De quelques invariants stylistiques du roman policier : l’exemple du moment de « frisson »
1Le récit policier contemporain est riche en moments narratifs génériquement spécifiques : l’un d’eux est celui qui montre un héros dépendant aux cachets1, fragmenté en autant de moments rapides, parsemant l’intrigue policière, et représentant le manque et/ou la prise de drogues. Un autre met en scène, de la même manière discontinue, un héros ou une héroïne qui, blessé·e, ne peut ou ne veut se rendre à l’hôpital, et dont la blessure s’infecte au fur et à mesure, jusqu’à mettre sa vie en danger2. Un autre enfin – la liste pourrait s’allonger hors des cadres de cet article – raconte comment le coupable longtemps recherché enlève le héros, l’héroïne, ou un membre de sa famille, et la course contre la montre pour les retrouver à temps. Le récit est dans ce cas souvent discontinu, partagé entre les différents points de vue de la victime, des enquêteurs, voire du coupable, qui alternent pour créer une tension narrative3.
2J’ai décidé d’appeler moment de « frisson » ce moment du récit où l’on tremble pour l’un des personnages, avant qu’il soit sauvé in extremis par le héros, la police, ou lui-même (surtout elle-même, en réalité, ainsi que nous le verrons). Si j’ai choisi le substantif « frisson », c’est pour faire écho à la traduction du mot thriller, qui représente un sous-genre du récit policier4 : cependant ce moment de frisson, même s’il est plus fréquent dans le thriller, se trouve dans bien d’autres types de récits policiers, y compris le whodunit5. Quel amateur d’Agatha Christie n’a pas tremblé pour le personnage de Bridget, dont tombe amoureux le héros, Luke, et qui se retrouve seule face à une redoutable meurtrière ? Luke, qui a compris un peu trop tard qui est la coupable, se précipite et sauve la jeune femme (ce n’est pas moi qui souligne) :
Et soudain, Bridget se lança en avant, dans une puissante détente de tout son être, bousculant la vieille demoiselle dans le même temps qu’elle lui saisissait le poignet droit. Surprise, Honoria Waynflete bascula en arrière. Enlacées, les deux femmes luttaient. Bridget était plus jeune, plus vigoureuse, mais la folie décuplait les forces de son adversaire. […]
Bridget appela à l’aide.
– Luke !... Au secours !... Au secours !
Miss Wayneflete lâcha le poignard, qui tomba sur le sol.
Mais, dix secondes plus tard, deux mains sèches et osseuses s’appliquaient sur la gorge de la jeune fille et serraient, serraient…
[…]
Luke remercia d’un mot et se mit à courir. […]
Et, soudain, une voix lointaine, étouffée, parvint à ses oreilles.
– Luke !... Au secours !
Il fonça dans le sentier.
Il arriva juste à temps pour arracher sa victime aux mains de la folle qui l’étranglait. (Christie, [1939] 1956)
3Je ne propose pas ici une analyse narratologique, même s’il serait tout à fait intéressant de travailler par exemple sur la fragmentation et la juxtaposition de plus en plus rapide des points de vue dans ce type de séquence narrative. Je voudrais m’en tenir à une étude surtout stylistique, en m’appuyant entre autres sur la phraséologie6 : à partir d’un corpus d’extraits de moments de frisson tirés de plusieurs romans policiers, j’essaierai de repérer quelques invariants d’écriture en termes lexicaux et syntaxiques. Pour cela, il s’agira d’examiner les récurrences les plus flagrantes, afin de montrer comment certaines constructions peuvent être mises en série, et rattachées au genre du roman policier. Je présenterai d’abord le corpus et la méthode d’analyse, avant de m’intéresser, sur le plan macrotextuel, à quelques invariants du cadre et des actants du moment de frisson. Ensuite je proposerai, sur le plan microtextuel, d’examiner des récurrences d’un point de vue lexical, puis syntaxique.
1. Méthode et corpus
4Le corpus sur lequel j’ai travaillé est constitué d’extraits de 25 romans policiers. Ils sont classés ci-dessous par ordre chronologique de première parution, avec le cas échéant, entre crochets, la langue de parution originale et la date de la traduction retenue en français. La première section comprend les romans parus en français au XXe siècle (1905-1999), la seconde ceux qui sont parus en français depuis 2000 (2006-2023).
Arthur Conan Doyle, Le Chien des Baskerville, 1902 [anglais, trad. 1905]
Gaston Leroux, Le Mystère de la chambre jaune, 1907
Pierre Véry, Les Disparus de Saint-Agil, 1935
Raymond Chandler, Le Grand Sommeil, 1939 [américain, trad. 1948]
Agatha Christie, Un meurtre est-il facile, 1939 [anglais, trad. 1956]
Agatha Christie, Dix petits nègres, 1939 [anglais, trad. 1940]
Ed McBain, Du balai !, 1956 [américain, trad. 1956]
Mary Higgins Clark, La Nuit du renard, 1977 [américain, trad. 1979]
Boileau Narcejac, Dans la gueule du loup, 1984
Michael Connelly, La Blonde en béton, 1994 [américain, trad. 1997]
Michael Connelly, Créance de sang, 1998 [américain, trad. 1999]
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Fred Vargas, Dans les bois éternels, 2006
Jo Nesbø, Le Bonhomme de neige, 2007 [norvégien, trad. 2008]
Harlan Coben, Sans un mot, 2008 [américain, trad. 2010]
Michael Connelly, L’Épouvantail, 2009 [américain, trad. 2010]
Jo Nesbø, Le Léopard, 2009 [norvégien, trad. 2012]
Elly Griffiths, Les Disparues du marais, 2009 [anglais, trad. 2017]
Jørn Lier Horst, L’Usurpateur, 2013 [norvégien, trad. 2019]
Zygmunt Miloszewski, La Rage, 2014 [polonais, trad. 2016]
Sophie Hénaff, Poulets grillés, 2015
Franck Thilliez, Rêver, 2016
Juan Gómez-Jurado, Reine Rouge, 2018 [espagnol, trad. 2023]
Franck Thilliez, Le Manuscrit inachevé, 2018
John Grisham, Son nom sur la liste, 2019 [américain, trad. 2023]
Jørn Lier Horst, Le Mal en personne, 2019 [norvégien, trad. 2023]
5Les extraits retenus dans ces 25 romans représentent un corpus de 40 761 mots, soit 236 101 caractères espaces comprises, 1 434 paragraphes et 3 305 lignes (environ 65 pages A4). Ces extraits ne comprennent que des passages participant de la tension narrative autour du moment de frisson : en effet, ce dernier est très souvent interrompu par d’autres développements (la vie quotidienne de l’enquêteur ignorant ce qui est en train de se passer, les détails techniques de la traque, par exemple), parfois volontairement dé-tendus, et qui obligent ainsi le lecteur à tourner frénétiquement les pages jusqu’à la résolution de la situation et le sauvetage de la ou des victimes. Un même moment de frisson peut donc s’étendre dans un roman sur 50 pages, dont je n’ai conservé que les passages s’y rapportant directement ; pour certains romans d’ailleurs, je n’ai sélectionné que quelques paragraphes, rassemblés sur un petit nombre de pages (c’est le cas pour Poulets grillés), pour d’autres des dizaines de pages (par exemple pour L’Épouvantail de Connelly, qui tire à la ligne). Un même roman peut par ailleurs contenir plusieurs passages de frisson, avec différents personnages en danger, car le criminel peut menacer jusqu’à quatre personnages à la fois : ainsi j’ai retenu 31 moments bien distincts dans les 25 ouvrages. Il faut enfin préciser que les extraits retenus se situent majoritairement dans la dernière partie du roman, quand l’action s’emballe et touche à sa résolution.
6Ce corpus a été constitué de manière empirique, c’est-à-dire à partir de souvenirs de lectures qui m’ont conduite à rouvrir les romans comprenant des moments de frisson, et surtout, parmi ces romans, les ouvrages que j’avais à disposition autour de moi avant le colloque durant lequel j’ai présenté cette étude (janvier 2024). Ce n’est donc pas un corpus totalement équilibré : 14 titres, soit plus de la moitié, sont parus dans les vingt dernières années, alors que 11 s’étalent sur presque 100 ans : l’ensemble est donc plus représentatif du roman policier contemporain. J’ai malgré tout voulu y intégrer une dimension diachronique, de même qu’une variété générique : roman de procédure, hard boiled, whodunit, thriller, roman policier destiné à un jeune public, afin de montrer l’importance de ce moment de frisson pour le genre policier. Dans le même but, le corpus représente aussi une variété géographique : l’anglais y est sans doute surreprésenté, avec des romans américains et anglais (en particulier pour le XXe siècle), mais j’ai ajouté des norvégiens, un polonais et un espagnol aux romans français et anglophones. Le hasard des goûts et des bibliothèques fait que l’on trouve trois romans de Connelly dans cette liste, deux de Nesbø et deux de Horst, contre aucun italien, par exemple. J’ai pris le parti de travailler sur les traductions en français de ces auteurs étrangers : les traducteurs de romans policiers connaissent bien ce genre, et on verra qu’on retrouve une forme d’unité stylistique dans leurs traductions.
7Je ne m’inscris donc pas dans une approche en linguistique de corpus, puisque cette dernière aurait demandé à compléter et équilibrer cette liste, et à utiliser des méthodes d’analyse outillées. Je vais proposer ici des pistes stylistiques, à partir d’une étude quantitative à l’échelle de ce petit corpus : les récurrences n’en sont pas moins manifestes et intéressantes à mettre en lumière et à commenter.
2. Au niveau macrotextuel : cadres et personnages du moment de frisson
8J’emploie le terme de cadres en référence aux circonstants cadratifs qui ouvrent une proposition et fixent un nouveau cadre, par exemple spatial ou temporel. Sur le plan temporel, une majorité des moments de frisson a lieu à la nuit tombée (18 vs 13 la journée). Le temps météorologique, lui, a moins d’importance (18 scènes ne le mentionnent pas), mais il permet de souligner la dramatisation de la séquence quand intervient une nature particulièrement inhospitalière : une mer déchaînée, un orage, un volcan en activité, le brouillard (3 extraits), la neige (3 extraits)7.
9Le cadre spatial est représenté par des lieux évidemment isolés, déserts, ruraux en majorité : dans 12 cas, il s’agit par exemple d’une maison, grange ou entrepôt désert ou abandonné ; mais dans 6 extraits, il s’agit de la maison ou de l’appartement de la victime (dont 2 scènes au sous-sol). Les autres endroits les plus représentés sont le bord de mer, l’hôtel, les grottes ou tunnels. Dans ce dernier cas, même en plein jour, l’obscurité est évidemment un élément déterminant, et c’est elle qui domine de fait la description des divers lieux.
10Quant aux personnages, ils sont très représentatifs : parmi les victimes, 23 sont des femmes, et 15 des enfants. Un seul homme dans notre corpus est retenu en otage par le coupable, et il est par ailleurs, dans le roman, montré comme particulièrement faible (Coben, [2008] 2010). Les femmes enlevées sont souvent les héroïnes du récit : policières (4), archéologue, journaliste, avocate, psychologue criminelle… Ces femmes en danger sont parfois liées aux héros par des liens amoureux ou familiaux (8/23), et les enfants sont souvent ceux des héros, héroïnes, ou de leurs proches (10/15) : la tension narrative en est d’autant plus soutenue.
11Les sauveurs, eux, sont avant tout des hommes, dans 23 scènes (dont 16 détectives ou policiers, et deux journalistes). Les femmes victimes de l’enlèvement peuvent se libérer par elles-mêmes (dans 8 cas), et une seule femme sauve un otage sans être elle-même victime du coupable ; trois femmes sont des criminelles. La partition genrée est donc particulièrement visible : les victimes de ce moment de frisson ne sont pas des hommes, et l’on tremble pour les femmes et les enfants. Les hommes, eux, sont criminels ou sauveurs.
12En cela l’on peut évidemment voir dans ce moment typique du roman policier le miroir d’une réalité sociale, celle de la violence faite aux femmes et aux enfants. Mais ce moment active aussi le cliché8 de la femme en détresse, destinée à être sauvée par le courage masculin : l’exemple de Bridget et Luke donné en introduction l’illustre parfaitement. De même, dans Dix petits nègres, toujours d’Agatha Christie, Véra, l’unique femme restante du groupe isolé sur l’île, laisse ses compagnons au rez-de-chaussée et monte à sa chambre. Elle a alors l’impression qu’une main humide lui touche la gorge :
Véra poussa un cri. Un cri perçant et prolongé. Une terreur panique s’emparait de son être. Elle hurlait au secours.
Elle n’entendit pas le vacarme qui montait du salon. Une chaise avait été renversée, une porte ouverte précipitamment et des hommes gravissaient l’escalier quatre à quatre. Véra était en proie à une frayeur épouvantable.
[…] Ouvrant les yeux, elle releva la tête et vit ce que les hommes venaient d’apercevoir à la lueur de leurs bougies.
Un large ruban de goémon humide pendait du plafond. Voilà ce qui, dans l’obscurité, lui avait frôlé le cou et qu’elle avait pris pour une main visqueuse, la main d’un noyé revenu du royaume des ombres pour lui arracher la vie… (Christie, [1939b] 1940)
13D’un côté, « [u]ne terreur panique », « une frayeur épouvantable », de la jeune femme, de l’autre « les hommes » qui se portent à son secours. Cependant l’autrice se joue déjà du cliché9 : cette diversion du ruban de goémon a été orchestrée par l’assassin pour préparer son prochain coup, et il a compté sur la précipitation courageuse des hommes, planifiant comme un romancier son propre moment de frisson.
14Dans le roman de Boileau-Narcejac, Dans la gueule du loup (1984), où j’ai pris trois moments de frisson, il n’y a pas de filles, et très peu de femmes : seuls les garçons sont mis en scène. En l’occurrence, dans cet épisode de la série des Sans-Atout, l’adolescent François et son ami Paul. Comme ce ne sont pas encore des hommes, ils sont effrayés par l’idée qu’une « bête » rôde dans les couloirs d’une grotte (cette bête est une invention des malfaiteurs destinés à les tenir à distance). Dans un premier passage de frisson, les deux garçons ont l’impression d’être guettés dans les boyaux souterrains, alors qu’il n’en est rien. François se tance ainsi :
Je sais qu’il doit y avoir une explication raisonnable. Alors, pourquoi est-ce que, malgré moi, je perds comme ça les pédales ? C’est l’effet de la nuit, du silence. À ma place, mon père aurait déjà un plan pour tirer les choses au clair. Et moi, j’en suis encore à me raconter des histoires de bonne femme. Crétin ! Pauvre type ! Minable !
15Il me semble intéressant que le moment de frisson soit indirectement commenté : la victime est celle qui « per[d] […] les pédales », on retrouve le motif « de la nuit, du silence », et la distinction est établie entre « mon père » – un brillant avocat parisien – du côté des hommes, du « raisonnable » et des sauveurs, imperméable à la frayeur, et de l’autre l’enfant, qui se trouve « minable ». Sa peur vient « des histoires de bonne femme », expression qui aujourd’hui paraît fort misogyne, et souligne d’autant mieux le rôle dévolu aux femmes (l’irrationnel, la sensibilité et la passion, l’imagination, la peur), dont François prend la place, du fait de sa minorité.
16Cette représentation peu nuancée est volontiers détournée à partir des années 1990, par exemple quand le héros croit que la femme aimée a été enlevée par le criminel, alors qu’il n’en est rien – il a projeté sa peur dans l’interprétation d’une lettre envoyée par le criminel (Connelly, 1997). Puis, à partir des années 2000, les femmes ou filles victimes sont de plus en plus nombreuses à se tirer elles-mêmes de leur prison ou des griffes de leur agresseur : un exemple est celui de Line, la fille journaliste du policier Wisting du norvégien Horst, ou des héroïnes de Franck Thilliez. Voici l’explicit du Manuscrit inachevé (2018), dans lequel la romancière Léane se bat dans une lutte à mort, au bord des falaises d’Étretat, contre le psychopathe qui a tué sa fille et son mari :
Alors, d’un bond, elle se jeta sur lui, les ongles fichés comme des serres dans ses joues. La surprise de cette attaque fit gicler une balle de l’arme en direction du ciel, puis l’arme elle-même, une parabole d’acier perdue dans le néant. […] Les deux silhouettes bondirent contre la rambarde, tout hurlait autour d’eux, le vent dans la cavité, le bois, le ciel, l’appel du large, et, de loin en loin, on aurait pu croire assister au ballet violent de deux danseurs rapides et funestes, comme dans un film muet. […] jusqu’à ce que, finalement, l’un des deux combattants bascule par-dessus la barrière de sécurité, roule dans la pente vertigineuse de végétation et soit pulvérisé dans le vide – une trace blanche et aussi furtive qu’une étoile filante.
Et ce fut tout, et les oiseaux réapparurent, et le survivant s’attarda sur la passerelle, les mains sur la rambarde, la tête entre ses épaules agitées par la violence de son souffle, sa poitrine se levant et s’affaissant exagérément.
Puis le vainqueur reprit la direction de la terre ferme et s’évapora dans le chemin.
Chaque être se tut, livré enfin au noir éternel.
17Après la distinction entre les pronoms « elle » et « lui » de la première phrase de cet extrait, le genre des deux personnages est effacé, de même que leur rôle qui d’agresseur, qui de victime : la lutte se fait à égalité, et le pluriel rassemble les deux adversaires, avec des reprises anaphoriques infidèles par des noms tantôt féminins tantôt masculins, comme « Les deux silhouettes » et « deux danseurs ». Quand arrive la fin de la lutte, le gagnant n’est pas nommé : « l’un des deux combattants » chute mortellement, et le masculin s’impose par défaut : « le survivant », « le vainqueur ». Il faut pouvoir décoder la dernière phrase de l’extrait (et du roman), comme un acronyme, pour identifier le personnage qui s’en sort. Le cliché de la femme en détresse est ainsi subverti par cette indécision, qui pour être levée nécessite la participation active des lecteurs.
18Cet extrait use cependant de nombreux invariants stylistiques propres à ce type de moment de frisson : c’est à des invariants lexicaux que je vais d’abord m’intéresser.
3. Lexique : mouvements et objets
19La scène de frisson a recours un lexique topique : en particulier, pour les mouvements, des verbes dénotant la vitesse et l’urgence, et participant d’une tension narrative. On relève ainsi dans le corpus 38 occurrences (désormais occ.) de courir, 12 de se ruer, 11 de se jeter, 10 de s’élancer, 9 de foncer… La plupart de ces verbes se trouvent dans des constructions pronominales « neutres », pour lesquels « le procès verbal [est] tout entier confiné dans la sphère du sujet » (Riegel, Pellat et Rioul, [1994] 2014, p. 462) allant dans le sens d’une focalisation narrative sur les mouvements d’un personnage. Un emploi particulièrement figé est celui du verbe bondir (8 occ., dont une dans l’extrait précédent de Thilliez) ou de la locution adverbiale d’un bond (7 occ.) : avec un sujet humain, ces termes (dignes du cinéma ou de la bande dessinée) ont un sens hyperbolique, tendant à exagérer le mouvement, à le rendre presque graphique.
20C’est le mouvement qui est aussi renforcé par des adverbes ou locutions adverbiales modifiant ces verbes : soudain apparaît 26 fois, mais on trouve aussi 26 occ. de déjà pour souligner un rythme rapide (« Mais déjà mes genoux touchent la pierre », Leroux, 1907), 19 de juste (au sens temporel ou spatial : « Tony était juste derrière elles », Nesbø, 2012). Relevons également vite (17), aussitôt et enfin (14 respectivement), tout de suite (13), rapidement (10), immédiatement (9), brusquement (8), vivement (5)…
21À ces usages massifs du rythme rapide dénoté par des groupes verbaux intransitifs, il faut ajouter la récurrence significative de certains substantifs dans les extraits du corpus. Voici une liste des plus spécifiques (le premier nombre indique les occ., le second le nombre de romans dans lequel le terme est présent) :
- arme 37/14 (essentiellement comme hyperonyme d’arme à feu : il n’est utilisé qu’une fois au sens générique, et une fois pour désigner une manivelle).
- coup 21/13 (de pied 9 occ., de coude 2, de feu 2, de poing 1, de couteau 1, de fusil 1, de fil 1, de téléphone 1, etc.).
- téléphone 23/12
- couteau 31/11
- veste 12/9
- poignée 27/8
- clé(s), clef(s) 17/8
- balle(s) 12/8 (uniquement d’arme à feu)
- dents 12/7
- chaise(s) 11/7
- lien(s) 9/7
- corde(s) 20/6
- pistolet 15/6
- revolver 14/6
22Ces mots gravitent autour de plusieurs étapes typiques du moment de frisson : la séquestration de la victime ou plus tard la découverte du lieu de sa détention (la veste qui tient chaud, et les méronymes de la porte, comme la clé, la poignée…) ; le combat entre le coupable et la victime ou ses sauveurs (les armes, les coups, les dents qui servent à mordre ou couper les liens ou une corde, la chaise où l’on est ligoté ou qui sert d’arme).
23Le mot porte a un statut à part : il est utilisé 164 fois dans le corpus, et met en relation les différents moments de la scène de frisson. Du point de vue de la victime, la porte s’ouvre et se ferme devant le coupable ; du point de vue du sauveur, toute porte close peut s’ouvrir sur une victime. Le téléphone, lui, permet de localiser ou prévenir une victime, ou d’essayer d’avertir les secours.
24Cet objet est d’ailleurs au centre d’une micro-séquence typique du roman policier contemporain, et interne à la séquence de frisson : lorsque le héros enquêteur comprend que le criminel qu’il traque va s’en prendre à l’un de ses proches, souvent la femme aimée, il tente de prévenir cette dernière. Survient alors dans le récit, au discours direct, le coup de téléphone passé par le héros paniqué à sa compagne, qui est chez elle et ne comprend pas la précipitation et la directivité de son amant. Dans le corpus que j’ai établi (on en trouverait dans bien d’autres récits), c’est une scène qui apparaît dans un roman de Connelly, La Blonde en béton (1997) et dans Le Bonhomme de neige de Jo Nesbø (2008)10. Il se trouve par ailleurs que les deux enquêteurs de Connelly et Nesbø partagent le même prénom (Harry), le même goût pour la musique, et la même absence d’humour, liée à leur caractère torturé. Je reproduis ci-dessous la scène du roman américain dans la colonne de gauche, et à droite celle du roman norvégien. Je souligne en italique les clichés typiques de ce coup de fil :
25Dans ces extraits, après la mise en contact des deux interlocuteurs, le policier utilise le mode impératif pour capter l’attention de sa maîtresse. La phrase est identique dans les deux traductions en français : Écoute-moi attentivement, suivi du prénom en apostrophe pour souligner la gravité de la situation, et d’une phrase interrogative. La phrase injonctive se retrouve ensuite autour de la fermeture de la porte, et le dialogue est entrecoupé par un bref passage au récit, où l’on note le même préfixe re- pour indiquer le retour de l’allocutaire, et le verbe trembler pour signifier la peur. La promesse au présent, J’arrive, nous arrivons, en réalité un présent étendu au futur, se double d’un usage de la négation destinée à la mise en garde solennelle.
26Les ressemblances sont troublantes : elles ne sont cependant pas de l’ordre du plagiat, mais prouvent comment la stéréotypie générique trouve des prolongements dans la construction des dialogues et la reprise des mêmes structures syntaxiques. Elles signifient par ailleurs que la généricité du style se lit aussi dans le travail des traducteurs, qui consolident les invariants stylistiques par-delà la diversité des langues originales – cela donne d’autant plus de légitimité à un corpus de romans policiers en français, même traduits. Dans cette dernière analyse, on a pu voir l’usage d’un lexique spécifique, mais aussi la récurrence de segments plus longs : ce sera la dernière piste à explorer pour cette étude.
4. Phraséologie : quelques pistes d’invariants
27Certaines structures syntaxiques sont récurrentes pour dramatiser le moment de frisson. Une première récurrence que l’on peut souligner, c’est un groupe nominal (GN) sujet représentant un sentiment de peur, ou incarnant de façon métonymique les affects du personnage. Voici plusieurs exemples que l’on peut trouver dans le corpus :
La peur envahissait Teddy – leur peur grandissait – La peur et la douleur se lisaient dans ses yeux – La peur brillait dans les yeux de sa Zenia adorée – la peur prenait le dessus – La peur jaillit de la voix de son père et vient se nicher sous la peau d’Antonia – Un effroi glaçant le saisit – La terreur la saisit – Une terreur panique s’emparait de son être…
28Les verbes dépendant de ces sujets sont presque tous synonymes : ils représentent la manière dont le sentiment prend possession du personnage, lui-même en position de complément. Un élément intéressant est la lisibilité de cette peur : se lisaient dans ses yeux – brillait dans les yeux, et avec d’autres sujets La folie se lisait dans son regard – la stupéfaction se lisait sur son visage – c’était de l’authentique curiosité qu’elle lisait dans ses yeux – qui lit de nouveau la terreur dans ses yeux. La dramatisation passe par la transmission de ces affects, visible pour d’autres personnages, et donc pour le lecteur.
29Le cœur est également, avec les mêmes effets, souvent sujet des verbes : Son cœur battait la chamade – Son cœur se serra – Le cœur de Harry s’arrêta – son cœur lui faisait l’effet d’un marteau-piqueur. Mais le GN autour de cœur peut également être objet du verbe, afin de souligner l’effet de la situation sur le personnage : La peine et l’angoisse déchirent le cœur d’Antonia – Une idée affreuse lui glaçait le cœur – La simplicité de cette réponse lui serre le cœur. On retrouve ici le sentiment ou l’émotion sujet qui a des effets sur l’incarnation métonymique du personnage.
30Entre les deux constructions, on trouve comme sujet le personnage + sentir + affect ou organe COD + infinitif prédicat du COD :
je sens mon cœur battre à coups précipités – Il prit une inspiration, sentit son cœur battre comme une grosse caisse démente dans sa poitrine – Bosch sentit sa poitrine se serrer – McCaleb sentit sa poitrine se serrer – Je sentis la rage m’envahir – elle sentit monter la nausée – Line sentit la panique croître, l’affolement monter dans sa gorge comme une épaisse bouillie – Elle sentit les fourmillements de la panique s’étendre comme une vague de chaleur de son plexus solaire à sa tête – elle sentit une boule d’effroi exploser dans son ventre – Elle sentait la peur l’ensevelir, etc.
31La construction dépend d’un verbe de sensation, donc donne accès à l’intériorité du personnage : la même structure affect + verbe déjà relevée en dépend. Dans toutes ces constructions, notons l’usage fréquent de l’analogie (que je souligne dans les exemples suivants) : plus haut on a déjà relevé son cœur lui faisait l’effet d’un marteau-piqueur – l’affolement monter dans sa gorge comme une épaisse bouillie. Comme ici, c’est généralement la comparaison qui permet de se représenter les effets de la panique : La peur envahissait Teddy, s’insinuait dans son cerveau comme une araignée géante – La nouvelle de la disparition du lieutenant Violette Retancourt était tombée sur la Brigade comme un avion qui s’écrase. On trouve plus largement ces comparaisons pour renforcer l’effet de la peur, au-delà de la structure étudiée : Bosch éprouva une violente douleur dans le côté gauche de la poitrine, comme un coup de couteau – C’était comme s’il avait mangé un aliment avarié, etc. Le cliché trembler comme une feuille est présent deux fois dans le corpus : la comparaison, simple et concrète, renforce la lisibilité du sentiment éprouvé par les personnages.
32Finissons l’analyse avec l’étude d’une autre construction récurrente, les groupes qualifiants en position détachée. Nombreux sont les adjectifs ou participes apposés au sujet, le personnage, et qui sont détachés en tête11 ou en fin de proposition pour exprimer la peur :
écrasé de terreur mais la pensée toujours en alerte, François titubait sur la piste tortueuse – Terrifié, Oleg recula – Terrifiée, elle fit oui de la tête – Affolé, il tourna la tête – il la regarde, terrifié – Ruth et Lucy se regardent, terrifiées – Teddy avala sa salive, médusée – Mon Dieu, pense Ruth, horrifiée.
33En pareil cas, le procès verbal est souvent lié à la communication paraverbale, et en particulier au regard, vecteur privilégié de l’angoisse.
34On retrouve ce dernier dans ce qu’on appelle les constructions absolues, qui associent un nom ou un GN et son prédicat (un participe, un GP…) indiquant une partie du sujet, et qui sont le plus souvent détachées et renvoyant au sujet syntaxique. Par exemple : François, le cœur battant, pivota lentement sur lui-même. On trouve volontiers dans le corpus les yeux + prédicat en position détachée :
Elle le dévisagea, les yeux agrandis – Lucy s’écarte, les yeux arrondis d’effroi – Les yeux exorbités, Guy trépigna dans ses liens – elle vit […] une femme, […] les yeux hagards enfoncés dans leurs orbites – Les yeux rivés sur elle, Yasmin réussit à pencher un peu la tête – Et se figea, les yeux grands ouverts – L’enfant la regarde, les yeux grands ouverts, en reniflant…
35La caractérisation du personnage est figée, là encore de manière assez graphique, tant elle peut facilement être illustrée par le dessin ou dans un gros plan sur écran. Ici les personnages représentés sont tous des victimes : la construction absolue permet d’exprimer une concomitance avec le verbe conjugué, et participe de l’écriture de l’urgence, en même temps qu’elle procède à une description sommaire, dépendante syntaxiquement de la narration.
36La dernière construction récurrente que je voulais évoquer est également une construction absolue (souvent détachée) précisant l’arme tenue par le personnage sujet : Le revolver au poing, nous nous précipitâmes dans la pièce – Mais déjà j’étais derrière lui revolver au poing – cet homme qui la surveillait, pistolet au poing. Cette construction est un véritable cliché, qui évolue au fil du temps : le revolver (à barillet) dominant dans les textes des années 1900 est vite remplacé par le pistolet (semi-automatique)12, mais l’image est la même, et trouve un écho dans la représentation des criminels puis des détectives dans les illustrations, bandes dessinées ou images animées. Le poing apparaît graphiquement rassemblé, tenant l’arme à feu : le roman policier qui s’écrit alors est aussi un roman d’action ou d’aventure13. En voici deux exemples illustrés (avec un revolver), typiques du récit policier du début du XXe siècle :
Nick Carter, le roi des détectives, 1908 (Victorin Jasset)
Fascicule Harry Dickson, « La Maison du grand péril » (1935, Jean Ray)
37L’on pourrait penser également à toutes les cases des Aventures de Tintin le montrant, lui ou un adversaire, le pistolet semi-automatique au poing. Ce GP au poing permute au fil des décennies avec le GP à la main, et les représentations d’armes se diversifient, comme le prédicat de la construction absolue. Voici plusieurs autres exemples de ces combinatoires dans des romans parus de 1999 à 2023 en français :
Il tituba vers la gamine, le couteau à la main – Une ombre noire se tenait debout devant la porte d’entrée du bâtiment, un fusil à la main – David l’attend, le couteau à la main – Il se glissa derrière elle, arme braquée – Il tenait le Sig-Sauer dans la main droite, le canon de l’arme pointé sur McCaleb – les policiers en uniforme se déployaient, l’arme levée, pour avancer vers le chalet.
38Ces constructions absolues, dépeignant d’un trait rapide le criminel ou les policiers, ont un indéniable rapport avec l’illustration, parce qu’elles trouvent aujourd’hui, dans notre encyclopédie partagée, de multiples échos visuels : le dernier exemple en particulier est très cinématographique, et nous nous représentons la scène en faisant appel à bien d’autres très semblables qui peuplent les récits policiers (une forêt et un terrain accidenté, un chalet, la progression des forces de l’ordre).
39Ainsi le moment typique du frisson dans les 25 romans policiers retenus repose-t-il sur des invariants narratifs, comme les cadres et les actants en jeu, mais aussi certains stéréotypes de genre avec lesquels le roman policier n’hésite pas à jouer, surtout au tournant du XXIe siècle. À ces invariants narratifs répondent des invariants stylistiques, dans des structures syntaxiques souvent proches du cliché, au sens également photographique : le récit policier s’écrit dès le début du XXe siècle en parallèle avec ses prolongements graphiques et cinématographiques, ce qui se fige aussi dans des constructions privilégiées. Malgré les traductions de langues très différentes, on peut constater une certaine homogénéité générique dans l’écriture des moments de frisson. Il serait évidemment possible d’en faire ressortir d’autres, spécifiques à d’autres moments narratifs typiques, en élargissant et précisant le corpus et les outils de recherche.