Colloques en ligne

Michel Gribenski

Prosodie et poésie. Place des études sur la prosodie poético-musicale dans la recherche musico-littéraire (bilan et perspectives)

Journée d’étude « Littérature et musique » du 31 mars 2009 à l’ENS.

1La prosodie poético-musicale, qui constitue un objet assez complexe, a été jusqu’ici insuffisamment étudiée. Dans les écrits musico-littéraires, sa place se résume souvent à quelques notations ponctuelles intervenant ici ou là dans des comptes rendus journalistiques, voire dans des écrits musicologiques, notamment dans des monographies de compositeurs. Le point de vue y est généralement normatif (sans aller jusqu’à être prescriptif comme dans les traités) : il repose sur la notion de « faute » de prosodie en cas d’accentuation musicale d’une syllabe atone, en particulier d’un e caduc (phonème généralement considéré comme étant au centre des problèmes prosodiques), critère qui permet de distinguer bonne et mauvaise prosodie. Or, une telle perspective semble inadéquate, puisqu’elle repose sur une normativité dogmatique très contestable impliquant que le chant doive nécessairement calquer la parole naturelle, d’ailleurs souvent identifiée de façon problématique à « la langue ». Par exemple, Gaston Carraud vante dans Pelléas et Mélisande « une déclamation d’une fluidité, d’un naturel uniques, […] véritablement modelée sur la simplicité d’accent de notre douce langue1 ». Et le problème du jugement de valeur devient criant lorsque, passant de la critique journalistique, on passe à des études de type scientifique. Ainsi, dans la lignée d’un Saint-Saëns condamnant la prosodie vulgaire du « café-concert » ou de l’opérette, Jean-Louis Jam et Gérard Loubinoux portent, à propos des apocopes pratiquées par Alfred Ernst dans ses traductions françaises des drames wagnériens, un jugement de valeur inattendu dans un travail musicologico-littéraire, en commettant au passage plusieurs confusions terminologiques :

[…] hélas, c’est la métrique française [en fait : la prosodie] qui en fait les frais car l’interprète est invité à élider [c’est-à-dire : apocoper] le « e » muet […] et à prononcer « un’ source [« sourc’ »] » entorse importante, peut-être avant-gardiste, aux règles de la déclamation poétique française. L’effet peut être catastrophique, devant un public pour qui ce type d’élision [re-sic] est la marque indiscutable du vulgaire :

J’réponds sans façons,

Que je voulais bien,

Pourvu qu’ce soit bon,

Et qu’ça m’coûte rien.

C’est ainsi que l’on reconnaît chez Offenbach (La Vie parisienne) les soubrettes qui veulent se faire passer pour des dames. C’est là un des choix les plus discutables d’Ernst2.

2Ce jugement récent de deux universitaires, qui reflète un refus du prosaïsme assimilé au vulgaire sous prétexte qu’il pourrait déplaire au public en heurtant son goût, constitue une prise de position (marquée notamment par l’adverbe initial « hélas », qui en donne la clef), confirmant à quel point la question de l’apocope, comme figuration prosaïsée du discours, reste encore aujourd’hui éminemment et passionnément idéologique et ne se limite pas à une question purement technique.

3Mais ce terme de prosodie est en lui-même à ce point polysémique et d’usage si variable que l’intitulé de « Prosodie et poésie », même assorti du titre explicatif de « Place des études sur la prosodie dans la recherche musico-littéraire » et du sous-titre rassurant de « Bilan et perspectives », peut au premier abord paraître vague, flottant, incertain. D’où un nécessaire effort de définition par lequel il faut, je crois, commencer d’entrée de jeu avant de proposer un bilan critique et de dresser des perspectives de recherches.

4 La question de la prosodie poético-musicale est incluse dans celle, plus vaste, de poétique comparée. En effet, si l’on entend par « poétique » le domaine des études formelles et génériques et par « poétique comparée », la mise au jour des relations formelles et génériques entre deux systèmes de signes (ici littérature et musique), alors la prosodie, comprise tout d’abord comme relation accentuelle entre les paroles et le chant, en fait bien partie.

5 Dans le domaine de la poésie, prosodie est souvent utilisé aujourd’hui comme un synonyme de métrique ou de versification. Dans son sens ancien, le mot renvoie à la distinction entre syllabes brèves et longues dans la langue et la métrique quantitatives antiques (acception donnée comme « grammaticale » par certains dictionnaires en raison de sa pertinence en langue aussi bien qu’en métrique) ; le caractère syllabique (non quantitatif) de la versification française introduit ici un écart problématique par rapport à ce premier sens ancien. Dans son sens linguistique moderne, la prosodie désigne, dans la parole, ce qui concerne le rythme (notion également complexe), donc l’accentuation (d’intensité, de durée et de hauteur) et le débit (incluant les pauses), mais aussi ce qui touche l’intonation. Autrement dit, la notion renvoie au niveau suprasegmental de l’énonciation, par opposition au niveau segmental (ou phonématique, le phonème constituant l’unité minimale du son verbal). Ainsi s’impose une nécessaire distinction entre la prosodie (qui concerne la langue et la parole), la versification (qui se rapporte au vers, régulier ou non) et la métrique (qui renvoie aux régularités rythmiques et rimiques dans les vers – appelés pour cette raison métriques). Les acceptions métrique et linguistique possèdent en commun la référence à la notion d’accent (qui joue également, à côté du nombre syllabique, un rôle structurel dans la métrique et la rythmique du vers français), mais la variabilité des critères intervenant dans les définitions tient aux variations de définition de cet accent, qui a d’abord fait intervenir la quantité et la hauteur mélodique, puis l’intensité3 (ainsi pour Rousseau, l’accent était défini par la hauteur et par la durée, non par l’intensité, la notion d’accent d’intensité étant introduite dans la versification française au début du xixe siècle par Antonio Scoppa).

6Cependant, le terme de prosodie a également, et d’emblée, à voir avec la musique, avec le chant et avec la poésie chantée, puisque, étymologiquement, le mot grec προσωδία (dont est issu le latin prosodia) signifie d’abord, selon le Trésor de la langue française, le « chant pour accompagner la lyre » et les « variations dans le niveau de la voix ». Le sens spécifiquement musical d’« ensemble des règles concernant les rapports de quantité, d’intensité, d’accentuation entre la musique et les paroles » est attesté dès la fin du xvie siècle et se révèle donc à peu près contemporain des autres sens, même s’il ne se répand qu’au xixe siècle, donnant notamment lieu au verbe « prosodier ».

7La prosodie musicale, ou poético-musicale, peut être définie comme le traitement musical, par le compositeur, de la forme des paroles, non seulement du point de vue de l’accentuation (niveau suprasegmental), mais aussi de celui de la chaîne phonématique (niveau segmental). Ce second aspect me paraît important (en particulier pour ce qui concerne la réalisation de l’e caduc, dit improprement « muet »), et n’a guère été souligné jusqu’ici par les commentateurs, qui se sont exclusivement focalisés sur les problèmes d’accentuation.

8Même s’il est possible d’y voir des équivalents, on peut considérer que la prosodie musicale se distingue de la déclamation ou de la diction chantée, en tant qu’ensemble de règles techniques et locales par rapport à une visée esthétique et expressive envisagée à une échelle plus vaste (celle de la phrase, de la période, d’un morceau tout entier). On pourrait préférer le terme de diction chantée à celui de déclamation chantée, qui pose le problème de la référence à la tradition de la déclamation emphatique. Mais la « diction », dans le chant, est souvent associée à la prononciation correcte des mots par le chanteur, ce qui risquerait de créer des confusions. Cependant, de même qu’on peut considérer l’évolution de la parole de théâtre comme le passage d’une déclamation rhétorique à une diction plus simple4, de même on peut voir dans le chant lyrique un mouvement de la « déclamation chantée » à une « diction chantée » conçue comme plus naturelle, plus proche de la parole (reste à savoir de quelle parole…).

9Dans les recherches musico-littéraires, deux perspectives, littéraire ou musicale, sont possibles face à la question des relations entre « prosodie et musique ». Dans une perspective littéraire, on peut s’intéresser à la prosodie poétique en tant que musicale : c’est le problème de la musicalité poétique, métaphore ou réalité et, dans cette dernière hypothèse, jusqu’à quel point ? Dans une perspective musicale, la question est avant tout celle de la prosodie musicale, ou comme je l’ai déjà dit poético-musicale, c’est-à-dire d’une coïncidence plus ou moins étroite, correcte ou juste de la prosodie chantée avec la prosodie de la diction parlée (supposée). Ici, c’est le second sens de prosodie qui est envisagé, car on s’intéresse à la collaboration5 effective de la littérature et de la musique dans les genres mixtes poético-musicaux, ressortissant à la musique vocale.

10Pourquoi s’intéresser à la prosodie ? C’est que la prosodie poético-musicale peut être considérée comme lieu à la fois minimal et maximal de la rencontre entre paroles et chant : minimal du point de vue de l’extension syntagmatique, maximal du point de vue de la proximité des paroles et du chant. Phénomène local, mais central, voire intime.

11J’indique d’emblée que mon propos porte ici avant tout sur la période allant grosso modo du xviie au début du xxe siècle et gagnerait à être prolongé pour les xxe et xxie siècles. A l’époque contemporaine, en effet, on sort largement d’un rapport de coïncidence prosodique ou d’imitation de la parole parlée, pour aller bien souvent vers un rapport de conflit, de confrontation, voire de négation partielle : que l’on songe par exemple à la notion de texte comme « centre/absence » chez Boulez ou aux expériences d’éclatement du signifiant chez un Luciano Berio (dans O King, par exemple). Mais, à mon sens, les recherches en matière de prosodie manquent aujourd’hui à ce point de fondements qu’il me paraît indispensable de partir du modèle traditionnel de recherche de coïncidence, d’imitation et d’expression, avant d’envisager sa remise en cause.   

12Je voudrais, dans cet état des lieux critique, tenter de montrer que la recherche sur la prosodie poético-musicale constitue un domaine encore pratiquement vierge, pouvant donner lieu à des champs d’investigation variés et possiblement fructueux pour les recherches musico-littéraires.

13Dans le vaste champ des recherches musico-littéraires, la place des études de poétique comparée6 en général est relativement restreinte par rapport à celles qui touchent, soit les structures purement musicales, soit les valeurs sémantiques et expressives du texte dans les genres mixtes, soit (dans le domaine de l’opéra) la dramaturgie. En particulier, il n’existe à ce jour que peu de recherches portant sur les questions de prosodie musicale, que ce soit dans le champ français ou dans celui des autres langues européennes.

14J’ai déjà noté les limites des notations prosodiques intervenant ponctuellement dans des comptes rendus journalistiques ainsi que dans des monographies musicologiques. Les sources – singulièrement les traités de prosodie – n’ont pratiquement pas été étudiées, alors qu’elles posent maints problèmes terminologiques et méthodologiques. On ne trouve que quelques études (dont voici un relevé non exhaustif, signalant les études à mes yeux les plus significatives). Dans le domaine français, je signalerai7 :

15- sur le xvie siècle : les études de *Jean-Pierre Ouvrard sur La Chanson polyphonique franco-flamande autour de 1530-1550 comme lecture du texte poétique (thèse inédite, Université de Tours, 1979), qui a mis en évidence la notion de lecture (donc de choix) et distingué entre lecture métrique et lecture syntaxique, mais aussi celles d’*Isabelle His sur Claude Le Jeune ou d’*Olivier Bettens sur l’évolution prosodique entre le milieu du xvie et le milieu du xviie siècle ;

16- sur le xviie siècle : celles de *Georges Lote sur la relation entre déclamation théâtrale et déclamation musicale, qui posent cependant le problème d’une logique circulaire en envisageant les partitions comme un reflet de la déclamation théâtrale, et plus récemment celles de *Bertrand Porot, *Lois Rosow, *Pierre-Alain Clerc, *Jean-Noël Laurenti, *Manuel Couvreur : notamment sur Lully et sur (ou autour de) Bacilly ;

17- sur le xixe et le début du xxe siècles : celles de *Pierre Fortassier sur Fauré, de *Chritiane Spieth-Weissenbacher sur Debussy et le récitatif mélodique dans Pelléas, de *Huguette Calmel sur Honegger, de *Violaine Anger sur Berlioz et D’Indy, de *Matthieu Favrot sur Offenbach, ainsi que ma propre étude, signée *Michel Gribenski donc, menée à partir de Debussy et à poursuivre, sur le traitement musical de l’e caduc et de l’hiatus interne, ainsi que sur le traitement de la fin de vers et de la césure, notamment en cas de discordance.

18Mais ces études restent dans l’ensemble assez limitées quant à leur corpus et parfois par leur méthodologie. Par exemple, les présupposés de Pierre Fortassier dans ses deux articles sur Fauré, souvent cités, sont très discutables, en ce qui concerne les notions de rythme, d’accent.

19Les études synthétiques sont encore plus rares. Parmi elles, on peut citer celles de *Marcel Beaufils dans Musique du son. Musique du verbe (1954), de *Frits Noske dans un chapitre liminaire de son Essai de critique historique sur La Mélodie française (également de 1954), et surtout celle de *Violaine Anger dans son article « Prosodie » pour le récent Dictionnaire de la musique en France au xixe siècle, qui constitue l’un des tout premiers essais d’étude critique et historique, logiquement centrée sur le xixe siècle.

20Pour ce qui concerne les domaines allemand, mais aussi italien, anglais, russe, tchèque, etc., un inventaire plus détaillé des études prosodiques serait à établir, mais il semble à première vue qu’elles soient également fort peu nombreuses. Dans le domaine allemand, par exemple, les sources théoriques (notamment textes de Schuback [1775], de Rellstab [1786], de Wagner [1851 notamment], de Kienzl [1880] ou de Riemann [début du xxe siècle]…) ont été peu explorées et les études prosodiques se résument à peu de choses. On ne trouve que quelques études ponctuelles (sur Schubert, Brahms, Wolf) ou plus vastes (celle de *Gottfried Marschall sur l’opéra allemand du xixe siècle) – et, au contraire, un assez grand nombre d’études générales (trop générales peut-être) sur la langue et musique. De son côté, la diction parlée allemande a elle aussi été peu étudiée.

21Peu d’études, donc, sur la prosodie, et globalement limitées quant à leur corpus et à leur méthodologie. D’où la nécessité d’une perspective critique et non dogmatique (normative et/ou prescriptive) : autrement dit, d’une critique de la prosodie. Si je calque cette expression sur la Critique du rythme de Henri Meschonnic, ce n’est pas pour identifier les deux démarches (et d’ailleurs je n’aurais pas cette prétention), mais pour souligner le nécessaire changement de perspective qu’il faut à mon sens adopter face aux idées reçues, à la doxa, en matière de prosodie. Il faut considérer la prosodie musicale comme la façon de traiter musicalement dans le chant, d’une façon concertée et visant un certain effet, le niveau suprasegmental (en particulier accentuel) et la chaîne phonématique (en particulier l’e caduc) des paroles chantées. Cela implique de s’interroger sur la réalisation de la parole, mais en incluant les notions stylistiques d’écart et de choix. Le chant ne vise pas nécessairement à mimer ou calquer la parole, et d’ailleurs cette parole est elle-même à appréhender de façon critique et plurielle, en distinguant la parole ordinaire et une diction esthétique, plus ou moins naturelle ou emphatique.

22Cette critique de la prosodie – qu’on pourrait appeler prosodologie – se situe au carrefour de la musicologie, de la linguistique, de la métrique, des études théâtrales. Elle suppose des précisions dans le domaine de la terminologie, qu’il s’agisse de la distinction entre apocope et élision (systématiquement confondues sous le second vocable, inadéquat, dans les quelques études existant sur les Histoire naturelles de Ravel et Jules Renard), ou de celle entre déclamation, prosodie et diction. Mais surtout, cette critique de la prosodie ouvre de nombreuses perspectives, de vastes champs de recherche. Je voudrais en citer rapidement trois, d’une façon qui se veut large mais non exhaustive.

23De nombreux et vastes champs de recherche restent à défricher, à explorer.

24* 1er champ : l’étude de la diction chantée dans son rapport avec la diction parlée.

25La recherche sur la diction parlée concerne au premier chef la littérature et, plus précisément, l’histoire du théâtre et de la poésie (dramatique et lyrique). Quelques études existent déjà : outre le vaste panorama diachronique de Georges Lote dans son Histoire du vers français et son étude synchronique de l’alexandrin contemporain dans sa thèse de 1913, on trouve des études sur la déclamation baroque (Eugène Green, Sabine Chaouche sur la période des xviie-xviiie siècles, Julia Gros de Gasquet sur l’évolution de la diction tragique du xviie au xxe siècles). Moi-même, j’ai contribué, au ch. 6 de ma thèse, à l’histoire de la diction à la fin du xixe siècle en France, à travers celle de l’e caduc, à partir de traités et de divers documents, en particulier de relevés phonétiques de philologues allemands dans les années 1880.

26Mais beaucoup d’études restent à faire dans ce domaine de la diction parlée. Il est nécessaire d’explorer plus systématiquement les traités de diction, ainsi que les enregistrements à partir du début du xxe siècle, et, en prenant en compte la spécificité de la diction du vers, d’étudier notamment les problèmes posés par l’e caduc, la diérèse, l’enjambement, la césure… Seule une histoire des pratiques permettrait de dépasser le dogmatisme et les idées reçues, selon lesquelles, par exemple, enjamber ne voudrait dire que poursuivre selon la logique syntaxique de la phrase, ou selon laquelle l’e caduc devrait ou ne devrait pas être prononcé.

27L’étude de la diction chantée et de la prosodie musicale doit être précédée d’une interrogation sur les modèles du chant. Quels sont-ils : la diction théâtrale du temps ? la conversation ordinaire ? Une « parole » en tout cas, non « la langue ». Prolongeant l’étude de la diction parlée, cette réflexion invite là encore à dépasser le dogmatisme d’une prosodie qui ne serait pas bonne ou pas correcte, au profit d’une série de choix de la part du compositeur. Choix qui, certes, s’inscrivent dans des codes stylistiques variables selon les époques et constituant un réservoir des possibles, mais qui n’en laissent pas moins une marge de liberté et d’écart possible avec les codes en vigueur.

28L’étude prosodique passe par l’analyse de partitions, de transcriptions phonétiques et d’enregistrements, mais aussi par l’examen de textes théoriques et de traités (ceux de Bacilly et Grimarest, mais aussi de D’Indy, Woollett, Stiévenard et Rougnon…).

29La question du traitement musical de l’e caduc (j’y reviendrai dans la dernière section de cette présentation) appelle une étude toute particulière en raison de sa fonction métrique et esthétique, voire idéologique, dans la poésie française : ce travail a été commencé par *Bertrand Porot et par *Jean-Noël Laurenti à propos du xviie siècle, ainsi par moi-même pour la fin du xixe siècle, en relation avec l’hiatus interne – mais il est à poursuivre, à approfondir, à compléter. Face à certaines orthographes prosodiques ambiguës, la part d’interprétation dévolue au chanteur peut être assez importante et invite à s’interroger sur les relations entre l’interprète, le compositeur et la partition (à partir de Bacilly notamment).  

30La notion d’accent – musical et poétique – appelle également une interrogation critique et méthodologique approfondie, qui ne soit pas fondée uniquement sur la barre de mesure et la théorie discutable (et discutée depuis la fin du xviiie siècle) du temps fort.

31Des travaux sur ces différentes questions sont en cours dans différentes équipes de recherche, en particulier à Paris IV (dans le cadre du GRIMAS, dirigé par Raphaëlle Legrand et Bertrand Porot) et à Tours (au sein de l’ACRAS [Association pour un Centre de Recherches sur les Arts du Spectacle aux xviie et xviiie siècles] présidée par Jean-Noël Laurenti), au CMBV (Séminaire La Fabrique des paroles de musique à l’âge classique animé par A.-M. Goulet et L. Naudeix) ou encore à l’Université Toulouse II (Groupe Parnasse-Musicologie, dir. par Michel Lehmann). Il importe que ces études se poursuivent et soient mises en relation les unes avec les autres, mais sans jamais se couper d’interrogations plus globales touchant notamment les valeurs esthétiques associées à la prosodie et l’histoire du goût, sans quoi elles courent le risque d’une certaine inanité formaliste.

32* 2e champ d’étude à explorer : à la faveur d’un nécessaire dépassement du niveau micro-prosodique, celui des relations métriques et rythmiques entre paroles et chant, autres que strictement prosodiques, à un niveau plus large, plus étendu d’un point de vue syntagmatique. Cet examen passe par :

33- une distinction entre vers et prose et, métaphoriquement, entre « prose musicale » d’un côté et « période », « versification musicale » de l’autre, selon des paradigmes analogiques, historiquement constitués depuis le milieu du xviiie siècle ;

34- un examen du lien problématique entre formes poétiques et musicales, notamment du point de vue de la périodicité et de l’apériodicité ;

35- une réflexion sur les notions de rythme et de mètre poétiques et musicaux et sur leurs relations, différenciées selon les champs linguistiques.

36L’élargissement des considérations micro-prosodiques à des formes plus vastes invite à une distinction générique entre régime de récitatif et régime d’air, ainsi qu’à une mise en relation avec les diverses conceptions esthétiques de la mélodie, variables selon les époques et selon les genres. Par là, l’analyse dépasse le niveau strictement formel et stylistique de la micro-prosodie pour tendre vers des considérations esthétiques et génériques.

37* 3e et (peut-être) dernier champ à explorer : celui de la poétique des paroles de musique (de ses pratiques et de ses  théories). Existe-t-il une versification lyrique (au sens propre de destiné à la musique, au chant) qui soit distincte de la versification indépendante de la musique ? Même si un certain nombre d’études ont été consacrées à Ronsard et la musique, tout n’a pas été dit sur la poétique des poèmes du fameux Supplément au Livre des Amours, non plus que sur celle des Psaumes de Marot et de Théodore de Bèze. Quant à la versification que j’appelle hyperpériodique en raison de sa rigoureuse régularité, élaborée sur le modèle italien par Chastellux, Framery, Scoppa et Castil-Blaze, elle n’a été que partiellement mise au jour par *Violaine Anger, par *Gérard Loubinoux et par *moi-même. Il s’agit là d’un domaine qui touche à la fois la musicologie et la littérature, comme en témoigne par exemple l’intérêt de Verlaine pour la métrique de Van Hasselt (je me permets de renvoyer à ce sujet à mon étude de l’impair et de l’ennéasyllabe en relation avec la musique, à partir d’un examen de l’« Art poétique » de Verlaine : « De la musique avant toute chose / Et pour cela préfère l’Impair »).

38Ce troisième champ d’exploration se rapportant à la prosodie concerne non seulement les cas de préexistence d’un texte à la musique, mais aussi ceux de la textualisation et de la retextualisation de la musique, autrement dit la question de la parodie et de la traduction musicales, qui engagent notamment des problèmes prosodiques et touchant la forme des paroles.

39Ainsi, la question de la poétique des paroles de chant suppose l’établissement d’une typologie des modalités du lien entre poésie et musique : texte écrit en vue de la mise en musique dans le cas du livret d’opéra (hors le cas du Literaturoper ou opéra littéraire), texte écrit indépendamment d’une mise en musique (ce qui est généralement le cas dans le domaine de la mélodie), enfin texte adapté à la musique.

40Notons ici la dimension de préférence internationale de l’enquête et de la réflexion, touchant non seulement le domaine français, mais aussi les domaines italien, allemand, anglais, russe, etc. Il s’agit ici de linguistique et de poétique comparées : en effet, le problème de l’accentuation (de mot/de groupe, linguistique/expressive) se pose différemment d’une langue à l’autre. Il faudrait ainsi essayer d’en finir avec le préjugé, nourri d’une lecture en partie erronée de Rousseau, selon lequel la langue française serait dénuée d’accent…

41En relation avec le problème de la poétique des paroles de musique se pose celui d’une interrogation théorique sur le statut des paroles écrites dans la musique vocale. Comment considérer et comment représenter les paroles chantées ? Faut-il prendre en compte les transformations formelles des paroles dans et par le chant dans les cas de mise en musique de paroles préexistantes, à travers la question des répétitions, des mélismes et des ornements ? Ou bien faut-il mettre en relation un texte simple (sans répétitions, notamment) et ses avatars musicaux ? Il peut paraître opportun de distinguer les paroles telles que perçues à l’écoute d’une performance musicale (avec, le cas échéant, l’ensemble des répétitions) et leur représentation écrite dans l’espace d’une page, autrement dit de distinguer un modèle in absentia et un modèle in praesentia. Mais plutôt que d’opposer ces deux modèles comme les pôles d’une alternative entre lesquels il faudrait choisir, il peut sembler fructueux de les envisager de façon complémentaire et de modéliser les paroles de musique de façon plurielle.

42Pour illustrer ces possibilités de recherche, voici très rapidement deux exemples de recherche que j’ai pu mener, l’un sur la question de l’e caduc, l’autre plus général sur la question de la prose chantée, à laquelle était consacrée ma récente thèse de doctorat.

434. Deux exemples de recherche prosodique : le traitement de l’e caduc et la question du chant de la prose

44L’e caduc et l’hiatus interne (problème de la diérèse et de la synérèse) occupent une fonction métrique nettement déterminée dans la versification française et jouent un rôle important dans la mutation métrique du tournant des xixe et xxe siècles. La question de leur réalisation effective dans la diction et dans le chant est cependant très problématique et engage des questions stylistiques et idéologiques. Le cas de la musique vocale de Debussy est singulier, car il témoigne d’une propension inédite à l’apocope et à la synérèse, dans la mise en musique de vers métriques aussi bien que de vers libres et de prose. On peut l’interpréter dans le cadre de la crise de vers, mais aussi dans celui, sinon du naturalisme (explicitement refusé par Debussy), du moins d’une recherche du naturel : le compositeur entend faire chanter les personnages de Pelléas « comme des personnes naturelles » ou « sans affectation », pour reprendre en la détournant l’expression employée par Golaud.

45À travers celle de prosaïsme, la question de l’e caduc est incluse dans celle de chant de prose. Jusqu’à la fin du xixe siècle, la mise en musique de vers rimés est la règle quasi absolue, la prose étant généralement considérée comme inadéquate pour le chant, car trop triviale, pas assez poétique (trop prosaïque), et trop amorphe, impropre aux formes symétriques de la mélodie. A partir de la seconde moitié du xviiie siècle cependant se développe, parallèlement aux paradigmes péjoratifs de « prose musicale » et de « prose rimée », un paradigme positif de mise en musique de prose. Ces expérimentations, et bientôt ce changement de modèle formel des paroles chantées sont en relation avec une mutation prosodique, mais d’une façon non univoque. Ainsi, la mise en musique de prose ne détermine ni n’implique nécessairement un prosaïsme prosodique, lequel, en retour, intervient parfois en contexte de vers métrique. Une relation avec la diction parlée contemporaine peut être mise au jour, mais là encore de façon plurivoque, notamment en raison du caractère multiforme de la diction elle-même. En ce qui concerne la métrique poético-musicale, il est possible de montrer qu’il n’existe, là non plus, pas de relation mécanique entre périodicités ou au contraire apériodicités poétique et musicale. Enfin, du point de vue de la poétique des paroles de musique, le chant de la prose intervient, soit dans le cas de mise en musique de prose, soit dans celui de parodie ou de traduction musicales, soit, selon un certain type d’analyse, de l’altération des vers par des phénomènes de répétition et de segmentation du discours. Mais le problème du statut à accorder à la représentation écrite des paroles intervient dans la discrimination des formes verbales chantées. On retrouve ainsi dans ces objets de recherche singuliers les trois champs d’études mentionnés plus haut.

46Ainsi, au sein des études musico-littéraires, y compris dans leur versant formel de poétique comparée, la prosodie musicale a fait jusqu’ici l’objet de peu de recherches, alors qu’elle se trouve au cœur de la relation effective entre paroles et chant. Pour étudier la prosodie de façon critique, il faut s’interroger sur les fondements de la relation entre diction chantée et diction parlée, examiner la diction parlée, puis la diction chantée elles-mêmes, non de façon normative, mais comme lieu où se manifestent des choix stylistiques de la part du diseur et du compositeur, et éventuellement du chanteur. Ces choix stylistiques sont à mettre en relation avec la recherche d’effets expressifs ou perceptifs (incluant l’éventuel souci de l’intelligibilité des paroles). La question du traitement de l’e caduc et de l’hiatus interne (à travers les phénomènes respectifs de l’apocope et de la synérèse) fait intervenir à la fois la distinction formelle des vers et de la prose, mais aussi le problème stylistique du naturel et du prosaïsme.

47La question de la prosodie ne se limite cependant pas au cas de la mise en musique d’un texte. Elle concerne également la poétique des paroles de musique, dans les cas où les paroles sont écrites en vue de leur mise en musique, ainsi que la parodie musicale et la traduction, en tant que textualisation ou retextualisation d’une musique préexistante.

48Enfin, les études formelles de poétique comparée ne sauraient non plus se limiter au niveau prosodique local de la syllabe. Celui-ci gagne à être intégré aux niveaux plus étendus du syntagme, de la phrase, de la période, de la forme globale et plus généralement à être mis en relation avec les diverses conceptions de la mélodie et avec la distinction entre récitatif et air. Cette perspective plus vaste permet à la fois de rendre compte de certains phénomènes prosodiques touchant l’accentuation et d’interpréter la prosodie en termes non seulement techniques et expressifs, mais aussi génériques et esthétiques. Ainsi, la question de la prosodie poético-musicale touche celles des relations entre « Musique et langage » et entres « Formes musicales et formes littéraires », qui seront examinées au cours de cette journée d’étude.

49L’étude des pratiques prosodiques aux xxe et xxie siècles constituent, rappelons-le, d’autres horizons de recherche au seuil desquels je suis ici volontairement demeuré et complémentaires de cet essai de fonder, au sein des études de poétique comparée musico-littéraires, une critique de la prosodie poético-musicale.