Sur quelques éditions des Soirées de Médan
1Dans les catalogues des libraires spécialisés ou lors des ventes qui se déroulent à Drouot, un exemplaire des Soirées de Médan ne passe jamais inaperçu. Il attire l’attention des amateurs, car il transporte en lui comme un condensé d’histoire littéraire. Les six écrivains dont les noms s’inscrivent sur la couverture renvoient aux années 1877-1880, quand les lecteurs de L’Assommoir et de Nana découvraient l’univers surprenant des personnages naturalistes, aux silhouettes pittoresques bientôt reprises par tous les caricaturistes de la presse illustrée.
2Cet arrière-plan historique confère de la valeur aux éditions originales qui subsistent. Souvent protégées par de superbes reliures, préservées de l’usure du temps par des collectionneurs qui les ont soigneusement conservées, elles peuvent atteindre des prix élevés, surtout si elles sont truffées, c’est-à-dire si elles comportent, insérées dans leurs pages, des lettres autographes provenant de certains des auteurs du volume. Par les souvenirs qu’elles rassemblent, elles nous livrent de nombreuses informations sur l’histoire des « soirées de Médan ». Nous nous proposons d’évoquer ici les différentes éditions que le recueil a connues, en partant de l’édition originale de 1880 pour aller jusqu’aux éditions illustrées qui ont paru au cours des années suivantes. Nous nous arrêterons à la veille de la Première Guerre mondiale.
L’inscription des noms (1880)
3Sur la couverture du volume qui paraît chez Charpentier, le 17 avril 1880, six noms sont alignés. En tête, sur la première ligne, le nom d’Émile Zola, puis la liste des cinq écrivains qui formeront désormais le « groupe de Médan ». L’énumération proposée correspond à l’ordre dans lequel les nouvelles sont présentées dans le volume : après celle de Zola, viennent les nouvelles de Guy de Maupassant, de Joris-Karl Huysmans, de Henry Céard, de Léon Hennique et enfin de Paul Alexis.
Les Soirées de Médan, couverture de l’édition de Charpentier (1880).
Coll. personnelle.
4C’est un tirage au sort qui a décidé de cet ordre, à la suite de la nouvelle de Zola placée en position d’ouverture. Favorisé par le sort, Maupassant est sorti vainqueur de cette épreuve. La place accordée à « Boule de suif » anticipe sur l’accueil élogieux qui sera bientôt fait à une nouvelle dont le succès va faire entrer son auteur dans la célébrité littéraire. Celle qui est attribuée à Paul Alexis mérite également d’être relevée. Alexis arrive en dernière position. Sa nouvelle, « Après la bataille », résonne comme un « après les autres ». Injustice des destinées humaines ! Le plus fidèle des disciples de Zola, qui lui vouera une amitié indéfectible jusqu’à la fin de son existence, se trouve relégué en queue de peloton…
5Cette cascade de noms, sur une couverture, a surpris le public. Un écrivain célèbre en compagnie d’autres écrivains, beaucoup moins connus, ou même pratiquement inconnus, voilà qui ne pouvait manquer d’intriguer. À cela s’ajoutait, associé à cette liste, le mystère d’un toponyme : « Médan ». Que pouvait bien contenir un tel livre ? La richesse de cette offre éditoriale a contribué, sans nul doute, au succès de l’ouvrage. Il s’est assez bien vendu : environ 10 000 exemplaires, ce qui est un bon chiffre pour l’époque1.
6Conscients de l’originalité de leur entreprise, les six écrivains ont fait un important service de presse, réunis dans le petit bureau que possédait Léon Hennique, alors lecteur chez Charpentier. Plus tard, se remémorant l’événement, Hennique tiendra à souligner cette étape des dédicaces dans la série des opérations qui ont abouti à la naissance de l’ouvrage : « Le livre des six — Zola y avait ajouté une combative préface — est aux mains de son éditeur… On l’imprime… On le broche… On le dédicace… Il trône à la devanture des libraires2. »
7En envoyant de nombreux volumes d’hommage sur lesquels ils ont apposé leurs signatures respectives, les six auteurs ont créé, pour les collectionneurs potentiels, des objets dignes d’être conservés. C’est pourquoi il est possible de retrouver, aujourd’hui, la trace d’une quinzaine de ces ouvrages qu’il est intéressant d’examiner.
8Tous présentent des signatures disposées selon le même schéma, en écho à la liste des noms imprimés sur la couverture. La disposition des signatures reproduit l’ordre d’apparition des auteurs dans le volume : Zola, suivi de Maupassant et de ses compagnons. De formes différentes, les graphismes occupent toute la surface de la page — la large signature de Zola, d’abord, suivie par celles de Maupassant et de Huysmans, glissées en biais, celle de Céard, assez discrète, puis celle de Hennique, avant un bas de page occupé par Paul Alexis qui peut, quand même, profiter de cette position ultime pour dessiner, sous son nom, un large paraphe dont l’ondulation évoque le trait final de la signature zolienne.
9Quels sont les destinataires de ces envois ? Citons, en commençant, le plus célèbre d’entre eux, que conserve la bibliothèque de la ville de Canteleu, près de Rouen — l’envoi fait à Flaubert, comportant cette dédicace : « À notre ami et maître Gustave Flaubert ». Plusieurs exemplaires sont adressés à des « confrères ». À l’attention de Théodore de Banville, de Francisque Sarcey ou de Philippe Gille, la même formule est reprise, composée de ces quelques mots, inscrits sous le nom du destinataire : « ses dévoués confrères3 ». Notons le soin avec lequel ces exemplaires ont été conservés par leurs destinataires, après les avoir confiés à des relieurs : Théodore de Banville a rangé son exemplaire parmi ses ex-libris ; Philippe Gille et Francisque Sarcey les ont ornés de magnifiques reliures, comme l’indiquent les descriptions des catalogues qui les ont proposés à la vente : volume in-12, « bradel, demi-maroquin bleu », pour le premier ; « demi-chagrin fauve à petits coins de vélin, dos à nerfs, entre-nerfs ornés du monogramme FS doré », pour le second. Même attitude de la part du peintre Jean-François Raffaëlli dont l’exemplaire personnel se présente comme un « in-12, demi-maroquin rouge à coins, filets dorés, dos à nerfs richement orné, tête d’or, non rogné », d’après le catalogue qui le décrit4.
10Le volume adressé à Raffaëlli indique simplement, à la suite du nom du destinataire : « les auteurs ». L’actrice Jenny Thénard bénéficie d’une dédicace comparable, mais avec une formule de respect plus marquée, imposée par le code de la courtoisie : « À mademoiselle Thénard, Hommage des auteurs5 ». Émile Laborde, l’époux de la cousine d’Alexandrine, fait partie des destinataires appartenant au cercle des intimes. Il est gratifié d’une dédicace réduite à l’essentiel : « ses dévoués6 ». Toute la difficulté, sans doute, fut de trouver une formule relativement sobre susceptible d’exprimer un sentiment collectif. Car tous les membres du groupe ne connaissent pas forcément les destinataires de ces envois. C’est le cas, probablement, de Léonie Brainne que l’on imagine proche de Maupassant seulement (il la connaît par l’intermédiaire de Flaubert) ; l’exemplaire qui lui a été envoyé porte cette dédicace : « À Madame Brainne, Hommage des auteurs ».
11Une belle dédicace, longuement développée, est inscrite sur un volume qui a été remis à Émilie Aubert, la mère de Zola, toujours vivante à cette époque (elle mourra quelques mois plus tard, à Médan, le 17 octobre 1880) : « À Madame François Zola / les admirateurs de son fils / et ses respectueux serviteurs7 ». Sur cet exemplaire, où ne figure pas la signature de Zola, les noms des cinq disciples se trouvent rassemblés en image parfaite du groupe de Médan, tel qu’il sera consacré par la postérité. En rendant hommage à la figure maternelle de la vieille dame côtoyée au cours de leurs journées passées à Médan, les Cinq se présentent en « respectueux serviteurs » de leur chef de file, Émile Zola. Ils font référence à l’atmosphère familiale qui règne dans la demeure de l’écrivain, où ils sont reçus à une table généreuse que leur prépare Alexandrine Zola, en s’enquérant des désirs de chacun.
12Peut-on imaginer qu’un volume comparable ait été offert à Alexandrine ? Il est difficile de répondre, mais on peut écarter cette hypothèse, car un tel exemplaire, précieux entre tous, aurait été conservé dans les collections des descendants de l’écrivain. Or ce n’est pas le cas. En raison du titre qu’ils avaient retenu, les Cinq ont sans doute considéré qu’une dédicace à la maîtresse de maison figurait déjà sur la couverture, impliquée par l’évocation des « soirées » qui étaient annoncées. « Après beaucoup d’essais et de paroles — raconte Henry Céard —, sentimentalement, on choisit à l’unanimité cette appellation bourgeoise, les Soirées de Médan, parce qu’elle rendait hommage à la chère maison où Mme Zola nous traitait maternellement et s’égayait à faire de nous des enfants gâtés8. »
13Sur ces exemplaires, les textes des dédicaces, d’une écriture serrée, aux jambages réguliers, proviennent de la main de Céard. Ce dernier a joué le rôle de secrétaire du groupe9. Il est alors le mémorialiste de cette histoire collective, accumulant des notes dans la perspective d’un livre futur sur le naturalisme qu’il n’écrira jamais, malheureusement. De cette place particulière qu’il occupe, on trouve l’indication dans cette lettre que Zola lui adresse le 30 juin 1880, pour lui demander d’organiser une journée de la petite équipe à Médan : « Voulez-vous débuter dans votre rôle de fourrier en vous entendant avec Huysmans, Hennique et Alexis pour venir tous passer ici la journée du dimanche prochain 4 juillet ? Vous viendrez dès samedi pour dîner et coucher10. » Céard doit s’occuper de l’intendance. Dans le langage militaire, un « fourrier » est un sous-officier chargé de veiller à l’hébergement des soldats. Le mot, employé ici d’une manière ironique, convient assez bien pour évoquer l’organisation d’une réunion d’écrivains qui, à l’exception de Zola, ont tiré de leur expérience militaire la matière de leurs nouvelles.
14Henry Céard est également l’auteur du texte de la préface, que Zola a repris pour lui apporter quelques corrections. En vantant les mérites des exemplaires qu’ils proposent à la vente, les catalogues des libraires qualifient volontiers Les Soirées de Médan de « manifeste du naturalisme ». L’appellation est excessive. Car, dans la préface, on ne découvre aucune réflexion théorique sur la théorie naturaliste. Celle-ci se contente de proclamer une unité fondée sur l’amitié : « Notre seul souci a été d’affirmer publiquement nos véritables amitiés et, en même temps, nos tendances littéraires. » La vérité de ces amitiés est illustrée par ces exemplaires ornés de dédicaces manuscrites qu’ont portées les membres du groupe dans l’enthousiasme d’un graphisme collectif11.
15À côté de ces dédicaces collectives, on trouve quelques exemples de dédicaces individuelles, de tonalité plus libre, où se lit le plaisir qui accompagne le geste de l’hommage littéraire, vécu comme une sorte de jeu.
16Ainsi Huysmans envoie-t-il un exemplaire à l’un de ses vieux amis, Georges Landry, en écrivant : « À Georges Landry, bien cordialement, l’un des six ». Au bas de la page, Hennique a ajouté sa propre signature, en précisant : « un autre des six, avec une bonne poignée de main ». Maupassant, de son côté, rédige cette dédicace, affectueuse et ironique tout à la fois, à l’attention de Lucie Le Poittevin : « À mon aimable cousine Lucie Le Poittevin, et à mon cher cousin, beau-fils de Cornudet lui-même, Leur bien dévoué, Guy de Maupassant ». Cousine par alliance, Lucie Le Poittevin a épousé Louis Le Poittevin, le fils d’Alfred Le Poittevin et de Louise de Maupassant ; après la mort d’Alfred, grand ami de Flaubert, Louise s’est remariée avec Charles Cord’homme, que l’on peut considérer comme le « modèle » de Cornudet dans « Boule de suif ».
17Toutes ces dédicaces témoignent de l’harmonie qui règne, en 1880, au sein du groupe de Médan. La situation sera différente au moment de la parution d’une édition illustrée du recueil publiée dix ans après l’édition originale, en 1890.
Les portraits dévoilés (1890)
18Cette édition illustrée date du mois de mai ou de juin 189012. Une sorte de logique décennale préside à cette publication : le recueil originel a paru en 1880, dix ans après la guerre de 1870 ; il est suivi dix ans après, et vingt ans après les événements, par une réédition enrichie d’illustrations.
19Le volume comprend une série d’illustrations qui se présentent sous la forme de douze eaux-fortes hors texte : les portraits des six auteurs, dessinés et gravés par Fernand Desmoulin, à côté d’illustrations du texte des nouvelles — des compositions réalisées par Georges Jeanniot et gravées par Louis Muller.
20Chaque nouvelle bénéficie d’une seule illustration qui s’attache à évoquer un moment décisif du récit. Le lecteur peut découvrir successivement des images qui représentent le dénouement de « L’Attaque du moulin » ; le dialogue entre l’officier allemand et les voyageurs de la diligence, dans « Boule de suif » ; l’arrivée des deux protagonistes à la porte de l’hôpital militaire, dans « Sac au dos » de Huysmans ; le général confronté à sa maîtresse, dans « La Saignée » de Céard ; le massacre des prostituées, dans « L’Affaire du Grand 7 » de Hennique ; et enfin la scène de la rencontre entre Édith de Plémoran et l’abbé Marty, dans « Après la bataille » d’Alexis.
21Un portrait précède chaque nouvelle. Publier le portrait de l’auteur en tête d’une édition illustrée est relativement courant au xixe siècle. Mais l’originalité de cette édition tient au fait qu’on livre, cette fois, une galerie de portraits.
22Qui sont les illustrateurs ? Georges Jeanniot est un dessinateur que Zola apprécie. Il a déjà travaillé pour une édition illustrée des Contes à Ninon, publiée en 1886. Il est l’auteur des dessins qui accompagnaient les feuilletons du Rêve dans La Revue illustrée, en 1888. Il contribuera à une édition illustrée de La Débâcle, en 1893, et à une édition illustrée de La Curée, en 1894. C’est un personnage étonnant. Ancien élève de Saint-Cyr, il a fait la guerre de 1870 comme lieutenant dans l’infanterie, puis, après avoir démissionné de l’armée, il s’est lancé dans une carrière d’artiste. Il a fait la connaissance de Georges Charpentier, fondateur d’une revue illustrée, La Vie moderne, qui l’a encouragé dans sa vocation artistique. C’est un soldat-peintre, en quelque sorte, devenu spécialiste de sujets traitant de la guerre.
23Quant à Fernand Desmoulin, c’est un ami de Zola13. Ce dernier le connaît depuis 1888, et leurs liens d’amitié ne cesseront de s’approfondir au cours des années qui suivront. Pendant la crise de l’affaire Dreyfus, il veillera constamment sur Zola, en mettant toute son énergie à l’aider et à le protéger. C’est à lui que l’éditeur Georges Charpentier a confié le soin de dessiner et de graver les portraits des six auteurs.
24Les auteurs des dessins ne sont pas des inconnus, mais ils sont des proches des auteurs et de l’éditeur, Georges Charpentier. Ils participent étroitement à cette réédition qui se présente comme une édition augmentée, dévoilant une partie du mystère entourant la publication du volume collectif.
25Cette édition sera reprise à l’identique par Fasquelle, en 1930, au moment du cinquantenaire des Soirées de Médan, complétée par une préface inédite de Léon Hennique, seul survivant du groupe à cette époque. Mais au lieu d’être dispersés dans l’ensemble du volume, les portraits des six écrivains seront regroupés en tête, dans une sorte de mosaïque de visages, fixant les traits de chacun pour l’éternité14.
Les auteurs des Soirées de Médan (de gauche à droite puis de haut en bas) :
Joris-Karl Huysmans, Paul Alexis, Guy de Maupassant, Léon Hennique, Émile Zola, Henry Céard. Édition de Fasquelle (1930).
Coll. particulière.
26Fernand Desmoulin a dessiné des portraits très précis, réalisés à partir de photographies qu’il a pu utiliser comme supports. En ce qui concerne Huysmans, il s’est probablement appuyé sur la photographie prise par Clément Lagriffe, en 1881, qui correspond assez bien au portrait de l’édition illustrée15. Pour Zola, en revanche, il s’est appuyé sur un document plus tardif. Si on veut imaginer l’écrivain à l’époque des Soirées de Médan, il faut se reporter à l’eau-forte de Marcellin Desboutin, datant de 1879, qui montre un homme au visage empâté16, tandis que l’édition illustrée présente un visage dont les traits se sont affinés, c’est-à-dire Zola tel qu’il était en 1890, à la suite d’un régime qui lui avait permis de maigrir, le conduisant à perdre plus de quinze kilos. Les visages d’Alexis et de Céard correspondent exactement aux portraits que donne d’eux Manuel Luque, à la même période, dans Les Hommes d’aujourd’hui, en 1888 et en 1890 : dans le n° 333 de cette revue illustrée pour Alexis, et dans le n° 382, en ce qui concerne Céard.
27Un enjeu existe derrière ces différents portraits. Défendre la vérité d’une image. Lutter contre les déformations que proposent, dans la presse illustrée, tous les caricaturistes qui s’en donnent à cœur joie pour attaquer l’auteur de L’Assommoir et la cohorte de ses disciples. C’est ce qui pousse Zola, au même moment, à accueillir favorablement dans son domicile les reporters qui veulent le photographier pour représenter la réalité de son existence d’écrivain. Ainsi le reportage du Monde illustré, publié dans le numéro du 5 avril 1890 : il présente l’écrivain, photographié par Dornac, assis à sa table de travail, dans son domicile de la rue de Bruxelles, avec cette légende : « Nos contemporains chez eux. — M. Émile Zola ».
28Parmi les six, il y en a un, pourtant, qui n’a guère apprécié l’édition illustrée de 1890… C’est Maupassant ! Il n’avait pas été averti du projet par Georges Charpentier. Et il est furieux, lorsque paraît le volume. Il parle même de le faire interdire, puisqu’il n’a pas donné son accord. Il écrit à Charpentier, le 30 mai 1890, une lettre incendiaire pour lui dire toute sa colère. Desmoulin venait d’exposer les six portraits au Salon de la peinture qui venait de s’ouvrir, ce qui décuplait sa fureur :
Vous n’ignorez pas que depuis longtemps déjà je me refuse à laisser exécuter, exposer et vendre aucune reproduction de ma figure, soit à la plume, soit en photographie. […] Or, il est impossible d’admettre que le premier peintre venu ait le droit d’emprunter une photographie donnée (car elle n’est pas en vente), d’exécuter avec cela n’importe quelle tête, de l’envoyer à l’exposition, sans que sa victime ignorante en sache rien. Il est encore plus inadmissible en droit (je ne parle pas de procédés amicaux ou simplement courtois) qu’un éditeur publie dans un volume et vende l’image fabriquée dans ces conditions, d’un auteur qu’il connaît beaucoup, sans l’avoir même consulté17.
29Tandis que Zola accepte les reportages photographiques de la presse illustrée, avec le souci de pouvoir contrôler sa propre image, Maupassant, en revanche, se montre intransigeant. Il considère comme inacceptable tout portrait, quel qu’il soit. Sa position rejoint celle que défendait, avant lui, Flaubert, hostile à toute reproduction photographique de sa personne.
30Au sein de cette édition, le portrait de Léon Hennique connaîtra une fortune particulière. Car il est repris, au même moment, par Georges Jeanniot qui en réalise sa propre version à l’attention d’Edmond de Goncourt. Il fera partie de la précieuse collection des ouvrages rangés dans une bibliothèque vitrée du Grenier, complétés par les portraits des écrivains que Goncourt connaît ou apprécie. Un passage du Journal, à la date du 14 décembre 1894, offre cette description : « Hennique, peint à l’huile par Jeanniot (1890), sur un exemplaire de : Un caractère, un portrait d’une ressemblance charmante dans une habile peinture18. » Publié en 1889, le roman de Hennique, Un caractère, où se déploient tous les raffinements de l’écriture artiste, fait partie des œuvres préférées du vieil Edmond. On retrouvera ce portrait en tête d’une édition ultérieure d’Un caractère publiée en 1923 par les éditions G. Crès, dans une collection patronnée par l’Académie Goncourt. Sur la gauche de l’image, une dédicace peut être déchiffrée, inscrite par Jeanniot : « À Edmond de Goncourt — Souvenir respectueux ». Elle est complétée par la mention d’une date : « 1890 ».
31Jeanniot ne s’en tiendra pas là. Il élargira la perspective de ce portrait, en représentant Hennique dans un cadre plus vaste, assis à son bureau, dans un style comparable à celui de la série réalisée par Dornac, « Nos contemporains chez eux ». Provenant d’une fenêtre, une onde de lumière pénètre dans la pièce en mettant en valeur les objets posés sur la table de travail : des piles de livres, un coffret et une lampe, en position centrale. Méditatif, le regard quelque peu voilé derrière ses binocles, le romancier regarde le spectateur, les jambes croisées, un cigare dans la main gauche. Ce tableau fait aujourd’hui partie des collections du musée des Beaux-Arts de Rouen19.
Portrait à l’huile de Léon Hennique par Georges Jeanniot (1890).
© Musée des Beaux-Arts, Rouen.
32L’édition illustrée de 1890 n’a pas donné lieu à des dédicaces autographes. Il s’agit d’une réédition. Les auteurs n’ont pas ressenti le besoin d’en faire l’envoi à leurs amis. L’attitude de Maupassant montre que l’effervescence collective de l’année 1880 les a abandonnés depuis longtemps.
33Mais certains collectionneurs, souhaitant donner une valeur supplémentaire à cette édition ornée de portraits, ont compensé l’absence de volumes dédicacés en confectionnant des exemplaires truffés où sont insérées des lettres autographes provenant des six auteurs. En novembre 2002, par exemple, le catalogue de la librairie Alde présentait un exemplaire ayant appartenu à Philippe Gille, composé d’une manière rigoureuse, avec six autographes, un pour chaque auteur. Un volume issu de la collection d’un bibliophile, Eugène Le Senne, proposé à la vente par la librairie Faustroll en 2023, comprend huit documents : une lettre de Zola, une lettre de Huysmans, une lettre de Hennique, deux lettres de Céard, la fameuse lettre de Maupassant à Charpentier de mai 1880, accompagnée de la photographie objet du litige, ayant servi à la réalisation du portrait de Desmoulin — ce qui représente le dossier génétique de cette édition. Un autre exemplaire (qui a appartenu à Louis de Sadeleer, un collectionneur belge20), décrit dans le catalogue de la librairie Walden en mars 2023, présente trente-sept documents : treize lettres autographes et un grand nombre de portraits des différents auteurs, d’origines diverses. Parmi les autographes, trois lettres de Zola, trois lettres d’Alexis, deux lettres de Céard, une lettre de Hennique, une lettre de Huysmans, une lettre de Maupassant… En somme, une vaste anthologie documentaire, permettant d’entrer dans l’intimité du groupe de Médan !
34Comme l’édition de 1880, l’édition de 1890 constitue un objet fascinant, en raison de cette image collective qui l’imprègne : un groupe d’auteurs réunis dans un volume unique ; une thématique unificatrice ; des écritures multiples rassemblées sur un même support.
Le recueil fragmenté (1897-1913)
35Au cours des années qui suivent, l’édition de 1880 connaît une série de tirages successifs montrant que le recueil figure toujours parmi les ouvrages susceptibles d’intéresser les lecteurs. En 1886, paraît la 11e édition du volume. La couverture de l’édition publiée en 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale, indique que l’on a atteint un total de 31 000 exemplaires vendus.
36Qu’en est-il des éditions illustrées ? Le recueil, dans son ensemble, n’intéresse plus les éditeurs. Mais trois nouvelles bénéficient de projets particuliers qui les mettent en valeur : « Boule de suif », « L’Attaque du moulin » et « Sac au dos ». Elles se détachent du lot, prennent leur envol, sortant du recueil, en laissant dans l’obscurité celles qui les suivent. La postérité a fait son tri.
37Ces trois éditions paraissent dans la « Collection des Dix ». L’édition de « Boule de suif » paraît en 1897 (quatre ans après la mort de Maupassant), avec des dessins de François Thévenot, gravés par A. Romagnol. Celle de « L’Attaque du moulin », en 1901, avec des dessins de Paul-Émile Boutigny21. Et enfin « Sac au dos », en 1913, avec des dessins de Barlangue. Il s’agit d’ouvrages de luxe, dont les tirages atteignent 200 à 300 exemplaires, imprimés à l’attention de collectionneurs avertis.
38Avec ces éditions, le texte des nouvelles est enfin illustré, saisi dans le détail d’une relation précise entre le texte et l’image, comme il convient au travail d’interprétation que doit proposer une édition illustrée. Ce n’était pas le cas de l’édition de 1890, qui avait pour principal objectif de livrer le portrait des auteurs. Le texte de « Boule de suif », par exemple, comprend plus de 50 illustrations, disposées soit en pleine page, soit insérées dans le texte même du récit ; celui de « L’Attaque du moulin », une quinzaine d’illustrations, selon le même dispositif. Les illustrateurs s’attachent à représenter une réalité aussi exacte que possible. C’est ce que montre la préface qui figure en tête de l’édition de « Boule de suif » et qu’a rédigée l’éditeur, en remerciant le dessinateur, François Thévenot :
Je dois remercier M. Thévenot non pas du talent dont il a fait preuve, il est trop modeste pour le souffrir et je n’en avais pas douté, mais de sa conscience d’artiste qu’il a prodiguée dans celle illustration. — Épris de son œuvre, il est allé, en plein hiver, suivre pas à pas ce chemin de croix de Boule de suif, voulant, lui aussi, comme Maupassant, travailler d’après nature. Le graveur Romagnol a su rendre toutes les délicatesses et les vigueurs qui caractérisent le talent du peintre22.
39Effectivement, un portrait de Maupassant est publié en tête du volume. Un portrait qui aurait rendu furieux l’auteur de « Boule de suif », sans aucun doute… Mais, en 1897, n’étant plus de ce monde, il n’avait guère les moyens de se faire entendre !
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40Le volume des Soirées de Médan repose sur un paradoxe : les nouvelles qu’il contient n’ont pas été écrites à Médan, et elles ne parlent pas de Médan. Mais l’édition du volume a permis aux auteurs de suppléer à ce manque. En 1880, ils se sont efforcés de justifier la signification du titre par le jeu des dédicaces initiales. Et l’édition de 1890 est allée plus loin encore, en présentant les portraits des six auteurs. Cela s’est fait au détriment d’une véritable illustration du texte des nouvelles qui ne s’est produite que beaucoup plus tard, au cours des années 1897-1913. Car, en 1880 comme en 1890, ce qui importait, c’était de mettre en scène une aventure collective : l’histoire du « groupe de Médan », fondée sur l’image idéale d’un compagnonnage littéraire23.