1Le 17 avril 1880 paraît en librairie un recueil de nouvelles dont le titre deviendra vite célèbre : Les Soirées de Médan. Les auteurs sont au nombre de six. Ils forment un groupe que l’on appellera bientôt « le groupe de Médan ». Sur la couverture du volume, le nom d’Émile Zola est suivi de cinq noms, ceux de ses amis ou disciples qui se retrouvent régulièrement à son domicile depuis l’époque de la publication de L’Assommoir, en janvier 1877 : Guy de Maupassant, Joris-Karl Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique et Paul Alexis.
2Bien que ce sujet ait déjà fait l’objet de nombreuses études1, il nous a paru nécessaire de revenir sur l’histoire du « groupe de Médan », de relire attentivement ces nouvelles, d’en mesurer leur portée idéologique, tout en approfondissant certains problèmes liés à la genèse et à la réception du volume.
3Rappelons brièvement les circonstances qui ont entouré la naissance du recueil. L’idée est née à Paris, au début de l’automne 1879. Tout est parti, vraisemblablement, d’une discussion qui s’est déroulée au cours d’un repas réunissant Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique et Alexis dans l’un des bistrots de Montmartre où ils avaient leurs habitudes2. Ils évoquaient leurs souvenirs sur la guerre de 1870, à laquelle ils avaient tous participé, ayant été mobilisés dans l’armée régulière ou dans la garde nationale. Et ils se sont demandé s’ils ne pouvaient pas unir leurs efforts pour porter sur cette période un regard critique tranchant avec la vision patriotique qui dominait dans les écrits de leurs contemporains. Zola a patronné l’entreprise en lui apportant le concours de son éditeur, Georges Charpentier. Les auteurs se sont mis au travail, et le manuscrit a pu être livré à Charpentier au début de l’année 1880.
4Certains textes ayant bénéficié d’une publication antérieure, il s’agissait seulement de les reprendre, en leur apportant un certain nombre de modifications ; d’autres ont été composés pour la circonstance. Huysmans avait fait paraître « Sac au dos », dans L’Artiste de Bruxelles, en six livraisons, du 19 août au 21 octobre 1877, et Céard, « La Saignée », dans le Slovo de Saint-Pétersbourg, en septembre 1879, sous le titre : « L’Armistice ». Zola disposait, pour sa part, du texte de « L’Attaque du moulin », qu’il avait publié dans Le Messager de l’Europe, une revue de Saint-Pétersbourg à laquelle il adressait des chroniques littéraires mensuelles. La nouvelle avait paru en juillet 1877, portant comme titre : « Un épisode de l’invasion de 1870 ». Puis elle avait été reprise, en août 1878, dans une revue française, La Réforme, sous le titre, cette fois, de « L’Attaque du moulin ». Hennique, Maupassant et Alexis ont livré des nouvelles inédites, écrites dans les derniers mois de l’année 1879.
5Les articles qui sont rassemblés dans ce dossier s’interrogent sur ce qui fait l’unité de cette aventure collective. Dans un exposé initial, René-Pierre Colin fait revivre la « bande » des « jeunes naturalistes ». Il évoque les expériences militaires qu’ils ont traversées dans le désastre de la guerre de 1870, ainsi que leurs démêlés de débutants dans le monde des lettres, confrontés à l’âpreté des éditeurs et au contexte éditorial incertain des petites revues. Puis il parcourt une histoire qui a duré jusqu’au début des années 1890, en dépit des heurts ou des dissensions qui ont pu se produire. Celle-ci connut un lointain épilogue, en mai 1930, dans un restaurant populaire de la Villette où l’on fêta le cinquantenaire de la publication du recueil. Léon Hennique, seul survivant du groupe, était à l’honneur. Après avoir rendu hommage à ses camarades disparus, il termina son allocution par ces quelques mots : « Ils ont travaillé de leur mieux. »
6Entrant dans l’analyse du texte des nouvelles, Catherine Botterel s’intéresse à la plus célèbre d’entre elles, qui décidera de la carrière de son auteur, en lui apportant une gloire naissante : « Boule de suif ». Elle montre de quelle façon Maupassant pervertit les codes du récit de guerre en soulignant l’héroïsme paradoxal d’une marginale que ses compagnons de voyage rejettent, témoignant ainsi de leur égoïsme et de leur bassesse morale. Poursuivant cette investigation, François Delolme nous conduit vers la dernière nouvelle du recueil, « Après la bataille », de Paul Alexis. Le récit place ses protagonistes — un homme et une femme, étrangers l’un à l’autre en raison de leurs origines sociales — dans la situation inédite d’un champ de bataille dévasté par la guerre. Fidèle à la logique « expérimentale » revendiquée par Zola, il montre le mécanisme auquel obéissent les réactions psychologiques des personnages, jusqu’au dénouement inattendu d’une histoire d’amour entre deux êtres que tout séparait.
7Considérant l’ensemble du recueil, Jean-Michel Pottier se demande de quelle façon est posée la question du patriotisme. La conclusion à laquelle il parvient est nuancée : si les nouvelles des Soirées de Médan « comportent une part de critique du patriotisme », elles ne rejettent pas, cependant, l’idée de la nation : les auteurs du recueil veulent apparaître comme de « vrais patriotes », lucides devant une réalité qu’ils ne souhaitent pas masquer par un discours illusoire.
8Mathieu Roger-Lacan prolonge cette réflexion en proposant une analyse attentive des images du corps dans l’ensemble du recueil : les nouvelles se détournent d’une description directe de la violence des combats au profit, le plus souvent, d’une vision allégorique qui place l’ironie au cœur du système de la représentation, comme le montre l’exemple offert par « La Saignée » d’Henry Céard.
9Les deux articles qui suivent, écrits par Yvan Leclerc et Hortense Delair, éclairent la genèse des deux nouvelles dont les manuscrits ont été conservés : « Boule de suif » et « L’Attaque du moulin ». Traitant de « Boule de suif », Yvan Leclerc reconstitue le dialogue créateur qui s’est engagé entre Flaubert et Maupassant au moment de l’écriture de la nouvelle, donnant à l’auteur de Madame Bovary la joie immense de pouvoir saluer l’entrée en littérature de son jeune disciple. De son côté, Hortense Delair, en s’appuyant sur le manuscrit et sur un jeu d’épreuves, étudie l’évolution suivie par le texte de « L’Attaque du moulin » depuis sa publication initiale dans Le Messager de l’Europe et dans La Réforme jusqu’à sa reprise dans le recueil des Soirées de Médan.
10Ce dossier se termine en abordant la question de la réception à travers trois articles. En se livrant à l’analyse du discours critique contemporain, Gabrielle Hirchwald dresse un bilan attentif de la réception accordée au recueil. Dans l’étude qui suit, consacrée aux différentes éditions du recueil, je m’interroge sur les marques que cette aventure collective a laissées dans les publications en librairie. Un dernier article enfin, écrit par Jean-Sébastien Macke, revient sur « L’Attaque du moulin », dont le texte a été adapté pour la scène lyrique bien des années après la publication du recueil des Soirées de Médan : la collaboration entre Zola et le musicien Alfred Bruneau a donné naissance à un drame lyrique qui fut joué à l’Opéra-Comique, en novembre 1893. Surpris par cette collaboration inattendue, Céard, Hennique et Huysmans considèrent que cette métamorphose de « L’Attaque du moulin » représente une trahison de l’esprit des Soirées de Médan, tandis que Zola, rejetant les reproches qui lui sont adressés, se contente d’exprimer sa tristesse de « voir une légende mourir3 »…
11Si la « légende » est alors sur le point de s’éteindre, du moins aura-t-elle duré pendant une quinzaine d’années, permettant d’installer, dans l’esprit du public, la vision durable d’une école littéraire née sur les rives de la Seine, dans l’espace mythique de la demeure de Médan. L’interview accordée par Zola à Fernand Xau, le 15 avril 1880, deux jours avant la publication du recueil en librairie, montre qu’au moment même où cette publication collective prend forme, Zola n’en mesure pas l’importance, ou ne souhaite pas en faire la publicité d’une manière directe4. Il refuse avec énergie que l’on perçoive en lui un « chef d’école » et, sur le livre à venir, il a cette remarque étonnante, lorsqu’il commente ses projets littéraires : « Je passe sous silence ma collaboration à quelques ouvrages tels que les Soirées de Médan. »
12Garder le « silence » pour ne pas anticiper sur l’avenir ? Peut-être est-ce une bonne stratégie littéraire, finalement… Car les six auteurs, en dépit de leur apparente retenue, ont parié sur leur gloire future en multipliant les envois d’hommages accompagnés de dédicaces manuscrites. En tête des volumes, dont subsistent encore de nombreux exemplaires — pour le plus grand bonheur des bibliophiles —, ces traces graphiques dessinent comme une ronde de signatures qui témoigne de l’harmonie d’un groupe. De cette exubérance collective, l’histoire littéraire saura conserver la mémoire.