ChatGPT et les œuvres littéraires : quelques considérations de droit d’auteur
1L’apparition des nouvelles technologies dans le domaine artistique a provoqué un véritable basculement dans un nouveau paradigme numérique, par opposition au « monde réel ». La conception romancée de l’auteur qui confectionne son œuvre d’art de ses propres mains, au prix de longs efforts, est devenue obsolète ; des créations artistiques ou littéraires peuvent désormais naître d’un simple clic. En effet, plusieurs outils numériques sont aujourd’hui utilisés à des fins de création. En outre, la digitalisation des contenus appartenant aux auteurs, tels que les ouvrages en open access, rendent leur circulation rapide et difficilement contrôlable, et les expose davantage à des risques de manipulations illicites. Face à ces dangers, une mise en œuvre et/ou une adaptation adéquate du droit d’auteur est plus que jamais nécessaire.
2L’intelligence artificielle est sans doute la nouveauté numérique qui a suscité le plus de réactions, sa puissance faisant tant l’objet de fascination que de méfiance. Apparue en 2022, la plateforme de ChatGPT, créée par la société OpenAI, est probablement l’un des outils d’intelligence artificielle les plus utilisés par le grand public. Nombreuses sont toutefois les personnes qui ignorent les risques que présente la génération de textes par ce système d’intelligence artificielle ; comme nous le verrons, à l’instar d’autres créations artistiques, les œuvres littéraires, potentiellement protégées par le droit d’auteur, sont concernées par ce phénomène. À travers cet article, nous tenterons d’apporter un éclairage sur les enjeux de droit d’auteur qui entourent la génération d’œuvres littéraires au moyen d’un outil d’intelligence artificielle tel que ChatGPT.
3Avant de nous plonger dans les questions qui nous intéressent, il convient de procéder à une brève introduction au domaine du droit d’auteur, en particulier s’agissant de la protection des œuvres littéraires. L’art. 1er al. 1 de la Loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins (ci-après : LDA) protège les œuvres dites littéraires ou artistiques, ces expressions devant être interprétées de manière large. Les critères d’ordre esthétique ne sont pas pertinents au regard de la protection légale. Pour bénéficier de celle-ci, encore faut-il que l’œuvre soit protégeable, à savoir qu’elle puisse être qualifiée comme telle au sens de l’art. 2 LDA.
4L’œuvre protégée se définit, selon cette dernière disposition, comme « toute création, littéraire ou artistique, qui a un caractère individuel ». Ainsi, le caractère individuel permet de fonder la protection de l’œuvre. L’art. 2 al. 2 LDA expose une liste non exhaustive de créations pouvant revêtir la qualité d’œuvres protégées. Il convient également de préciser que le droit d’auteur ne porte pas sur le support matériel de l’œuvre, mais bien sur la création de l’esprit ; ainsi, même si elle doit être perceptible aux sens, elle est de nature immatérielle.
5Le créateur de l’œuvre protégée se voit conférer un droit exclusif sur son œuvre et à la reconnaissance de la qualité d’auteur au sens de l’art. 9 al. 1 LDA. Ce droit est absolu et ainsi opposable à tout un chacun. Cette protection recouvre tant la relation personnelle qu’intellectuelle avec son œuvre. En outre, le droit d’auteur présente une double nature de par sa similarité avec les droits de propriété réglés dans le Code civil suisse aux termes de l’art. 641 CC : il confère à son titulaire à la fois un droit de disposition et un droit défensif lui permettant d’exclure l’utilisation de l’œuvre par des tiers.
6Le droit d’auteur, en tant que droit de disposition, comprend deux volets : les droits patrimoniaux et les droits moraux. La première catégorie offre à l’auteur des prérogatives relatives à l’usage qui est fait de l’œuvre, énumérées à l’art. 10 al. 2 LDA et parmi lesquelles figurent le droit de reproduction et le droit de diffusion. En d’autres termes, ces droits lui permettent de décider si, quand et de quelle manière son œuvre peut être utilisée, ce dernier aspect étant couvert par l’art. 10 al. 1 LDA. Ces droits d’utilisation revêtent avant tout un caractère patrimonial mais présentent également une composante d’ordre idéal dans la mesure où l’auteur peut s’opposer à une utilisation de son œuvre qu’il n’approuverait pas. Les droits moraux recouvrent quant à eux le droit à la reconnaissance de la qualité d’auteur au sens de l’art. 9 al. 1 LDA, le droit de divulgation aux termes de l’al. 2 de cette même disposition, ainsi que le droit à l’intégrité de l’œuvre qui est réglé à l’art. 11 LDA.
7L’ensemble de ces droits exclusifs confèrent donc à l’auteur de l’œuvre une marge de manœuvre importante, en ce sens que, grâce à eux, il est en droit de s’opposer à toute forme d’utilisation, divulgation ou usurpation (pour ne prendre que quelques exemples) qui ne lui convient pas. La valeur des droits exclusifs est d’autant plus importante que le droit moral prévaut en Suisse, et que la relation entre l’auteur et son œuvre est privilégiée. Il en découle que pour pouvoir utiliser ou exploiter une œuvre protégée, il est nécessaire d’obtenir l’autorisation de la personne qui en détient les droits exclusifs. Ce système d’autorisation est caractéristique du droit d’auteur suisse et, de manière plus générale, du paradigme européen du droit d’auteur, au sein duquel la paternité de l’œuvre occupe une place centrale.
8Ce système d’autorisation relativement strict est compensé, dans une certaine mesure, par l’existence de restrictions aux droits exclusifs de l’auteur. En effet, une tierce personne souhaitant utiliser une œuvre originaire sans souffrir de la contrainte de l’autorisation préalable du titulaire de ces droits pourra le faire si les conditions d’une exception sont dûment remplies et dans le respect des limites prévues par la loi. Ces limitations aux prérogatives conférées à l’auteur se justifient par la nécessité d’établir un équilibre entre le droit de propriété (en l’espèce intellectuelle) des titulaires et l’intérêt public à autoriser certaines utilisations d’œuvres par des tiers. Plus particulièrement, il s’agit d’une balance des intérêts entre, d’une part, ceux des auteurs souhaitant décider de l’utilisation de leurs œuvres et pouvoir en tirer une juste rémunération, et d’autre part, les intérêts des personnes souhaitant utiliser ces œuvres ainsi que la volonté de promouvoir le progrès scientifique et le développement culturel, social et économique. De manière générale, le droit d’auteur n’est pas absolu et demeure soumis aux impératifs de la vie en société. Les exceptions aux droits exclusifs dans le droit d’auteur suisse, comme dans la plupart des autres systèmes juridiques européens en la matière, prennent la forme d’un catalogue détaillé que l’on retrouve principalement au Chapitre 5 du Titre 2 de la LDA. Ces restrictions réunissent notamment l’utilisation de l’œuvre à des fins privées, les reproductions provisoires, ou encore le droit de citation.
Intelligence artificielle et ChatGPT sous le prisme du droit d’auteur
9Comme nous venons de le voir, une application équitable du droit d’auteur implique de prendre en considération l’intérêt public au progrès des sciences et des arts. L’intelligence artificielle fait sans doute partie de ces développements. Pour saisir au mieux les enjeux qui l’entourent au regard du droit d’auteur, il convient tout d’abord d’exposer son fonctionnement.
10L’intelligence artificielle existe sous plusieurs formes, mais en l’espèce seule l’une d’entre elle, le machine learning, nous intéresse. Comme le terme l’indique, il s’agit d’une technologie qui permet à des systèmes informatiques d’apprendre et d’améliorer leurs performances en fonction des données traitées. Ainsi, cette forme d’intelligence artificielle se distingue par sa capacité à collecter et analyser d’importants volumes de données. En fonction des exigences de la tâche d’apprentissage et des caractéristiques des données disponibles, l’intelligence artificielle peut ensuite sélectionner de différentes manières les données jugées pertinentes afin de rendre le processus d’entraînement des modèles plus efficace (on parle à cet effet de « données d’entraînement »). Ces modèles sont ensuite exploités par l’intelligence artificielle pour la création du résultat final. Dans le cas d’un modèle génératif, ce résultat peut prendre la forme d’une image, d’un texte, voire même d’une composition musicale, en fonction du type d’apprentissage utilisé. Le système d’intelligence artificielle ainsi programmé est ensuite mis à la disposition des utilisateurs, qui, pour s’en servir, lui fournissent une séquence d’instructions, généralement textuelles, appelée prompt. Sur cette base, l’intelligence artificielle puise ensuite dans les modèles formés à partir de ses données d’entraînement pour générer le résultat souhaité par ces personnes ; c’est la raison pour laquelle on parle habituellement d’intelligence artificielle générative. Plusieurs outils automatisés dotés de cette fonctionnalité sont apparus dès l’année 2021. Pour ce qui est de la génération de textes, GPT-4, créé par OpenAI, existe depuis 2023, faisant suite à ChatGPT paru en 2022. C’est ce dernier outil qui est tout particulièrement pertinent au regard des œuvres littéraires. ChatGPT — GPT étant l’acronyme de « Generative Pre-Trained Transformer »1 — fonctionne sous forme de chatbot, soit par communication interactive avec l’utilisateur. Ainsi, cette personne va soumettre une requête plus ou moins détaillée quant au texte final qu’elle souhaite obtenir, et ChatGPT va se servir de son modèle de langage, créé à partir des données d’entraînement, pour le générer.
11Les problèmes relatifs au droit d’auteur interviennent donc principalement à deux stades. Tout d’abord, les sources dont proviennent les données d’entraînement utilisées par l’appareil d’intelligence artificielle générative (input) sont généralement des pages Internet, typiquement du contenu en open access. Il est alors possible que les informations ainsi récoltées constituent des éléments protégés par le droit d’auteur, soit, dans le cas de ChatGPT, des œuvres littéraires remplissant les critères de l’art. 2 al. 1 LDA et dès lors couvertes par l’art. 1 al. 1 LDA. Cela signifie que le procédé de machine learning en lui-même pose déjà problème puisque les opérations servant à former la base de données de l’appareil d’intelligence artificielle générative sont susceptibles de violer les droits des titulaires des œuvres ainsi touchées. Ensuite, puisque l’obtention du résultat souhaité par les utilisateurs (output) implique souvent un processus créatif, se pose la question de savoir si ledit résultat ne constitue pas en lui-même une œuvre protégeable au sens de la Loi fédérale sur le droit d’auteur, et cas échéant, qui est la personne bénéficiant de la paternité sur cette œuvre.
12Nous l’avons vu, pour parvenir à créer le résultat souhaité par l’utilisateur de la manière la plus précise possible, l’intelligence artificielle générative doit ingérer un volume massif de données. En particulier, « l’extraction de textes et d’images (par hypothèse protégés par le droit d’auteur) et leur enregistrement sous une forme compressée et codée » (Cherpillod, 2023, p. 446) nécessite une reproduction (art. 10 al. 2 litt. b LDA) de ces œuvres, même si elle n’est que temporaire, en vue de les utiliser pour « l’entraînement » de l’appareil d’intelligence artificielle générative.
13Dès lors qu’il s’agit d’un droit exclusif d’utilisation de l’auteur ou de son ayant droit, la reproduction nécessite une autorisation, à moins que l’exception de l’art. 24a LDA ne soit applicable (celle-ci faisant partie du catalogue d’exceptions évoqué plus haut). Cette disposition autorise en effet la reproduction provisoire d’une œuvre dans certaines situations, notamment lorsque son unique finalité est de permettre une transmission dans un réseau entre tiers par un intermédiaire ou une utilisation licite de l'œuvre (litt. c), et/ou qu’elle n’a pas de signification économique indépendante (litt. d). Dans le cas qui nous intéresse, force est de constater que cette exception ne peut pas être appliquée, puisque la finalité de la reproduction n’est pas de permettre une transmission dans un réseau ni une utilisation licite de l’œuvre, mais bien d’entraîner un outil automatisé capable de générer divers résultats. Selon Ivan Cherpillod, il en découle en outre que, dans la mesure où cette opération est généralement destinée à une exploitation commerciale, une telle reproduction revêt une signification économique indépendante.
14S’agissant de l’exception de la reproduction à des fins de recherche scientifique prévue à l’art. 24d LDA, l’entraînement d’un outil automatisé à vocation commerciale ne suffit pas ; encore faut-il que la finalité de recherche scientifique ancrée dans la loi soit respectée. Il ressort de ce qui précède que les données d’entraînement ne peuvent que difficilement bénéficier d’une exception aux droits d’auteur, et par conséquent être utilisées aux fins de formation des modèles d’intelligence artificielle sans l’autorisation des auteurs des œuvres ainsi atteintes. Cette pratique fait l’objet de critiques et a été dénoncée dans certaines affaires américaines récentes, notamment dans un cas opposant l’Authors Guild, ainsi que plusieurs écrivains et écrivaines en faisant partie (parmi lesquels George R.R. Martin, l’auteur de Game of Thrones), à OpenAI (créateur de ChatGPT). Ce conflit portait sur le fait que cette société avait « nourri » ChatGPT d’œuvres littéraires disponibles sur Internet et téléchargées de manière illégale afin d’entraîner son modèle de langage. L’auteur Paul Tremblay s’était en outre plaint à l’encontre d’OpenAI pour les mêmes raisons.
15Si l’on en vient à présent à la reconnaissance du résultat généré par intelligence artificielle générative en tant qu’œuvre à part entière et sa protection éventuelle, ces éléments soulèvent la question noueuse de la paternité de l’output dans le contexte des outils d’intelligence artificielle, à savoir l’attribution du statut d’auteur de l’œuvre générée par intelligence artificielle générative. Cette réflexion est délicate et peut susciter de la méfiance. Nous avons en effet relevé un clivage distinct dans la littérature en la matière : certaines des personnes ayant abordé la question envisagent d’accorder la paternité des outputs aux systèmes d’intelligence artificielle générative à certaines conditions, et d’autres s’y opposent formellement. Le premier courant fragilise en effet l’essence même du droit d’auteur traditionnel, celui-ci mettant en avant le droit moral de l’auteur, ainsi qu’une vision de l’œuvre comme étant le fruit du travail et le reflet de la personnalité de celui-ci, en accord notamment avec les visions lockienne et kantienne en la matière. Un point de vue historique et philosophique serait plus adéquat pour saisir les réels enjeux quant à l’évolution du statut d’auteur à l’ère numérique. Dans cet article, nous nous cantonnerons toutefois aux aspects techniques qui se rapportent à notre problématique, à savoir en particulier la paternité de l’output en tant qu’œuvre protégeable par le droit d’auteur suisse.
16En droit suisse, l’art. 6 LDA expose que « par auteur, on entend la personne physique qui a créé l’œuvre ». Ainsi, notre système légal est sans équivoque sur ce point : seul un être humain peut être à l’origine d’une œuvre artistique ou littéraire, et donc un auteur au sens de la loi suisse en la matière. Suivant la même réflexion, le U.S. Copyright Office a confirmé dans ses lignes directrices relatives au statut des œuvres générées par intelligence artificielle que seul le produit de la créativité humaine peut bénéficier de la protection offerte par le copyright américain. Ce constat suggère que l’exercice intellectuel nécessaire à l’acte créatif ne peut être exécuté que par un cerveau humain et selon une volonté de la même nature. À l’inverse, une personne morale (par exemple une société) n’a pas cette capacité, ni, en l’espèce, une machine. Il convient de préciser que ce constat dépend du sens que l’on donne à la notion de créativité, comme nous le verrons ci-après.
17Nous souhaitons relever que, bien que la machine effectue le processus créatif de manière autonome, certaines personnes physiques interviennent également au cours de ce dernier. Le codage des algorithmes et la supervision de l’entraînement des données sont par exemples des activités exécutées par des êtres humains dans la majorité des cas. De même, c’est l’utilisateur qui déclenche le processus créatif de l’intelligence artificielle en lui fournissant la séquence textuelle qui servira de prompt. Ainsi, même si l’output généré par intelligence artificielle générative n’est pas directement le fruit d’un effort intellectuel et créatif humain, une protection de droit d’auteur ne saurait être complètement exclue dans la mesure où certaines personnes physiques y ont contribué ; c’est leur niveau d’implication qui est alors déterminant. La littérature américaine en la matière évoque à cet effet l’exigence d’un « lien de création causal2 [creative causal link] » (Ragot/Wigger/Dal Molin/Lappert/Andrijevic/Reinle/Glarner/Merz/Handle/Gottschalk/Fischer/Anthamatten/Cordoba, 2019, p. 574) entre le résultat généré et l’être humain qui en est à l’origine, permettant de délimiter le champ d’application du copyright. Ainsi,
La génération d’un résultat par intelligence artificielle demeure hors du champ du droit d’auteur lorsqu'un lien de création causal entre ledit résultat et un humain à l’origine de sa production ne peut pas être établi.3 [The generation of any output is outside the scope of copyright law, if there is no [creative] causal link between the output and any human behind the production of that output] (Mezei, 2023, p. 136).
18Certains auteurs sont d’avis que même si un tel lien existe, le caractère imprévisible du processus créatif — puisque l’œuvre est générée de manière aléatoire — semble dans tous les cas le briser ; il s’agirait donc davantage d’un rapport principalement intellectuel et créatif plutôt que d’un véritable lien causal per se, auquel cas l’imprévisibilité du résultat ne jouerait aucun rôle.
19Si l’on suit la chronologie de la génération d’œuvres par intelligence artificielle générative, c’est le programmeur de l’outil automatisé qui exerce une influence en première place. Il ne fait nul doute que la programmation d’une intelligence artificielle requiert un effort intellectuel considérable. De ce point de vue, nous pourrions envisager que le résultat produit par l’outil d’intelligence artificielle est une œuvre dont le programmeur est l’auteur, puisque c’est cette personne qui paramètre et, partant, prédéfinit de manière substantielle les limites dans lesquelles ladite œuvre a pu être imaginée et générée. Ainsi, l’output représenterait véritablement le fruit d’une conception intellectuelle qui serait propre à cette personne. Cela signifie que « le résultat viendrait à incorporer un apport individuel qui serait de [la] création [du programmeur] » (Cherpillod, 2023, p. 446). Dans son commentaire de l’art. 6 LDA, Willi Egloff nuance l’exigence selon laquelle la paternité d’une œuvre ne peut revenir qu’à l’être humain qui l’a créée physiquement dans son individualité en précisant que
la situation est différente lorsqu’il y a derrière la machine un être humain qui a effectué la programmation nécessaire ou ordonné la mise en œuvre du processus de production (art aléatoire, art électronique, musique électronique, etc.). Dans ce cas, un humain a dirigé la création de l’œuvre par sa propre activité intellectuelle, de sorte que la qualité d’auteur est reconnue à cette personne (Barrelet/Egloff, 2021, art. 6 N 2).
20Selon nous, cette réflexion pourrait également valoir pour le programmeur à l’origine d’un système d’intelligence artificielle. Dans une telle situation, le lien créatif causal demeure à notre sens intact. Qui plus est, selon une partie de la doctrine, le droit d’auteur ne prévoit pas nécessairement l’exigence pour l’auteur de visualiser mentalement et de manière précise l’œuvre qu’il cherche à créer ; il suffit que l’apport créatif seul puisse être constaté.
21Il convient de faire ici deux réserves. Tout d’abord, si l’on devait retenir l’hypothèse qui précède comme plausible, elle devrait se limiter aux situations où les systèmes d’intelligence artificielle générative sont entraînés pour produire des résultats spécifiques, soit où un véritable choix est effectué dans le paramétrage du système ; un programmeur qui fournit à la machine des données de manière aléatoire n’aurait donc pas d’influence sur le résultat produit. En outre, au sens de l’art. 2 al. 3 LDA, le programme d’intelligence artificielle (logiciel) en lui-même peut être qualifié de création de l’esprit et bénéficier d’une protection à ce titre. Il faut toutefois distinguer le programme permettant de générer une œuvre, et l’œuvre elle-même en tant que résultat, la protection de celle-ci étant indépendante. Il en découle que l’auteur du programme ne revêtira pas automatiquement le même statut s’agissant des œuvres générées par ce dernier.
22Une fois le travail du programmeur terminé, la machine d’intelligence artificielle générative est prête à l’utilisation. S’agissant du statut d’auteur, nous avons observé plus haut que le droit d’auteur ne permettait pas, à l’heure actuelle, d’attribuer ce rôle à un outil d’intelligence artificielle. Nous ne souhaitons pas remettre ce point en cause. Il nous semble toutefois intéressant de relever que le rythme actuel du développement du machine learning rend la frontière séparant le contrôle humain de celui de la machine de plus en plus floue : comme l’expliquent Enrico Bonadio et Luke McDonagh,
[p]lus les systèmes d’intelligence artificielle deviennent indépendants, plus il est difficile d’identifier un être humain responsable des arrangements menant à la génération du résultat final généré au terme du processus4 [The more independant AI systems become, the harder it is to identify a human responsible for the arrangements that lead to the generation of the final output higher up the chain] (Bonadio/McDonagh, 2020, p. 118).
23En particulier, si une œuvre littéraire ou artistique identique à celle que pourrait générer un système d’intelligence artificielle générative était à l’inverse créée par un être humain, aucune objection ne serait portée quant à sa possible protection par le droit d’auteur. Notre réflexion ne porte donc que sur des situations où la création revêt a priori tous les critères traditionnels de la paternité, mise à part la nature humaine de l’auteur.
24Parmi ces éléments, la notion de créativité qui, en droit suisse, se concrétise sous la forme de traits individuels, se retrouve justement fragilisée par les capacités nouvelles des outils automatisés. Elle est communément associée à l’intelligence, dans la mesure où la créativité fait largement appel à une forme d’intelligence artistique. Ces caractéristiques sont habituellement perçues comme intrinsèquement rattachées à l’esprit humain, or le propre de l’intelligence artificielle est précisément d’imiter les capacités cérébrales d’une personne physique. Pour une partie de la littérature en la matière, elle peut certes simuler le « schéma cérébrale5 [brain-path] » (Schönberger, 2018, p. 149) d’un humain, mais seul l’esprit d’une personne physique peut être à l’origine de l’inventivité et de la créativité nécessaires à la production d’une œuvre. Un autre courant de pensée prône en revanche une conception de la pensée humaine comme étant elle-même algorithmique, soit qu’il sera un jour possible de reproduire complètement, au moyen de l’intelligence artificielle, l’esprit ainsi que la conscience humaines, et par conséquent une créativité de la même nature également. Dans un tel scénario, la distinction entre la machine et l’humain serait en effet dénuée de pertinence ; cette hypothèse demeure toutefois purement théorique.
25Nous connaissons maintenant les rôles joués par le programmeur en amont du processus créatif et celui de l’intelligence artificielle générative au cours dudit processus respectivement. Il convient toutefois de rappeler que c’est l’utilisateur qui le déclenche et qui permet ainsi la création de l’output final. À ce titre, la paternité de cette personne sur ce dernier peut être envisagée sous l’angle du prompt qu’elle fournit à l’intelligence artificielle ; il est vrai que les descriptions textuelles influencent substantiellement le résultat généré. Par ailleurs, un même programme utilisé par divers utilisateurs produira toutes sortes d’outputs différents, selon les instructions que chacun transmettra et indépendamment de celles des autres. Cela nous amène au constat que, certes, chacune des œuvres ainsi produites est unique. Le U.S. Copyright Office considère cependant que l’imprévisibilité et le caractère aléatoire de la création de l’œuvre finale ne permettent pas de la rattacher clairement à l’utilisateur. En particulier, il est d’avis que malgré l’influence évidente qu’il peut avoir, le prompt consiste davantage en des suggestions que des ordres donnés à l’appareil d’intelligence artificielle générative, créant une distance non négligeable entre la personne de l’utilisateur et le contenu produit. Le contrôle créatif sur ce dernier ferait donc défaut dans ce contexte.
26Si l’on applique les constats qui précèdent aux œuvres littéraires créées par ChatGPT, il nous semble difficile (mais pas forcément impossible) de concevoir que le programmeur de cette application puisse en être qualifié d’auteur, dans la mesure où il ne connaît même pas le contenu du résultat généré dans la majorité des cas. Notre inconfort s’explique en particulier par le fait que, à l’instar d’autres créations artistiques, l’écriture d’un texte est à notre sens un exercice éminemment personnel. S’agissant de l’utilisateur, pour que le statut d’auteur lui revienne, les instructions écrites qu’il transmet à ChatGPT devraient selon nous être volontairement détaillées et refléter un véritable effort créatif, comme exposé précédemment.
27Nous avons soulevé dans cet article deux thématiques principales touchant au droit d’auteur face à l’intelligence artificielle, en particulier ChatGPT : l’utilisation d’œuvres protégées pour l’entraînement des modèles d’intelligence artificielle, notamment si une exception prévue par le droit d’auteur suisse était applicable dans ce cas de figure, et la question de la paternité de l’œuvre générée par le programme d’intelligence artificielle, plus précisément au regard du programmeur et de l’utilisateur.
28Les solutions relatives aux problèmes posés par l’utilisation des données d’entraînement pour la formation des modèles d’intelligence artificielle ne sont pas unanimes, et parfois même encore inexistantes selon les États concernés. Le Japon a par exemple tranché en ce sens que l’input n’est tout simplement pas soumis au droit d’auteur, donc qu’aucune atteinte aux droits exclusifs ne peut être invoquée. Sur le plan international, des discussions, dont s’inspire la Suisse, sont en cours au sein de la CISAC (Confédération internationale des sociétés d'auteurs et compositeurs) s’agissant de la possibilité pour les sociétés de gestion collective d’appliquer un tarif à l’utilisation des œuvres protégées en lien avec l’entraînement des modèles d’intelligence artificielle, comme cela existe déjà dans le domaine musical. Quoiqu’il en soit, la réflexion demeure ouverte, et l’issue des procès en cours sur le sujet (comme celui de l’Authors Guild v. OpenAI) sera certainement déterminante.
29L’apparition récente de l’intelligence artificielle et les questions qui s’y rapportent au regard du droit d’auteur, bien que nouvelles aux yeux du public, ne font pas l’objet d’un phénomène unique dans l’histoire de la technologie. En effet, d’autres outils innovants de leur temps ont transformé la perception d’une œuvre d’art, comme par exemple la photographie. Au départ, utiliser un appareil photo pour capturer une image de la réalité n’était pas considéré comme un processus créatif ; ce n’est qu’ultérieurement que l’on a admis qu’un cliché constituait une œuvre, dans la mesure où son auteur réalise des choix créatifs aux moyens des réglages et des retouches notamment. Une évolution similaire ne saurait être exclue s’agissant de l’intelligence artificielle, qui constitue un outil créatif performant dont pourrait se servir l’utilisateur, tout comme le photographe se sert de son appareil. À ce jour, la question de la paternité de l’œuvre générée par intelligence artificielle demeure toutefois elle aussi encore sujette à discussions.
30Nos propos soulèvent en réalité une tension centrale entre deux aspects : d’une part, la protection des droits d’auteur s’agissant des données d’entraînement, respectivement la problématique de la paternité de l’œuvre générée par intelligence artificielle au regard de la vision traditionnelle du droit d’auteur, et d’autre part, les progrès de la technologie dans le domaine artistique et littéraire, qui ne cessent d’avancer. Nous ne pouvons en effet que difficilement ignorer l’intérêt que présente l’intelligence artificielle quant aux possibilités nouvelles de créer des œuvres d’art. À notre sens, il serait plus judicieux de chercher un compromis entre ces deux pôles, qui ne devraient pas nécessairement être opposés.