« J’avais oublié ma vie au profit de LA VIE » : les enjeux de la première traduction de Nicolas Bouvier en russe
1Peu présent dans l’œuvre de Nicolas Bouvier, le monde russophone a tardé à le connaître jusqu’à l’année de son décès. Cette découverte, parmi tant d’autres (Julio Cortázar, Émile Ajar, Henry Miller, Günter Grass, Umberto Eco, etc.), a été faite par la revue moscovite Иностранная литература [Littérature étrangère], dont j’ai l’honneur d’être membre du comité de rédaction. En se consacrant depuis 1955 à la diffusion des littératures du monde entier en traductions, Littérature étrangère prend le relais des périodiques tels que Вестник иностранной литературы [Le Messager de la littérature étrangère] (1891-1916 ; 1928-1930, nouvelle série), Литература мировой революции [Littérature de la révolution mondiale] (1931-1932) et Интернациональная литература [Littérature internationale] (1933-1943), qui se proposaient de mettre la culture russe à l’heure de l’universelle.
2À l’époque soviétique Littérature étrangère a souvent devancé les maisons d’édition. C’est grâce à elle que les lecteurs russophones ont pu lire L’Attrape-cœurs de J. D. Salinger en 1960, Cent ans de solitude de G. García Márquez en 1970, Le Bruit et la Fureur de W. Faulkner en 1973, Ulysse de J. Joyce en 1989, et de nombreuses autres œuvres majeures du xxe siècle, avant leur publication en livre. Il est significatif à cet égard qu’en répondant à l’enquête lancée par la revue à l’occasion de ses quarante ans, le poète Joseph Brodsky ait confessé : « Littérature étrangère a joué un rôle exceptionnel dans ma vie. C’était une vraie fenêtre ouverte sur l’Europe, l’Amérique, l’Asie, l’Afrique, bref, sur tous les hémisphères. J’ai l’impression que c’est par cette fenêtre-là que je suis tombé1. »
3Depuis la fin des années 1990, Littérature étrangère alterne les numéros réguliers, de structure polyphonique (un roman traduit du suédois peut être suivi de poésies traduites du grec, d’une pièce catalane, de nouvelles japonaises, d’essais hongrois), avec les numéros spéciaux, consacrés à la littérature d’un seul pays. C’est dans le sommaire du premier numéro spécial consacré à la Suisse, paru en septembre 1998 sous le titre Une leçon de « suisse 2 », qu’on trouve cinq poèmes de Bouvier, publiés suivant l’ordre de leur apparition dans l’ultime édition de Le dehors et le dedans (1997) : « Novembre » (son tout premier poème, inséré dans L’Usage du monde), « Finis terrae », « L’année du perce-oreilles », « La cuisine à minuit », « Morte saison ».
Figure 1. Couverture et sommaire du premier numéro spécial consacré à la Suisse de la revue Littérature étrangère, intitulé Une leçon de « suisse » (nº 9, 1998).
Image de la couverture : Félix Vallotton (1865-1925), « La chaste Suzanne » (1922).
4Le choix de présenter Bouvier davantage comme poète peut surprendre, mais s’explique sans doute par le manque d’accès aux textes, comme en témoigne la notice biobibliographique, qui abonde en erreurs :
NICOLAS BOUVIER (1929-1998) — poète, essayiste, iconographe, photographe, voyageur suisse francophone. Auteur des recueils poétiques L’Usage du monde (1963), Chronique japonaise (1975), La [sic] poisson-scorpion (1981), L’échappée belle (1993), journaux de route Japan [sic] (1967), Journal d’Aran et d’autres lieux (1990)3.
5Les traductions d’Irina Kuznetsova, pourtant, sont excellentes. Reconnue comme traductrice tant de la poésie (G. Apollinaire, A. Rimbaud, Ch. Cros, B. Noël) que de la prose (A. de Vigny, A. Camus, N. Sarraute), Kuznetsova recrée les images de Bouvier avec la simplicité et l’attention aux détails qui lui sont propres.
Figure 2. Invitation à l’exposition « Nicolas Bouvier. Le Vent des routes », Multimedia Art Museum (Maison de la photographie de Moscou), 2002.
Art Projects Foundation archive, Garage Museum Archive. Inv. E688.
6La deuxième rencontre avec Bouvier s’effectue dans le cadre de la célèbre exposition « Le Vent des routes », qu’il était en train de préparer avec Pierre Starobinski et l’association « Regards du monde », mais l’auteur n’a pas vécu assez longtemps pour la voir. Après être passée par la Suisse, la France, la Pologne, le Canada et les États-Unis, l’exposition arrive au Multimedia Art Museum de Moscou, pour s’y tenir du 18 septembre au 18 octobre 2002, pendant les Journées de la Suisse en Russie. À en juger par deux notes de presse, la structure même de l’exposition (des extraits de textes ont été mis à côté des photographies) a provoqué une réception déséquilibrée de l’œuvre de Bouvier. Ainsi, dans la note anonyme du journal Коммерсант [Commerçant] intitulée « De la Laponie au Vietnam : Journal de route de Nicolas Bouvier », on lit : « Ni l’histoire, ni le droit, ni la littérature n’attiraient Bouvier autant que les pays nouveaux et le développement des kilomètres de la pellicule. Bouvier fait une concession à la littérature quand même, en intercalant les textes entre les photographies prises dans le monde entier. C’est ainsi que poèmes, courts essais et images se sont alliés dans le cadre d’une exposition, que les Suisses ont amenée à Moscou avec leur fromage, leur vin et quelques activités culturelles4. » L’en-tête de l’article de Mikhail Sidline paru dans Независимая газета [Journal indépendant] suggère un regard plus juste sur Bouvier, présenté comme « auteur d’une vingtaine de livres, photographe et homme de lettres ». Pourtant Sidline ne parle guère des textes de Bouvier, englobant toutes ses activités dans les définitions de « poète » et « beatnik suisse5 ».
7Il est à noter également que Bouvier ne figure pas dans « Le carrefour suisse » (nº 9, 2002), le deuxième numéro spécial que Littérature étrangère publie parallèlement en septembre.
8La troisième et brève apparition de Bouvier date de 2004. Dans le numéro d’octobre de Littérature étrangère, on trouve son poème « La grande guerre », traduit toujours par Irina Kuznetsova, inclus dans la rubrique qui porte le titre éloquent « À la recherche de la poésie perdue », dont la première partie donne la transcription de la table ronde sur les difficultés de traduction du discours poétique contemporain, et la deuxième partie présente les participants même, leurs parcours et les auteurs récemment traduits. On voit que la notice bibliographique de Bouvier s’est considérablement précisée :
NICOLAS BOUVIER [1929-1998] — poète et prosateur suisse francophone. A parcouru une dizaine de pays, du Japon jusqu’à l’Irlande ; s’est rendu célèbre par ses récits de voyage L’Usage du monde [1963], Chronique japonaise [1975], Le hibou et la baleine [1993], entre autres. Le livre Le dehors et le dedans [1997], dont le présent poème est tiré, constitue son unique recueil poétique6.
9L’année suivante, l’Institut de littérature mondiale de l’Académie des sciences de Russie fait paraître le troisième volume, consacré au xxe siècle, de la monumentale Histoire de la littérature suisse (2005), sous la direction de V. D. Sedelnik, un des plus grands spécialistes des littératures de langue allemande. On constate avec étonnement que sur les 800 pages Bouvier n’est mentionné nulle part.
10Dix ans après son décès, Bouvier est commémoré avec l’exposition itinérante « Nicolas Bouvier : voyageur enchanté », organisée par l’ambassade de Suisse en collaboration avec les éditions genevoises Héros-Limite. Inaugurée à la Médiathèque du Centre culturel français de Moscou du 24 mars au 24 avril 2008, l’exposition a été reprise à Novosibirsk, Perm, Samara, Togliatti, Kazan, Irkutsk, Saratov et Rostov. La brochure bilingue qui l’accompagne témoigne de l’effort de mettre en valeur la dimension littéraire de l’œuvre de Bouvier, dénommé « écrivain voyageur ». Ainsi, Félix Baumann, attaché culturel auprès de l’ambassade de Suisse, remarque dans l’avant-propos : « Déjà édité dans une douzaine de langues, Nicolas Bouvier attend encore d’être présenté au public russe, qui trouvera un avant-goût dans cette brochure avec des extraits traduits par Galina Choumilova. » Trois fragments, d’une longueur d’un paragraphe, de L’Usage du monde (les deux premiers correspondant à l’étape balkanique du périple, le dernier à l’étape iranienne) sont suivis des textes de la quatrième de couverture des éditions du Poisson-Scorpion et Chronique japonaise, de quelques propos de Bouvier, d’une chronologie de sa vie et ses œuvres et d’une bibliographie sélective. Il est bien évident qu’un aperçu si bref n’a pas pu mettre fin à l’« attente » dont parle Baumann.
Figure 3. Affiche de l’exposition « Nicolas Bouvier : voyageur enchanté », Moscou, médiathèque du Centre culturel français (24 mars-24 avril 2008).
© Ambassade de Suisse en Russie.
Figure 4. Brochure bilingue de l’exposition « Nicolas Bouvier : voyageur enchanté », avec un extrait de L’Usage du monde.
© Ambassade de Suisse en Russie.
11Pour les douze années suivantes la réception de Bouvier en Russie semble s’arrêter. Littérature étrangère a encore publié un numéro sur la Suisse en novembre 2013 (En traduisant du « suisse »), mais Bouvier n’y est pas présent.
12J’ai dressé ce bilan au moment de composer la partie romande du quatrième numéro spécial, La Suisse : hier, aujourd’hui (nº 11, 2020), qui comprend onze auteurs (Vahé Godel, Anne Perrier, Nicolas Bouvier, Blaise Cendrars, Fanny Wobmann, Douna Loup, Marina Skalova, Corinna Bille, Jacques Chessex, Jean-Marc Lovay, Agota Kristof), dont quatre traduits par moi-même, notamment Bouvier7.
Figure 5. Couverture et sommaire du quatrième numéro spécial consacré à la Suisse de la revue Littérature étrangère, intitulé La Suisse : hier, aujourd’hui (nº 11, 2020).
Image de la couverture : Ferdinand Hodler (1853-1918), « Lac Léman vu de Chexbres » (1905).
13Il faut préciser qu’un des critères fondamentaux de sélection des matériaux par la rédaction est de n’accepter que les textes jamais traduits en russe. La réception lacunaire de Bouvier était donc pour moi à la fois un avantage et une contrainte, car l’embarras de choix multiplie les pertes. Je me rendais parfaitement compte que ma présentation de Bouvier ne serait pas moins fragmentaire que celle de mes prédécesseurs. En quoi pouvais-je avancer quand même, dans les limites imposées par le format de la revue ? Il me fallait, évidemment, mettre en valeur le style littéraire de Bouvier. Mais je ne voulais pas laisser de côté son activité de photographe, quoique plus connue en Russie, pour ne pas donner une image réductrice de son œuvre. J’ai donc décidé, à l’exemple de Pierre Starobinski, d’établir des correspondances entre les textes et les images.
14Les enjeux d’ordre tant littéraire qu’existentiel me sont ainsi apparus : en traduisant Bouvier, je voulais communiquer aux lecteurs tant la beauté de son langage, qui rend la méditation philosophique palpable, visible, savoureuse par l’enchaînement d’images très concrètes, que sa capacité de s’émerveiller de la « vie » et du « monde ». En même temps je devais tenir compte de l’ensemble du numéro qui vise à définir la Suisse comme espace culturel et essayer de relever les traits caractéristiques de ses auteurs. C’est ainsi que j’ai réuni Bouvier avec Blaise Cendrars dans la rubrique « L’écrivain voyage », qui, tout en étant traditionnelle et « internationale » dans la revue, s’est avérée suisse par excellence.
15Pour mieux situer Bouvier dans le contexte suisse, j’ai fait précéder mes traductions d’une préface, où je reprends ses réflexions sur le caractère des Genevois et la « Suisse nomade », cette « cinquième Suisse », dont les citoyens sont atteints de la « claustrophobia alpina 8 » héréditaire :
Suis-je un bon Genevois ?
Genève est une ville de « bise noire », un vent glacial et violent qui descend le Rhône et devient le mistral. Cela forme un caractère. Après avoir mis des années à m’en libérer complètement, j’ai appris à aimer cette cité âpre, laborieuse, piquante, cosmopolite par force puis par goût, follement orgueilleuse de son passé.
Et malgré son chauvinisme — c’est paradoxal —, très ouverte aux étrangers. La moitié de nos rues portent les noms de fugitifs qui, de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution hongroise (1956), sont arrivés chez nous avec leur fortune et leur talent dans un mouchoir.
[…]
Le génial Boris Vian a écrit la seule bourde de son œuvre lorsqu’il assure que « les Suisses vont à la gare mais qu’ils ne partent pas ».
C’est si faux que près d’un cinquième de la population suisse — que nous appelons « la cinquième Suisse » — est établi à l’étranger9.
Figure 6. Page de titre de la rubrique de Bouvier dans Littérature étrangère (nº 11, 2020).
16La préface me sert également pour introduire deux notions clés chez Bouvier, sur lesquelles j’ai axé ma sélection : « vie » et « monde ». Ainsi, pour inspirer aux lecteurs la philosophie de l’abandon de soi qui a guidé Bouvier, je mets en exergue cette citation de L’Échappée belle : « En près d’une année de voyage, j’avais oublié ma vie au profit de LA VIE, tant, entre Zagreb et l’Iran, celle-ci s’était révélée colorée, imprévisible et cocasse10. » J’explique ensuite son attitude face au « monde », en mettant en question les quatre traductions existantes du titre L’Usage du monde, que je reproduis ici dans l’ordre chronologique de leur apparition et avec la traduction inverse en français :
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Подход к нашему миру [Approche de notre monde] : dans le premier numéro consacré à la Suisse de Littérature étrangère (1998, nº 9) ;
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Обычаи мира [Les coutumes du monde] : dans la note de presse de Mikhail Sidline sur l’exposition « Le Vent des routes » (25 septembre 2002) ;
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Знание света [La connaissance du monde] : dans Littérature étrangère, notice bibliographique qui accompagne « La grande guerre » (2004, nº 10) ;
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Так в мире повелось [Tel est l’usage du monde] : dans la brochure de l’exposition « Nicolas Bouvier : voyageur enchanté », traduction de Galina Choumilova (2008).
17Aucune de ces variantes ne rend l’ambiguïté grammaticale de la tournure, le « monde » étant à la fois sujet et objet par rapport à l’« usage ». Je propose donc de traduire « usage » par « путь », qu’on peut comprendre à la fois comme « chemin », « route », dans le sens physique, et « manière d’être ». Robyn Marsack procède similairement, en traduisant « usage » par « way » : The Way of the World. Mon interprétation s’écarte pourtant de l’original en ce que je change le singulier en pluriel, pour accentuer la diversité du monde dont témoigne Bouvier : Пути мира [Les routes du monde ou Les manières d’être du monde].
18En encadrant les extraits de L’Usage du monde de fragments d’essais et d’entretiens tardifs, je voulais faire résonner la « philosophie de la vie » qui imprègne ses pages et l’éloigne de la « stricte littérature de voyage11 », comme l’observe justement Daniel Girardin, conservateur du musée de l’Élysée, où avait été déposé le fonds photographique de Bouvier. Les photographies, à leur tour, mettent en lumière ces « traits visuels » de l’écriture qui « provoquent une très forte impression de réalité par le sens du fragment et du détail, au cœur d’un récit d’idées12 ».
19Ma sélection s’ouvre par la « Petite morale portative », publiée dans L’Information immobilière en automne de 1996 (nº 61), qui peut être lue comme une « invitation au voyage » immobile :
Le monde commence à notre porte et je donne raison à Lao Tseu qui écrivait, voilà 2 500 ans : « Un voyage, fût-il de mille lieues (environ 700 km), commence sous votre chaussure ». Le voyage n’est pas affaire de distance ou de kilomètres ; pas besoin d’aller en Mongolie pour se perdre […]. Le voyage est un état d’esprit, d’alerte rouge, de traque, de disponibilité extrême à de petits détails qui font la vie : l’eau d’un regard, une odeur d’herbe, le son d’un gong bouddhique qui va mourir sur le midi des rizières, la hauteur du soleil, une voix qui s’enroue à dire « oui ». Et surtout, les harmoniques qui existent entre ces éléments et conspirent à faire un de ces instants où l’unité du monde apparaît avec une évidence sereine que nous percevons trop rarement, par insuffisance centrale de l’âme et manque de « Da sein » (être vraiment là)13.
20Je l’associe avec cette photographie prise par Bouvier en 1948 en Algérie : focalisée sur les trois silhouettes enfantines qui se tiennent l’une à l’autre, elle me semble résumer l’instant de « présence » harmonique au monde dont parle Bouvier.
Figure 7. Algérie, 1948.
© Succession Bouvier et Photo Élysée, Lausanne – Fonds Nicolas Bouvier.
21Sur les pages qui suivent j’ai disposé les extraits de L’Usage du monde, en y insérant un poème de Le dehors et le dedans, de manière à restituer l’itinéraire de Bouvier et Thierry Vernet : Belgrade (Serbie), Prilep (Macédoine), Trébizonde (Turquie), Tabriz, Ispahan (Iran), Khyber Pass (frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan). Facilitée par la composition en mosaïque, la tâche de couper le texte — c’est-à-dire préférer tel fragment à un autre — se complique par l’originalité des observations de Bouvier qui ne se répète guère. J’ai donc cherché à dégager des contextes où se produit la transition du local à l’universel, de la description à l’aphorisme, et où Bouvier emploie les mots « vie » et « monde ». Je me limite par la suite à reproduire quelques citations clés des extraits traduits pour justifier mon choix, ainsi que les photographies correspondantes.
22Pour l’étape serbe mon choix a été déterminé par cette réflexion à la fin de la partie « Retour à Belgrade » : « Si je n’étais pas parvenu à y écrire grand-chose, c’est qu’être heureux me prenait tout mon temps. D’ailleurs, nous ne sommes pas juges du temps perdu14. »
23Pour l’étape macédonienne c’est l’expérience du voyage comme épreuve de la langue et du regard que j’ai retenue (« Prilep, Macédoine ») :
Quand le fabricant de cercueils demande l’heure à Thierry, c’est chaque fois pareil ; l’un fait signe qu’il ne peut pas la dire et montre le cadran ; l’autre, qu’il ne peut pas la lire. Pour les impossibilités au moins, il y a toujours moyen de s’entendre (L’Usage du monde, p. 74).
[…]
Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas — comme on le croyait — la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre. Ainsi, un matin, sans savoir pourquoi, nous emboîtâmes le pas à une pouliche qu’un paysan venait d’aller laver à la rivière. […] Nous nous étions littéralement rincé l’œil. Parce que l’œil a besoin de ces choses intactes et neuves qu’on trouve seulement dans la nature : les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues (L’Usage du monde, p. 80).
Figure 8. Le marchand de cercueils, Prilep, Macédoine, août 1953.
© Succession Bouvier et Photo Élysée, Lausanne – Fonds Nicolas Bouvier.
Figure 9. Entre Prilep (Yougoslavie) et Salonique (Grèce), septembre 1953.
© Succession Bouvier et Photo Élysée, Lausanne – Fonds Nicolas Bouvier.
24Pour l’étape turque j’ai traduit le poème « Le point de non-retour », dont l’importance est renforcée par le fait qu’il ouvre Le dehors et le dedans :
C’était hier
plage noire de la Caspienne
sur des racines blanchies rejetées par la mer
sur de menus éclats de bambou
nous faisions cuire un tout petit poisson
sa chair rose
prenait une couleur de fumée
Douce pluie d’automne
cœur au chaud sous la laine
au Nord
un fabuleux champignon d’orage
montait sur la Crimée
et s’étendait jusqu’à la Chine
Ce midi-là
la vie était si égarante et si bonne
que tu lui as dit ou plutôt murmuré
« va-t’en me perdre où tu voudras »
Les vagues ont répondu « tu n’en reviendras pas »
Trébizonde, 1953 15
Figure 10. Barques et filets de pêcheurs à Trébizonde sur la mer Noire, Turquie, octobre 1953.
© Succession Bouvier et Photo Élysée, Lausanne – Fonds Nicolas Bouvier.
25Pour l’étape iranienne j’ai choisi l’épisode où Bouvier essaie de donner l’explication de l’absurde à l’une de ses élèves qui lui révèle, à son tour, la devinette de l’œuf. Bouvier se rend alors compte de ce que la vie dépasse la langue, qui s’avère non universelle, de même que l’imagination (« Tabriz II. Avril ») :
[…] mais comment expliquer ce qu’on ne ressent pas, et surtout dans une ville qui déborde à ce point les catégories. Pas d’absurde ici… mais partout la vie poussant derrière les choses comme un obscur Léviathan, poussant les cris hors des poitrines, les mouches vers la plaie, poussant hors de terre les millions d’anémones et de tulipes sauvages qui, dans quelques semaines, coloreraient les collines d’une beauté éphémère. Et vous prenant constamment à partie. Impossible ici d’être étranger au monde — parfois pourtant, on aurait bien voulu. (L’Usage du monde, p. 221)
26Le deuxième extrait iranien (« Route d’Ispahan ») peut exemplifier la virtuosité technique de description-méditation et servir de légende à toutes les photographies prises par Bouvier dans ce pays :
Montagnes distinguées. C’est bien le mot : sur des milliers de kilomètres les paysages d’Iran s’étendent avec une distinction maigre et souveraine, comme modelés par un souffle presque éteint dans la cendre la plus fine, comme si une expérience amère, immémoriale en avait depuis longtemps disposé les accidents — points d’eau, mirages, trombes de poussière — avec une perfection qui transporte ou qui décourage mais dont le pays ne se départit jamais. Même dans les étendues désolées du sud-est, qui ne sont que mort et soleil, le relief reste exquis (L’Usage du monde, p. 260).
Figure 11. Iran, 1954.
© Succession Bouvier et Photo Élysée, Lausanne – Fonds Nicolas Bouvier.
27Le dernier fragment est tiré de la dernière partie du livre, qui se rapporte au moment où Bouvier atteint le pied du Khyber Pass à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan (« 5 décembre. Frontière afghane. Khyber Pass ») :
Ensuite j’ai fumé un narghilé en regardant la montagne. […] Devant cette prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l’anecdote était comme aboli. L’étendue de montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghilé et jusqu’aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments d’une pièce où j’étais venu, à travers bien des obstacles, tenir mon rôle à temps. […] Mais dix ans de voyage n’auraient pas pu payer cela.
Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr (L’Usage du monde, p. 415-418).
Figure 12. Kaboul, Afghanistan, 1954.
© Succession Bouvier et Photo Élysée, Lausanne – Fonds Nicolas Bouvier.
28J’enchaîne avec deux fragments du livre Routes et déroutes (1992), qui rassemble les entretiens de Bouvier avec Irène Lichtenstein-Fall, pour mettre en évidence la continuité de sa pensée :
Il y a quelque chose de fondamentalement heureux dans le simple fait d’être au monde et par carence, par insuffisance d’être, on l’oublie. Montaigne a écrit à ce sujet quelque chose de très beau, il dit : « Je n’ai rien fait aujourd’hui, rien accompli. Quel fol, n’avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la plus illustre mais la plus mémorable des occupations. » Vivre. Et si j’avais un reproche à adresser à mon pays, c’est qu’il a toujours mis le faire avant l’être. Or je trouve qu’il est plus difficile d’être que de faire16.
29Je termine ma sélection par un extrait consacré au Japon (« Hommage à Kurosawa ») du livre posthume Histoires d’une image (2001), qui exprime nettement l’objectif de l’art tel que l’a pratiqué Bouvier — servir la vie par-delà l’oubli, la distance et la mort :
J’ai pris cette photo (diaphragme 1.8 au 15e seconde) en décembre 1965 dans un train de nuit qui montait de Tokyo vers Sendaï. Le voyage prenait alors quatre heures ; il n’en prend plus qu’une et demie grâce au « bullet train ». Les temps ont changé. Tous ces dormeurs ont aujourd’hui trente ans de plus, s’ils n’ont pas disparu.
On dirait que ce wagon a été gazé par une bande de malfrats. Il ne l’est pas : les Japonais ont un talent pour dormir n’importe où qui stupéfie le visiteur étranger.
J’étais le seul éveillé à voir et à photographier ces rêveurs17.
Figure 13. Le train de nuit Tokyo-Sendai, 1964.
© Succession Bouvier et Photo Élysée, Lausanne – Fonds Nicolas Bouvier.
30Publié l’année de la pandémie du covid, le numéro avec mes traductions de Bouvier n’a pu être présenté que des mois plus tard, pendant les Journées de la Francophonie au printemps 2021, ce qui a sans doute entravé sa diffusion et réception. Néanmoins la fortune des écrivains qui intègrent le catalogue de Littérature étrangère me fait croire que la traduction intégrale de L’Usage du monde en russe ne tardera pas à paraître. Les réactions des lecteurs qui ont partagé ma fascination m’encouragent moi-même à continuer.