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Vajiheh Zarei

Le dehors et le dedans et L’Usage du monde traduits en persan : enjeux esthétiques et considérations critiques sur les choix de traduction

The Outside and the Inside and The Way of the World by Nicolas Bouvier translated into Persian: Aesthetic issues and literary considerations of translation choices

1La littérature viatique occupe une place importante dans la vie littéraire en Iran dans ses deux formes spécifiques : la traduction et la recherche universitaire. Les traductions en persan des récits de voyage, et particulièrement ceux ayant comme parcours la Perse ou l’Iran sont nombreuses. Les œuvres des grands voyageurs (des voyageurs qui deviennent écrivains et aussi des écrivains-voyageurs) notamment francophones, anglophones et germanophones de différents siècles ont déjà été intégralement ou partiellement traduites. Dans le milieu universitaire iranien, le genre viatique est reconnu comme un genre littéraire à part entière et il est amplement étudié dans les domaines de la littérature comparée et des études orientalistes. Les revues et les colloques consacrés aux récits de voyages ne cessent d’augmenter ces dernières années. Les origines de cette prise en considération du récit de voyage sont nombreuses.

2En premier lieu, c’est le regard de l’autre — celui du voyageur occidental porté sur l’identité orientale — qui intéresse et même captive les chercheurs et les lecteurs iraniens. Ce voyage et ce déplacement d’autrui dans l’espace et dans la culture propre apportent des éléments fondamentaux pour comprendre la spécificité de l’histoire sociale, anthropologique et politique. Ce sont des éléments d’autant plus précieux que les ouvrages officiels subissent la censure. Le récit de voyage, lorsqu’il raconte des événements de manière véridique, comble de la sorte une lacune dans l’écriture de l’Histoire. Par ailleurs, les ouvrages de l’iranologue français Henri Massé (Croyances et coutumes persanes, 1938) ont beaucoup contribué à la montée de l’intérêt porté au genre viatique surtout pour mieux comprendre les coutumes et les traditions locales. La mention des titres des récits de voyage dans ses travaux a amené les Iraniens à y prêter plus d’attention et à entreprendre progressivement leur traduction en langue persane. Enfin, il faudrait chercher l’origine de cet enthousiasme pour le récit de voyage dans la littérature persane elle-même. En réalité, la littérature persane est dominée par le genre poétique, même si les écrivains iraniens du xxe siècle (tels Mohamad-Ali Jamalzadeh, Jalal Al-Ahmad, Sadegh Hedayat etc.) ont déployé d’énormes efforts pour imposer la prose et bien évidemment le roman. La littérature persane est ancrée depuis des siècles dans la poésie, laquelle peut être épique, philosophique, historique, lyrique, voire mystique. Néanmoins, la prose littéraire continue de subsister sous forme de récit de voyage, de récit d’aventure, ainsi qu’en témoigne l’ouvrage Les Merveilles de l’Inde de l’explorateur-voyageur iranien Ibn Shahryar au xe siècle et tant d’autres récits de voyage écrits en persan par des hauts fonctionnaires, des ambassadeurs et des écrivains iraniens qu’on nomme en persan Sayah (voyageur).

3De fait, c’est dans ce contexte de la vie littéraire iranienne où le récit de voyage a de multiples valeurs et où le public a également une expérience de ce genre littéraire qu’il faudrait réfléchir à la réception et à la traduction de l’œuvre de Nicolas Bouvier en Iran. Bouvier, accompagné de son ami peintre Thierry Vernet, arrive en Iran dans une période charnière pour le pays. L’Iran des années 1950 est en voie de modernisation et toutes les structures économiques et sociales sont alors en train de se transformer. Cette modernisation est lancée dès le début du siècle, et la démocratisation, effective parfois, en est le pendant. On note à cette époque la montée des revendications nationales, notamment avec des projets de loi pour la nationalisation du pétrole qui sont empêchés par certains pays étrangers comme les États-Unis et la Grande-Bretagne. L’incertitude géopolitique et institutionnelle est alors de mise. L’emploi que fait Bouvier des deux noms Perse et Iran marque bien la transition de la Perse ancienne vers l’Iran contemporain.

4En première partie, je traiterai de la réception de l'œuvre de Nicolas Bouvier par le milieu universitaire iranien principalement francophone. Ensuite, dans un deuxième temps, j’exposerai les traductions de son œuvre qui ont été menées en Iran tout en mettant en évidence les enjeux esthétiques, poétiques et traductologiques de ces traductions.

La réception universitaire des ouvrages de Nicolas Bouvier en Iran

5Le premier et le plus long épisode du voyage de Nicolas Bouvier en Iran se déroule à Tabriz où l’écrivain et le peintre ont été obligés de passer presque six mois en attendant de pouvoir poursuivre leur chemin vers Téhéran. Tabriz, cette ville où les voyageurs découvrent un « cosmopolitisme dans les marges1 », pour reprendre les termes de Sarga Moussa, située au nord-ouest de l’Iran dans la province d’Azerbâyjân, constitue un paradoxe absolu. La ville, isolée par la neige de la capitale, offre toutefois une diversité d’ethnies (azérie, fars, kurde, arménienne etc., de langues turque et persane et de religions chrétienne, musulmane sunnite ou chiite et juive). Cette diversité anthropologique et religieuse dans un territoire isolé permet à Bouvier de poursuivre son voyage, non pas dans l’espace géographique mais dans un espace culturel complexe. Ce sont effectivement l’approche de Bouvier de ce lieu composite, la description qu’il en fournit et surtout le regard incisif qu’il porte sur lui qui font l’objet des premières réceptions critiques de son œuvre en Iran. 

6En 2007, le prix Nicolas Bouvier fut créé par le festival Étonnants Voyageurs, c’est un événement littéraire qui a eu des échos en Iran et qui a dès lors incité les premiers chercheurs iraniens à s’intéresser à l'œuvre de Bouvier. Cette même année fut publié en Iran le premier article sur son œuvre, intitulé « Nicolas Bouvier, de Tabriz à Mirjaveh2 ». Cette première étude, plus informative et descriptive qu’analytique, porte sur le séjour de Bouvier à Tabriz. Bouvier y est présenté comme un voyageur-photographe qui exprime ses sentiments et émotions à travers la narration des aventures de son voyage. Son regard sur l’Iran de l’époque est ainsi défini comme étant parfois un regard objectif — donc réaliste et fiable — et parfois un regard subjectif et donc altéré. En effet, chaque passage du livre de Bouvier qui met en scène des aspects sombres de la tradition ou de la religion est présenté comme inexact. Néanmoins l’auteur de ce premier article sur Bouvier suppose que cette « inexactitude » n’est en aucun cas intentionnelle et que l’auteur a été mal informé ou qu’il a mal interprété certains aspects des événements. Cette distinction entre la subjectivité et l’objectivité dans L’Usage du monde sera reprise et discutée à nouveau par d’autres critiques de l’œuvre. Nous constatons, dans cette première étude sur le récit de voyage de Bouvier, que le critique iranien attribue au genre du récit de voyage une fonction historique plutôt que littéraire. Autrement dit, une véracité et une référentialité sont attendues de ce récit de voyage, même si le texte ne génère pas à la base ce réseau de significations purement historique. C’est donc une approche réductrice qui ignore le caractère protéiforme et novateur du récit de Bouvier.

7La Revue de Téhéran — mensuel iranien consacré à la culture et aux traditions iraniennes en langue française — publie trois articles sur Bouvier durant les années 2009 et 2010. Il est cette fois considéré comme un écrivain-voyageur, un observateur attentif, sensible, réaliste et doté d’une intelligence anthropologique : « La Tabriz de Nicolas Bouvier n’est pas stéréotypée. Sa description des processions de la mi-octobre, du mois de Moharam3 et des cérémonies de deuil de l’Imam Hossein est exacte. L’événement n’est pas interprété, il est reproduit dans sa pureté d'événement4. » La capacité de Bouvier à rapporter avec justesse les événements historiques, religieux, culturels et sociaux sans emphase ni dramatisation, est bien mise en évidence. Son récit de voyage se distingue de ceux des autres voyageurs — même s’ils ne sont pas nommés — des siècles précédents qui étaient, eux, fondés soit sur la complaisance et l’émerveillement, soit sur l’ethnocentrisme. Ce n’est pas une simple conformité à la réalité qui est à retenir. La notion de justesse, autant dans l’observation que dans la description, est bien évidemment plus nuancée par rapport à la véracité attendue de son récit. Car cette justesse intègre à la fois l’aspect substantiel et primordial de l’écriture littéraire, à savoir l’authenticité ainsi que l’expérience personnelle et sensible de l’écrivain.

8Une étude comparative, dans la même revue, développe encore davantage cette caractéristique de l’œuvre de Bouvier en la mettant en parallèle avec celle de Robert Byron, le second ayant voyagé en Iran une vingtaine d’années plus tôt que le premier. L’écrivain anglais entreprend en 1932 son voyage vers l’Orient à la découverte de l’architecture islamique. Ce voyage donnera naissance à son œuvre La Route d’Oxiane, laquelle marque un tournant dans la littérature viatique. Leurs approches du voyage sont comparées et leur différence dans l’observation et la saisie de la même expérience est mise en évidence : « Plus que le lieu, c’est l’ambiance du lieu que retient Bouvier. Il retient la sensation éprouvée, à cet instant, dans cet endroit, l’effet que tous ces stimuli provoquent sur ses sens.5 » Effectivement cette tournure poétique propre à l’écriture de Bouvier repose également sur la notion de justesse, elle se distingue d’une approche « détaillée et factuelle6 » de Byron. Cette ambiance du lieu est d’ailleurs rendue — pour ne pas dire décrite — par le biais de divers moyens dont le plus opérant est l’emploi de termes persans tels Zemestan, Korsi, Tchâikhane, Anar, Kufté, Pharda, Bahar, etc. L’épisode le plus remarquable où Bouvier présente la sensation provoquée par l’ambiance du lieu (il y en a plusieurs bien sûr) est lorsqu’il parle du pain iranien :

Au point du jour, l'odeur des fours venait à travers la neige nous flatter les narines ; celle des miches arméniennes au sésame, chaudes comme des tisons, celle du pain sandjak qui fait tourner la tête, celle du pain lavash en fines feuilles semées de brûlures. Il n'y a vraiment qu'un pays très ancien pour placer ainsi tout son luxe dans les choses les plus quotidiennes, on sentait bien trente générations et quelques dynasties alignées derrière ce pain-là7.

9L’œuvre de Bouvier, toujours dans la même revue, est également comparée à celle de Pierre Loti — dont l’ouvrage Vers Ispahan est très connu des lecteurs iraniens. Les représentations des espaces géographiques, particulièrement celles concernant la ville d’Ispahan chez l’un et chez l’autre sont étudiées d’un point de vue géocritique afin d’en accentuer les différences et deux points majeurs apparaissent. Chez Loti, c’est l’image stéréotypée d’une ville merveilleuse avec ses fascinations et ses attraits. Elle s’oppose à l’image qu’en donne Bouvier presque 60 ans plus tard : « Elle est devenue province, elle s’est rétrécie, et ses immenses et gracieux monuments séfévides flottent sur elle comme des vêtements devenus trop grands8. » Cette étude est l’une des rares, en Iran, qui analyse un autre passage de L’Usage du monde que l’épisode de Tabriz. D’ailleurs, l’auteure y examine la question de l’intertextualité dans l’œuvre de Loti et dans celle de Bouvier et elle démontre que le poids d’une intertextualité fondée sur la littérature de voyage est plus marquant dans Vers Ispahan de Loti où l’on peut trouver l’influence entre autres du Voyage en Perse de Jean Chardin. En résumé, d’après cette étude, l’Ispahan de Loti est dans sa magie plus conforme à la passion romantique véhiculée par l’Ailleurs et l’exotisme, alors que l’Ispahan de Bouvier « est imprégnée du sentiment de la mort, qui ne lui donne pas le sentiment du réel et il trouve absurde sa présence en ce lieu9 ».

10Outre l’aspect historique du récit de voyage de Bouvier, d’autres aspects tels la place et le statut de la littérature et la poésie persanes dans son œuvre, l’importance de l’humour, mais également son approche philosophique du voyage, sont analysés dans d’autres articles. L’humour qui est un trait inhérent à la culture iranienne est révélateur d’une réaction salvatrice face à la dureté de la vie. Le rire et l’humour sont dès lors une forme de légèreté tant vantée par la poésie persane comme celle de Sanaï, Rumi, Saadi, etc. Dans ces études, l’humour est représenté non seulement comme un trait culturel mais également comme un moyen supplémentaire de communication, comme l’a également souligné Sylviane Dupuis : « l’humour et le rire vont apparaître comme l’un des rares sésames permettant de communiquer10 ». Pourtant le caractère comique dans l’écriture de Bouvier n’a pas été évoqué. L’humour en tant qu’état d’esprit de l’écrivain ou des personnages qu’il rencontre, l’humour qui permet d’échapper à une situation confuse, cet humour est présent tout au long de L’Usage du monde. L’humour et l’ironie façonnent également, du point de vue stylistique, ce récit.

11Le comique de langage chez Bouvier ne se manifeste pas à travers l’exagération, la déformation ou les jeux de mots, il provient d’un ensemble narratif totalement imprégné de l’ambiance du lieu. Chez le lecteur iranien, cela fait ressurgir des anecdotes locales vécues par le lecteur lui-même, par ses parents ou ses grands-parents. Ces récits anecdotiques ont été tellement relatés qu’ils font maintenant partie de la conscience collective, et à force d’être évoqués sont devenus plus comiques encore — Bouvier en fait bon usage. J’en évoque quelques-uns à titre d’exemple : là où il sort du bain « fumant dans le froid comme un torchon mouillé11 », et la phrase « Pharda, la vie sera meilleure12 », ou encore l’épisode du visionnage d’un film au cinéma Passage : « Parfois, quand le spectacle était trop long, l’opérateur, pour en finir, augmentait la vitesse du film. L’histoire s’achevait à un rythme inquiétant : les caresses avaient l’air de claques.13 » Ces observations de Bouvier ravivent cette partie de la mémoire du lecteur qui allie souvenir et nostalgie et crée ainsi un sentiment de familiarité. Ce trait humoristique, qui est en quelque sorte le résultat d’une expérience commune entre l’auteur et la mémoire du lecteur iranien, mérite d’être souligné.

12Outre la recherche de la référentialité des observations historiques, sociales et culturelles de Bouvier dans L’Usage du monde, il faudrait s’intéresser aussi aux aspects littéraires de ce récit et aux effets qu’ils produisent chez le lecteur. Comme nous l’avons constaté, la seule partie de l’ouvrage de Bouvier qui a fait l’objet de recherches universitaires en Iran est le passage « Le lion et le soleil » de L’Usage du monde. Ni les autres parties de ce même ouvrage, ni d’ailleurs les autres ouvrages de Bouvier n’ont à ce jour été traités. Ce qui n’est pas le cas des traductions de ses œuvres.

Voie et méthode : la traduction des ouvrages de Nicolas Bouvier en persan

13Dans la plupart des pays où des traductions de son œuvre ont été menées, le choix premier de L’Usage du monde a prévalu. Or, en Iran c’est son recueil de poèmes qui a d’abord été traduit (en 2018). Cette option marque bien la prééminence de la poésie dans la culture iranienne. C’est seulement un an plus tard, en 2019, que la partie décrivant son voyage en Iran — « Le lion et le soleil » de L’Usage du monde — a été traduite. La traduction du titre de L’Usage du monde en persan est par ailleurs une locution nominale figée Rah o rasme donya [Voie et méthode ou Voie et usage du monde] reprise de la poésie persane. Soulignons également qu’en langue persane14, les notions de méthode, procédé et usage sont très souvent liées à celle de voie et de chemin. En d’autres termes, la connaissance du monde, mais aussi de soi, de l’amour et de Dieu — qui est d’ailleurs un procédé — passent par le parcours d’un espace, d’un chemin périlleux et imprévisible. Ce titre en persan, comme la sélection initiale du recueil poétique à des fins de traduction, atteste d’une prévalence accordée à la poésie en Iran, en tout cas dans le milieu éditorial non universitaire.

14Le dehors et le dedans (première publication : 1982), unique recueil de poèmes de Bouvier, a été traduit en persan par la traductrice iranienne Maryam Jalali Farahani qui a des années d’expérience dans la traduction de livres de littérature de jeunesse, mais qui a également traduit du français certains ouvrages de Boris Vian et de Patrick Modiano. Cette traduction a été publiée par la maison d’édition Nasira fondée par un poète iranien, Babak Abazari15. Elle joue un rôle important dans la publication de recueils de poèmes de jeunes poètes iraniens, tel Seyed Mehdi Moussavi, y compris, parfois, de poètes en exil. La traduction a été faite d’après l’édition parue en 2007 aux éditions Points et préfacée par Doris Jakubec. Cette préface est traduite et donne ainsi au lecteur la possibilité de découvrir l’expérience créatrice et poétique de Bouvier. La traduction est complétée par une postface écrite par la traductrice elle-même. Elle y donne une sorte de biographie de l’auteur et commente non seulement ce recueil de poèmes mais également L’Usage du monde.

15En plus de ces deux éléments du paratexte — préface et postface — un troisième vient fournir au lecteur certaines ressources indispensables à la compréhension de la poésie de Bouvier. Dès les premières pages de cette traduction, nous constatons la présence de notes de bas de page. Ces notes ajoutées par la traductrice jouent un rôle essentiel pour une meilleure lecture des poèmes. Les notes ont différentes fonctions qui éclairent les références employées par le poète. Elles sont parfois explicatives et indiquent au lecteur ce que signifie par exemple la notion de Dasein chez Heidegger. Elles peuvent également être informatives, en donnant des précisions sur les références littéraires, artistiques, géographiques, etc., employées dans les poèmes. Et enfin, elles sont parfois descriptives et détaillent le sens d’une métaphore (une note donne par exemple le sens de la métaphore « bande de bijoutiers en fuite16 » : « une colonie d’espadons ») Par conséquent, le sujet traducteur est impliqué d’une façon énonciative à travers ces détails d’ordre paratextuel, sans néanmoins influencer l’orientation du sens des poèmes car toutes les explications fournies par la traductrice concordent avec le contenu en langue source.

16Mais comment la traductrice fait-elle revivre dans la langue persane l’expérience poétique de Bouvier ? Celle-ci se fonde sur une pratique particulière liée au mouvement et à l’échange entre le visible et l’invisible, entre le dehors et le dedans, « ces accouplements des contraires17 », comme le dit le poète suisse Pierre Chappuis. La vocation poétique de Bouvier naît, d’un côté, de la réponse à une sollicitation extérieure — vécue par le voyage — et, de l’autre, du besoin d’un retour vers l’intérieur. Émerge un espace entre le dehors et le dedans propice à la création poétique. Le poème s’inscrit ainsi en permanence dans cet espace, et le poète n’est « jamais pleinement hors de soi ni replié sur soi-même18 ». Étant donné que les poèmes de ce recueil de Bouvier ont leur source dans les passages en prose poétique de ses récits de voyage, la traductrice essaie d’amener cette poésie vers le lecteur iranien en la préservant comme telle et en soulignant ce lien entre la poésie et l’expérience de voyage du poète. Le choix des mots, qui est si fondamental et complexe en traduction poétique, a été mis en œuvre de façon à répondre au choix du poète et aussi à la conception linguistique de la langue et de la culture persanes.

17À titre d’exemple, le poème « Printemps Kurde » est traduit en prenant en compte le passage où Bouvier raconte son séjour à Mahabad — ville kurde en Iran — dans L’Usage du monde. La traductrice a choisi de traduire les deux mots « turban » et « pétoire » avec les mots utilisés dans ces régions kurdes — « dastar » et « aslahe kamari » — au lieu de leurs synonymes plus répandus en Iran. Ainsi, la traduction entre-t-elle en résonance avec le texte de départ. La traduction respecte également l’usage de certains mots et termes fait par le poète en anglais, en latin ou en espagnol, entre autres. La deuxième partie de ce recueil : Le dedans, débute avec une série de poèmes intitulés « Love Songs » où l’amour semble décidément ne pas pouvoir être nommé, puisque le titre « passe par le détour de l’anglais19 », comme l’indique Anne Marie Jaton. Ces titres n’ont pas été traduits en persan mais bien gardés comme tels afin de mettre en avant la volonté du poète d’employer des termes issus d’autres langues que le français.

18La traduction en persan de ce recueil de poèmes en assimile également les effets poétiques et les transpose en vers blancs persans (équivalent du vers libre en français). La mise en page incluant des blancs ainsi que des séquences poétiques, de dimensions variables, dans le texte de départ, est de la sorte adaptée dans la langue cible. De plus, le rythme et la musicalité des poèmes de Bouvier, proches de la prose, sont non seulement recréés en persan, mais également parfois accentués. En réalité, le verbe, dans la syntaxe persane, se situe à la fin de la phrase, ce qui peut, dans une succession de vers contenant des verbes, accentuer le rythme par rapport au texte original. En somme, pour bien traduire la poésie de Bouvier, il faudrait tenir compte non seulement de toutes les dimensions poétiques, linguistiques, textuelles de sa poésie, mais surtout de la sensibilité liée à son expérience de voyageur qui vient enrichir ses poèmes. Cette sensibilité du poète, résultat d’un dialogue permanent avec l’espace et le mouvement, et toutes les images et tournures poétiques qui en découlent ont été rendues en persan, ce qui rend dès lors la lecture de ce recueil traduit parfaitement agréable.

19La traduction de L’Usage du monde en persan n’est pas aussi complète et fidèle que celle du recueil Le dehors et le dedans. Au préalable, il faut bien souligner qu’elle est partielle : de ce récit de voyage, seule la partie « Le lion et le soleil » a été traduite par l’écrivaine et la traductrice iranienne Nahid Tabatabi qui a beaucoup traduit divers auteurs : Jane Austin, Virginia Woolf, Joyce Carol Oates. Cette traduction semble être sa première depuis le français, exception faite de livres de littérature de jeunesse. « Le lion et le soleil » traduit en persan a été publié par une grande maison d’édition, Cheshme, spécialiste des publications littéraires. La traduction est préfacée par la traductrice elle-même. Elle y explique les quatre raisons principales de son choix de traduction. En premier lieu, le livre de Bouvier est doté, d’après la traductrice, d’une écriture puissante avec une prose fluide et poétique. En second lieu, c’est l’approche même du voyage chez Bouvier qui inspire la traductrice, une approche selon laquelle le voyage se transforme peu à peu en un pèlerinage à la quête de soi et du monde. D’une part, ce livre est jugé important pour mieux comprendre la situation politique et économique de l’Iran des années 1950. D’autre part, la traductrice estime que L’Usage du monde de Bouvier, au-delà d’un simple récit de voyage, doit être considéré comme une œuvre littéraire dans toute sa singularité.

20L’instance énonciative de la traductrice est très présente dès la préface, elle annonce que l’auteur s’est parfois trompé en ce qui concerne les événements locaux. Elle construit son discours, en quelque sorte partial, au fil de la traduction via des modifications qu’elle apporte par rapport au texte français. Ces transformations, qui sont présentes dans le corps du texte et pas seulement dans les notes en bas de page, peuvent être classées en trois catégories : la censure, l’altération et l’erreur linguistique, surtout lorsqu’il s’agit de traduire les expressions familières françaises. En ce qui concerne la censure, l’on peut très facilement, vu la situation politique en Iran, supposer qu’il s’agit d’un ordre imposé par le pouvoir central et que cela ne dépend pas nécessairement du choix de la traductrice.

21L’élimination ou l’altération de certains passages de « Le lion et le soleil » s’exerce sur divers plans. Elle est d’abord d’ordre religieux : certaines observations de Bouvier ou des gens qu’il côtoyait sur la pratique de la religion ou sur la situation des mollahs de l’époque ont été supprimées ou modifiées au point de faire contresens : par exemple la phrase « L’islam ici, le vrai ? c’est bien fini… plus que du fanatisme, de l’hystérie, de la souffrance qui ressort20 » a été traduite (je retraduis depuis le persan) par « L’islam est fini ici, tellement il a souffert21 ». Elle est également d’ordre anthropologique et historique, le tableau représentatif de l’hostilité entre Kurdes et Turcs est éliminé dans la traduction. De plus, la remarque personnelle de Bouvier sur la langue turque (« L’azéri est une langue âpre, faite pour la bourrasque et la neige ; aucun soleil là-dedans22 ») a été supprimée en persan. L’altération peut également porter sur la politique, lorsque Bouvier fait des constatations sur la situation politique de l’époque et considère Mossadegh plus rusé que les Anglais : « Mossadegh restait le Renard iranien plus rusé que le Renard anglais23 », cette dernière phrase étant éliminée. Et finalement lorsque l’auteur donne un peu plus de détails que d’habitude sur les femmes, il y a censure, par exemple dans l’épisode de la prison de Mahabad, où il décrit le passage d’une prostituée et son dialogue avec le capitaine, ou encore quand Bouvier, à l’hôtel Zand à Shiraz, décrit le corps de la jeune servante tzigane, épisode entièrement censuré.

22La traduction rend néanmoins assez habilement cette force narrative de L’Usage du monde qui mêle plusieurs formes littéraires : le récit de voyage, l’autobiographie, le roman fragmentaire, l’essai sur la connaissance du monde et de soi, et particulièrement le conte. Nicolas Bouvier est avant tout un conteur qui, pour reprendre la définition que donne Walter Benjamin, « propose un savoir concret, met en récit une axiologie éthique et fait synthèse des connaissances d’une époque24 ». Il serait ainsi comme un artisan voyageur réunissant des morceaux de vies humaines dont il tisserait des récits. Et nous savons, d’après les entretiens de Bouvier en 1992, combien il aimait se considérer comme un artisan. Il me semble que cet aspect de L’Usage du monde qui l’apparente au conte, au conte oriental, a été correctement transposé en persan. L’Usage du monde se donne ainsi à lire, particulièrement dans sa traduction en persan, presque comme un conte, genre dont il est proche par plusieurs aspects, ainsi par une forme fragmentaire exposant une succession d’histoires. J’en cite une suite emblématique qui commence avec la mention du dindon Antoine, « une volaille décharnée que nous nous flattions d’engraisser pour Noël25 » ; s’ensuit le récit de « la fille d’un des voisins [qui] s’empoisonna par amour26 » et le passage sur un « Kurde [qui] mourut dans la ville sans que sa famille fût là pour l’emporter. Pas de chance ! Il serait “mal enterré”27 », pour revenir à la veille de Noël et au cadeau que Moussa leur fait de deux cailles. On peut noter que cette construction s’apparente à une réinvention de la forme du récit enchâssé, telle qu’on la trouve dans le conte oriental. Mais d’autres éléments viennent accentuer cette affinité de L’Usage du monde avec le conte oriental, ainsi l’approche philosophique de Bouvier consistant à trouver un sens à la vie en passant par la connaissance du monde et de soi-même — une approche dont on trouve l’apogée dans le recueil de poèmes émaillé de contes La Conférence des oiseaux d’Attar de Nishabur où les oiseaux, à la fin de leur quête, trouvent leur moi profond. La présence marquante de la poésie dans la prose de Bouvier, que ce soit ses propres poèmes (Zemestan) ou des passages de sa prose poétique, surtout dans ses descriptions (« La rivière s’y perd, le regard aussi […]. Soleil, espace, silence28 »), les poèmes cités (ce poème baroque, « Adoncques Filles de l’air / De cent plumes couvertes / Qui de serf que j’étais / M’ont mis en liberté »), ou la traduction des poèmes persans (« Le palais du mendiant c’est l’ombre des nuages » de Hafiz), soulignent également la tendance de Bouvier, proche de celle du poète et conteur persan Saadi. Dans son Jardins de roses, Saadi introduit un poème chaque fois que la prose ne peut plus traduire ce qu’il veut exprimer, tel un vrai conteur recourant à la poésie là où la prose atteint ses limites.

23Enfin, il ne faudrait pas oublier le rôle remarquable des dessins de Thierry Vernet apportant une touche finale à ce récit qui a tous les aspects d’un conte, non pas un conte merveilleux dans le sens de l’exceptionnel et du fantastique, mais bien évidemment un conte moderne dans le sens du merveilleux que découvre Bouvier : « Chez nous, le “merveilleux” serait plutôt l'exceptionnel qui arrange ; il est utilitaire, ou au moins édifiant. Ici, il peut naître aussi bien d'un oubli, d'un péché, d'une catastrophe qui, en rompant le train des habitudes, offre à la vie un champ inattendu pour déployer ses fastes sous des yeux toujours prêts à s'en réjouir29. » La traduction en persan du passage « Le lion et le soleil » prend en compte et reproduit tous ses effets recherchés par le conteur, il y manque seulement les dessins de Vernet. Et de plus, le livre audio paru en 2022 et lu par l’écrivain-voyageur iranien Mansour Zabetian30 vient rétablir le lien entre l’écriture de L’Usage du monde et l’oralité d’un conte.

24En somme, vu la réception universitaire de l’œuvre de Bouvier en Iran — qui s’est faite principalement avant la traduction de son œuvre — ainsi que la réception, par un large public, grâce à la traduction de son recueil de poèmes Le dehors et le dedans et d’une partie de L’Usage du monde, l’œuvre de Bouvier est incontestablement en train de s’y imposer autant comme un récit de voyage que comme une œuvre littéraire protéiforme où chaque lecteur iranien trouvera ce qui le passionne : des éléments d’ordre historique, anthropologique, culturel, politique, la puissance de la poésie, celle d’un récit proche du conte, la profondeur d’un essai et d’une réflexion sur la vie, laquelle transparaît à travers cette écriture chatoyante d’une pérégrination persane, passée comme présente, vers l’autre et vers soi-même.