1Si le mouvement « Droit et littérature » est désormais bien connu dans le milieu académique, le rapprochement entre les deux disciplines ne va pas toujours de soi – l’une aurait une affection pour les formules strictes et les injonctions (« Dura lex, sed lex » !), l’autre un penchant pour les variations. Dans la perspective d’une certaine résistance, nous avons par ailleurs en tête une tradition (très francophone) qui se dessine sous l’angle de la caricature et qui privilégie un croisement des deux disciplines à travers la satire, à l’image du dessin comique de Daumier retenu pour illustrer ce colloque (« Les Gens de justice », 1845). Sans compter, encore, les nombreux journaux qui recensent les « perles » entendues dans les tribunaux avant d’être condensées dans des florilèges.
2Il n’en demeure pas moins que la rencontre entre les deux disciplines séduit rapidement et ouvre une brèche dans laquelle on s’engouffre avec plaisir, en témoigne la floraison, ces dernières années, d’événements, de colloques, de projets de recherche ou encore de publications qui s’inscrivent dans le champ critique Droit et Littérature et qui rendent compte du déploiement kaléidoscopique qu’il permet. Ce dernier se manifeste également par l’intermédiaire de la diversité des axes qui prospèrent, bien plus nombreux que ceux d’abord imaginés au sein du courant né aux États-Unis : le droit dans la littérature, par la littérature, comme littérature ; la littérature par le droit, dans le droit, comme le droit. Une déclinaison qui s’épanouit en outre à travers plusieurs onglets : la question du genre, de la norme ou encore du style.
3De façon à rendre compte de ces synergies, ce colloque a donc eu pour but de réunir, de manière inédite sur cette thématique à l’Université de Lausanne (UNIL), les deux Facultés de lettres et de droit (FDCA), afin de décloisonner les deux disciplines et de resserrer le dialogue, autour de la question du pouvoir notamment. Les chercheurs et chercheuses de l’UNIL se sont ainsi penchés sur des points de résonance ou de dissonance, susceptibles de dégager des espaces théoriques ou méthodologiques interdisciplinaires, au-delà de la question thématique.
4La littérature fournit en effet un langage, différent de celui codifié par le droit, à même de rendre compte et de secouer certaines représentations (sociales, juridiques, etc.), dans le contexte qui est le nôtre, soit celui d’un droit certes mondialisé, mais pas unifié. À cet égard, la littérature n’est pas seulement un réservoir d’exemples, mais elle se donne comme un laboratoire, laboratoire propice, évidemment, aux deux disciplines en raison des ramifications qui se dessinent : le droit fait usage du récit, produit du texte, recourt à la narration, voire à la fiction ; la littérature, elle, fait jurisfiction, reformule des objets offerts par le droit ou se place sur le banc des accusés.
5Face à ces perméabilités, et dans la continuité des événements et des enseignements dans ce champ en Europe, en Suisse, au Canada ou aux États-Unis notamment, il nous a paru nécessaire de se rencontrer directement, juristes et littéraires, pour partager quelques études de cas.
6L’échange a été initié par l’intervention de Peggy Larrieu (Maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université d’Aix-Marseille) et s’est cristallisé autour de la figure emblématique de la femme criminelle : Médée. À travers sa (re)lecture du mythe antique, P. Larrieu a déployé plusieurs pistes de réflexion autour d’un objet d’étude parfois invisibilisé, en se demandant pourquoi la criminalité des femmes les rend-elles monstrueuses alors que, d’un point de vue quantitatif, elle est minime par rapport à celle des hommes ? Existe-t-il une spécificité du crime au féminin ? Quel est, enfin, son traitement par la « justice des hommes » ?
7Kevin Curran (Professeur ordinaire en littérature anglaise, UNIL) et Lise Michel (Professeure associée en littérature française, UNIL), ont ensuite proposé une analyse de l’interaction entre théâtre et justice au 16e et au 17e siècles. K. Curran a revisité l’œuvre Jules César de Shakespeare en mettant en exergue la manière dont l’art dramatique mobilise les preuves matérielles pour développer une certaine conception publique de la justice, un biais qui permet non seulement de considérer le lien entre théâtre et preuve dans les tribunaux de common law du 16e siècle en Angleterre, mais aussi d’évaluer, dans une perspective historique, la place des objets matériels dans la construction d’une conception de la justice.
8L. Michel s’est concentrée quant à elle sur les figures de pouvoir dans les tragédies françaises (principalement entre 1630 et 1650) et sur la manière dont celles-ci construisent une réflexion sur l’ambivalence du rapport à la loi. Suivre ou enfreindre la loi peut en effet, selon les cas, relever de l’exercice d’un pouvoir tyrannique ou au contraire incarner l’exercice d’une souveraineté véritable. La question se pose dès lors de savoir quels codes sont fournis aux spectateurs ou aux lecteurs pour comprendre si ces infractions ou ce respect des lois sont, dans leur contexte, justes ou injustes. À plus large échelle, la tension entre ces deux systèmes de légitimation rend compte du fonctionnement proprement tragique de l’action.
9Denis Tappy (Professeur honoraire au Centre de droit privé, UNIL) a mis au jour une production inédite du père du Code civil suisse, Eugen Huber. Ce drame historique permet ainsi d’articuler la loi et la tentation littéraire, en replaçant l’auteur dans un contexte – juridique et littéraire – plus large, notamment aux côtés d’un juriste de la même période, Davel, ainsi que de Virgile Roussel, qui a, comme E. Huber, joué un rôle important dans la genèse du Code civil suisse.
10Jérôme Meizoz (Professeur associé en littérature française, UNIL) a posé la question, sensible, du statut juridique de la fiction. Plus exactement, existe-t-il une définition de la fiction sur laquelle les spécialistes – juristes et théoriciens de la littérature – s’accordent ? Pour ce faire, il a entrepris une comparaison des travaux de deux chercheuses ayant réfléchi aux enjeux juridiques de la fiction, à savoir la juriste Agnès Tricoire et la sociologue Nathalie Heinich, dans le but de dégager deux grands pôles argumentatifs gouvernant l’ensemble des débats lors des procès littéraires actuels.
11Honor Felisberto (Doctorante au Centre de droit pénal, UNIL) a placé son propos au cœur d’une actualité qui pose des questions essentielles quant aux enjeux et aux limites de l’essor des nouvelles technologiques, plus particulièrement de l’intelligence artificielle : comment reconfigurent-elles la notion d’œuvres ? comment problématisent-elles, encore, la notion de droit d’auteur ? Autant de problématiques qui sont présentées à la lumière du cas ChatGPT.
12Shaheeza Lalani (docteure en droit, UNIL et avocate admise au barreau de Colombie-Britannique) a consacré son intervention à l’étude, littéraire et juridique, du témoignage de Mary Lawrence, une femme autochtone du Canada, publié en 1996 sous le titre My People, Myself. Dans cette perspective, elle retrace le parcours de l’autrice – d’un pensionnat en Colombie-Britannique à la la prison –, et revient sur l’impact de cette expérience, notamment la dépendance à la drogue et à l’alcool. L’observation du fonctionnement du système carcéral canadien reflète alors la position socio-structurelle des autochtones en tant que groupe minoritaire touché par la colonisation et dénoncée dans ce texte. L’autrice fuira aux États-Unis pour éviter des poursuites pénales au Canada. L’intervention de S. Lalani ne sera cependant pas publiée en raison du statut du texte-témoignage qui ne le permet pas dans ce cas de figure.
13Enfin, et pour clôturer cet itinéraire entre droit et littérature, Jean Kaempfer (Professeur honoraire en littérature française, UNIL) a jeté un regard renouvelé sur les personnages de La Comédie humaine de Balzac qui participent de la justice, plus exactement sur deux – elles sont minoritaires – figures positives dans l’économie de la somme balzacienne, l’avoué Derville et le juge Popinot. L’hypothèse consiste notamment à soutenir que si l’injustice triomphe dans les trois textes à l’étude (Le Colonel Chabert, Le Contrat de Mariage et L’Interdiction), c’est souvent moins en raison d’un droit bancal que des passions privées qui animent les protagonistes et qui sont au cœur des intrigues.
14Le colloque a été co-dirigé par Charlotte Dufour (Lettres), Anne Peroz (FDCA) et Loïc Parein (FDCA). Il a été organisé avec le soutien de la section de littérature française de la Faculté des lettres. Il a par ailleurs été présenté en partenariat avec le Laboratoire Droit & Littérature, un projet de recherche interdisciplinaire soutenu par la FDCA : https://www.unil.ch/droitetlitterature. Le travail d’édition a été chapeauté par Charlotte Dufour, avec la collaboration d’Alexis Junod et de Léonie Vermot-Petit-Outhenin.