Colloques en ligne

Bruno Moyan

L’apport de Musiques, Une Encyclopédie pour le XXIe siècle à l’étude du domaine musico-littéraire

Journée d’étude « Littérature et musique » du 31 mars 2009 à l’ENS.

Une Encyclopédie pour le XXIe siècle, dir. J. J. Nattiez, Actes Sud, 2003-2007, 5 volumes.

1A titre de préalable, nous remarquerons que le nom de Jean-Jacques Nattiez s’impose sur une telle question d’abord en raison du caractère imposant de cette Encyclopédie, faite de cinq volumes entre 1200 et 1500 pages chacun, ensuite de l’interrogation théorique qui, depuis les Fondements d’une sémiologie de la musique, sert de fil conducteur à la trajectoire de Jean-Jacques Nattiez. Sans doute faudrait-il d’ailleurs s’interroger sur ce qui intéresse Nattiez par rapport au sujet de cette journée. Est-ce véritablement le domaine musico-littéraire ou plutôt la relation entre la musique et la langue, laquelle, on en conviendra, n’est pas la relation entre la musique et la littérature ? Les cinq volumes de l’Encyclopédie de par leurs titres mêmes ne semblent pas donner une réelle consistance à une entrée privilégiée par le langage qui était celle des Fondements d’une sémiologie de la musique. Ils donnent même un curieux éclairage, jettent une singulière ombre portée, sur l’interrogation des Fondements d’une sémiologie de la musique. Ne sommes-nous pas confrontés à une musicologie beaucoup plus musicologique qu’il n’y paraît ? Bref, qu’est-ce qu’interroge Jean-Jacques Nattiez et ce dès les Fondements d’une sémiologie de la musique ? Interroge-t-il le domaine musico-littéraire ou plutôt la nature de la musique via le détour des sciences du langage et le détour de la question du langage ? Interroge-t-il la nature du langage musical et même la nature de la musique, jusqu’à son universalité possible, cela par une entrée méthodologique issue de la linguistique et du structuralisme, donc tendant à évacuer l’espace-temps ou n’interroge-t-il pas plutôt un problème historique qui est tout simplement la rupture de langage des avant-gardes de la 2e moitié du XXe siècle ? Sous la forme d’un 2e détour, d’un détour du détour ou d’un détour sur le détour, Nattiez poserait alors en termes de grammaire, avec en arrière plan la lancinante question des universaux du langage, une question d’Histoire… tenterait de penser le mouvement, l’Histoire, parce qui s’oppose au mouvement, les universaux…

2Pour aborder la question qui nous est demandée, nous envisagerons l’Encyclopédie en la mettant en perspective d’abord par rapport aux choix méthodologiques généraux de Nattiez, ensuite comme la fin d’un processus inachevé commencé il y a trente ans avec les Fondements d’une sémiologie de la musique. Nous proposerons enfin, un bref inventaire de la présence du domaine musico-littéraire dans l’Encyclopédie qui sera suivi d’un bref bilan critique ou au moins d’interrogations.

3Avant d’aborder le positionnement général de Jean-Jacques Nattiez peut-être convient-il de formuler encore deux interrogations ? L’apport de l’Encyclopédie est-il seulement le fait d’une actualisation de la connaissance lié au progrès de la science en vingt ou trente ans, cela dans un univers matriciel qui en serait resté aux années 70-80 (l’Encyclopédie Musiques serait une sorte d’Encyclopédie de La Pléiade qui, comme les Marylin de Warhol, aurait pris les couleurs de Musique en jeux avec un petit lavis de post-modernisme tendance) ou y a-t-il eu véritablement un bougé des lignes ? La forte présence de la pensée et de la personnalité de Jean Molino dans le parcours intellectuel de Nattiez conduit aussi à se demander quels sont, dans la réflexion méthodologique proposée par Nattiez, les apports respectifs de Jean-Jacques Nattiez et de Jean Molino ? Se pose alors la question de la complémentarité et de l’unité unissant leurs deux background différents, une sorte de scientisme IIIe République à la française mêlé de structuralisme pour le premier et une toute autre tradition pour le deuxième, celle d’une philosophie de la connaissance et des formes symboliques, issue des Geisteswissenschaften, qui puiserait chez Cassirer, Auerbach, Panofski, Spitzer, dans le néo-kantisme de l’Ecole de Marbourg par exemple ? Leur confrontation ne serait-elle pas aussi la confrontation, voire la problématique réunion, de deux postérités kantiennes, celle d’un kantisme républicain à la française forgé au tournant des XIXe et XXe siècles pour le premier, celle du néo-kantisme plus spiritualiste, plus herméneutique aussi,  auquel nous venons de faire allusion, pour le deuxième ?

4L’un des caractéristiques les plus saillantes de l’Encyclopédie Musiques est son ancrage clair dans le contemporain. L’Encyclopédie Musiques n’est pas un ouvrage passéiste ou nostalgique ou encore un ouvrage qui ne ferait du contemporain qu’un fragment de la chaîne du temps. Le contemporain est ici producteur de sens en témoigne le premier volume consacré au XXe siècle. Ce volume consacré au XXe siècle jette d’une certaine manière son ombre sur l’ensemble des autres volumes et induit, en un certain sens, un point de vue de lecture aussi bien en ce qui concerne les autres périodes de l’histoire de la musique que les différentes entrées consacrées aux questions de langage et de grammaire ou à l’épistémologie. « Nous avons débuté cette encyclopédie, écrit Jean-Jacques Nattiez, par un volume sur le XXe siècle musical. Parce que les nouveautés qu’il introduit dans le fait musical obligent à repenser autrement notre compréhension de la musique dans son ensemble, qu’il s’agisse des musiques occidentales des siècles passés (vol. IV) ou des musiques extra-européennes (vol. III) » (vol. I p. 48). On remarquera aussi que Jean-Jacques Nattiez ne réduit pas le XXe siècle aux avant-gardes occidentales mais le conçoit au sens large en y englobant tous les autres répertoires et pratiques (chanson, jazz, rock, electro etc…). De même, aborder le fait musical par la contemporanéité c’est aussi l’aborder à travers des problématiques résolument contemporaines telles que le multiculturalisme, l’étude du genre (vol. I et vol. III), des approches elles aussi actuelles comme le cognitivisme et enfin tout ce que la remise en cause ces deux dernières décennies du point de vue distancié et omniscient du sujet a pu apporter aux sciences humaines. L’Encyclopédie Musiques n’évacue pas le regard interprétatif d’un sujet qui s’intègre avec lucidité et honnêteté dans le champ de son observation. On pensera aux présupposés assumés qui, par exemple, sont ceux du vol. IV : l’histoire pour le présent et à partir du présent, la connaissance en vue de l’interprétation, la notion d’intrigue.

5Cet ancrage assumé dans le contemporain n’est pas pour autant le pur produit d’une forme de soumission opportuniste ou naïve à l’air du temps.  Jean-Jacques nattiez revendique un positionnement critique par rapport à certaines tendances lourdes des sciences humaines de notre début de 3e millénaire. Pour cette raison, on ne trouvera dans cette Encyclopédie pour le XXIe siècle ni déconstructionnisme, ni nominalisme, ni ultra-subjectivisme virtuose. Nattiez maintient la permanence d’un rapport fort au réel et au vrai doublé d’un parti pris quasi militant en faveur d’un refus du renoncement à la recherche des universaux, des fondements, qui était déjà un des axes sous-jacents des Fondements d’une sémiologie de la musique.  Dans le vol. IV, Nattiez propose un ferme plaidoyer en faveur du « fait ». « Les faits existent-ils ? Oui. Verdi est mort à Milan le 27 janvier 1901, le Sacre du Printemps a été créé le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Elysées à Paris. Les dates de ces événements peuvent aisément être établies et vérifiées. Aucune concession n’est possible sur ce point. »  (vol. IV p. 36). Aussi le verrons-nous s’opposer vigoureusement à  Nietzsche affirmant : « Il n’y a pas de faits, rien que des interprétations » (vol. I, p. 33, p. 56). Contre une école qui peut confondre la nécessaire réévaluation du sujet interprétant, cela dans une démarche critique du scientisme comme celle du renouveau herméneutique par exemple, et les sophistiques nihilistes d’une subjectivité sans limites, Jean-Jacques Nattiez maintient une démarche scientifique ancrée dans des méthodes et des procédures y compris en faisant si nécessaire appel aux sciences dures. En réalité, Jean-Jacques Nattiez donne l’impression de s’en tenir à une voie médiane, kantienne ?, qui, si elle situe le siège de la connaissance dans le sujet, n’en sait pas moins faire preuve d’un réalisme solide, voire d’un franc bon sens, cela en maintenant un équilibre entre ces médiateurs, indispensables à la recherche de la vérité, que sont les méthodes et leurs discours et la prise en compte lucide du rôle de nos catégories culturelles et de nos pratiques y compris celles qui président à la construction de la vérité scientifique elle-même, dans la recherche de cette même vérité.

6Deux moments qui sont autant de bilans précèdent l’Encyclopédie pour le XXIe siècle et structurent d’ailleurs assez régulièrement le parcours de Jean-Jacques Nattiez, par période de treize années environs : les Fondements d’une sémiologie de la musique (1975), Musicologie générale et sémiologie (1987), Musiques/Une encyclopédie pour le XXIe siècle (de 2001 pour l’édition italienne à 2007).

7Apparemment, bien des traits séparent l’Encyclopédie des Fondements d’une sémiologie de la musique. En dépit d’une réflexion aboutie sur le langage musical et la question de la signification en musique, le propos linguistique passe nettement au second plan dans l’Encyclopédie au profit d’une vertigineuse accumulation de répertoires et de cultures. Pourtant, ce serait avoir une vision singulièrement réductrice du projet linguistique lui-même que de penser qu’il évacue toute réflexion sur la relation entre le langage et son environnement.  Comme l’écrit Jean-Jacques Nattiez dans les Fondements d’une sémiologie de la musique, « la sémiologie musicale […] a pour objectif d’expliquer la nature et de décrire les phénomènes de renvoi auxquels la musique donne lieu » (FSM, p. 27-28). Le caractère relationnel du signe, son ordo ad alterum, le fameux aliquid stat pro aliquo, a pour conséquence et justifie une extension de l’enquête vers la psychologie, la sociologie, l’histoire, l’anthropologie et à ce titre l’Encyclopédie peut être considérée comme une approfondissement extensif du projet proposé dès les Fondements.  Cette extension était déjà envisagée par Saussure lui-même écrivant : « On peut concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de psychologie générale, nous la nommerons sémiologie » (CLG, p. ???). Il ne serait pas difficile non plus de trouver le même type de  préoccupations chez des personnalités aussi différentes que Jakobson, Pierce, Sapir, Lyons. Il est difficile en effet d’aborder chez Jakobson les notions de « code linguistique » (ELG, p. 90) ou de  « possibilité préconçue » (ELG, p. 90), chez Pierce de chaînes d’interprétants, chez Sapir d’histoire du langage sans faire référence d’une manière ou d’une autre à l’environnement socio-historique du langage et de la langue. De son côté, l’innéisme de Chomsky conduit nécessairement à une interrogation anthropologique, un questionnement vers l’éventuel universalisme du langage humain que certaines interrogations profondes de Jean-Jacques Nattiez ne sont pas sans rejoindre.

8Les Fondements d’une sémiologie de la musique questionnent au moyen de la sémiologie le passage d’une musique tonale saturée de sens (narrativité, émotion,…) nous ne sommes encore pas loin du romantisme, vers une musique atonale caractérisée par une conception objective du matériau. Jean-Jacques Nattiez, et nous avec lui, sommes confrontés ici à la tendance autotélique du formalisme des avant-gardes. Interroger la table rase des années 50-60, c’est interroger la question des Fondements (d’une sémiologie) de la musique, c’est aussi tenter de mettre en évidence une permanence par delà l’opération de table rase, tout en essayent d’identifier, de nommer la rupture. Le sens de l’Histoire se pose ici en terme de langage et c’est en interrogeant le langage qu’il est possible d’en déchiffrer le sens. Dans ce premier opus, l’auteur établit les modalités du transfert de l’étude scientifique du langage sur la musique et propose, en s’appuyant sur les sciences du langage, une méthode d’analyse de la musique dans sa dimension morpho-syntaxique (niveau neutre, niveau immanent), une taxinomie du son organisé. Il ouvre ensuite son objet dans la direction d’une sémiologie de la musique en explorant le renvoi sémiotique dans sa double dimension : poiétique (du côté de la production), esthésique (du côté de la réception). Ce faisant, il combine une double logique : une logique binaire (le signe et son renvoi) et une logique ternaire (la production, le signe dans sa réalité matérielle, la réception). On remarquera que Nattiez ne privilégie aucune des deux sémiosis, sémiosis introversive (endosémantique) et sémiosis extroversive (exosémantique), ce qui nous renvoie d’ailleurs à ses deux de ses autres contributions, que nous ne pourrons qu’évoquer malheureusement, sur Hanslick et sur Wagner. On remarquera aussi qu’il prend soin d’étudier en quelque sorte à égalité le langage tonal, la langage atonal et les musiques de tradition orale, ce qui n’est pas sans annoncer d’une certaine façon l’éclectisme ouvert de l’Encyclopédie.  Si on la confronte aux textes des années 70, et en premier lieu aux Fondements, l’Encyclopédie pour le XXIe siècle est incontestablement l’approfondissement d’un projet ancien. Si dans l’Encyclopédie, Jean-Jacques Nattiez donne l’impression d’avoir basculé du côté de l’exosémantique ou du côté de l’aliquo du signe, du côté de son ailleurs, en réalité il n’en est rien. Il lui donne consistance via l’espace-temps le plus vaste possible qui est justement celui de la démarche encyclopédique.

9Musicologie générale et sémiologie est publié en 1987 soit douze ans après les Fondements et près de vingt ans après les premiers articles de Musique en jeu. Nattiez approfondit la démarche des Fondements tout en la déplaçant, comme l’indique le titre de l’ouvrage, du côté d’une interrogation épistémologique sur la musicologie et d’une réflexion sur l’analyse musicale et ses méthodes. Il s’agit en fait de confronter l’analyse musicale et la tripartition, laquelle était seulement esquissée dans les Fondements. La sémiologie des paramètres musicaux tels que l’harmonie, la mélodie, le rythme et le mètre, la tonalité, l’atonalité qui fait un des grands intérêts du livre sera, remarquons-le, reprise et développée dans l’Encyclopédie plus précisément dans la première partie du volume II (Les savoirs musicaux) intitulée « le matériau musical » et constituera le noyau d’une réflexion, générale sur les relations unissant matériau, forme, écriture, temps musical et signification. C’est dans ce livre que nous voyons aussi apparaître directement, presque frontalement, la question des universaux (MGS, p. 89) comme conclusion d’un chapitre II qui a pour titre « le concept de musique ». Dans ce même chapitre, au détour d’une réflexion sur la relation entre son et bruit, on voit aussi Nattiez esquisser un axe de recherche qui sera aussi amplement développée dans l’Encyclopédie qui est la relation entre musiques et cultures avec en arrière plan une interrogation sur l’ethnocentrisme ou au moins la confrontation entre l’occident et le reste du monde.

10Dans cet ouvrage médiant qu’est Musicologie générale et sémiologie, Jean-Jacques Nattiez propose un double bilan et prend position par rapport à un certain nombre de courants émergents des années 80 qui constituent en fait le post-modernisme. Ce sont ces courants qui envahiront l’Encyclopédie.  Nattiez fait d’abord un premier bilan : celui de 20 ans de musicologie, d’analyse musicale. Ensuite, il déplace l’interrogation qui était celle des Fondements, la rupture des années 50-60 confrontant le tonal-sémantique avec l’atonal autotélique, vers un bilan des avant-gardes elles-mêmes. C’est l’occasion de poser un certain nombre de problèmes fondamentaux qu’on retrouvera dans l’Encyclopédie : l’intégration du bruit dans le musical, la question de l’œuvre ouverte, de l’interprétation, de l’aléatoire, de l’œuvre comme processus (ex. Klavierstücke IX), de l’objet sonore et de l’électro-acoustique, de la construction sociale de l’esthétique et de ses catégories avec évidemment une forme de remise sur le métier de ces éternelles questions que sont celles du Beau et du sentiment par exemple. C’est peut-être dans la partie 4 du chapitre XII (« De la tonalité à l’atonalité ») intitulée « l’avenir de la musique » que nous voyons s’esquisser pourtant avec le plus d’évidence ce qui sera le projet, et l’objet,  de l’Encyclopédie. Dans ce chapitre, presque militant, Jean-Jacques Nattiez prononce un certain nombre de condamnations celles du théâtre musical, de la musique répétitive, du néo-romantisme et la musique acousmatique autant de pratiques qu’il stigmatise en considérant qu’elles n’ont pas de potentiel. Face à ces pratiques symptomatiques des années 80 mais face aussi à l’hermétisme des années 50-60, il revendique un nouvel équilibre entre l’esthésique et le poiétique dont il voit dans Répons de Boulez le paradigme. Cela ne l’empêche pas pour autant de voir avec beaucoup de lucidité dans le Paradoxe du musicien de Pierre-Michel Menger une sorte de tombeau des avant-gardes qui est en même temps l’acte de naissance du post-modernisme. Ce chapitre est enfin pour lui l’occasion d’affirmer vigoureusement l’intuition d’une universalité du fait musical et de plaider, contre le perspective nietzschéen et post-moderne, en faveur d’une éthique du savant fondée sur la recherche de la vérité laquelle est indissociable de l’engagement du chercheur lui-même et de la croyance dans les vertus de l’objectivité, de la description et de l’explication.

11L’Encyclopédie pour le XXIe siècle montre un considérable élargissement de l’espace-temps par rapport aux deux ouvrages que nous venons d’évoquer. Un fantasme de rassemblement qui prend l’allure d’un discours raisonné, telle est sans doute la logique profonde de cette Encyclopédie, cela pour tenter de maîtriser conceptuellement et didactiquement l’aplatissement fluidiforme d’un savoir contemporain proche d’une banque de données dans lequel le sujet ferait son menu en toute liberté. La démarche encyclopédique semble une réponse à l’élargissement provoqué par la dilution des catégories traditionnelles héritées du XIXe siècle et avant-gardistes du XXe siècle (progrès, sens de l’Histoire, table rase) dans l’hyper-subjectivisme, relativiste, global-émietté, métissé et déhiérarchisé du savoir informationnel post-moderne. On remarquera la place accordée à l’ethnomusicologie dans cette Encyclopédie. Celle-ci est fondamentalement ambiguë. Cette place essentielle est évidemment une conséquence de l’élargissement de l’espace-temps qui est la marque de cette somme par rapport aux ouvrages qui l’ont précédée. Cela serait portant une erreur que de voir dans cette présence uniquement la conséquence de l’élargissement auquel je viens de faire allusion. Comme les ethnologues de la période héroïque, Boas, Malinowski, Mead, Levi-Strauss, Jean-Jacques Nattiez ne chercherait-il pas dans les répertoires et les cultures extra-européennes non corrompues par la civilisation occidentale une réponse à sa lancinante question des universaux ?

12Si l’on envisage l’Encyclopédie dans la continuité des Fondements d’une sémiologie de la musique et de Musicologie générale et sémiologie, on constate que la trajectoire méthodologique de Jean-Jacques Nattiez aura été sa réponse à une interrogation fondamentalement historique. Les Fondements d’une sémiologie de la musique questionnaient une rupture (de langage) par une réflexion sur la permanence : les Fondements. Le problème véritable était historique même s’il se posait en termes de grammaire. Il fallait penser l’événement d’une rupture de langage. Musicologie générale et sémiologie tentaient la construction d’une certitude, d’un ce-sur-quoi-s’appuyer,  au moyen d’une méthode, la tripartition sémiologique, et d’une œuvre Répons.  L’Encyclopédie pour le XXIe siècle prend acte que tout bouge, tout s’ouvre.

13L’Encyclopédie porte la trace des préoccupations initiales de Nattiez dans le sens où celui-ci s’est toujours intéressé non pas à la littérature mais à la langue comme système organisé, d’où un apport finalement assez mince en ce qui concerne les relations entre la musique et la littérature. La littérature ne semble pas intéresser Jean-Jacques Nattiez. Il préfère la langue et les sciences du langage et laisse le comparatisme à d’autres. Si on respecte cette orientation fondamentale et qui est propre à Jean-Jacques Nattiez, le premier apport qu’il faut envisager est celui de la permanence de la démarche qui a été la sienne dès le début à savoir le transfert méthodologique des sciences du langage sur la musicologie, l’analyse musicale, la sémantique musicale etc… Ce transfert, marqué évidemment par le structuralisme, explique, dans l’ensemble de l’Encyclopédie, l’importance accordée à la musique comme son organisé en langage et ce qui induit aussi de fortes préoccupations analytiques, lesquelles tendent à limiter l’importance de l’étude des pratiques sociales même si celles-ci sont fortement présentes. Nattiez se refuse à évacuer la musique comme son, comme grammaire du son (cf. vol. II p. 47 article le son musical) et fédère l’hétérogénéité des approches et des disciplines autour de l’idée d’un langage des sons qui associerait matérialité du signe sonore organisé et formes symboliques.

14L’un des apports les plus essentiels de cette Encyclopédie est un magnifique travail de clarification de notions, de proposition de définitions, à commencer par celle de la musique, et de mises au point de questions théoriques. Les auteurs font le point sur les travaux antérieurs et proposent une définition opérationnelle dont on appréciera la plupart du temps la clarté et l’efficacité ainsi par exemple, parmi bien d’autres, un essai de définition du style par Mario Baroni (vol. IV p. 59-60) ou encore du type et du token par Harold Powers (vol. V, p. 1025).  La partie consacrée au matériau dans le volume II est l’occasion de problématiser et de tenter de définir par exemple la mélodie, la signification, de tenter de cerner à partir de définitions claires et nuancées les relations entre polyphonies-harmonie-tonalité, musique-texte-poésie. Autre apport tout à fait précieux, les typologies : typologies des genres dans l’opéra et des voix par exemple (vol. IV), typologies des techniques polyphoniques, des relations entre musique et texte, des types mélodiques dans la musique occidentale et dans la tradition orale, des gestes et structures modales dans le chant traditionnel à voix nue (vol. V). Sur le plan de l’apport théorique, mais plus proche de l’histoire des idées et des représentations, on notera une approche par grands débats, ainsi l’article de Jean-Michel Bardez sur les débats sur la musique au siècle des Lumières. On se prendra à regretter que l’article de Jean-Michel Bardez soit le seul de son genre car on peut supposer qu’il y a eu dans l’histoire de la musique d’autres débats que celui-là ! N’oublions pas enfin les questions épistémologiques et philosophiques. Ainsi la question des universaux est l’occasion pour Jean-Jacques Nattiez et Jean Molino de rappeler avec beaucoup de sens pédagogique sous la forme de définitions qui sont des modèles de clarté dans le chapitre « Qu’est-ce que la musique ? » qui ouvre la deuxième partie du volume cinq L’unité de la musique un ensemble de définitions  et de mises au point telles que « les trois positions canoniques selon que les universaux propriétés, concepts et termes sont : ante rem, c’est la position platonicienne, selon laquelle les individus appartenant à une catégorie participent de cette catégorie, incarnée dans une idée modèle située au-delà du monde matériel ; in re, c’est la position aristotélicienne, selon laquelle les propriétés universelles qui constituent l’essence d’une classe sont situées dans l’individu qui en fait partie ; post rem, c’est la position conceptualiste et nominaliste, selon laquelle les universaux sont respectivement dans la pensée et dans la langue, dans les concepts et les termes, et non dans les individus ou dans un univers séparé » (vol. V, p. 337-338).  

15Si l’apport théorique concernant le domaine musico-littéraire mérite d’être souligné, l’apport informatif sur les genres musicaux, les pratiques alliant musique et texte donne véritablement le vertige. C’est tout l’espace-temps de la musique qui est ici pris en compte notamment dans le volume III ou les auteurs embrassent l’immense continent des musiques du monde et de traditions orale ou de masse sans exclusive puisqu’on trouvera par exemple un article sur Céline Dion ou encore sur le rap, la techno… L’histoire de la musique occupe essentiellement  le volume V. On regrettera seulement que tout ce qui a trait au domaine musico-littéraire soit abordé du point de vue de la musique et non du côté des pratiques et des genres littéraires avec comme conséquence l’impression d’aborder ces notions selon un point de vue d’historien de la musique somme toute assez conventionnel, point de vue qui n’est guère renouvelé par l’ambition programmatique d’aborder l’histoire de la musique sous l’angle du renouvellement interprétatif.  Comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, le parti pris contemporanéiste de Jean-Jacques Nattiez fait que l’ensemble des cinq volumes, et pas seulement le seul premier, est une véritable mine de renseignements sur le XXe siècle à la fois sur la façon dont il renouvelle les genres et pratiques hérités des siècles passés comme l’opéra, traite d’une manière nouvelle la voix, la relation voix et texte, invente des emplois nouveaux comme celui du musicien-acteur du théâtre musical.  Bien entendu, le XXe siècle ne se réduit pas aux avant-gardes savantes. C’est aussi le siècle de la chanson, de la comédie musicale, du jazz, de la pop, du rap de la techno…

16En ce qui concerne le grand champ des rencontres entre littérature et musique c’est-à-dire celui des relations entre prosodie, poésie et musique, entre formes musicales et formes littéraires, musique et langage, sans oublier le domaine de l’imaginaire musical, des mythes et des archétypes reconnaissons que l’apport de l’Encyclopédie Musiques est finalement assez mince et en tout cas très dispersé. A partir du moment où Jean-Jacques Nattiez s’intéresse aux sciences du langage essentiellement pour comprendre la musique et plus encore les mutations du XXe siècle, à partir du moment aussi où il ne s’intéresse pas véritablement à la littérature en tant que telle et pas tellement lus à la rencontre entre la littérature et la musique, il est logique que l’apport en ce qui concerne le domaine musico-littéraire ne soit pas finalement celui auquel on aurait pu s’attendre. Se pose aussi un problème de renouvellement des outils. D’une certaine manière, Jean-Jacques Nattiez en reste aux temps héroïques de la linguistique. L’Encyclopédie montre qu’il a assez peu évolué de ce point de vue là par rapport aux Fondements d’une sémiologie de la musique. Il est très peu touché par le renouvellement de la linguistique ces vingt dernières années. Le renouveau rhétorique (ex. Kibedi Varga, Groupe Mu), le renouveau herméneutique ne semblent pas véritablement l’intéresser… D’où le fait qu’il n’y ait pas de réel croisement entre vingt voire trente ans de réflexion sur la littérature et les genres musicaux impliquant la littérature. Le travail de Jean-Jacques Nattiez reste finalement un travail de musicologue. En même temps, l’histoire, l’étude des phénomènes sociaux impliquant la musique a pris le pas sur les sciences du langage. Jean-Jacques Nattiez, confronté à la mutation de la post-modernité, en réalité, change d’outil, sans doute parce que sa théorie du signe, qui n’a pas véritablement évolué depuis les Fondements d’une sémiologie de la musique, se révèle inopérante ou insuffisante. Si on examine maintenant son approche de la musique en société, voire même de la musique comme société, on constate que celle-ci n’est pas sans susciter une forme de malaise.  On concèdera que Jean-Jacques Nattiez évite, grâce à son ancrage très net dans la dimension proprement musicale de la musique,  les pièges du sociologisme tout comme les limites de cette sociologie de la musique qui donne l’impression de voir une vidéo de concert ou de musique de salon à laquelle on aurait coupé le son ! Prenant acte de la fin du marxisme et des idéologies, la pensée de Jean-Jacques Nattiez n’est ni déterministe, ni mécaniste. Pour autant, elle ne prend pas acte de tout ce que la sociologie systémique ou du sujet acteur, de tout ce que les courants de l’interactionnisme symbolique ont a pu apporter au sciences de la société. En réalité, Jean-Jacques Nattiez n’a sans doute pas de pensée du sujet et juxtapose sans l’articuler vraiment la relation entre le sujet, lequel reste comme finalement aux plus beaux jours de la sociologie marxiste totalement évanescent, et son environnement.

17Comment penser l’hyper-individualisme, le relativisme et la globalisation ? Quels outils convoquer lorsqu’il s’agit de penser la post-modernité comme dé-hiérarchisation des genres et élargissement du répertoire sur le plan social (bas, marginalité…), géographique (musiques du monde…) et temporel (le passé comme permanence sujet aux réécritures et aux réinterprétations du contemporain…) avec comme corollaire tous les phénomènes d’hybridations issus de la rencontre de l’hétérogénéité tels que l’impureté, le métissage etc… ? Jean-Jacques Nattiez prend acte évidemment de toutes les dynamiques d’ouverture qui propres à la post-modernité mais il ne va pas jusqu’à penser que le post-modernisme et les représentations qui accompagnent le développement de l’individualisme libéral puissent avoir leur langage d’où cette bifurcation par rapport à ses travaux antérieurs vers l’inventaire encyclopédique de langages et de pratiques sans réelle pensée du langage ou en tout cas avec un abandon de l’outil linguistique.  L’Encyclopédie Musiques ne propose pas véritablement d’outils sur les mécanismes proprement langagiers propres aux langages de la post-modernité tels que la réécriture, l’intertextualité, le palimpseste, l’hybridation, l’inclusion, l’inversion etc… autant de mécanismes qui au contraires sont de plus en plus familiers aux études littéraires et aux approches sociologiques des phénomènes de langage. Les cinq volumes de l’Encyclopédie en parlent bien sûr mais ne disent pas véritablement comment ça fonctionne… Il y a ici un blanc théorique que la richesse des éléments d’analyses proposé sur les répertoires tels que le jazz, la chanson, les courants « néos » ne compense pas véritablement. On se trouve face à un vaste ensemble de contributions ponctuelles aussi riche, que passionnant, mais sans véritable réflexion d’ensemble. Jean-Jacques Nattiez ne propose pas véritablement non plus d’outils pour penser les mécanismes sociaux de construction des représentations et des langages à l’ère post-moderne. En dépit de quelques timides incursions dans le sommaire du volume I (« simplicité, complexité »), Jean-Jacques Nattiez reste à l’écart de la pensée systémique, de ce qu’on a appelé parfois la galaxie auto. De même, il ne propose pas de réflexion sur le(s) langage(s) du libéralisme en lien avec l’économie et la circulation mondialisée de l’information. En dehors de l’article de Jean Molino, mais qui aurait mérité d’être étoffé théoriquement, intitulé Technologie, mondialisation, tribalisation (vol. I) l’Encyclopédie n’aborde pas directement la théorie libérale de l’innovation  développée par des auteurs tels que Hayek, Polanyi, Schumpeter et donc se prive d’une réflexion riche telle que la théorie du marché comme procédure de découverte, des approches par ordres polycentriques et réseaux, de l’étude des processus de destruction créatrice, qui éclairent d’un jour singulier les mouvements et processus qui construisent et auto-produisent la société post-moderne. Il est probable que ce blanc, à mettre aussi en relation avec l’absence de réflexion sur le sujet-acteur, soit explicable par une pensée foncièrement anti-individualiste et holistique de la société, réfractaire par conséquent tout ce que peut apporter à l’analyse de la société des approches comme celles de l’individualisme méthodologique par exemple.

18En guise de conclusion, on remarquera une pensée fondamentalement statique, héritage structuraliste ?, qui essaye de penser conjointement une forme de linéarité de plus en plus difficile à analyser en terme de Progrès et de sens de l’Histoire et la mise en évidence d’une forme d’universalité purement matérialiste ; trace de cet universalisme progressiste et laïque propre à la culture républicaine française des années 1900 et qui façonné des générations de « hussards de la République » ? Ces cadres mentaux, pour paraphraser Halbwachs, expliqueraient alors pourquoi Jean-Jacques Nattiez reste éloigné, contrairement à son ami Jean Molino, de toute forme d’herméneutique spiritualisante et subjectivisante, de toute forme de libéralisme auto-organisateur, de tout personnalisme d’où cette difficulté à penser un certain nombre de phénomènes émergents tels que la dissémination qui a toujours une logique sous-jacente même si celle-ci est faite de mouvements, la non-linéarité, le retour du religieux et du sujet, la dé-hiérarchisation des représentations, le primat interprétatif…   Si Jean-Jacques Nattiez a su dans les années 70-80 nous aider à penser la rupture moderne, il semble beaucoup plus mal à l’aise pour théoriser ce qu’il appelle le post-modernisme qu’il décrit en revanche avec beaucoup de précision, voire d’intuition, en tout cas de pertinence d’où le caractère déjà, et absolument, irremplaçable de cette somme faite de toutes les Musiques possibles, de cette Encyclopédie pour le XXIe siècle.