Colloques en ligne

 Marie-Catherine Huet-Brichard

Les arguties d’un moraliste :La Femme de Claude d’Alexandre Dumas fils

« Toute littérature qui n’a pas en vue la perfectibilité, la moralisation, l’idéal, l’utile, en un mot, est une littérature rachitique et malsaine, née morte. »

Le Fils naturel, préface, 10 avril 18682

1« Tue-la » : telle est la conclusion de la brochure d’Alexandre Dumas fils, L’Homme-Femme, publiée en 1872 :

[…] si tu as associé ta vie à une créature indigne de toi ; si, après avoir vainement essayé d’en faire l’épouse qu’elle doit être, tu n’as pu la sauver par la maternité, cette rédemption terrestre de son sexe ; si, ne voulant plus t’écouter ni comme époux, ni comme père, ni comme ami, ni comme maître, non seulement elle abandonne ses enfants, mais va avec le premier venu en appeler d’autres à la vie, lesquels continueront sa race maudite en ce monde : si rien ne peut l’empêcher de prostituer ton nom avec son corps ; si elle te limite dans ton mouvement humain, si elle t’arrête dans ton action divine ; SI LA LOI QUI S’EST DONNÉ LE DROIT DE LIER S’EST INTERDIT CELUI DE DÉLIER ET SE DÉCLARE IMPUISSANTE, déclare-toi personnellement, au nom de ton maître, le juge et l’exécuteur de cette créature. Ce n’est pas ta femme, ce n’est pas une femme ! elle n’est pas dans la conception divine, elle est purement animale, c’est la guenon du pays de Nod, c’est la femelle de Caïn : tue-la3 !

2 Dans le dénouement de La Femme de Claude, pièce représentée pour la première fois le 16 janvier 1873, l’époux tue, sans aucun remords, l’épouse ; Claude, incarnation de la bonté, de l’humanité, du génie, assassine Césarine (nouvelle Messaline), incarnation de l’instinct et du mal. Le meurtre, présenté comme une mesure de salut public, peut-il, dans certains cas, être justifié ? De quel droit un écrivain qui, de plus, se prétend moraliste, peut-il « mettre en œuvre et en action ce conseil expéditif » (172) ? Tel est le débat qui s’ouvre entre un spectateur critique dramatique, Auguste Cuvillier-Fleury, et un auteur dramatique, Alexandre Dumas fils, à travers un article du Journal des Débats (publié le 3 février 18734) et une préface datée de mars de la même année, un acte d’accusation et une réponse sous forme de lettre, textes à la périphérie du texte qui pose question, La Femme de Claude.

3Par cette prise à partie du dramaturge, Cuvillier-Fleury met en évidence la situation paradoxale de tout moraliste : de quel droit un écrivain peut-il s’ériger en donneur de leçons ? qu’est-ce qui fonde sa légitimité ? est-il un homme exemplaire (par sa fonction ou par sa conduite) pour jouer un tel rôle ?

4La leçon donnée dans la pièce ― « tue-la » ou, selon la reprise ironique de Cuvillier-Fleury, « Tuons-nous les uns les autres » ― n’est-elle pas en totale contradiction avec la loi, la loi humaine comme la loi évangélique ? par là même, le moraliste, quand il prononce solennellement cette injonction, ne s’exclut-il pas de l’univers moral ? ou qu’est-ce que cette morale qui transgresse la loi ? le moraliste dessine-t-il de nouvelles frontières à la morale ?

5Enfin, celui qui s’affirme moraliste propose-t-il un code de conduite en accord avec la société de son temps ou avec les hommes de son temps ? Compte tenu de la leçon donnée, le dramaturge travaille-t-il à construire une nouvelle morale adaptée au monde moderne ? Autrement dit, le moraliste est-il réactionnaire ou moderne ? Le débat est aussi passionné parce qu’il révèle les changements ou les craquements d’une société à un moment difficile de son histoire : il y va, à travers une discussion sur des points de morale, de la survie de modèles sociaux.

6Je suivrai donc ces trois axes proposés par Cuvillier-Fleury : qui légitime le moraliste ? pour quelle morale et pour quels destinataires ? Je tenterai de penser ces questions à travers la ligne directrice et paradoxale de la réponse de Dumas : ce qui va contre la loi peut avoir une dimension morale. Bref, Dumas est-il un moraliste ou faut-il le traiter, comme le pensent certains de ses contemporains et ainsi qu’il le formule lui-même, « de révolutionnaire, d’homicide et de fou furieux » (218-219) ?

7***

8Mais comment peut-on penser le théâtre de Dumas comme celui d’un moraliste ?

9Les drames ou comédies de Dumas ont pour origine des « causes morales ou sociales »5 : un problème se pose, l’histoire racontée propose une solution à ce problème. La Femme de Claude a ainsi la redoutable efficacité d’une fable. L’action, au-delà d’épisodes annexes, peut se résumer à un schéma simple et les personnages à quelques fonctions clés. Si l’on résume… Claude, le savant intègre et laborieux, vient de mettre au point une nouvelle version de canon et de fusil. Il est aidé dans sa tâche par un ami fidèle, Paul, la fille de celui-ci, la pure Rébecca, et son propre fils adoptif, Antonin. Césarine, l’épouse adultère qui a quitté le foyer conjugal, revient chez son mari et cède au chantage de Cantagnac, espion étranger qui se fait passer pour un marchand de biens et qui cherche à s’approprier l’invention du savant. Césarine, pour parvenir à ses fins, séduit Antonin, obtient par ruse les papiers secrets mais, au moment même de les donner à Cantagnac, est surprise par Claude qui la tue. Tout rentre alors dans l’ordre comme le précise Dumas dans sa préface : « L’être de rébellion est précipité dans le néant, l’être de ruse est précipité dans le vide, l’être d’impression mais de repentir est rappelé dans le bien. » (215). Derrière ces périphrases, il faut lire les noms de Césarine, Cantagnac, et Antonin.

10Parce que les personnages se construisent en oppositions fortes et que l’histoire se résume à la lutte entre les forces du bien et celles du mal, le drame se prête à différents niveaux de lecture : une lecture littérale (Claude tue Césarine qui l’a trahi et trahit sa patrie) ; une lecture morale (l’épouse adultère et criminelle, incarnation du mal, est vaincue par les forces du bien) ; une lecture historique (la France possède en elle ses forces de régénération, forces qui lui permettront de vaincre ses éléments de décomposition) ; une lecture allégorique (Claude, la Conscience tue la Bête qui gangrène la cellule familiale et le corps social). Si l’on devait généraliser ce processus à l’ensemble du théâtre de Dumas, sans doute suffirait-il de reprendre le seul mot de duel, mot que l’on retrouve dans l’article de Cuvillier-Fleury et dans celui que Paul Bourget consacre au dramaturge dans les Essais de psychologie contemporaine : « duels intimes, duels implacables, où la sauvagerie de l’animal primitif, mâle et femelle, reparaît comme aux jours d’avant la civilisation. »6

11Le dramaturge oppose ainsi constamment deux dynamiques : celle de l’ordre établi qui repose, d’un côté, sur un ensemble de lois établies par une autorité souveraine (celle des législateurs) et impose des règles obligatoires, et, de l’autre, sur un ensemble de conventions explicites ou tacites qui régissent les relations sociales ; celle du nouvel ordre à substituer à l’ordre établi qui repose sur une morale, supérieure à la loi et aux conventions puisqu’elle répond à l’évidence intérieure du bien et du mal et s’impose comme nécessaire. La lutte entre l’ordre établi et la morale impliquée dans la pièce est montrée par Dumas comme le combat de l’injuste et du juste, du faux et du vrai.

12Ce qui consacre Dumas comme moraliste, c’est donc la hiérarchie des valeurs impliquée dans l’histoire du drame. « Le Psychologue analyse seulement pour analyser »7, précise Paul Bourget, le « Philosophe se renferme, lui, dans la spéculation désintéressée »8, l’Artiste se complaît dans « les mirages de la beauté »9, le moraliste, lui, juge : « il demand[e] aux définitions et aux déductions de se résoudre en un conseil immédiat. »10 Dans le cas de La Femme de Claude, l’« enseignement évident et direct »11, c’est « Tue-la ». 

13*

14C’est parce que la loi est mauvaise et que la société est malade qu’il existe des moralistes. Ainsi Dumas légitime-t-il dans sa préface son droit de parler au nom de la morale : des lois existent, certaines ont des effets néfastes, ces lois sont faites par des êtres faillibles, elles n’ont aucun caractère universel et éternel, elles peuvent donc être remises en cause par n’importe quel individu et n’importe quel citoyen. Il y a donc rencontre entre le droit à la parole que possède tout individu, le droit d’expression qui est celui de tout citoyen, et l’obligation d’intervenir contre l’injustice sociale qui est celle de tout sujet moral.

15Mais qu’est-ce qui peut imposer cette obligation morale à un individu plus qu’à un autre ? Aucune autorité politique ou religieuse ne mandate le moraliste, il n’est ni magistrat, ni prêtre, mais, explique Dumas, il existe un autre type d’autorité : « il s’agit d’avoir reçu de sa conscience ordre de faire telle ou telle action » (177). À la légalité, Dumas oppose la légitimité ; à ce qui relève d’un droit, il oppose ce qui se réclame d’un devoir : il fait intervenir dans le débat une valeur morale pensée comme supérieure à celle du droit acquis par une fonction sociale : la conscience ou le sentiment intérieur d’une nécessité, ressenti d’ailleurs comme une force autonome, indépendante du sujet. À l’expression « j’ai le droit » se substitue « je dois ». Et Dumas donne comme exemple le cas de l’affaire Calas :

Un simple homme de lettres, comme vous et moi, M. de Voltaire, qui n’avait reçu de la société aucune mission de ce genre, a pris dans sa conscience le droit de discuter les jugements des juges et de venger et réhabiliter la mémoire et la famille de cet innocent du crime commis par les pouvoirs constitués auxquels vous voulez absolument qu’on appartienne pour oser dire une vérité aux hommes. (177)

16 C’est donc le sentiment intime du bien et du mal, du juste et de l’injuste, qui légitime l’intervention d’un moraliste qui apparaît, à travers cet exemple, comme un homme d’exception dans des circonstances exceptionnelles. L’autorité morale se substitue à l’autorité sociale. Paul Bourget rapproche ainsi la formule de la préface (« il s’agit d’avoir reçu de sa conscience ordre de faire telle ou telle action ») de celle de Kant : « L’impératif catégorique de la moralité, n’étant subordonné à aucune condition, étant absolument, quoique pratiquement nécessaire, peut être justement appelé un ordre… »12

17Reste à comprendre comment et pourquoi tel individu possède une autorité morale. Y a-t-il un mécanisme d’élection qui donne à un individu particulier un sens plus développé du bien et du mal, ou une voix intérieure plus exigeante ? Oui, répond Dumas ne partant plus de principes généraux, mais de son expérience personnelle : le statut de victime. C’est celui qui a le plus souffert de la loi qui est le mieux à même de lutter contre la loi ; ou c’est celui qui a vécu l’injustice due à la loi qui est le plus apte à juger l’injustice, ou, suivant une formule plus lapidaire : soyez victime des lois sociales et vous ferez un bon moraliste. Enfant naturel, raconte Dumas, il a subi cette loi injuste qui ne contraint pas les pères à reconnaître leur progéniture :

 Cette loi, qui allait me constituer tous les devoirs des autres hommes sans me reconnaître tous leurs droits, avait permis à mon père de m’appeler à la vie, dans l’ordre naturel, en lui laissant la faculté, une fois la chose faite, de m’abandonner complètement, dans l’ordre matériel, physique, social et moral. (179)

18Qu’en résulte-t-il ? De grandes souffrances, et Dumas évoque les brimades endurées à l’école parce que sa mère ne portait pas le nom de son père. Une loi injuste a donc eu pour conséquence l’exclusion de la communauté enfantine, exclusion mortifère (le petit Dumas manque en mourir), mais qui développe des processus de survie :

Seulement, je me repliais en moi-même et je prenais cette habitude de la réflexion et de l’observation qui devaient me servir et me garantir un jour, si je survivais. Observation des autres, préservation de moi-même. (180)

19Ces processus ― observation et réflexion ― sont ceux mêmes qui caractérisent l’activité du moraliste. La souffrance rendrait donc plus aiguë l’évidence intérieure du bien et du mal :

[…] je vous réponds publiquement, en toute franchise et toute simplicité, d’où date, pour moi, le droit que je crois avoir d’observer, de comparer, de juger et d’attaquer certaines choses. C’est ainsi que, de la loi qui m’avait opprimé, je passai à celles qui opprimaient les autres. Né d’une erreur, j’avais les erreurs à combattre. (181)

20Moraliste, Dumas l’est donc dès l’origine, dès ses premiers pas dans l’existence. L’argument n’est pas sans poids par rapport à l’adversaire : c’est la première fois que dans une de ses nombreuses préfaces le dramaturge parle de son enfance et évoque autrement que dans la fiction les souffrances qu’il a endurées13.

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22Dumas se légitime comme moraliste, mais la morale qu’il professe est-elle pour autant légitime ? La leçon de la pièce relève-t-elle d’une morale qui peut être érigée en loi ? Car il y a un lien, pour le dramaturge, entre la morale et le précepte, la philosophie énoncée et le passage à la loi. La loi apparaît, en effet, comme une caution de la morale puisqu’elle sous-entend un système ou une hiérarchie des valeurs dans une société donnée et qu’elle induit, en fonction de cette hiérarchie, des modèles de comportements.

23Cuvillier-Fleury souligne la position paradoxale de Dumas dès le titre de son article : « M. Alexandre Dumas, moraliste et justicier ». Peut-on parler de morale quand « la force prime le droit » ? Et dans un post scriptum, le critique résume ainsi l’objet de son article : « Ai-je besoin de dire, pour compléter cette étude, que je n’avais qu’un but en la commençant, contester au poète dramatique le droit de refaire le Code pénal au nom d’une théorie moralement fausse, socialement périlleuse ? »

24Dans le cas de La Femme de Claude, le « Tue-la » peut-il, de précepte moral, devenir une loi ?

25Non, dit Cuvillier-Fleury, qui met en regard le « Tue-la », « premier article du nouveau code », avec, justement, les textes qui fondent les lois, lois humaines avec le Code, et loi religieuse avec la Bible :

26Cependant le Décalogue avait dit : « Tu ne tueras pas. » Le Code pénal avait dit : « Le meurtre commis par l’époux sur une épouse, surprise en flagrant délit, dans la maison conjugale, est excusable. » […] Enfin, l’auteur sublime de la civilisation chrétienne avait dit, il y a deux mille ans, c’est peut-être pour cela qu’on ne s’en souvient plus : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur… et votre prochain comme vous-même ! »

27Il fait par la suite allusion à l’épisode de la femme adultère dans l’Évangile selon saint Jean et cite la parole du Christ: « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. »14

28Dans sa réponse, Dumas guerroie sur le même terrain. Mais il fait référence, en premier lieu, à un passage de l’Évangile de saint Matthieu15 : « Je vous déclare que quiconque aura répudié sa femme, SI CE N’EST EN CAS D’ADULTERE, la fait devenir adultère ; et quiconque épouse celle que son mari aura répudiée commet un adultère. » (217). Il tire une première conclusion du discours évangélique : « Donc, la loi déclarée divine est pour le divorce en cas d’adultère ; donc, la loi humaine, en n’admettant pas le même cas, ment à la loi divine » (217). Il reprend ensuite la parole du Christ sur la femme adultère pour en proposer une relecture ou une nouvelle interprétation en imaginant un cas de figure non envisagé dans le texte sacré :

 Si l’un des pharisiens, le mari, par exemple, eût été sans péché et fût sorti de la foule en disant : « Maître, moi je suis sans péché ; » Jésus eût été forcé de lui dire : « Frappe ».

Eh bien, monsieur (voyez comme on peut être accusé à tort), le Tue-la ! qui  termine la brochure de L’Homme-Femme, qui a scandalisé tant de gens et que vous me défendez de dire, n’est que la paraphrase de la parole du Christ à ceux qui lui amenaient la femme adultère. (218)

29Selon la même logique (affirmation, déduction), il tire une seconde conclusion : le « mot » qui a tant scandalisé est « plus indulgent, plus doux, plus clément que celui du Christ », puisque le Christ, selon Dumas, admet la mort pour le seul crime d’adultère.

30Mais le dramaturge va approfondir la voie ouverte par Cuvillier-Fleury ; il affirme que « la loi de Dieu éclate et triomphe » (215) au dénouement de la pièce et il transforme l’injonction « Tue-la » en précepte moral en construisant une hiérarchie entre différents types de morale : « la morale légale » et « la morale absolue » (182), « le Code » et « l’Évangile » (182), la loi humaine et « la loi de Dieu » (215). Il oppose donc l’ordre temporel et l’ordre spirituel, le relatif et l’absolu. La morale légale interdit à Claude de tuer son épouse, même si la loi ne lui permet pas le divorce ; elle le condamne donc à souffrir toute sa vie toutes les avanies. C’est donc l’insuffisance de la loi qui conduit au meurtre. La morale absolue, explique toujours Dumas, impose, non à tout époux trompé de tuer la femme adultère, mais à tout individu d’éliminer de la communauté l’élément nuisible. La morale légale engendre un nouveau désordre dans le désordre déjà existant ; la morale absolue propose un ordre nouveau qui élimine tout désordre antérieur.

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32Mais une telle morale peut-elle être comprise ? Cuvillier-Fleury mentionne les réactions négatives de nombreux spectateurs. Y aurait-il divorce entre le moraliste et son public ? Le discours du moraliste serait-il à contretemps ou à contre-courant ?

33Dumas est bien un moraliste moderne puisqu’il entend parler aux hommes de son temps des problèmes concernant la société de son temps (les relations entre les hommes et les femmes, le mariage, la prostitution, l’adultère, les enfants naturels) et apporter des solutions adaptées au moment présent : loi sur le divorce, service militaire pour les femmes, reconnaissance des enfants naturels par les pères. Il ne propose pas une morale à prétention universelle et intemporelle, mais adaptée à une « société nouvelle » (194). À travers la dimension paradoxale de son commandement, il cherche à créer un lien logique entre la loi existante et des situations concrètes vécues par des hommes à un moment précis de l’Histoire, dans une société bien déterminée.

34Son mode de travail et d’expérimentation est emprunté aux méthodes scientifiques contemporaines :

Je résolus de solliciter la production des faits que je voulais observer quand ils ne se présenteraient pas tout seuls, et de tâcher d’en assigner la loi, d’en déterminer les causes et de reconnaître la manière dont ces causes agissent, ce qui est la véritable méthode d’expérimentation.

Je me penchai sur le creuset je m’aperçus assez vite que cette mixtion de l’être humain avec des mœurs et des lois particulières donnait les résultats les plus sérieux, se traduisant souvent en des tragédies effroyables, véritables problèmes sociaux, en contradiction absolue avec les traditions et les ingéniosités du théâtre, et dont le théâtre, par contre, était peut-être appelé à chercher la solution, s’il ne voulait pas mourir d’épuisement à force de vivre de redites. (194)

35À travers ce discours qui rappelle la méthode expérimentale d’un Claude Bernard, Dumas prétend construire un théâtre nouveau, moderne.

36Mais un moraliste peut-il être moderne ? C’est bien parce que le temps présent l’exaspère que le moraliste s’oppose au mouvement global de la société dans laquelle il vit et écrit. Tout moraliste ne vit-il pas dans un mouvement de chute accéléré ? Est-il pessimiste parce qu’il voit la société comme malade ou est-ce parce que la société est malade qu’il devient pessimiste ? N’est-il pas condamné à emprunter la posture de l’imprécateur et à jouer à contretemps, seul face à la masse, mais toujours persuadé de détenir la vérité ?

37Dumas défend ainsi comme valeurs fondamentales, celles qui lui apparaissent comme « les éléments vitaux » de la société, « la morale, la foi, la famille, le travail » (204). De plus, comme l’analyse Paul Bourget, en lui « surnage un peu de la haine féroce du christianisme pour la nature » ; Dumas est un « moraliste qui croit au fond le péché originel et répugne par instinct aux conditions de la vie »16. Quand il parle de crime, il pense faute ; sa problématique n’est pas celle du bonheur, mais celle du salut. Que peut-il donc faire face à l’effondrement de tout ce à quoi il croit sinon tonner ou vitupérer ? D’où son impuissance à se payer de mots ; Bourget note que « ce que la politesse désigne du terme élégant de galanterie » « il l’appelle, lui, avec vérité, du terme cruel de prostitution »17 ; l’aboutissement d’une telle dynamique, c’est bien le « tue-la » de L’Homme-Femme.

38En cette année 1873, Dumas se fait le chantre d’une décadence programmée et cette décadence prend la figure de la Bête de l’Apocalypse, celle qui annonce la fin des temps. Le vaisseau de la France est emporté à la dérive et chacun, après la tourmente, s’interroge :

« Où est mon Dieu ? Où est mon âme ? Om est ma patrie ? Où est mon drapeau ? Où est mon toit ? Où est mon passé ? Où est mon avenir ? Où est le bien ? Où est le mal ? À quelle tradition revenir ? À quelle promesse croire ? » (202)

39Et ce n’est pas la première fois que Dumas annonce le désastre. En 1867, dans la préface de La Dame aux camélias, il prédit : « Nous allons à la prostitution universelle. Ne criez pas ! Je sais ce que je dis. »18 Et il développe :

Donc, en l’an deux mille, « date qu’on peut débattre », comme disait Béranger, si les choses continuent, la prostitution par l’héritage, par les habitudes, par l’exemple, par l’intérêt, par l’indifférence, et parce qu’elle apportera l’argent avec elle, aura pénétré fatalement dans toutes les familles. Le mal ne sera plus aigu, il sera constitutionnel. Il aura passé dans le sang de la France19.

40 Dans la préface du Fils naturel, un an plus tard, il tient un discours semblable : « La vieille société s’écroule de toutes parts ; toutes les lois originelles, toutes les institutions fondamentales, terrestres et divines sont remises en question. »20 Mais s’agit-il, à ce moment de l’Histoire, d’une position originale ? Ce pessimisme, fondé sur l’absence de confiance dans la nature humaine, l’impuissance à aimer et l’esprit d’analyse, n’orchestre-t-il pas ce qui est dans l’air du temps ? Dans son article, Paul Bourget fait le lien entre le pessimisme de Dumas et celui de Schopenhauer : « Comme ils se multiplient, les symptômes de pessimisme dans notre Europe occidentale, écœurée de raffinements, malade de civilisation, impuissante à étreindre ses chimères, et si tourmentée ! »21 Ce pessimisme généralisé est bien celui de la fin du siècle : « Hélas ! c’est notre société, c’est toute société peut-être, c’est la nature elle-même, au cœur de laquelle se cache un principe inguérissable de péché, de douleur et de mort. »22 Il se matérialise dans l’obsession d’un féminin destructeur et dans la représentation des rapports entre les hommes et les femmes comme des rapports de force. Césarine n’est pas étrangère à ces héroïnes de la décadence, créatures dépravées et dévoratrices, annonciatrices aussi d’un bouleversement des temps, si on ne parvient pas à les éliminer23.

41Pourtant, Bourget, qui parle si bien du pessimisme de Dumas, qualifie ce dernier d’ « écrivain si moderne », d’« homme de lettres, moderne entre les modernes »24. Pourquoi ? Sans doute pour sa volonté de changer le cours des choses : dans ses préfaces comme dans ses pièces, Dumas n’a pas pour ambition d’orchestrer la décadence, ni même de la freiner, mais d’imposer un ordre nouveau. Son nihilisme est contrebalancé par le combat contre les forces qui  rongent la société. Et ce n’est sans doute pas la seule croyance en Dieu, le « mysticisme » pour reprendre le terme de Bourget, qui explique l’engagement dans la lutte : « La vision d’un au-delà qui soit la raison d’exister de l’univers et de nous-même, tel est l’aboutissement suprême de cette pensée. »25 Il y a aussi, tout simplement, l’expression d’un besoin vital de règles et de lois et l’affirmation d’un désir de toute puissance : cette écriture qui se fonde sur une confrontation des contraires et une syntaxe de l’antithèse est au service d’une vision du monde manichéenne autrement dit totalitaire. Le moraliste n’a pas pour ambition de proposer une vérité, mais la vérité, à travers une vision globale du réel. La fonction d’imprécateur n’est donc pas pour lui une finalité, il veut agir. Le « Tue-la » relève de l’exercice de la survie. Le moraliste n’est sans doute pas antimoderne, mais réactionnaire ; il n’y a chez lui aucune nostalgie, mais, au contraire, le désir de vivre en accord avec son époque si celle-ci est conforme à ses vœux.

42Et sans doute faut-il chercher aussi dans les reproches adressés à Dumas par Cuvillier-Fleury les éléments fondateurs d’une posture que l’on pourrait qualifier de moderne. Ainsi de penser le théâtre comme une tribune, de déplacer le lieu où s’exerce le discours d’autorité de l’église, de l’Assemblée, ou du Palais de justice, à la scène. Ou encore le nouveau mode de diffusion des idées : « Cela se dit sur la scène, devant deux ou trois mille spectateurs. Cela se lit dans de petites brochures qui ont quarante éditions tirées à des milliers d’exemplaires » et « le mot » « tue-la » « fait en ce moment le tour du monde » commente Cuvillier-Fleury. Le dramaturge est encore moderne parce que, en tant qu’écrivain, il prétend pouvoir parler sur tout ; « il usurpe ainsi un domaine qui ne lui appartient pas » proteste le critique, mais Dumas répond qu’il n’y a plus de « premier venu » ; il n’y a plus de domaine réservé à qui possède une tribune. Ce ne sont plus les hommes de loi ou les législateurs qui peuvent seuls remettre en cause la loi, tout individu peut, sans autorité donnée de plus haut, parler au nom du bien de tous. Dans le débat, le critique apparaît du côté des structures établies ; à travers son curieux précepte, le dramaturge fait entrevoir le craquellement de ces structures et l’annonce d’un ordre nouveau ou, du moins d’un mode de communication moderne. Ce changement est ainsi marqué par une nouvelle forme d’individualisme ; Dumas prétend être à lui-même sa seule autorité, il prétend, au nom de son seul bon droit, s’affirmer contre la loi édictée pour tous. Mais il ne s’agit pas d’une posture de dandy, Dumas ne se réclame pas d’une supériorité intellectuelle, c’est son seul statut de victime qui lui donne ce nouveau droit.

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44C’est bien la question de la responsabilité de l’écrivain que pose Cuvillier-Fleury : celui qui prétend parler du bien et du mal peut-il avoir tous les droits ? Et la question est d’autant plus intéressante qu’elle semble sous-entendre que le moraliste, parce qu’il parle du bien et du mal, a un impact certain sur la société de son temps. Surtout, et c’est bien ce que craint le critique, si le public lui reconnaît du talent. Ce débat âpre sur un sujet très sérieux montre l’impact d’un homme de théâtre et le pouvoir des mots. Il sous-entend aussi que la littérature ne parle pas que de littérature, mais est en prise directe sur la vie. S’il ne s’agit évidemment pas de bons sentiments, la question n’est pas même de savoir s’il s’agit de bonne ou mauvaise littérature, car la littérature est, dans la perspective de Dumas et de Cuvillier-Fleury, un moyen et non une fin, un outil pour parler de la vie et transformer cette dernière. Il ne s’agit pas de beauté, mais d’utilité. Si, aux yeux de Dumas, tout se délite dans ces années 1870, il demeure la conviction qu’un événement, ou même l’événement, peut encore avoir lieu sur une scène de théâtre ou dans les pages d’un écrit polémique. Le dénouement de La Femme de Claude, l’assassinat de Césarine, ne relève pas de la simple anecdote ; il doit faire, aux yeux de Dumas, événement. À partir de lui, par sa violence même et sa dimension symbolique, une ère nouvelle est supposée s’ouvrir. Le drame devient parabole des temps modernes et c’est bien parce qu’il a la puissance de dire où est le bien et le mal qu’il suscite, en écho, une réaction aussi violente : parce que la leçon donnée apparaît comme dangereuse, une autre voix s’élève qui combat, elle aussi, avec des mots, persuadée qu’un article de journal peut, lui aussi, orienter les modes de pensée.

45Mais c’est bien l’injonction « Tue-la » qui eut assez de force et d’impact pour figurer dans l’ouvrage de Roger Alexandre, Les Mots qui restent, publié en 1901.