Colloques en ligne

Antonia Zagamé, Pierre Loubier et Severine Denieul

Avant-propos

1Lamartine, dans un court essai intitulé Gutenberg, inventeur de l’imprimerie1, déclare que « l’imprimerie est le télescope de l’âme [et qu’elle] met en communication immédiate, continue, perpétuelle, la pensée de l’homme isolé avec toutes les pensées du monde invisible, dans le passé, dans le présent et dans l’avenir. […] Grâce à elle, nous sommes tous contemporains ».

2Cette fascination d’un poète pour la magie de la pensée faite parole, faite écriture, faite livre et diffusée dans le temps et l’espace, dialogue à sa façon avec l’entreprise d’Alberto Manguel qui, elle aussi, fait du livre et de la lecture une forme de voyage qui efface les frontières spatio-temporelles et bâtit une communauté de contemporains, en postulant que « lire et écrire sont des actions magiques »2.

3On peut inviter la lectrice et le lecteur des études réunies dans ce dossier à les lire comme les approches optiques (télescope, microscope) d’un continent formé par toute l’œuvre du romancier et essayiste argentin. Des approches, en somme, qui inventent un territoire immense et infini, qui est celui d’un homme-livre. Ces études vont au-delà du terme consacré de « communication » lors d’un colloque universitaire car elles communiquent pleinement avec l’écrivain à qui ce colloque a voulu rendre hommage, l’on verra plus loin comment.

4Pour faire comprendre cette circulation qui redonne au terme de « colloque » toute sa densité et sa substance humaines, il faudrait pouvoir rendre compte ici de la présence d’Alberto Manguel lors de cet événement : coiffé de son chapeau bleu, un sourire bienveillant aux lèvres, grave et attentif dans son écoute, mais aussi l’œil malicieux, Alberto Manguel se tient droit et note mentalement tout ce que les oratrices et orateurs disent de lui et de son œuvre ; puis il se lève, prend le micro et répond, rebondit, enrichit le propos. Il parle et l’on a la sensation de se trouver transporté dans l’un de ses livres, dans cette calme et modeste assurance du savoir, dans cette jubilation de l’érudition qui fait rêver, et qui comme une musique, « improvise en nous notre propre imprévu », dirait Paul Valéry3.

5Il faut placer cette présence humaine avant toute chose. Alberto Manguel est là, il écoute et il parle. Ni ces quelques lignes ni les quelques communications ici rassemblées ne rendent compte suffisamment de l’atmosphère du colloque tout entier.

6Il faudrait raconter comment, dès la première matinée, dans le grand amphi du bâtiment de l’UFR Lettres et Langues, Alberto Manguel écoute les lycéennes et lycéens et comment, avec quelle gentillesse et avec quel humour, il répond aux questions qu’ils avaient préparées avec leurs professeurs4. M. Alain Brunn, Inspecteur Général, dans son discours de bienvenue a vanté les mérites de la lecture et de l’œuvre d’Alberto Manguel et il a plaisir à écouter ces échanges qui confirment le sens de son propos. Les lycéens repartent nourris d’intelligence espiègle, de curiosité, de désir. Nous avons plaisir à penser qu’ils s’en souviennent encore et s’en souviendront toujours.

7La magie opère encore, le soir même, lorsque, à bâtons rompus, dans la librairie de son amie Christine Drugmant, librairie si bien nommée « La belle aventure », Alberto Manguel commente La Métamorphose de Kafka, « un mythe pour temps de mutation » (nous venons de sortir de la pandémie). L’auditoire s’en délecte encore.

8De même que, à l’Espace Mendès-France où nous accueille Héloïse Morel5, l’auditoire de la table ronde sur la traduction et l’édition, animée par Pascale Drouet, professeur au Département d’Anglais et Jean-Luc Terradillos, directeur de la revue L’Actualité Nouvelle Aquitaine, en présence de Sylviane Sambor, directrice de la maison d’édition L’Escampette, de Marie-Catherine Vacher et Estelle Lemaître, des éditions Actes Sud, de Christine Le Bœuf, traductrice de l’œuvre d’Alberto Manguel pour Actes Sud6.

9De même que l’auditoire de la causerie animée par Jean-Luc Terradillos, en présence de l’écrivain argentin Eduardo Berti, et de l’écrivain Alain Quella-Villegier, dans la Bibliothèque Départementale de la Vienne où nous accueillent Patricia Jaunet, François Rosfelter et Adrien Charbeau.

10Une université, une librairie, un centre culturel, une bibliothèque : il n’y a guère que lors des repas que toute cette communauté n’est pas entourée de livres. Mais les repas sont aussi un prolongement des échanges de la journée et les livres ne sont jamais très loin. Comme ils sont présents lors de la rencontre organisée par Sylviane Sambor et qui a lieu à Montmorillon à la suite du colloque.

11Les murs de l’Université et son bel amphithéâtre Hardoin, aux boiseries luisantes, accueillent la remise du diplôme de doctorat Honoris causa à Alberto Manguel et les discours de Madame la Présidente Virginie Laval, de Sylvie Hanote, directrice du laboratoire FoReLLIS conviennent parfaitement à la solennité de la cérémonie. Mais c’est aussi un émerveillement d’entendre Alberto Manguel, vêtu de sa toge de nouveau Docteur, transformer l’exercice possiblement un peu compassé du « discours de réception » en un vibrant hommage à son ami et éditeur Claude Rouquet7. Il faut lire aussi ce discours : tout l’homme Manguel est là, présent et amical. On le loue, on le célèbre, on le consacre Docteur… et il répond en parlant d’un autre que lui ! Pas n’importe quel autre : un frère en lecture, en humour, en amour de la vie, en érudition gourmande. Par ce discours, télescope de l’âme, Alberto Manguel entre en communication avec son ami et nous fait partager cette amitié, de toute évidence aussi importante et nourricière que la lecture.

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12Les contributions scientifiques réunies dans ce dossier permettent de questionner les opérations par lesquelles l’œuvre et la pensée d’Alberto Manguel s’édifient et se déploient, comme une bibliothèque, dans un double mouvement de densification et d’expansion, de rassemblement et de diffusion. De livre en livre, l’œuvre se construit sur des parcours et des façons d’habiter la littérature et les savoirs : elle se fait dictionnaire des lieux imaginaires de la lecture, elle explore inlassablement l’acte de lire, qui ne fait qu’un avec celui de voir et celui de vivre. Elle conjugue la réflexivité la plus dense et la liberté la plus vagabonde dans les territoires du savoir et de la sensibilité. Portrait d’Alberto Manguel en gai bohémien de l’intelligence, dirait Balzac.

13Avec Denis Mellier, nous entrons d’emblée dans un continent cher à Alberto Manguel, lecteur, auteur et éditeur : le fantastique. En rassemblant des textes dans l’anthologie Black Water et dans la collection qu’il a dirigée chez Actes-Sud, Alberto Manguel propose sa définition du fantastique. La collection est à l’image de son directeur : polyglotte, ouverte, libre de ses associations. Elle est « ce lieu retiré et privé dans lequel le lecteur est convié », nous dit Denis Mellier. Mais cette intimité n’exclut pas un regard politique car elle a aussi à voir avec le libre vagabondage dans les marges, porteur d’une science oblique, que Denis Mellier désigne comme imaginaire fantastique. Alberto Manguel n’est pas un théoricien du genre fantastique, il encourage plutôt le lecteur à être libre. C’est la bibliothèque-même, ou le cabinet de lecture, qui est un lieu fantastique, ce en quoi elle se relie aux cabinets de curiosités ou à l’imaginaire borgésien de la bibliothèque.

14L’imaginaire du fantastique, quant à lui, fait de la fiction une catégorie intellectuelle. L’anthologie Black Water invite à s’interroger sur cette catégorie générique théorisée par Todorov et largement discutée depuis. Alberto Manguel semble plus proche de Caillois dans sa définition. « Quoi de plus hétérotopique qu’une bibliothèque ou un dictionnaire de lieux qui n’existent que dans les livres, les récits, la fiction ? », demande Denis Mellier, qui propose pour Alberto Manguel les termes d’érudition fiction ou fantastique de bibliothèque et conclut, avec Foucault, sur la définition de l’imaginaire comme pur « phénomène de bibliothèque ».

15Les analyses proposées par Raphaël Luis du roman Stevenson sous les palmiers, prolongent cette notion de fantastique dans ou par le livre, puisque Alberto Manguel rend hommage à Stevenson par imitation d’une forme fictionnelle « particulièrement riche », fondée sur le thème du double, qui va, comme chez Stevenson, au-delà d’une banale opposition du bien et du mal. Par ailleurs, la fiction, chez Stevenson comme chez Manguel, a une valeur morale certes mais laisse toute vérité en suspens sans résoudre. L’hommage à Stevenson est à double fond, puisque le mécanisme du crime par suggestion est imité d’un autre roman de Stevenson, Le Maître de Ballantrae, mais aussi puisque s’effectue par ce biais un hommage à Borges. Mais à travers les reproches faits au livre de Manguel, c’est peut-être le procès de la fiction qui se fait : le livre est-il un roman, et est-il tenu à la véracité biographique, ou bien encore s’agit-il d’une « imagination ancrée » ?, d’une « biofiction » ? Alors comment lire ce livre hybride ? La réponse serait : comme un livre de Stevenson lui-même…

16Cette question du lecteur que nous pouvons ou devons être, Alain Trouvé la pose également, en théoricien de la lecture, construisant l’hypothèse d’une parole d’Alberto Manguel avec laquelle celle du lecteur entre en dialogue. Une parole du lecteur existe, comme un contre-texte vis-à-vis du texte, ou bien un échange. Alain Trouvé s’appuie d’abord sur la parole de Manguel lecteur, expérience singulière de « mise en mots de la lecture », expérience intime, mais touchant au général. L’essayiste trouve alors la méthode la plus souple possible pour rendre la complexité de cette expérience. Alain Trouvé montre alors combien les textes de Manguel sur la lecture rejoignent, par leurs propres voies, les théories actuelles sur la lecture, notamment autour des notions d’arrière-texte et de parole. Ces convergences font de Manguel un « sujet dédoublé » dont le corps entre en jeu. Le sens s’actualise dans l’acte de lecture, tandis que la lecture en public ouvre un espace de libération et de partage. Le sens même du verbe « lire » s’en trouve étendu, jusqu’à la lecture de l’image notamment. Manguel semble esquisser en cela une pensée de la lecture comme fiction, car portant la marque de l’imaginaire (et l’on retrouve ici des éléments présents dans les études précédentes de D. Mellier et de R. Luis). Enfin, il y a chez Alberto Manguel un véritable sens de l’échange, que ce soit dans la parole différée de la lecture ou dans le dialogue direct (comme lors du colloque).

17François-Jean Authier fait quant à lui dialoguer Umberto Eco et Alberto Manguel (Borges n’est jamais très loin). Toute bibliothèque suppose une démesure mesurée. C’est un lieu imaginaire qui fascine. Un lieu romanesque, infini, labyrinthique, utopique, comme celui du Nom de la rose, ou de La bibliothèque, la nuit, qui est aux confins du fantastique. La bibliothèque est un rêve de totalité. Comme chez Borges, le maître d’Eco et de Manguel, elle est modèle de l’univers. On pense aussi au rhizome de Deleuze et Guattari, qui autorise toutes les connexions. Les livres sont des amis. Et la bibliothèque d’Alberto Manguel paraît moins dysphorique que celle d’Eco : c’est, conclut François-Jean Authier, « un labyrinthe joyeux ».

18Barbara Bourchenin choisit une autre voix pour décrire la bibliothèque manguélienne, qui relève d’un « faire-bibliothèque », comme une construction architecturale ou plastique. Le lecteur est celui qui accomplit la performance de bâtir un monde avec sa pensée, ses livres et ses images. S’esquisse alors « une définition pragmatique » de la bibliothèque, produit d’une dynamique corporelle, d’une pratique d’un espace du savoir, à la manière d’une sculpture de la pensée. Comme pour Walter Benjamin ou Aby Warburg, la question est de s’orienter dans la bibliothèque. Il faut d’abord faire la nuit et lire dans l’ombre, pour s’ouvrir à une autre dimension, sorte de transgression passagère. Manipuler les livres de la bibliothèque crée un effet d’entropie, de désordre nécessaire, favorable à la création. Les livres sont des objets investis de magie. « Penser la lecture comme acte sculptural transmue l’écrivain en plasticien qui modèle la matière livre autant que les mots et la pensée », écrit B. Bourchenin. Il se construit ainsi un espace intime d’amateur, dont le désordre apparent relève d’une logique autre, créant des connexions inattendues, une combinatoire quasi divinatoire, manière oblique, mouvante et créative de lire.

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19L’on voit, à travers les croisements esquissés d’une étude à l’autre, émerger quelques constantes qui dessinent les contours et les axes principaux du continent Alberto Manguel : le livre, la bibliothèque, la lecture, bien sûr, mais aussi l’imaginaire comme puissance de transmutation de la matérialité du livre et de la lecture en une sorte de magie à la fois jubilatoire et fantastique, qui n’exclut en rien la rationalité, mais la pare des couleurs de l’émerveillement, de la curiosité, de l’échange. Car cette jubilation, solitaire en apparence, est aussi partage avec la communauté, elle est littéralement communicative, et, en ce sens, l’on peut sans conteste la qualifier de politique.