’œuvre d’art offre un miroir réfléchissant à ce dispositif de métaphorisation réciproque – miroir où s’opère à travers le jeu des formes, communes aux images et aux idées, la transposition mutuelle de l’intelligible et du sensible, et dont Paolo Tortonese montre comment le modèle a été mis en place dès le XVe siècle par des penseurs comme l’Italien Marsile Ficin où l’Allemand Nicolas de Cues11.

10Or un tel modèle de l’œuvre d’art, qui lève la condamnation fulminée par le livre X de La République de Platon envers les arts de la représentation en faisant de ceux-ci les intermédiaires entre Dieu et les hommes, est porteur d’une contradiction interne dont l’histoire esthétique du XVIIIe et surtout du XIXe siècle a été le lieu d’émergence et de déflagration : contradiction entre les idées éternelles qui fondent la vérité et la morale d’une part, et d’autre part les moyens formels et sensibles par lesquels se traduisent ses contenus supérieurs, et qui obéissent à leurs systèmes propres et aux modes propres de leurs matérialité, moyens dont les codifications se multiplient tout au long du XVIIIe siècle malgré les effort d’un Batteux, par exemple, pour les ramener au principe unique de l’imitation. C’est à la résolution d’une telle contradiction que s’emploient par exemple Schelling ou Coleridge quand ils théorisent le symbole romantique, et nous touchons là, me semble-t-il, à un point important quant à nos histoires d’yeux crevés. Ainsi Schelling dans Le Système de l’idéalisme transcendantal12 met l’accent sur la dualité de l’art qui révèle la clarté du monde idéal en le cryptant dans les brumes du langage sensible des formes – dualité qui est celle d’une part de l’hétéronomie de l’œuvre qui la soumet aux vérités métaphysiques et morales qu’elle a vocation à dévoiler, et d’autre part de son autonomie qui l’affranchit de toute transmission d’un message et qui récuse un fonctionnement allégorique du sens. Un tel système ne peut tenir dans l’unité que s’il suppose la superposition de l’œil humain et de l’œil divin dans le dispositif optique de l’œuvre, conditions que réalise l’identification de l’accomplissement esthétique et de l’accomplissement de l’homme, ce qui aboutit de facto, chez Schelling comme à la même époque chez le Chateaubriand du Génie du christianisme, à l’apologie d’un art chrétien.

11Proche de celle de Schelling, la pensée de Coleridge infléchit cette dualité du symbole, en tendant à réaliser la continuité optique du divin et de l’humain sur le mode d’une substitution, dont on trouvera les prolongements chez un Mallarmé par exemple. Il s’agit pour l’auteur des Lectures ou littérature  de « fabriquer un œil au lecteur »13 pour le rendre lui-même pleinement créateur, à l’instar de Dieu, à travers la construction sensible et formelle de l’œuvre. Mais cet œil, qui présente la nature elle-même selon l’alphabet énigmatique de la sensibilité – c'est-à-dire dans le symbole – n’est plus tant l’œil de Dieu que celui que produit l’imagination dans l’artifice de l’œuvre ; et de même la cohérence métaphysique et la portée morale qu’il révèle relève en propre du système esthétique – ce dont Baudelaire se fera l’écho, tant dans son fameux développement du Salon de 1859 sur « l’imagination, reine des facultés »14 que dans son argumentaire lors du procès des Fleurs du mal  en 1857.

12On constate que l’œuvre-symbole ainsi définie suppose une obscurité signifiante, mais cette demi-visibilité est la condition d’une visibilité supérieure. Ainsi dans Les Contemplations  de H ugo, le livre IV consacré à la mort de Léopoldine est marqué par une perte de toute visibilité ; mais les derniers poèmes de ce livre IV15, les autres livres qui encadrent celui-ci, construisent le processus d’un retournement vers la source de la visibilité et vers une reconquête de la parole poétique. C’est ce processus de reconduction de la construction symbolique vers son origine naturelle ou divine qui tend donc virtuellement à se briser dans la présentation de l’œuvre comme artifice pur, c'est-à-dire comme autonomie disjointe de toute hétéronomie, de toute subordination de l’œuvre à des idées incréées (par exemple à des vérités morales ou métaphysiques). Et c’est dans cette disjonction que s’abime la conception optique de l’œuvre, ce que marque justement le motif moderne des yeux crevés ou arrachés. En témoignent de manière particulièrement riche les poèmes des Fleurs du mal et du Spleen de Paris. Ainsi dans le poème « Les Aveugles » des « Tableaux parisiens », le poète est représenté comme celui qui a perdu le secret des aveugles :

13                      

Vois ! Je me traine aussi ! Mais, plus qu’eux hébété,

 Je dis ! Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles16 ? 

14Le dernier poème de la même section, « Crépuscule du matin », écrit dès 1843 (à en croire Prarond) et dédié à Nerval, présente quant à lui l’espace de visibilité du poète, travailleur nocturne éclairé par sa lampe, comme ce que peut seul conquérir un arrachement de l’œil :   

15                         

C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants

Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ; 

Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge

La lampe sur le jour fait une tache rouge ;

Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd,

Imite les combats de la lampe et du jour17.

16 

17L’artifice de la création est ici voué au conflit avec une visibilité naturelle qu’elle blesse, et elle ne peut qu’en être elle-même blessée en retour. L’image du poète est dès lors celle qu’offre le pendu du « Voyage à Cythère », au terme d’un voyage initiatique inversé qui commence sous les hospices de visibilité plénière  d’ « un soleil radieux » pour s’achever avec des yeux crevés :

18                            

Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré

 Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,

Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,

L'avaient à coups de bec absolument châtré18.

19 

20Il n’y a plus d’accès au séjour divin avec ce voyage à Cythère désenchanté et les yeux crevés du poète, par pendu interposé, sont le répondant de la vision de Nerval dans « le Christ aux oliviers ».  L’œil de Dieu y est devenu « une orbite/ Vaste, noire et sans fond, d’où la nuit qui l’habite/ Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours »19. Ce poème des Chimères est contemporain des « Aveugles » de Baudelaire, mais le motif qui l’inspire vient de Jean-Paul Richter20 qui est l’un des premiers chez qui s’inverse la logique de continuité propre au symbole romantique. Plus précisément, ces textes reprennent le modèle de l’œuvre-symbole pour le conduire à son impossibilité, c'est-à-dire au constat d’une disjonction entre intériorité et transcendance. On note de même dans Louis Lambert de Balzac une représentation partiellement  désymbolisante de l’œil, qui à la fois symbolise spéculairement le dispositif optique de l’œuvre, et conteste cette immatérialité idéaliste en se référant pour penser l’œil aux travaux de médecine de Xavier Bichat21 : la matérialité de l’œil résiste en quelque sorte au symbole qu’emblématise celui-ci. Ces décompositions du symbole, vérifiables alors même que ce modèle reste dominant dans la littérature et dans l’autoreprésentation de la littérature, reviennent à destituer toute visibilité morale dans l’œuvre, et toute lisibilité du divin à travers elle – cette lisibilité et cette lisibilité fussent-elles cryptiques comme chez Schelling, Coleridge ou Hugo. Tout se passe alors comme si, à l’instar de ce qu’exhibe le texte de Chateaubriand commenté plus haut – mais sans que la remise en ordre palingénésique ou providentialiste puissent sonner désormais autrement que comme une provocation « antimoderne » – , le seul point de vue possible, et le seul lieu pour faire fonctionner le dispositif optique qu’est l’œuvre, était la tache aveugle. C’est ce qu’exprimera dans L’Expérience intérieure George Bataille, que nous retrouverons pour finir :

Il est dans l’entendement une tache aveugle : qui rappelle la structure de l’œil. Dans l’entendement comme dans l’œil, on ne peut que difficilement la desceller. Mais alors que la tache aveugle est sans conséquence, la nature de l’entendement veut que la tache aveugle ait en lui plus de sens que l’entendement même22

21

22L’aveuglement dont il est ici question n’est plus – ou plus seulement – l’aboutissement d’un processus d’aboutissement du symbole : l’enjeu de la disjonction entre autonomie et hétéronomie de l’œuvre, qui avait tant occupé le XIXe siècle, semble désormais derrière quand ce texte est publié en 1843. La tache aveugle désigne pourtant en creux, ou au titre d’une filiation ingrate, la définition de l’œuvre comme dispositif de triple visibilité (visibilité métaphysique, visibilité morale, visibilité de soi). Mais l’aveuglement qu’il s’agit de faire signifier ou à partir duquel il s’agit d’instituer la définition de l’œuvre est ce dont il y a lieu de proposer – à la fois au dedans et au dehors – l’espace de rencontre. Je prendrai à titre d’illustration deux exemples où le motif de l’œil crevé ou arraché prend une place importante : L’Age d’homme de Michel Leiris et Histoire de l’œil de George Bataille

23L’Age d’homme, publié en 1939, est comme on sait un autoportrait construit thématiquement. Or le chapitre III, qui regroupe sous le titre « Lucrèce » la série des victimes, comporte une section intitulée « Yeux crevés ». Deux anecdotes y sont rapportées : celle d’une flèche malencontreusement tirée dans l’œil d’une servante avec une carabine de marque « Eurêka » ; la servante « s’enfuit en hurlant qu’elle avait l’œil crevé »23. Et celle d’un jeu consistant à bander les yeux du narrateur et à lui faire « crever l’œil à quelqu’un »24, la fausse victime étant en l’occurrence la sœur de Leiris, et la vraie Leiris lui-même qui en conçoit une « horreur indescriptible ». Les deux anecdotes comportent un enjeu moral : de la servante, le texte précise entre parenthèses qu’elle « devait être assez coureuse », et portait donc une faute dont la fléchette est le châtiment involontaire, mais aussi la signature mythologique (à travers la référence à Cupidon, archer aveugle comme on sait, mais qui a trouvé ici – « Eurêka » – sa juste cible). Plus sérieusement sans doute, les histoires d’yeux crevés désignent une stratégie d’aveu qui vise non pas à absoudre une faute réelle ou imaginaire, mais à la faire admettre en faisant à la fois condamner et plaindre le fautif qui, à travers la confession complaisante et compromettante, tente de s’objectiver lui-même, de se mettre en danger pour prendre de la consistance. Le texte retourne ici la problématique rousseauiste des Confessions, d’autant plus que l’aveu n’entend pas établir une transparence (de soi à soi même, de soi à Dieu, des soi au lecteur), mais  désigner la part inavouable du sujet, et à construire l’œuvre comme ce qui pourrait permettre la mise en évidence de cette part inavouable – non pour en dissiper l’obscurité, mais plutôt pour la cerner. L’indescriptibilité de l’horreur du narrateur renvoie à cette tache aveugle que désignent analogiquement toutes les médiations sollicitées – allégories comme Judith, Lucrèce, Holopherne ou Tarquin, comme les « saintes martyrisées » et les « vierges punies » qui côtoient la section « les yeux crevés », ou comme les figures familiales elles mêmes. Or ces allégories chez Leiris n’explicitent rien : elles sont des masques dont la fonction est de donner forme à cette opacité que tente d’objectiver le texte afin d’objectiver le sujet. En cela le motif des yeux crevés relève de ce qui bouge obscurément derrière tous les contenus du texte. Mais il appartient également au dispositif formel qui règle les conditions de la représentation et de l’approche de la tache aveugle. Les jeux d’yeux crevés ne crèvent à chaque fois qu’un seul œil – à l’image du formalisme optique que constitue l’œuvre elle-même : celui d’un théâtre où, comme dans les représentations auxquelles le jeune Michel assistait à l’opéra, on ne pouvait voir qu’un côté de la scène (la moitié gauche). Or ce qui est à voir et que l’enfant ne peut pas voir, c’est par exemple « le spectre de Marguerite » qui se dresse devant les yeux de Faust avec « autour du coup un ruban rouge « étroit comme un tranchant de hache »25, ou le regard pétrifiant de Méduse en qui se résument toutes les femmes fascinantes et terrifiantes qui se relaient analogiquement au fil du livre. L’exhibition de la tache aveugle ou aveuglante construit en somme un dispositif visuel paradoxal où ce qui est donné à voir est l’opacification du sens. C’est à quoi renvoient les réseaux thématiques qui sont subsumés aux allégories : ainsi par exemple les yeux crevés appellent les pointes des seins de Lucrèce ou le poignard de Judith sur le dyptique (disparu depuis) de Cranach, ou encore la plaie sanglante du sexe de Lucrèce violée, ou « l’ombilic saignant » par lequel le jeune Michel imaginait que se faisait la naissance26. Mais cette contagion analogique ne relève d’aucune grammaire cryptique du monde. Bien plutôt, la logique d’aveuglement dont procèdent ces allégories fonctionne comme une entreprise de dé-symbolisation – comme s’il s’agissait de crever l’œil du symbole pour pouvoir se saisir de ce qu’on ne peut pas voir.

24Le sulfureux récit Histoire de l’œil, publié clandestinement en 1928 par Georges Bataille sous le pseudonyme de Lord Auch, fait de la crevaison de l’œil le motif central du livre, et pousse à sa limite extrême le travail de décomposition du symbole en en faisant l’objet d’une mise à mort obscène. J’évoquerai, pour finir, la scène la plus connue et la plus éprouvante du récit : celle où le narrateur, son amie Simone et leurs complices, dans une église de Séville, contraignent un jeune prêtre au sacrilège, le tuent et l’énucléent. La scène est là encore construite comme un dispositif optique : elle est encadrée par deux brefs épisodes de comédie (une fausse confession et la sortie de Séville en habits de déguisement) ; le mode de visibilité qu’elle construit est par ailleurs marqué par un double renversement : d’une part un passage de lumière à l’opacité, puisqu’aux « yeux illuminés » du prêtre s’apprêtant au martyre s’oppose l’œil vitreux du mort, sur lequel se promène une mouche27 ; et d’autre part un renversement spéculaire : l’œil arraché est replacé d’abord entre les fesses de Simone, puis dans sa vulve d’où il regarde « en pleurant des larmes d’urine »28.

25Cette scène fait écho à plusieurs occurrences d’yeux crevés ou arrachés dans le récit, qu’elle synthétise et porte à leur signification : ainsi l’image de la vie à travers la voie lactée, « étrange trouée de sperme astral et d’urine à travers la voute crânienne des constellations », est comparée à un œuf et à un œil crevé ; ou encore l’œil droit du toréador Granero, transpercé par la corne d’un taureau et pendant du cadavre ; ou encore dans l’église de Don Juan à Séville ce détail ornemental : « À droite et à gauche de la porte, deux célèbres tableaux de Valdès Léal figuraient des cadavres en décomposition : dans l’orbite oculaire d’un évêque entrait un énorme rat… »29 À cette série s’agrège celle de l’œuf crevé, motif analogue surdéterminé par la paronomase et dont Simone souligne l’équivalence dans la dernière scène. À travers l’un ou l’autre sont niés l’origine, le « ciel étoilé » chéri par tout ceux  à qui « l’univers paraît honnête » « parce qu’ils ont les yeux châtrés »30. Crever l’œil ou l’œuf revient en l’occurrence à imposer l’épreuve de la sexualité (ici opposée à la procréation) – épreuve parce que la jouissance est associée à l’horreur et à la souillure,  épreuve sans laquelle il y a pour Bataille impuissance à être. Tel est le sens de l’expulsion de l’œil par les fesses de Simone, de la mouche sur le « globe vitreux » du prêtre mort, ou de celles qui souillent les « chiottes puantes » où Simone et le narrateur forniquent pendant que les taureaux éventrent les chevaux avant d’être égorgés par Granero ou de le transpercer31. L’œil crevé, en l’occurrence, retourne le motif œdipien : il ne l’est pas par l’horreur de la faute, mais parce qu’indissociable de l’horreur, il est la condition de l’effusion d’être de la jouissance.

26Condition, sans doute. Mais, on le constate, condition allégorique. Le récit reprend en effet, pour les inverser, les récits exemplaires des vies de saints : la descente toujours plus bas dans l’abjection imite et rejoint la montée vers le sublime ou vers le martyre, le lexique de la jouissance étant chez Bataille de manière délibérée celui même dont usent les mystiques pour décrire l’extase. La profanation est ici exemplaire, c'est-à-dire synthétique et accomplie ; en outre, elle est accompagnée d’une rétribution positive des méfaits, comme dans les Juliette de Sade. En cela, elle est porteuse d’un enseignement moral sur la souillure et la jouissance qui inverse les valeurs chrétiennes de la pureté et de la virginité, ou la vertu théologale de la charité. Il s’agit dans ce premier texte de Bataille non d’ériger un contre-système (ce sera fait plus tard, avec la Théorie de la religion ou La Part maudite par exemple), mais de retourner le discours moral dominant des années vingt. Il s’agit d’autre part de jouer l’allégorie contre le symbole romantique, qui constitue encore un héritage esthétique prégnant. L’énucléation, la crevaison de l’œuf s’inscrivent en effet dans une fable de la négation de l’idéal – négation qui passe par la prise au pied de la lettre des métaphores.

27Toutefois le texte de Bataille ne se résout pas, comme on l’a parfois dit, à cette inversion qui ne ferait que confirmer le Même. Il vise à provoquer une révulsion chez le lecteur, à travers une confrontation à l’obscénité et à la violence. La crevaison de l’œil expose à cet égard réflexivement le pouvoir performatif conféré au récit. Elle désigne une opacité, non plus du symbole (celle-ci est déniée par l’allégorie), mais de la chair dont les effets de présentation du texte (par exemple la répétition obsédante de l’adjectif « nu », ce que Bataille appelle son côté « cri de coq ») constituent un équivalent proprement cinétique : il s’agit de rendre les yeux du lecteur, à l’instar de ceux du narrateur, « érectiles à force d’horreur » »32 devant l’opacification brutale que présente le récit, et singulièrement les attaques contre l’organe de la vision. Le déplacement de l’œil arraché de l’orbite du prêtre à la vulve de Simone formule allégoriquement un recentrement topique de la visibilité : non plus spirituelle ou mentale comme le proposait l’héritage platonicien et romantique, non plus orienté vers la clarté ou l’éclaircissement qui supposent fondement et origine, mais substituant à cette origine et à cette clarté la matérialité corruptible du corps rendue à la seule étendue de son clavier sensoriel – mais à toute cette étendue. Or ce fonctionnement allégorique du motif conduit à son dépassement dans l’expression d’une violence nue du récit, qui entend – sans la visée cathartique qu’y mettait par exemple Artaud quelques années plus tard – agir sur le lecteur non seulement pour le persuader, mais aussi pour le convertir. C’est cette conversion qui commande les péripéties du récit, et qui touche les intercesseurs du lecteur : le narrateur bien sûr,  mais aussi Granero qui découvre au même instant énucléant le lien qui noue la mort et l’obscénité, ou le prêtre lui-même qui va effectivement à l’exaltation du martyre – même si celui-ci est différent de ce qu’il imaginait. C’est moins au jeu du bien du mal que conduit dès lors le texte qu’à son dépassement nietzschéen vers une expérience – aussi physique que peuvent le permettre l’écriture et la lecture – de la vie et de la mort nouées l’une à l’autre dans ce pur débordement du représentable qu’est l’excès.

28Là est la part de la tache aveugle – « part maudite » dans le lexique de Bataille. Mais derrière cette « part », c’est bien d’une redéfinition globale du fonctionnement de la visibilité littéraire que relève cette opacification de l’organe de la vision et du dispositif symbolique qui l’inscrit. Une longue histoire en somme, au moins aussi vieille que le romantisme, aussi vieille que la guillotine et que la morale de l’Acéphale33 à laquelle elle fait cortège.