Colloques en ligne

Violaine Anger

Musique et langage : quelques réflexions générales

Journée d’étude « Littérature et musique » du 31 mars 2009 à l’ENS.

1Il s’agit de modélisations différentes des relations musique / langage. J’emploie le terme « modélisation » à dessein, car je crois que la partition musicale est l’une des toutes premières modélisations occidentale. Par ce terme, j’entends une représentation visuelle, un type d’image particulier, qui permet d’analyser des phénomènes réels (ce que l’on entend) et de prévoir des résultats (ce que l’on va entendre) à partir de l’application d’une ou plusieurs théories à un niveau d’approximation donné. C’est la représentation visible d’une théorie (la relation texte/musique) orientée vers l’action (chanter).

2De façon à peu près contemporaine, deux manières de noter la parole chantée ont été testées :

3- la notation dasiane :

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4La page est graduée en fonction des hauteurs musicales. Le texte est alors placé dans la page à la hauteur à laquelle il est chanté.

5- la notation dite neumatique (notarum figurae) :

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6Le texte est copié. Au-dessus se déroulent un ensemble de signes, qui vont beaucoup évoluer, et représentent les intonations ;  d’une façon plus générale, il s’agit de rendre visibles non pas les hauteurs exactes, mais la manière dont il faut chanter. C’est cette notation-là qui va triompher, sans doute pour des raisons pratiques (économe de papier), et la représentation de la hauteur va être conquise ensuite, progressivement et difficilement.

7La notation dasiane propose une conception implicite des rapports entre la musique et le langage : d’un côté, des hauteurs, fixes comme relatives (les intervalles, tons et ½ tons sont aussi notés). De l’autre, une déclamation sur ces hauteurs.

8Dans la notation neumatique, nous avons d’un côté le texte, qui est lui-même potentiellement sonore puisque sa notation est alphabétique, mais dont on ne sait pas comment il doit être dit ; de l’autre, la manière de rendre sonore le texte. Donc, avec le texte, des signifiants, -des images sonores mentales-, élaborés par la rencontre de consonnes et de voyelles, et avec les « neumes » d’autres signifiants, d’autres images sonores mentales, qui insistent sur d’autres paramètres à prendre en compte lorsque l’on doit rendre à haute voix le texte. Il y a donc ici insistance sur l’interprétation : la notation neumatique cherche à rendre visible la manière dont on rend sonore quelque chose de visuel et de mental. La notation dasiane insiste de façon exclusive sur la hauteur dans la mise en son d’un texte.

9Dans les deux cas, il s’agit d’un texte. Dans les deux cas, ce qui est travaillé, c’est la conception de ce qui s’appellera plus tard « musique » : doit-on la considérer avant tout comme un ensemble de paramètres quantifiables et autonomes préexistant au texte, ou comme une manière de dire un texte?

10En face, voici deux autres documents du XXe siècle.

11 

12- l’interprétation plastique faite, par Paul Klee, des premières mesures de la Cantate BWV 1019 de Jean-Sébastien Bach : (Cours du Bauhaus, 30-01-1922)

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13Il s’agit, à quelques nuances (importantes) près, de notation dasiane, sauf qu’il n’y a plus de texte. Donc la « musique » qui apparaît là n’est plus seulement la hauteur face à quelque chose qui relèverait du langage articulé ; c’est un élément plus complexe, celui notamment de l’intensité affective d’un son (Klee est violoniste, et a travaillé le vibrato) que l’image d’une ligne peut faire apparaître, à laquelle un texte, s’il existait, viendrait encore se surajouter, d’une manière problématique car Klee considèrerait immédiatement les lignes des lettres de l’alphabet comme des images, porteuses elles aussi d’une intensité affective.

14- l’analyse spectrale de 3 secondes d’un chant africain :

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15Il y a chant, il y a mots, voix, sons. Tout est ici mélangé dans une visibilité qui s’attache à détailler les différentes fréquences en jeu. Cela témoigne (j’aurais pu apporter aussi un sonogramme) d’une élaboration notionnelle et d’une analyse extrêmement fouillée des paramètres du son qui en revanche traite sur un même plan tout ce qui est d’ordre sonore, même s’il est d’origine linguistique.  

16Quelques conclusions :

171. Ce n’est pas une découverte, la conception de ce qu’est la « musique » est relative, historiquement située, et intimement liée à la conception que l’on a de ce qu’est le langage articulé dans son rapport au sonore, qui elle-même est historiquement située.

182. D’une façon peut-être plus polémique, il semble qu’il faut d’emblée écarter l’idée que ce que l’on entend par « la musique » est la musique instrumentale occidentale, ce qui est implicitement le cas dans la quasi-totalité des études employant la notion de « langage musical1 ».

193. (Et cette remarque va situer cette intervention), l’idée même de « langage musical », pour parler du style instrumental d’un compositeur ou d’une époque, a un moment d’apparition, historiquement situé, autour du début du XXe siècle.

20Cette apparition est concomitante d’une réflexion sur le signe qui cherche à penser le fait qu’un élément non verbal peut avoir son propre mode de signification2, ce qui était impossible à penser jusqu’à la fin du XVIIIe siècle3; une réflexion sur le signe qui cherche à situer le signe verbal dans l’ensemble des signes et non plus comme modèle prioritaire ; une réflexion sur le signe qui est à élargir tout en la contenant l’opposition parole/musique, texte/musique, mots/musique, oppositions qui ont elles-mêmes une histoire4 ; une réflexion sur le signe qui cherche à penser ce que l’on va se mettre, dans des débats multiples5, à nommer la signifiance, c’est-à-dire à comprendre comment le sensible et l’intelligible peuvent se rencontrer6.

21Cette intervention va chercher à situer l’opposition musique/langage.

22Le premier lieu où cette opposition apparaît en effet, dans le sens logique comme dans le sens chronologique, est la partition.

23- Augustin ne connaît pas l’opposition musique/langage, fût-ce à travers l’opposition parler/chanter : Musica est bene modulandi. Augustin dans le De Musica développe une théorie du signe comme système hiérarchisé de différences (entre la longue et la brève), qui laisse complètement de côté la question du langage.

24- Boèce, dans son De Institutione musica, ne connaît pas non plus cette opposition, même s’il la prépare. Il oppose trois manières de dire, la voix continue, la voix discontinue, et la catégorie des voix intermédiaires, « comme lorsqu’on lit un poème héroïque ». Sa définition de la musique va dans le même sens : musica est facultas differentias acutorum et gravium sonorum sensu ac ratione perpedens.

25En revanche, dès qu’une partition « musicale » apparaît, c’est-à-dire avec les Carolingiens, l’opposition est fixée sur le papier. Quelle que soit la manière de dire l’opposition (on sait que le Moyen Age ne connaît pas l’opposition parole/musique, et que toute la « musique » est l’embellissement de la parole), l’opposition est présupposée. La partition suppose une séparation entre le texte, et la manière de dire le texte.

26L’écriture alphabétique7 suppose qu’il existe une manière « neutre » de dire le texte, et l’écriture neumatique suppose qu’il existe une manière spécifique et variable de dire le texte, que l’on peut chercher à fixer. Fixer, c’est-à-dire proposer, à l’intérieur de la « manière de dire » un texte, un deuxième niveau de dichotomie, entre ce qui est analysable, -dont on peut donner des signes et une image mentale sonore-, et ce qui n’est pas analysable et existe pourtant dans l’acte d’énonciation. En d’autres termes, c’est introduire, dès le début, un questionnement incessant et constitutionnel sur l’interprétation, qui touchera non pas seulement le texte, mais aussi la manière de le dire8. C’est affirmer que la manière de dire n’est pas figée, tout en cherchant à la modéliser. C’est je crois, ce questionnement incessant qui, au XXe siècle, a pris entre autres la forme d’un questionnement sur la notion de signifiance.

27Les deux termes, « musique » et « langage » sont opposés de façon binaire dans ce qui va devenir la partition ; en même temps, on voit que la théorisation de leur opposition est immédiatement problématique, parce que l’on se demande dans le même mouvement où se trouve exactement la frontière entre les deux. Il y a à la fois tentation d’essentialiser les deux pôles et impossibilité de le faire.

28Plus globalement, il me semble que le disque, autre invention occidentale, prolonge et poursuit, élargit l’opposition binaire musique/langage qui nous préoccupe. En effet le disque « chosifie » toute manifestation sonore, quelle que soit nature. Qu’il s’agisse de parlé, de cantillé, de chuchoté, de crié, de bruits, de sons, etc., tout cela est identifié comme « son », transformable en signal électrique et en code binaire. Apparaît donc une notion « le sonore », que nous avons tendance immédiate à rabattre dans la notion de « musique », du coup très élargie9.

29C’est un lieu commun par exemple de rappeler l’ambiguïté du rapport au disque chez les Musulmans. Les Musulmans considèrent que la cantillation du Coran est de la parole, et non pas de la musique. Mais à partir du moment où cette parole est enregistrée, et donc figée dans son caractère sonore, les limites séparant pour un Musulman la parole et la musique doivent être revues10.  En Turquie11, l’insertion d’un enregistrement des appels à la prière d’Istanbul à l’intérieur d’une chanson d’amour à la ville d’Istanbul a scandalisé. Du fait de l’enregistrement, la cantillation entre de force dans le domaine de la musique, et dans l’opposition binaire parole/musique, dont la prégnance dans la culture occidentale apparaît de plus en plus.

30Bref, le disque reprend et fige ce que « la musique », dans l’opposition « musique » / « langage » de la partition, faisait déjà : tout ce qui est sonore est susceptible de relever de « la musique ». Il y a aussi des mots, qui eux, deviennent le non-sonore. Et du coup, c’est le mot « langage » qui devient difficile à comprendre. Et on se pose la question de savoir si la musique ne serait pas un langage, si les gestes ne seraient pas un langage, etc. Les problèmes de la partition perdurent.

31Donc, les Carolingiens ont séparé et opposé la parole écrite et la manière de la dire. La manière de dire est devenue autonome, intégrant des paramètres mathématiques et objectifs, l’ère classique a vu l’émergence d’une musique instrumentale autonome, le XXe siècle a vu l’émergence du « sonore » par le biais du disque, et on se demande aujourd’hui où situer la frontière entre le langage et la musique, tout en ayant compris que les deux termes de l’opposition sont complètement mouvants.

32Le problème ne se pose donc pas dans les mêmes termes aujourd’hui, mais reste le même : nous sommes face à une opposition binaire qui est instable, en ce sens que chaque terme de l’opposition emprunte des éléments de sa définition à l’autre terme, ou cherche à l’englober, alors qu’il  est pourtant opposé.

33La catégorie boécienne du « mélange », de l’intermédiaire, est très juste, à ceci près que tout s’avère mélange, et que le problème est de comprendre comment le mélange est fabriqué. L’une des preuves de cette instabilité est le vague de la terminologie que j’ai employée jusqu’à présent : « parole », « langage », « musique », « manière de dire ». J’ai glissé sur ces notions jusqu’à présent, mais c’est là que se trouve l’un des cœurs du problème.

34Quoi qu’il en soit, retenons que l’opposition langage/musique est instable historiquement (chaque terme reçoit, historiquement, des définitions différentes) ; que quelles que soient les définitions en jeu, l’opposition binaire est un fait (partition ; enregistrable/non enregistrable) ; et que cette opposition binaire est sans cesse questionnée.

35Je rappelle que l’idée que la voix humaine a un lien intrinsèque avec le son instrumental est accepté dans notre culture, mais que ce n’est pas un fait universel (les Chrétiens orthodoxes le refusent par exemple).

36Or le son instrumental est bien plus facile à mathématiser, à rationaliser. Il a joué un rôle indéniable dans l’élaboration de la notion de hauteur et de la partition d’une façon générale. Ce lien voix/instrument est lourd d’enjeux concernant la conception des relations musique/langage. Rappelons très brièvement quelques points renvoyant une histoire plus précise de la question.

37* Mersenne L’Harmonie universelle

38Mersenne développe l’idée que la voix est comme un instrument, pour s’extraire de toute pensée magique, de toute inscription de la voix dans une correspondance sympathique avec une énergie du monde présente dans les planètes. Il cherche à faire advenir une pensée mécanique du monde qui va pouvoir le modéliser et le reproduire. La capacité de l’homme à imiter ce monde est la garantie de la vérité de cette vision du monde, donc de la vision chrétienne anti-idolâtre. La musique doit être imitative, les mots, la fiction en constituant la pierre de touche de l’ensemble des Beaux-Arts ; la musique, par son lien privilégié à l’intériorité, devient alors le premier des arts.

39* Jean-Jacques Rousseau Lettre sur la musique française

40Développe le point de vue inverse : l’imitation, faisant appel au concept, ne peut pas émouvoir. L’instrument doit donc être comme la voix, (et non l’inverse) parce que seule celle-ci est chargée de son origine émotionnelle et subjective. Contre l’imitation, le modèle expressif doit s’affirmer.

41* Roland Barthes Le Grain de la voix

42Puisque la voix est enregistrée, elle est coupée de son origine émotionnelle et subjective, elle ne peut pas être expressive, et donc elle ne peut m’émouvoir que si j’y retrouve un grain, la trace physique d’un élément de son émission (la pulpe des doigts, le poumon ou les cavités nasales). Dans certains cas ce grain fait appel au concept, d’ordre imitatif, et ne peut pas m’émouvoir. Et la discussion reprend, avec, entre temps, l’abandon du mot comme porteur privilégié de concept.

43Très vite là encore, proposons une sorte de classification des attitudes possibles. Les frontières entre toutes ces approches sont poreuses. Leur point commun est de travailler ce qu’est le signe. Cette classification est proposée de façon un peu arbitraire pour réduire l’aspect historique qui a été développé plus haut. Elle restera provisoire ici, et devrait être précisée en essayant une typologie des différentes manières d’aborder le signe.

44* Ceux qui s’intéressent au sémantisme et à sa construction

45Ils partent d’une définition du langage comme lieu de sémantisme avec un ensemble de notions qui l’accompagne, référence, lexicologie, contenus propositionnels, etc. quitte à ce que, justement au XXe siècle, la référence lexicologique soit abandonnée au profit de la réflexion sur l’élaboration d’un système de différences, au niveau phonétique et de groupements de phonèmes.

46Vient alors la question : qu’en est-il du sémantisme de la musique ?

47- Marin Mersenne L’Harmonie universelle 1637

48Sa démarche va dans cette direction. Il propose l’idée que l’on pourrait parfaitement sémantiser la musique. C’est une question de convention. Il examine toutes les combinatoires possibles entre 3 notes, 4 notes, 5 notes, etc. et ensuite il montre comment les capacités combinatoires de la musique étant très riches, elles pourraient parfaitement servir à une langue universelle.

49Pour arriver à la conclusion que, pour des raisons pratiques et d’usage, on ne le fait pas.

50- tout le renversement du XIXe siècle s’inscrit aussi dans une réflexion sur le sémantisme. Jean-Jacques Rousseau Essai sur l’origine des langues 1781

51Pour lui, la musique est un langage sans sémantisme, mais est d’autant plus fortement lieu de communication que justement elle échappe au sémantisme.

52Emerge progressivement l’idée qu’il peut y avoir communication sans sémantisme, idée que tout le XIXe siècle essaie comprendre. S’ensuit toute une série de querelles pour savoir si le langage est premier par rapport à la musique ou inversement, dont l’enjeu est justement de savoir s’il on peut penser quelque chose qui aurait du sens sans mot. Je rappelle, pour étendre un peu le problème, les remarques de Batteux en 1741, qui dit qu’une musique sans référence, c’est comme envisager un tableau sur lequel on aurait jeté des couleurs au hasard12. Petit à petit, toutes les conditions de pensée de ce qui va être l’art abstrait, la signifiance, la compréhension des hiéroglyphes par Champollion13, etc., vont émerger.

53C’est à partir de ce moment-là aussi où « la musique » est constitué comme lieu autonome, ayant ses lois propres. Tout le problème est de savoir quelles sont ces lois. L’autre problème est de savoir ce qu’est, du coup, le langage, s’il peut y avoir du sémantisme sans parole. Peut-on vraiment réduire le langage à du sémantisme ? C’est ce que fait Hanslick, avec tous les problèmes qu’on lui connaît pour réussir à rendre compte de ce qu’est le chant.

54On pourrait peut-être inscrire dans cette perspective les apports structuralistes, de Claude Lévi-Strauss ou Nicolas Ruwet, qui traquent la question de l’absence de sémantisme, mais ont du mal à rendre du chant, c’est-à-dire du mélange entre deux systèmes. Beaucoup de travaux poursuivent encore cette perspective aujourd’hui.

55De ce survol, à travers la question musique/langage et les débats qu’elle suscite, surgit finalement l’histoire du rapport au sémantisme.

56* Ceux qui s’intéressent à la rhétorique ou à la grammaire

57Ils laissent tomber la question du sémantisme et cherchent des éléments de structuration commune

58- par l’effet sur l’auditeur. Joachim Burmeister, Musica poetica, 1606 propose d’analyser la musique en un certain nombre de figures qui sont des figures de rhétorique, des éléments d’analyse des discours d’orateurs. Plus proche de nous, le groupe Mu, tous les travaux de Jean-Pierre Bartoli, cherchent, de la même façon, à montrer comment se construit l’attention d’un auditeur, et comment lui sont donnés des éléments d’élaboration d’une unité émotionnelle déployée dans le temps.

59Burmeister s’accroche aux figues, c’est-à-dire reste attaché au sémantisme, le groupe Mu part d’une conception autonome de la musique, et essaie de comprendre comment une œuvre est un système stratégique.

60-par la recherche des règles qui font qu’un discours ou qu’une entité est accepté comme juste ou non. La question de la grammaire. Si on « comprend » quelque chose, c’est qu’il y a des schémas, des patterns implicites que l’on doit pouvoir mettre au jour.

61On pourrait s’attacher à chercher cela dès les 8 parties du discours chères à Donat (De partibus orationis ars minor) que Tinctoris, pour la musique, va reprendre quasiment telle quelles.  Toutes les notions d’analyse musicale comme celle des phrases, des cadences, etc., ont été forgées dans ce contexte.

62On devrait ranger dans cette mouvance des travaux aussi importants que ceux de Chomsky  (et Shenker en musique) et toute la mouvance de la grammaire générative; citons par exemple, Mark Steedman, A generative grammar for jazz chord sequences, 1984, les travaux de Nicolas Meeus, etc. Un lieu extrêmement travaillé en ce moment14.

63Piste de travail d’autant plus riche qu’elle peut se greffer sur des études cognitivistes, sur le fonctionnement du cerveau. (Qui elles-mêmes se posent la question de l’opposition musique/langage15).

64 Donat présuppose un sens, porté par les mots, alors que Chomsky propose des phrases grammaticalement correctes qui n’ont pas de sens. Mais tous recherchent des règles objectivables.

65-par la mise en évidence des lois présentes implicitement dans un matériau. Beaucoup d’études vont dans ce sens, dans la mouvance de Wittgenstein, ou d’Adorno et l’Ecole de Francfort16. Mais la question de la déclamation leur pose problème.

66* Ceux qui s’intéressent au système symbolique dans son ensemble

67Dans ce cas, la question particulière de la « musique » ou du langage est incluse dans un ensemble : musique instrumentale, musique vocale, danse, … tout cela existe. Mais il faut les appréhender comme des systèmes symboliques, c’est-à-dire des ensemble signifiants autonomes.

68- Augustin De Musica

69Augustin analyse la « musica », nous l’avons déjà rappelé, comme une combinatoire d’éléments construits pour être opposés. Pour lui, c’est l’opposition longue-brève qui est importante. Et il cherche toutes les combinaisons possibles, celles qui sont impossibles, (et là il rejoint les analyses grammaticales évoquées plus haut.). La musica est le mouvement organisé d’un système d’opposition de brèves et de longues qui est apprécié pour lui-même, sans finalité extérieure.

70- Jean-Jacques Nattiez, Musicologie générale et sémiologie, Paris, Christian Bourgois, 1987

71Tente une approche globale du phénomène musical comme un cas particulier de sémiologie. Avec une recherche d’universaux humains dans toutes les musiques du monde, qui ne vont pas sans poser problème.

72L’existence objective de « la musique » opposée au « langage » est permise par la détection d’éléments mathématisables ou objectivables, notamment par le recours aux instruments. Mais en même temps, toute l’histoire des relations entre musique et langage montre que « la musique » est aussi constituée comme un discours, affirmant en son sein une dimension subjective. Celle-ci est présente dans la dimension interprétative de la musique qui est présente d’emblée, nous l’avons vu.

73A. parce que ce n’est pas clair. Mais on a constitué l’objet comme n’étant pas clair, intrinsèquement. Il appelle à la modélisation.

74B. parce qu’on voudrait savoir ce que c’est que le langage, pour le maîtriser

75A  partir du moment où l’événement sonore qui va devenir musique est détaché, dans la partition, de la parole, il est susceptible d’être rattaché à tout événement sonore, instrumental par exemple.

76La partition occidentale, et surtout à partir de la notation arezzienne, est élaborée à partir de concepts (d’abord la hauteur) qui sont d’abord compris comme communs à la voix et à l’instrument. On met en exergue une manière, -une manière de parler, un style-, et on l’objectivise, j’entends par là qu’on l’analyse avec des paramètres (hauteur, durée, intensité, timbre, attaque, formant, etc.) susceptibles de calcul. On construit ainsi la notion de « son », qui devient la base de la notion de « musique », tout en étant, nous l’avons vu, issue de la déclamation du texte.

77Pourquoi cherche-t-on à faire cela ? Pour permettre à n’importe qui de faire de la musique. Le projet d’Arezzo est complètement avoué. Alors qu’un musicien de tradition orale doit apprendre auprès de son maître, un musicien de tradition écrite peut jouer de la musique qu’il n’a jamais entendue.

78L’élaboration en partition est bien une modélisation : on cherche à trouver des schémas simples communs entre la manière de parler et tout phénomène de nature sonore, qui vont permettre ensuite de les maîtriser.

79Aujourd’hui, ceux qui s’intéressent à la musique comme étant un langage cherchent à montrer que la musique relève d’un certain nombre de schémas grammaticaux universels, pour lesquels le langage parlé n’est qu’un cas particulier17 et qui pourront donner lieu à des constructions, notamment, machinales.

80Il ne s’agit plus seulement de faire faire de la musique à quelqu’un qui ne l’a jamais entendue, mais à une machine intelligente. Il s’agit de contrôler encore mieux la réalité en la créant davantage encore que par des œuvres. En fabriquant des machines à créer du réel. Jean-Claude Risset, certaines recherches de l’Ircam sur le dialogue artistique homme/ordinateur reprennent et poursuivent les efforts de Guy d’Arezzo et des moines carolingiens.

81Notons qu’ils font tous des tableaux. Augustin, Mersenne, Imberty, Chomsky…. Il y a recherche d’éléments combinatoires (élément littéral-la lettre-, élément mathématique) à l’intérieur d’un phénomène logique, pour comprendre un phénomène qui serait de l’ordre du corporel, du matériel, du sensible, c’est-à-dire qui échappe à la pensée. Il y a volonté de construire le corporel pour le rendre compréhensible par l’ensemble des outils intellectuels et scientifiques d’une époque, et ainsi transformable. La compréhension de l’opposition musique/langage se trouve au cœur de l’aventure scientifique occidentale18.

82Face à la question « musique et langage », il y finalement deux attitudes possibles, et deux seulement

83- l’une, qui cherche à modéliser, c’est-à-dire à réduire la fracture, à la comprendre, et à proposer, pour un temps donné, une manière de l’appréhender, sachant que cette fracture sera toujours là, étant donnée qu’elle est construite et fait partie de la définition de l’objet d’étude.

84- l’autre, qui cherche à sortir de cette opposition en tentant de la situer.

85 - d’abord en se demandant pourquoi on pose la question « musique et langage » de façon binaire. Elle aurait pu être multiple : « Danse, musique instrumentale, chant, parole, images, statues »…

86 - ensuite, en essayant de comprendre comment d’autres cultures abordent des questions semblables, et de façon non binaire. Citons ici quelques ouvrages qui vont dans ce sens.

87- Geneviève Calame-Griaule, La Parole chez les Dogons, Paris, Gallimard, 1965

88- Irène Rosier-Catach, La Parole efficace, Paris, Seuil, 2004

89Ces deux attitudes sont complémentaires et participent elles-mêmes de la binarité proposée.

90L’opposition musique/langage est nécessaire et instable. Elle a été constituée comme telle, elle fait partie de notre culture.

91Fait aussi partie de notre culture le questionnement incessant sur leur lien. On n’aura jamais fini de creuser l’opposition musique/langage, et on n’aura jamais fini de creuser leurs liens. Le problème de l’opposition musique/langage est le problème de savoir ce que c’est qu’un signe, de savoir comment on peut relier le sensible et l’immatériel. C’est lié à la définition du moi et de son histoire.  Les réponses ne sont jamais neutres et constituent des choix existentiels.