« L’Attaque du moulin » : au cœur des stratégies zoliennes d’écriture et de publication
1La genèse de « L’Attaque du moulin » s’étend de 1877, date à laquelle Émile Zola écrit la nouvelle, à 1880, année de sa publication au sein du volume collectif des Soirées de Médan chez Charpentier. Pour l’auteur, ces années correspondent à une stabilisation à la fois littéraire et biographique : après le succès inespéré de L’Assommoir, Une page d’amour et surtout Nana placent définitivement Zola au rang des écrivains reconnus. L’aisance relative que lui confèrent ces romans permet à l’écrivain d’acheter sa propriété de Médan en 1877. La maison participe à son tour de la vie littéraire : Zola y rédigera dorénavant la plupart de ses romans et y recevra dès les premières années ses jeunes admirateurs et amis, donnant lieu en particulier au recueil des Soirées de Médan. Sur le plan diégétique, en outre, « L’Attaque du moulin » cristallise des motifs propres à l’œuvre zolienne dans son ensemble. Par son cadre — la guerre franco-prussienne de 1870-1871 — et son intrigue — les amours de deux jeunes gens interrompues par le conflit — elle rappelle La Fortune des Rougon, qui est écrit et paraît entre 1870 et 1871, tout en évoquant une idylle brisée par les conflits armés qui suivent le coup d’État de 1851. De façon plus évidente, la nouvelle appelle La Débâcle qui, à la fin des Rougon-Macquart, en 1892, sera pleinement consacrée à la guerre de 1870.
2Au sein de l’œuvre zolienne, « L’Attaque du moulin » occupe donc une position ambivalente, à la fois en retrait puisqu’elle n’est pas un roman et paraît à l’ombre de la série des Rougon-Macquart, et au cœur du parcours biographique et littéraire de Zola. Le mode de parution même de la nouvelle est à la fois relativement inédit, puisque l’auteur n’a pas pour habitude d’intégrer ses textes à des recueils collectifs, et habituel, puisque ledit recueil paraît chez Charpentier, l’éditeur de toujours ou presque.
3Nous proposons de voir en cette nouvelle une cristallisation des logiques littéraires, génétiques et biographiques qui animent la publication de l’œuvre zolienne dans son ensemble. Pour ce faire, on s’intéressera aux circonstances de sa genèse, en insistant sur la période éditoriale, avant d’étudier le texte de l’œuvre à travers trois états génétiques : un manuscrit, un jeu d’épreuves typographiques et l’édition du texte en volume.
« L’Attaque du moulin » dans la presse
4« L’Attaque du moulin » constitue un cas exemplaire des rapports entretenus par Zola avec la presse. Comme beaucoup de ses contemporains, l’auteur naturaliste porte un regard équivoque sur les journaux dont l’industrie fleurit dans la seconde moitié du xixe siècle. Tout en sachant qu’un auteur moderne en est tributaire pour faire connaître et répandre son œuvre, et louant à plusieurs reprises son pouvoir de vulgarisation, il déplore les contraintes qu’implique une publication en feuilleton, parmi lesquelles : la précensure des directeurs, les interruptions, les coupures inadéquates qui défigurent le texte, les brefs délais imposés à l’auteur pour l’écriture et la relecture, les plaintes des lecteurs néophytes… Face à cela, Zola adopte une attitude pragmatique dont témoignent l’écriture et la publication de « L’Attaque du moulin ».
5L’histoire de la nouvelle commence, le 13 juin 1877, par une lettre de Zola à Michel Stassioulevitch, directeur du quotidien russe Le Messager de l’Europe 1 :
Je vous enverrai le 20 de ce mois ma correspondance habituelle. Cette fois, ce sera une nouvelle, un épisode de l’invasion de 70, des plus dramatiques. Je tâche de parler batailles à votre public, notre ami Tourgueniev m’ayant dit que toutes les idées sont tournées là, en Russie2.
6La Russie est alors en guerre avec la Turquie du fait de leur rivalité dans les Balkans ; le mois précédent déjà, Zola a envoyé au journal un récit de « souvenirs de guerre » qui, selon Tourgueniev, qui joue un rôle d’intermédiaire avec le journal, a été très apprécié du public russe.
7D’après cette lettre, on peut raisonnablement supposer que la nouvelle, qui est alors intitulée « Un épisode de l’invasion de 1870 », est écrite en juin 1877, voire entre le 13 et le 20 juin 1877. Surtout, il apparaît qu’elle est écrite dans le but de plaire aux lecteurs russes, ainsi que le confirment ces mots de Zola à Paul Alexis, à la même période : « J’ai dû d’abord écrire une nouvelle pour la Russie, n’ayant aucun sujet de correspondance. » La nouvelle, consacrée à la guerre franco-prussienne de 1870 et publiée comme un manifeste naturaliste quelques années plus tard, est donc écrite et aussitôt traduite à l’intention d’un public pétersbourgeois, à l’occasion du conflit russo-turc.
8Après cette première publication, le manuscrit, probablement renvoyé à Zola par le directeur du journal, dort dans un tiroir de l’auteur durant plus d’un an. Il en sort en août 1878, lorsque Zola se voit prié de collaborer au journal La Réforme. La réponse de l’auteur aux directeurs est positive :
Vous avez bien fait de compter sur moi. Je vous envoie une nouvelle : « L’Attaque du moulin ». Faites-la passer en un ou deux numéros, à votre convenance. Seulement, je veux revoir les épreuves, car je n’ai pas eu le temps de la relire et elle doit contenir quelques petites peccadilles. J’attends donc les épreuves que je vous renverrai tout de suite, afin que nous puissions arriver pour le premier numéro3.
9Une fois de plus, cette publication révèle le rapport ambivalent de Zola aux journaux. D’un côté, il traite cela comme une manière de publier son texte et faire circuler son nom. Dans sa lettre aux directeurs, il présente la nouvelle de façon équivoque, ne faisant aucune allusion à une première publication en russe — on verra, il est vrai, que la version donnée à La Réforme est sans doute sensiblement différente de la précédente4. Pour autant, cette publication révèle aussi l’esprit de corps de Zola, dans un moment où il s’efforce de créer un groupe d’auteurs naturalistes. Deux jours après leur avoir promis sa nouvelle, il écrit aux directeurs :
Ne donnez pas les Théâtres dans votre revue. J’ai un garçon qui vous fera ça merveilleusement et qui a beaucoup de talent. D’ailleurs, je compte vous recommander plusieurs jeunes écrivains, d’opinions très avancées, littérairement parlant, et dont les articles seront très marqués5.
10Pour les Théâtres, il songe sans doute à Paul Alexis ; sa correspondance de plus en plus rapprochée avec Henry Céard et Léon Hennique laisse, en outre, deviner le nom de ces derniers derrière les « jeunes écrivains d’opinions très avancées ». Dès cet instant, et avant les Soirées de Médan, « L’Attaque du moulin » se voit donc saisie dans une logique de réseau, d’entraide amicale et littéraire : dans l’esprit de Zola, elle ouvre une collaboration qui pourra être fructueuse pour lui et pour le groupe.
11La correspondance avec La Réforme rappelle enfin l’importance littéraire accordée par Zola à la parution de ses romans dans la presse. À la fin de sa lettre au directeur, il ajoute en post-scriptum : « J’aimerais bien que la nouvelle passât en une fois. Faites votre possible. Elle tiendra une feuille et demie environ. » Tout au long de sa carrière, Zola a déploré le rythme saccadé auquel ses romans paraissent dans la presse : il espère cette fois y échapper du fait du format bref de la nouvelle. Quelques jours plus tard, après avoir relu les épreuves, il écrit encore : « Je vous envoie ma nouvelle corrigée. Il est entendu, n’est-ce pas ? qu’elle passe en une fois. Envoyez-moi votre premier numéro, dès qu’il aura paru. »
12Ici se termine la première partie de l’histoire de « L’Attaque du moulin ». La suite est plus connue : à la fin de l’année 1879 naît l’idée d’un recueil commun intitulé Les Soirées de Médan ; en janvier 1880, le manuscrit en est confié à Charpentier, et le recueil paraît au mois d’avril. De la seconde partie de l’histoire, nous retiendrons davantage la dimension proprement littéraire, là encore révélatrice du procédé d’écriture zolien.
Relire « L’Attaque du moulin »
13Quoiqu’elle soit soumise à une logique pragmatique de diffusion à grande échelle, « L’Attaque du moulin » n’en est pas moins traitée par son auteur comme une œuvre à part entière, digne d’un soin équivalent à celui qu’il porte à ses romans. La nouvelle, on l’a dit, a été écrite en 1877 pour Le Messager de l’Europe ; de cette première version et de sa traduction en russe, nous n’avons aucune trace. Le texte a ensuite été modifié, voire réécrit pour La Réforme : un manuscrit6 en atteste, dont il est permis de supposer qu’il n’est pas celui qui a fait le voyage jusqu’en Russie7. Enfin, la nouvelle a été modifiée à nouveau pour l’édition dans Les Soirées de Médan ; en témoignent les épreuves typographiques qui font passer le texte du journal La Réforme au recueil du groupe naturaliste8.
14Sur le manuscrit comme sur les épreuves, on voit peu de modifications. Cela peut s’expliquer de deux manières. D’abord, Zola ayant réécrit son texte pour La Réforme, il a eu le loisir de le modifier en amont. Ensuite, « L’Attaque du moulin » est une nouvelle, et se situe donc un peu en marge de la production romanesque de l’auteur. Au moment où il en relit les épreuves, Zola relit aussi celles de Nana qu’il vient de terminer et qui paraît en avril : il est fort probable que cette tâche l’accapare au point de négliger la nouvelle.
15Les modifications n’en sont pas moins significatives, et peuvent être classées en trois ensembles. Zola semble d’abord tenté, lorsqu’il rédige dans le manuscrit, d’adopter un ton plus familier que de coutume, de rapprocher le narrateur des personnages du récit ; cette tendance est aussitôt rectifiée :
Et
c’est[c’était] là, au bord des prés, que le moulin du père Merlier égayait de son tic-tac tout ce coin de verdures folles. […] Une éclusea été[était] ménagée, la chute tombe[ait] de quelques mètres sur lavieilleroue du moulin, qui craque[ait] en tournant, avec la toux asthmatique d’une fidèle servante vieillie dans la maison9.
16Le présent et le passé composé, qui visent à ménager une certaine proximité entre le temps de l’action et celui du récit, sont remplacés par de l’imparfait. Cela va de pair avec la suppression de l’adjectif « vieille », qui permet d’abord d’éviter la redondance avec le participe « vieillie » un peu plus bas, mais dont la dimension hypocoristique corroborait aussi le ton familier impliqué par l’usage initial du présent. Dans la même perspective, Zola supprime dans l’épreuve un modalisateur en début de phrase : « Il paraît que [Le matin,] le père Merlier était allé trouver Dominique le matin, dans sa masure, sur la lisière du bois10 », atténuant la présence du narrateur dans le récit. Dans le texte final, donc, ce dernier adopte un ton plus détaché, plus similaire aussi à celui des romans zoliens.
17Comme les épreuves des Rougon-Macquart, celles de « L’Attaque du moulin » obéissent en outre à une volonté de clarifier et surtout d’alléger le texte original. Cette tendance se lit dans l’ensemble du document, mais surtout dans les dernières pages : Zola accentue la dimension tragique du texte en simplifiant la prose pour ne garder que l’essentiel. On observe d’abord des suppressions proprement stylistiques, visant à alléger les tournures un peu lourdes :
Instinctivement, Françoise avait saisi la main de Dominique et la lui serrait, dans une
sorte decrispation nerveuse.
Il
ne songeait qu’àrépéter[ait] :
— Comment, c’est vous, c’est vous…
L’attitude anxieuse de la jeune fille
semblale frapper[a]beaucoup.
Il eut à peine un léger haussement d’épaules,
ayant l’air de dire quecomme sitout ce drame lui semblait d’un goût médiocre11.
18Cette dernière modification est d’autant plus intéressante qu’elle renvoie au manuscrit, dans le texte duquel Zola avait déjà modifié ce passage : « Il eut à peine un léger haussement d’épaules, comme pour ayant l’air de dire que tout ce drame lui semblait d’un goût médiocre12. » L’épreuve procède donc à une nouvelle simplification, en effaçant le narrateur au profit d’un discours indirect libre insistant sur le détachement du père Merlier.
19Dans la même perspective, Zola tend à se montrer moins explicite afin d’alléger et de vivifier l’enchaînement narratif. On le constate dans les suppressions suivantes, qui ne modifient pas le sens du texte :
[…] mais le capitaine
leur fit baisser leurs armes,en disant[cria] :
[…] la voix de Dominique continuait à s’élever sur un ton de refus violent.Jamais Françoise n’avait enduré une pareille agonie.
Évidemment, une ronde avait entendu leurs voix
, bien qu’ils eussent baissé le ton le plus possible.
Elle avait dû s’asseoir sur le banc de pierre, près du puits
, ses jambes ne pouvaient plus la porter13.
20Parfois, ces simplifications ont une incidence sur le ton du récit. Dans l’exemple suivant, la substitution insiste ainsi sur le flegme du vieux meunier et l’oppose plus frontalement aux Prussiens :
Le meunier le regarda fixement. […]
— Je nepeux pas vous dire au juste… Si c’est un guide qu’il vous faut, il y a des garçons dans le pays qui connaissent chaque buisson… Seulement, je ne me charge pas d’en trouver un qui veuille vous conduire[sais pas, répondit-il]14.
21Un dernier type de modifications, plus anecdotique mais néanmoins signifiant, consiste en la correction par Zola de ses propres lapsus et des coquilles réalisées par les typographes. On lit ainsi dans le manuscrit, au moment tragique où les Prussiens s’apprêtent à fusiller le père de Françoise à la place de Dominique, cette mention de la jeune fille au désespoir faisant signe à son amant de venir se livrer :
[…] et elle s’élançait vers sa chambre, elle allait monter pour agiter son
mouchard[mouchoir], lorsque Dominique lui-même parut dans la cour15.
22La substitution corrige un lapsus : Zola a d’abord écrit « mouchard » pour « mouchoir ». Le premier terme peut s’expliquer par le contexte guerrier de la genèse, et plus précisément par le fait que les Prussiens tentent de soudoyer Dominique — qui, en tant que citoyen belge, pourrait en effet se désolidariser de la cause française — pour qu’il leur serve de guide dans les bois. Si Dominique avait accepté, il serait bel et bien devenu un « mouchard » ; en refusant, puis en sortant de sa cachette pour épargner son beau-père, il se conduit à l’inverse en homme intègre. Le lapsus laisse entrevoir un scénario fantôme, présent à l’esprit de Zola mais jamais réalisé dans le texte.
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23En guise de conclusion, mentionnons une coquille imputable sans doute à un ouvrier typographe distrait ou révélant une connaissance approximative de l’Ouest parisien. En haut de page, à l’endroit où figure dans les épreuves le titre du volume prêt à être imprimé, on lit ainsi à une seule reprise : « Les Soirées de Médo[a]n16 ». La méprise est corrigée par Zola au même titre que ses propres erreurs. Médan, Meudon, la différence des toponymes se creuse à mesure que le nom de l’écrivain et celui de sa propriété alors récemment acquise se font connaître du grand public. Au cœur de l’œuvre zolienne et du projet naturaliste, le recueil des Soirées de Médan participe de cette dynamique qui entremêle stratégies de diffusion, enjeux littéraires et sociabilités d’écrivains.